George Sand

La Marquise
Go to page: 12
Ma loge ayant semblé faire envie à la princesse de Vaudemont, je la lui
avais cédée pour en prendre une plus petite, plus enfoncée et mieux
située. J'étais tout à fait sur la rampe, je ne perdais pas un regard
de Lélio, et les siens pouvaient m'y chercher sans me compromettre.
D'ailleurs, je n'avais même plus besoin de ce moyen pour correspondre
avec toutes ses sensations: dans le son de sa voix, dans les soupirs de
son sein, dans l'accent qu'il donnait à certains vers, à certains mots,
je comprenais qu'il s'adressait à moi. J'étais la plus fière et la plus
heureuse des femmes; car à ces heures-là ce n'était pas du comédien,
c'était du héros que j'étais aimée.

Eh bien! après deux années d'un amour que j'avais nourri inconnu et
solitaire au fond de mon âme, trois hivers s'écoulèrent encore sur cet
amour désormais partagé sans que jamais mon regard donnât à Lélio le
droit d'espérer autre chose que ces rapports intimes et mystérieux. J'ai
su depuis que Lélio m'avait souvent suivie dans les promenades; je ne
daignai pas l'apercevoir ni le distinguer dans la foule, tant j'étais
peu avertie par le désir de le distinguer hors du théâtre. Ces cinq
années sont les seules que j'aie vécu sur quatre-vingts.

Un jour enfin je lus dans le Mercure de France le nom d'un nouvel acteur
engagé à la Comédie-Française, à la place de Lélio, qui partait pour
l'étranger. Cette nouvelle fut un coup mortel pour moi; je ne concevais
point comment je pourrais vivre désormais sans cette émotion, sans cette
existence de passion et d'orage. Cela fit faire à mon amour un progrès
immense et faillit me perdre.

Désormais je ne me combattis plus pour étouffer dès sa naissance toute
pensée contraire à la dignité de mon rang. Je ne m'applaudis plus de
ce qu'était réellement Lélio. Je souffris, je murmurai en secret de
ce qu'il n'était point ce qu'il paraissait être sur les planches, et
j'allai jusqu'à le souhaiter beau et jeune comme l'art le faisait chaque
soir, afin de pouvoir lui sacrifier tout l'orgueil de mes préjugés et
toutes les répugnances de mon organisation. Maintenant que j'allais
perdre cet être moral qui remplissait depuis si longtemps mon âme, il
me prenait envie de réaliser tous mes rêves et d'essayer de la vie
positive, sauf à détester ensuite et la vie, et Lélio, et moi-même.

J'en étais à ces irrésolutions, lorsque je reçus une lettre d'une
écriture inconnue; c'est la seule lettre d'amour que j'aie conservée
parmi les mille protestations écrites de Larrieux et les mille
déclarations parfumées de cent autres. C'est qu'en effet c'est la seule
lettre d'amour que j'aie reçue.»

La marquise s'interrompit, se leva, alla ouvrir d'une main assurée
un coffre de marqueterie, et en tira une lettre bien froissée, bien
amincie, que je lus avec peine.

«MADAME,

«Je suis moralement sûr que cette lettre ne vous inspirera que du
mépris; vous ne la trouverez même pas digne de votre colère. Mais
qu'importe à l'homme qui tombe dans un abîme une pierre de plus ou de
moins dans le fond? Vous me considérerez comme un fou, et vous ne vous
tromperez pas. Eh bien vous me plaindrez peut-être en secret, car vous
ne pourrez pas douter de ma sincérité. Quelque humble que la piété vous
ait faite, vous comprendrez peut-être l'étendue de mon désespoir; vous
devez savoir déjà, Madame, ce que vos yeux peuvent faire de mal et de
bien.

«Eh bien! dis-je, si j'obtiens de vous une seule pensée de compassion,
si ce soir, à l'heure avidement appelée où chaque soir je recommence
à vivre, j'aperçois sur vos traits une-légère expression de pitié, je
partirai moins malheureux; j'emporterai de France un souvenir qui me
donnera peut-être la force de vivre ailleurs et d'y poursuivre mon
ingrate et pénible carrière.

«Mais vous devez le savoir déjà, Madame: il est impossible que mon
trouble, mon emportement, mes cris de colère et de désespoir ne m'aient
pas trahi vingt fois sur la scène. Vous n'avez pas pu allumer tous ces
feux sans avoir un peu la conscience de ce que vous faisiez. Ah! vous
avez peut-être joué comme le tigre avec sa proie, vous vous êtes fait un
amusement peut-être de mes tourments et de mes folies.

