George Sand

Lavinia
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«Monsieur le comte de Morangy veut entrer à toute force, dit-elle en
portugais à sa maîtresse. Il est là ... il n'écoute rien....

--Ah! mon Dieu! s'écria ingénument Lavinia en anglais; il est si jaloux!
Que vais-je faire de vous, Lionel?»

Lionel resta comme frappé de la foudre.

«Faites-le entrer, dit vivement Lavinia à la négresse. Et vous, dit-elle
à sir Lionel, passez sur ce balcon. Il fait un temps magnifique; vous
pouvez bien attendre là cinq minutes pour me rendre service.»

Et elle le poussa vivement sur le balcon. Puis elle fit retomber le
rideau de basin, et, s'adressant au comte qui entrait:

«Que signifie le bruit que vous faites? lui dit-elle avec aisance. C'est
une véritable invasion.

--Ah! pardonnez-moi, Madame! s'écria le comte de Morangy; j'implore ma
grâce à deux genoux. Vous voyant sortir brusquement du bal avec Pepa,
j'ai cru que vous étiez malade. Ces jours derniers vous avez été
indisposée; j'ai été si effrayé! Mon Dieu! pardonnez-moi, Lavinia, je
suis un étourdi, un fou ... mais, je vous aime tant, que je ne sais plus
ce que je fais....»

Pendant que le comte parlait, Lionel, à peine revenu de sa surprise,
s'abandonnait à un violent accès de colère.

«Impertinente femme! pensait-il, qui ose bien me prier d'assister à un
tête-à-tête avec son amant! Ah! si c'est une vengeance préméditée, si
c'est une insulte volontaire, qu'on prenne garde à moi! Mais quelle
folie! si je montrais du dépit, ce serait la faire triompher....
Voyons! assistons à la scène d'amour avec le sang-froid d'un vrai
philosophe....»

Il se pencha vers l'embrasure de la fenêtre, et se hasarda à élargir
avec le bout de sa cravache la fente que laissaient les deux rideaux en
se joignant. Il put ainsi voir et entendre.

Le comte de Morangy était un des plus beaux hommes de France, blond,
grand, d'une figure plus imposante qu'expressive, parfaitement frisé,
dandy des pieds jusqu'à la tête. Le son de sa voix était doux et
velouté. Il grasseyait un peu en parlant; il avait l'oeil grand, mais
sans éclat; la bouche fine et moqueuse, la main blanche comme une femme,
et le pied chaussé dans une perfection indicible. Aux yeux de sir
Lionel, c'était le rival le plus redoutable qu'il fût possible d'avoir à
combattre; c'était un adversaire digne de lui, depuis le favori jusqu'à
l'orteil.

Le comte parlait français, et Lavinia répondait dans cette langue,
qu'elle possédait aussi bien que l'anglais. Encore un talent nouveau
de Lavinia! Elle écoutait les fadeurs du beau _talon rouge_ avec
une complaisance singulière. Le comte hasarda deux ou trois phrases
passionnées, qui parurent à Lionel s'écarter un peu des règles du bon
goût et de la convenance dramatique. Lavinia ne se fâcha point; il n'y
eut même presque pas de raillerie dans ses sourires. Elle pressait le
comte de retourner au bal le premier, lui disant qu'il n'était pas
convenable qu'elle y rentrât avec lui. Mais il s'obstinait à vouloir
la conduire jusqu'à la porte, en jurant qu'il n'entrerait qu'un quart
d'heure après. Tout en parlant, il s'emparait des mains de lady Blake,
qui les lui abandonnait avec une insouciance paresseuse et agaçante.

La patience échappait à sir Lionel.

«Je suis bien sot, se dit-il enfin, d'assister patiemment à cette
mystification, quand je puis sortir....»

Il marcha jusqu'au bout du balcon. Mais le balcon était fermé, et
au-dessous s'étendait une corniche de rochers qui ne ressemblait pas
trop à un sentier. Néanmoins Lionel se hasarda courageusement à enjamber
la balustrade et à faire quelques pas sur cette corniche; mais il fut
bientôt forcé de s'arrêter: la corniche s'interrompait brusquement à
l'endroit de la cataracte, et un chamois eût hésité à faire un pas de
plus. La lune, montant sur le ciel, montra en cet instant à Lionel la
profondeur de l'abîme, dont quelques pouces de roc le séparaient. Il fut
obligé de fermer les yeux pour résister au vertige qui s'emparait de lui
et de regagner avec peine le balcon. Quand il eut réussi à repasser
la balustrade, et qu'il vit enfin ce frêle rempart entre lui et le
précipice, il se crut le plus heureux des hommes, dût-il payer l'asile
qu'il atteignait au prix du triomphe de son rival. Il fallut donc se
résigner à entendre les tirades sentimentales du comte de Morangy.

«Madame, disait-il, c'est trop longtemps feindre avec moi. Il est
impossible que vous ne sachiez pas combien je vous aime, et je vous
trouve cruelle de me traiter comme s'il s'agissait d'une de ces
fantaisies qui naissent et meurent dans un jour. L'amour que j'ai pour
vous est un sentiment de toute la vie; et si vous n'acceptez le voeu que
je fais de vous consacrer la mienne, vous verrez, Madame, qu'un homme
du monde peut perdre tout respect des convenances et se soustraire à
l'empire de la froide raison. Oh! ne me réduisez pas au désespoir, ou
craigne-en les effets.

--Vous voulez donc que je m'explique décidément? répondit Lavinia. Eh
bien! je vais le faire. Savez-vous mon histoire, Monsieur?

--Oui, Madame, je sais tout; je sais qu'un misérable, que je regarde
comme le dernier des hommes, vous a indignement trompée et délaissée. La
compassion que votre infortune m'inspire ajoute à mon enthousiasme. Il
n'y a que les grandes âmes qui soient condamnées à être victimes des
hommes et de l'opinion.

--Eh bien! Monsieur reprit Lavinia, sachez que j'ai su profiter des
rudes leçons de ma destinée; sachez qu'aujourd'hui je suis en garde
contre mon propre coeur et contre celui d'autrui. Je sais qu'il n'est
pas toujours au pouvoir de l'homme de tenir ses serments, et qu'il
abuse aussitôt qu'il obtient. D'après cela, Monsieur, n'espérez pas
me fléchir. Si vous parlez sérieusement, voici ma réponse: «Je suis
invulnérable. Cette femme tant décriée pour l'erreur de sa jeunesse est
entourée désormais d'un rempart plus solide que la vertu, la méfiance.»

--Ah! c'est que vous ne m'entendez pas, Madame, s'écria le comte en se
jetant à ses genoux. Que je sois maudit si j'ai jamais eu la pensée de
m'autoriser de vos malheurs pour espérer des sacrifices que votre fierté
condamne....

--Êtes-vous bien sûr, en effet, de ne l'avoir eue jamais? dit Lavinia
avec son triste sourire.

--Eh bien, je serai franc, dit M. de Morangy avec un accent de vérité où
la _manière_ du grand seigneur disparut entièrement. Peut-être l'ai-je
eue avant de vous connaître, cette pensée que je repousse maintenant
avec remords. Devant vous la feinte est impossible, Lavinia: vous
subjuguez la volonté, vous anéantiriez la ruse, vous commandez le
vénération. Oh! depuis que je sais ce que vous êtes, je jure que mon
adoration a été digne de vous. Écoutez-moi, Madame, et laissez-moi à vos
pieds attendre l'arrêt de ma vie. C'est par d'indissolubles serments que
je veux vous dévouer tout mon avenir. C'est un nom honorable, j'ose le
croire, et une brillante fortune, dont je ne suis pas vain, vous le
savez, que je viens mettre à vos pieds, en même temps qu'une âme qui
vous adore, un coeur qui ne bat que pour vous.

--C'est donc réellement un mariage que vous me proposez? dit lady
Lavinia sans témoigner au comte une surprise injurieuse. Eh bien,
Monsieur, je vous remercie de cette marque d'estime et d'attachement.»

Et elle lui tendit la main avec cordialité.

«Dieu de bonté! elle accepte! s'écria le comte en couvrant cette main de
baisers.

--Non pas, Monsieur, dit Lavinia; je vous demande le temps de la
réflexion.

--Hélas! mais puis-je espérer?

--Je ne sais pas; mais comptez sur ma reconnaissance. Adieu. Retournez
au bal; je l'exige. J'y serai dans un instant.»