«Oh! non: c'est trop de présomption. Non, Madame, je ne le crois pas;
vous n'y avez jamais songé. Vous êtes sensible aux vers du grand
Corneille, vous vous identifiez avec les nobles passions de la tragédie:
voilà tout. Et moi, insensé, j'ai osé croire que ma voix seule éveillait
quelquefois vos sympathies, que mon coeur avait un écho dans le vôtre,
qu'il y avait entre vous et moi quelque chose de plus qu'entre moi et le
public. Oh! c'était une insigne, mais bien douce folie! Laissez-la-moi,
Madame; que vous importe? Craindriez-vous que j'allasse m'en vanter? De
quel droit pourrais-je le faire, et quel titre aurais-je pour être cru
sur ma parole? Je ne ferais que me livrer à la risée des gens sensés.
Laissez-la-moi, vous dis-je, cette conviction que j'accueille en
tremblant et qui m'a donné plus de bonheur à elle seule que la sévérité
du public envers moi ne m'a donné de chagrin. Laissez-moi vous bénir,
vous remercier à genoux de cette sensibilité que j'ai découverte dans
votre âme et que nulle autre âme ne m'a accordée, de ces larmes que je
vous ai vue verser sur mes malheurs de théâtre, et qui ont souvent porté
mes inspirations jusqu'au délire; de ces regards timides qui, je l'ai
cru du moins, cherchaient à me consoler des froideurs de mon auditoire.

«Oh! pourquoi êtes-vous née dans l'éclat et dans le faste! pourquoi ne
suis-je qu'un pauvre artiste sans gloire et sans nom! Que n'ai-je la
faveur du public et la richesse d'un financier à troquer contre un
nom, contre un de ces titres que jusqu'ici j'ai dédaignés, et qui me
permettraient peut-être d'aspirer à vous! Autrefois je préférais la
distinction du talent à toute autre; je me demandais à quoi bon être
chevalier ou marquis, si ce n'est pour être sot, fat et impertinent; je
haïssais l'orgueil des grands, et je me croyais assez vengé de leurs
dédains si je m'élevais au-dessus d'eux par mon génie.

«Chimères et déceptions! mes forces ont trahi mon ambition insensée.
Je suis resté obscur; j'ai fait pis, j'ai frisé le succès, et je l'ai
laissé échapper. Je croyais me sentir grand, et on m'a jeté dans la
poussière; je m'imaginais toucher au sublime, on m'a condamné au
ridicule. La destinée m'a pris avec mes rêves démesurés et mon âme
audacieuse, et elle m'a brisé comme un roseau! Je suis un homme bien
malheureux!

«Mais la plus grande de mes folies, c'est d'avoir jeté mes regards au
delà de cette rampe de quinquets qui trace une ligne invincible entre
moi et le reste de la société. C'est pour moi le cercle de Popilius.
J'ai voulu le franchir! J'ai osé avoir des yeux, moi comédien, et les
arrêter sur une belle femme! sur une femme si jeune, si noble, si
aimante et placée si haut! car vous êtes tout cela, Madame, je le sais.
Le monde vous accuse de froideur et de dévotion outrée, moi seul je
vous juge et je vous connais. Un seul de vos sourires, une seule de vos
larmes, ont suffi pour démentir les fables stupides qu'un chevalier de
Brétillac m'a débitées contre vous.

«Mais quelle destinée est donc aussi la vôtre! Quelle étrange fatalité
pèse donc sur vous comme sur moi pour qu'au sein d'un monde si brillant
et qui se dit si éclairé, vous n'ayez trouvé pour vous rendre justice
que le coeur d'un pauvre comédien? Eh bien! rien ne m'ôtera cette pensée
triste et consolante; c'est que, si nous étions nés sur le même échelon
de la société, vous n'auriez pas pu m'échapper, quels qu'eussent été mes
rivaux, quelle que soit ma médiocrité. Il aurait fallu vous rendre à une
vérité, c'est qu'il y a en moi quelque chose de plus grand que leurs
fortunes et leurs titres, la puissance de vous Aimer.

«LÉLIO.»

Cette lettre, continua la marquise, étrange pour le temps où elle fut
écrite, me sembla, malgré quelques souvenirs de déclamation racinienne
qui percent dans le commencement, tellement forte et vraie, j'y trouvai
un sentiment de passion si neuf et si hardi, que j'en fus bouleversée.
Le reste de fierté qui combattait en moi s'évanouit. J'eusse donné tous
mes jours pour une heure d'un pareil amour.