Le comte baisa le bord de son écharpe avec passion et sortit. Aussitôt
qu'il eut refermé la porte, Lionel écarta tout à fait le rideau,
s'apprêtant à recevoir de lady Blake l'autorisation de rentrer. Mais
lady Blake était assise sur le sofa, le dos tourné à la fenêtre. Lionel
vit sa figure se refléter dans la glace placée vis-à-vis d'eux. Ses yeux
étaient fixés sur le parquet, son attitude morne et pensive. Plongée
dans une profonde méditation, elle avait complètement oublié Lionel,
et l'exclamation de surprise qui lui échappa lorsque celui-ci sauta au
milieu de la chambre fut l'aveu ingénu de cette cruelle distraction.

Il était pâle de dépit; mais il se contint.

«Vous conviendrez, lui dit-il, que j'ai respecté vos nouvelles
affections, Madame. Il m'a fallu un profond désintéressement pour
m'entendre insulter à dessein peut-être..... et pour rester impassible
dans ma cachette.

--A dessein? répéta Lavinia en le fixant d'un air sévère. Qu'osez-vous
penser de moi, Monsieur? Si ce sont là vos idées, sortez!

--Non, non, ce ne sont pas là mes idées, dit Lionel en marchant vers
elle et en lui prenant le bras avec agitation. Ne faites pas attention
à ce que je dis. Je suis fort troublé... C'est qu'aussi vous avez bien
compté sur ma raison en me faisant assister à une semblable scène.

--Sur votre raison, Lionel! Je ne comprends pas ce mot. Vous voulez dire
que j'ai compté sur votre indifférence?

--Raillez-moi tant que vous voudrez, soyez cruelle, foulez-moi aux
pieds! vous en avez le droit... Mais je suis bien malheureux!...»

Il était fortement ému. Lavinia crut ou feignit de croire qu'il jouait
la comédie.

«Finissons-en, lui dit-elle en se levant. Vous auriez dû faire votre
profit de ce que vous m'avez entendue répondre au comte de Morangy;
et pourtant l'amour de cet homme ne m'offense pas... Adieu, Lionel.
Quittons-nous pour toujours, mais quittons-nous sans amertume. Voici
votre portrait et vos lettres... Allons, laissez ma main, il faut que je
retourne au bal.

--Il faut que vous retourniez danser avec M. de Morangy, n'est-ce pas?
dit Lionel en jetant son portrait avec colère et en le broyant de son
talon.

--Écoutez donc, dit Lavinia un peu pâle, mais calme, le comte de Morangy
m'offre un rang et une haute réhabilitation dans le monde. L'alliance
d'un vieux lord ne m'a jamais bien lavée de la tache cruelle qui couvre
une femme délaissée. On sait qu'un vieillard reçoit toujours plus qu'il
ne donne. Mais un homme jeune, riche, noble, envié, aimé des femmes...
c'est différent! Cela mérite qu'on y pense, Lionel; et je suis bien
aise d'avoir jusqu'ici ménagé le comte. Je devinais depuis longtemps la
loyauté de ses intentions.

--O femmes! la vanité ne meurt point en vous!» s'écria Lionel avec dépit
lorsqu'elle fut partie.

Il alla rejoindre Henry à l'hôtellerie. Celui-ci l'attendait avec
impatience.

«Damnation sur vous, Lionel! s'écria-t-il. Il y a une grande heure que
je vous attends sur mes étriers. Comment! deux heures pour une semblable
entrevue! Allons, en route! vous me raconterez cela chemin faisant.

--Bonsoir, Henry. Allez-vous-en dire à miss Margaret que le traversin
qui est couché à ma place dans mon lit est au plus mal. Moi, je reste.

--Cieux et terre! qu'entends-je! s'écria Henry; vous ne voulez point
aller à Luchon?

--J'irai une autre fois; je reste ici maintenant.

--Mais c'est impossible! Vous rêvez. Vous n'êtes point réconcilié avec
lady Blake?

--Non pas, que je sache; tant s'en faut! Mais je suis fatigué, j'ai le
spleen, j'ai une courbature. Je reste.»

Henry tombait des nues. Il épuisa toute son éloquence pour entraîner
Lionel; mais ne pouvant y réussir, il descendit de cheval, et jetant la
bride au palefrenier:

«Eh bien, s'il en est ainsi, je reste aussi, s'écria-t-il. La chose me
paraît si plaisante que j'en veux être témoin jusqu'au bout. Au diable
les amours de Bagnères et les projets de grande route! Mon digne ami sir
Lionel Bridgemont me donne la comédie; je serai le spectateur assidu et
palpitant de son drame.»

Lionel eût donné tout au monde pour se débarrasser de ce surveillant
étourdi et goguenard; mais cela fut impossible.

«Puisque vous êtes déterminé à me suivre, lui dit-il, je vous préviens
que je vais au bal.

--Au bal? soit. La danse est un excellent remède pour le spleen et les
courbatures.»

Lavinia dansait avec M. de Morangy. Lionel ne l'avait jamais vue danser.
Lorsqu'elle était venue en Angleterre, elle ne connaissait que le
boléro, et elle ne s'était jamais permis de le danser sous le
ciel austère de la Grande-Bretagne. Depuis, elle avait appris nos
contredanses, et elle y portait la grâce voluptueuse des Espagnoles
jointe à je ne sais quel reflet de pruderie anglaise qui en modérait
l'essor. On montait sur les banquettes pour la voir danser. Le comte de
Morangy était triomphant. Lionel était perdu dans la foule.

Il y a tant de vanité dans le coeur de l'homme! Lionel souffrait
amèrement de voir celle qui fut longtemps dominée et emprisonnée dans
son amour, celle qui jadis n'était qu'à lui, et que le monde n'eût osé
venir réclamer dans ses bras, libre et fière maintenant, environnée
d'hommages et trouvant dans chaque regard une vengeance ou une
réparation du passé. Lorsqu'elle retourna à sa place, au moment où le
comte avait une distraction, Lionel se glissa adroitement auprès d'elle
et ramassa son éventail qu'elle venait de laisser tomber. Lavinia ne
s'attendait point à le trouver là. Un faible cri lui échappa, et son
teint pâlit sensiblement.

«Ah! mon Dieu! lui dit-elle, je vous croyais sur la route de Bagnères.

--Ne craignez rien, Madame, lui dit-il à voix basse; je ne vous
compromettrai point auprès du comte de Morangy.»

Cependant il n'y put tenir longtemps, et bientôt il revint l'inviter à
danser.

Elle accepta.

«Ne faudra-t-il pas aussi que j'en demande la permission à M. le comte
de Morangy?» lui dit-il.

Le bal dura jusqu'au jour. Lady Lavinia était sûre de faire durer un bal
tant qu'elle y resterait. A la faveur du désordre qui se glisse peu à
peu dans une fête à mesure que la nuit s'avance, Lionel put lui parler
souvent. Cette nuit acheva de lui faire tourner la tête. Enivré par les
charmes de lady Blake, excité par la rivalité du comte, irrité par les
hommages de la foule qui à chaque instant se jetait entre elle et lui,
il s'acharna de tout son pouvoir à réveiller cette passion éteinte, et
l'amour-propre lui fit sentir si vivement son aiguillon qu'il sortit du
bal dans un état de délire inconcevable.

Il essaya en vain de dormir. Henry, qui avait fait la cour à toutes les
femmes et dansé toutes les contredanses, ronfla de toute sa tête. Dès
qu'il fut éveillé:

«Eh bien, Lionel, dit-il en se frottant les yeux, vive Dieu! mon ami,
c'est une histoire piquante que votre réconciliation avec ma cousine;
car n'espérez pas me tromper, je sais à présent le secret. Quand nous
sommes entrés au bal, Lavinia était triste et dansait d'un air distrait;
dès qu'elle vous a vu, son oeil s'est animé, son front s'est éclairci.
Elle était rayonnante à la valse quand vous l'enleviez comme une plume
à travers la foule. Heureux Lionel! à Luchon une belle fiancée et une
belle dot, à Saint-Sauveur une belle maîtresse et un grand triomphe!

--Laissez-moi tranquille avec vos balivernes!» dit Lionel avec humeur.

Henry était habillé le premier. Il sortit pour voir ce qui se passait,
et revint bientôt en faisant son vacarme accoutumé sur l'escalier.

«Hélas! Henry, lui dit son ami, ne perdrez-vous point cette voix
haletante et ce geste effaré? On dirait toujours que vous venez de
lancer le lièvre et que vous prenez les gens à qui vous parlez pour des
limiers découplés.

--A cheval! à cheval! cria Henry, Lady Lavinia Blake est à cheval: elle
part pour Gèdres avec dix autres jeunes folles et je ne sais combien
de godelureaux, le comte de Morangy en tête... ce qui ne veut pas dire
qu'elle n'ait que le comte de Morangy en tête: entendons-nous!

--Silence, _clown!_ s'écria Lionel. A cheval en effet, et partons!»

La cavalcade avait pris de l'avance sur eux. La route de Gèdres est un
sentier escarpé, une sorte d'escalier taillé dans le roc, côtoyant
le précipice, offrant mille difficultés aux chevaux, mille dangers
très-réels aux voyageurs. Lionel lança son cheval au grand galop. Henry
crut qu'il était fou; mais, pensant qu'il y allait de son honneur de ne
pas rester en arrière, il s'élança sur ses traces. Leur arrivée fut un
incident fantastique pour la caravane. Lavinia frémissait à la vue de
ces deux écervelés courant ainsi sur le revers d'un abîme effroyable.
Quand elle reconnut Lionel et son cousin, elle devint pâle et faillit
tomber de cheval. Le comte de Morangy s'en aperçut et ne la quitta plus
du regard. Il était jaloux.

C'était un aiguillon de plus pour Lionel. Tout le long de la journée il
disputa le moindre regard de Lavinia avec obstination. La difficulté de
lui parler, l'agitation de la course, les émotions que faisait naître le
sublime spectacle des lieux qu'ils parcouraient, la résistance adroite
et toujours aimable de lady Blake, son habileté à guider son cheval, son
courage, sa grâce, l'expression toujours poétique et toujours naturelle
de ses sensations, tout acheva d'exalter sir Lionel. Ce fut une journée
bien fatigante pour cette pauvre femme obsédée de deux amants entre
lesquels elle voulait tenir la balance égale: aussi accueillait-elle
avec reconnaissance son joyeux cousin et ses grosses folies lorsqu'il
venait caracoler entre elle et ses adorateurs.

A l'entrée de la nuit le ciel se couvrit de nuages. Un orage sérieux
s'annonçait. La cavalcade doubla le pas; mais elle était encore à plus
d'une lieue de Saint-Sauveur lorsque la tempête éclata. L'obscurité
devint complète: les chevaux s'effrayèrent, celui du comte de Morangy
l'emporta au loin. La petite troupe se débanda, et il fallut tous les
efforts des guides qui l'escortaient à pied pour empêcher que des
accidents sérieux ne vinssent terminer tristement un jour si gaiement
commencé.

Lionel, perdu dans d'affreuses ténèbres, forcé de marcher le long du
rocher en tirant son cheval par la bride, de peur de se jeter avec lui
dans le précipice, était dominé par une inquiétude bien plus vive. Il
avait perdu Lavinia malgré tous ses efforts, et il la cherchait avec
anxiété depuis un quart d'heure, lorsqu'un éclair lui montra une femme
assise sur un rocher un peu au-dessus du chemin. Il s'arrêta, prêta
l'oreille et reconnut la voix de lady Blake; mais un homme était avec
elle: ce ne pouvait être que M. de Morangy. Lionel le maudit dans son
âme; et, résolu au moins à troubler le bonheur de ce rival, il se
dirigea comme il put vers le couple.

Quelle fut sa joie en reconnaissant Henry auprès de sa cousine!
Celui-ci, en bon et insouciant compagnon, lui céda la place, et
s'éloigna même pour garder les chevaux.

Rien n'est si solennel et si beau que le bruit de l'orage dans les
montagnes. La grande voix du tonnerre, en roulant sur des abîmes, se
répète et retentit dans leur profondeur; le vent, qui fouette les
longues forêts de sapins et les colle sur le roc perpendiculaire comme
un vêtement sur des flancs humains, s'engouffre aussi dans les gorges
et y jette de grandes plaintes aiguës et traînantes comme des sanglots.
Lavinia, recueillie dans la contemplation de cet imposant spectacle,
écoutait les mille bruits de la montagne ébranlée, en attendant qu'un
nouvel éclair jetât sa lumière bleue sur le paysage. Elle tressaillit
lorsqu'il vint lui montrer sir Lionel assis près d'elle à la place
qu'occupait son cousin un instant auparavant. Lionel pensa qu'elle était
effrayée par l'orage, et il prit sa main pour la rassurer. Un autre
éclair lui montra Lavinia un coude appuyé sur un genou et le menton
enfoncé dans sa main, regardant d'un air d'enthousiasme la grande
scène des éléments bouleversés. «Oh! mon Dieu! que cela est beau! lui
dit-elle, que cette clarté bleue est vive et douce à la fois! Avez-vous
vu ces déchiquetures du rocher rayonner comme des saphirs, et ce
lointain livide où les cimes des glaciers se levaient comme de grands
spectres dans leurs linceuls? Avez-vous remarqué aussi que, dans le
brusque passage des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres,
tout semblait se mouvoir, s'agiter comme si ces monts s'ébranlaient pour
s'écrouler?

--Je ne vois rien ici que vous, Lavinia, lui dit-il avec force; je
n'entends de voix que la vôtre, je ne respire d'air que votre souffle,
je n'ai d'émotion qu'à vous sentir près de moi. Savez-vous bien que
je vous aime éperdument? Oui, vous le savez; vous l'avez bien vu
aujourd'hui, et peut-être vous l'avez voulu. Eh bien! triomphez s'il en
est ainsi. Je suis à vos pieds, je vous demande le pardon et l'oubli du
passé, le front dans la poussière; je vous demande l'avenir, oh! je vous
le demande avec passion, et il faudra bien me l'accorder, Lavinia; car
je vous veux fortement, et j'ai des droits sur vous...

--Des droits? répondit-elle eu lui retirant sa main.

--N'est-ce donc pas un droit, un affreux droit, que le mal que je t'ai
fait, Lavinia? Et si tu me l'as laissé prendre pour briser la vie,
peux-tu me l'ôter aujourd'hui que je veux la relever et réparer mes
crimes?»

On sait tout ce qu'un homme peut dire en pareil cas. Lionel fut plus
éloquent que je ne saurais l'être à sa place. Il se monta singulièrement
la tête; et, désespérant de vaincre autrement la résistance de lady
Blake, voyant bien d'ailleurs qu'en restant au-dessous des soumissions
de son rival il lui faisait un avantage trop réel, il s'éleva au même
dévouement: il offrit son nom et sa fortune à lady Lavinia.

«Y songez-vous! lui dit-elle avec émotion. Vous renonceriez à miss Ellis
lorsqu'elle vous est promise, lorsque votre mariage est arrêté!

--Je le ferai, répondit-il. Je ferai une action que le monde trouvera
insolente et coupable. Il faudra peut-être la laver dans mon sang; mais
je suis prêt à tout pour vous obtenir: car le plus grand crime de ma
vie, c'est de vous avoir méconnue, et mon premier devoir, c'est de
revenir à vous. Oh! parlez, Lavinia, rendez-moi le bonheur que j'ai
perdu en vous perdant. Aujourd'hui je saurai l'apprécier et le
conserver, car moi aussi j'ai changé: je ne suis plus cet homme
ambitieux et inquiet qu'un avenir inconnu torturait de ses menteuses
promesses. Je sais la vie aujourd'hui, je sais ce que vaut le monde et
son faux éclat. Je sais que pas un de mes triomphes n'a valu un seul de
vos regards, et la chimère du bonheur que j'ai poursuivie m'a toujours
fui jusqu'au jour où elle me ramène à vous. Oh! Lavinia, reviens à moi
aussi! Qui t'aimera comme moi? qui verra comme moi ce qu'il y a de
grandeur, de patience et de miséricorde dans ton âme?»

Lavinia gardait le silence, mais son coeur battait avec une violence
dont s'apercevait Lionel. Sa main tremblait dans la sienne, et elle ne
cherchait pas à la retirer, non plus qu'une tresse de ses cheveux que le
vent avait détachée et que Lionel couvrait de baisers. Ils ne sentaient
pas la pluie qui tombait en gouttes larges et rares. Le vent avait
diminué, le ciel s'éclaircissait un peu, et le comte de Morangy venait
à eux aussi vite que pouvait le lui permettre son cheval déferré et
boiteux, qui avait failli le tuer en tombant contre un rocher.

Lavinia l'aperçut enfin et s'arracha brusquement aux transports de
Lionel. Celui-ci furieux de ce contre-temps, mais plein d'espérance et
d'amour, l'aida à se remettre à cheval, et l'accompagna jusqu'à la porte
de sa maison. Là elle lui dit en baissant la voix: «Lionel, vous m'avez
fait des offres dont je sens tout le prix. Je n'y peux répondre sans y
avoir mûrement réfléchi...

--O Dieu! c'est la même réponse qu'à M. de Morangy!

--Non, non, ce n'est pas la même chose, répondit-elle d'une voix
altérée. Mais votre présence ici peut faire naître bien des bruits
ridicules. Si vous m'aimez vraiment, Lionel, vous allez me jurer de
m'obéir.

--Je le jure par Dieu et par vous.

--Eh bien! partez sur-le-champ, et retournez à Bagnères; je vous jure à
mon tour que dans quarante heures vous aurez ma réponse.

--Mais que deviendrai-je, grand Dieu! pendant ce siècle d'attente?

--Vous espérerez, lui dit Lavinia en refermant précipitamment la porte
sur elle, comme si elle eût craint d'en dire trop.»

Lionel espéra en effet. Il avait pour motifs une parole de Lavinia et
tous les arguments de son amour-propre.

«Vous avez tort d'abandonner la partie, lui disait Henry en chemin;
Lavinia commençait à s'attendrir. Sur ma parole, je ne vous reconnais
pas là, Lionel. Quand ce n'eût été que pour ne pas laisser Morangy
maître du champ de bataille... Allons! vous êtes plus amoureux de miss
Ellis que je ne pensais.»

Lionel était trop préoccupé pour l'écouter. Il passa le temps que
Lavinia lui avait fixé enfermé dans sa chambre, où il se fit passer
pour malade, et ne daigna pas désabuser sir Henry, qui se perdait en
commentaires sur sa conduite. Enfin, la lettre arriva; la voici:

«_Ni l'un ni l'autre_ Quand vous recevrez cette lettre, quand M. de
Morangy, que j'ai envoyé à Tarbes recevra ma réponse, je serai loin de
vous deux; je serai partie, partie à tout jamais, perdue sans retour
pour vous et pour lui.

«Vous m'offrez un nom, un rang, une fortune; vous croyez qu'un grand
éclat dans le monde est une grande séduction pour une femme. Oh! non,
pas pour celle qui le connaît et le méprise comme je le fais. Mais
pourtant ne croyez pas, Lionel, que je dédaigne l'offre que vous m'avez
faite de sacrifier un mariage brillant et de vous enchaîner à moi pour
toujours.

«Vous avez compris ce qu'il y a de cruel pour l'amour-propre d'une femme
à être abandonnée, ce qu'il y a de glorieux à ramener à ses pieds un
infidèle, et vous avez voulu me dédommager par ce triomphe de tout ce
que j'ai souffert; aussi je vous rends toute mon estime, et je vous
pardonnerais le passé si cela n'était pas fait depuis longtemps.

«Mais sachez, Lionel, qu'il n'est pas en votre pouvoir de réparer ce
mal. Non, cela n'est au pouvoir d'aucun homme. Le coup que j'ai reçu est
mortel: il a tué pour jamais en moi la puissance d'aimer; il a éteint
le flambeau des illusions, et la vie m'apparaît sous son jour terne et
misérable.

«Eh bien, je ne me plains pas de ma destinée; cela devait arriver tôt ou
tard. Nous vivons tous pour vieillir et pour voir les déceptions envahir
chacune de nos joies. J'ai été désabusée un peu jeune, il est vrai,
et le besoin d'aimer a longtemps survécu à la faculté de croire. J'ai
longtemps, j'ai souvent lutté contre ma jeunesse comme contre un ennemi
acharné; j'ai toujours réussi à la vaincre.

«Et croyez-vous que cette dernière lutte contre vous, cette résistance
aux promesses que vous me faites ne soit pas bien cruelle et bien
difficile? Je peux le dire à présent que la fuite me met à l'abri du
danger de succomber: je vous aime encore, je le sens; l'empreinte du
premier objet qu'on a aimé ne s'efface jamais entièrement; elle semble
évanouie; on s'endort dans l'oubli des maux qu'on a soufferts; mais
que l'image du passé se lève, que l'ancienne idole reparaisse, et nous
sommes encore prêts à plier le genou devant elle. Oh! fuyez! fuyez,
fantôme et mensonge! vous n'êtes qu'une ombre, et si je me hasardais
à vous suivre, vous me conduiriez encore parmi les écueils pour m'y
laisser mourante et brisée. Fuyez! je ne crois plus en vous. Je sais que
vous ne disposez pas de l'avenir, et que si votre bouche est sincère
aujourd'hui, la fragilité de votre coeur vous forcera de mentir demain.

«Et pourquoi vous accuserais-je d'être ainsi? ne sommes-nous pas tous
faibles et mobiles? Moi-même n'étais-je pas calme et froide quand je
vous ai abordé hier? N'étais-je pas convaincue que je ne pouvais pas
vous aimer? N'avais-je pas encouragé les prétentions du comte de
Morangy? Et pourtant le soir, quand vous étiez assis près de moi sur ce
rocher, quand vous me parliez d'une voix si passionnée au milieu du vent
et de l'orage, n'ai-je pas senti mon âme se fondre et s'amollir? Oh!
quand j'y songe, c'était votre voix des temps passés, c'était votre
passion des anciens jours, c'était vous, c'était mon premier amour,
c'était ma jeunesse que je retrouvais tout à la fois!

«Et puis à présent que je suis de sang-froid, je me sens triste jusqu'à
la mort; car je m'éveille et me souviens d'avoir fait un beau rêve au
milieu d'une triste vie.

«Adieu, Lionel. En supposant que votre désir de m'épouser se fût soutenu
jusqu'au moment de se réaliser (et à l'heure qu'il est, peut-être, vous
sentez déjà que je puis avoir raison de vous refuser), vous eussiez été
malheureux sous l'étreinte d'un lien pareil; vous auriez vu le monde,
toujours ingrat et avare de louanges devant nos bonnes actions,
considérer la vôtre comme l'accomplissement d'un devoir, et vous refuser
le triomphe que vous en attendiez peut-être. Puis vous auriez perdu le
contentement de vous-même en n'obtenant pas l'admiration sur laquelle
vous comptiez. Qui sait! j'aurais peut-être moi-même oublié trop vite ce
qu'il y avait de beau dans votre retour, et accepté votre amour nouveau
comme une réparation due à votre honneur. Oh! ne gâtons pas cette heure
d'élan et de confiance que nous avons goûtée ce soir; gardons-en le
souvenir, mais ne cherchons pas à la retrouver.

«N'ayez aucune crainte d'amour-propre en ce qui concerne le comte de
Morangy; je ne l'ai jamais aimé. Il est un des mille impuissants qui
n'ont pu (moi aidant, hélas!) faire palpiter mon coeur éteint. Je ne
voudrais pas même de lui pour époux. Un homme de son rang vend toujours
trop cher la protection qu'il accorde en la faisant sentir. Et puis
je hais le mariage, je hais tous les hommes, je hais les engagements
éternels, les promesses, les projets, l'avenir arrangé à l'avance par
des contrats et des marchés dont le destin se rit toujours. Je n'aime
plus que les voyages, la rêverie, la solitude, le bruit du monde, pour
le traverser et en rire, puis la poésie pour supporter le passé, et Dieu
pour espérer l'avenir.»

Sir Lionel Bridgemont éprouva d'abord une grande mortification
d'amour-propre; car il faut le dire pour consoler le lecteur qui
s'intéresserait trop à lui depuis quarante heures il avait fait bien des
réflexions. D'abord il songea à monter à cheval, à suivre lady Blake,
à vaincre sa résistance, à triompher de sa froide raison. Et puis il
songea qu'elle pourrait bien persister dans son refus, et que pendant ce
temps miss Ellis pourrait bien s'offenser de sa conduite et repousser
son alliance... Il resta.

«Allons, lui dit Henry le lendemain en le voyant baiser la main de miss
Margaret, qui lui accordait cette marque de pardon après une querelle
assez vive sur son absence, l'année prochaine nous siégerons au
parlement.»



FIN DE LAVINIA.
                
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