Je ne vous raconterai pas mes anxiétés, mes fantaisies, mes terreurs;
moi-même je ne pourrais en retrouver le fil et la liaison. Je répondis
quelques mots que voici, autant que je me les rappelle:

«Je ne vous accuse pas, Lélio, j'accuse la destinée; je ne vous plains
pas seul, je me plains aussi. Pour aucune raison d'orgueil, de prudence
ou de pruderie, je ne voudrais vous retirer la consolation de vous
croire distingué de moi. Gardez-la, parce que c'est la seule que j'aie à
vous offrir. Je ne puis jamais consentir à vous voir.»

Le lendemain je reçus un billet que je lus à la hâte, et que j'eus
à peine le temps de jeter au feu pour le dérober à Larrieux, qui me
surprit occupée à le lire. Il était à peu près conçu en ces termes:

«Madame, il faut que je vous parle ou que je meure. Une fois, une seule
fois, une heure seulement, si vous voulez. Que craignez-vous donc d'une
entrevue, puisque vous vous fiez à mon honneur et à ma discrétion?
Madame, je sais qui vous êtes; je connais l'austérité de vos moeurs, je
connais votre piété, je connais même vos sentiments pour le vicomte de
Larrieux. Je n'ai pas la sottise d'espérer de vous autre chose qu'une
parole de pitié; mais il faut qu'elle tombe de vos lèvres sur moi. Il
faut que mon coeur la recueille et l'emporte, ou il faut que mon coeur
se brise.

«LÉLIO.»

Je dirai pour ma gloire, car toute noble et courageuse confiance est
glorieuse dans le danger, que je n'eus pas un instant la crainte d'être
raillée par un impudent libertin. Je crus religieusement à l'humble
sincérité de Lélio. D'ailleurs j'étais payée pour avoir confiance en
ma force; je résolus de le voir. J'avais complètement oublié sa figure
flétrie, son mauvais ton, son air commun; je ne connaissais plus de lui
que le prestige de son génie, son style et son amour. Je lui répondis:

«Je vous verrai; trouvez un lieu sûr; mais n'espérez de moi que ce que
vous demandez. J'ai foi en vous comme en Dieu. Si vous cherchiez à en
abuser, vous seriez un misérable, et je ne vous craindrais pas.»

RÉPONSE. «Votre confiance vous sauverait du dernier des
scélérats. Vous verrez, Madame, que Lélio n'en est pas indigne. Le duc
de *** a eu la bonté de me proposer souvent sa maison de la rue de
Valois; qu'en aurais-je fait? Il y a trois ans qu'il n'existe plus pour
moi qu'une femme sous le ciel. Daignez être au rendez-vous au sortir de
la comédie.»

Suivaient les indications de lieu.

Je reçus ce billet à quatre heures. Toute cette négociation s'était
passée dans l'espace d'un jour. J'avais employé cette journée à
parcourir mes appartements comme une personne privée de raison; j'avais
la fièvre. Cette rapidité d'événements et de décisions, contraires à
cinq ans de résolutions, m'emportait comme un rêve; et quand j'eus pris
le dernier parti, quand je vis que je m'étais engagée et qu'il n'était
plus temps de reculer, je tombai accablée sur mon ottomane, ne respirant
plus et voyant ma chambre tourner sous mes pieds.

Je fus sérieusement incommodée; il fallut envoyer chercher un chirurgien
qui me saigna. Je défendis à mes gens de dire un mot à qui que ce fût
de mon indisposition; je craignais les importunités des donneurs de
conseils, et je ne voulais pas qu'on m'empêchât de sortir le soir. En
attendant l'heure, je me jetai sur mon lit et je défendis ma porte même
à M. de Larrieux.

La saignée m'avait physiquement soulagée en m'affaiblissant. Je tombai
dans un grand accablement d'esprit; toutes mes illusions s'envolèrent
avec l'excitation de la fièvre. Je retrouvai la raison et la mémoire; je
me rappelai la terrible déception du café, la misérable allure de Lélio;
je m'apprêtai à rougir de ma folie, à tomber du faîte de mes chimères
dans une plate et ignoble réalité. Je ne pouvais plus comprendre comment
je m'étais décidée à troquer cette héroïque et romanesque tendresse
contre le dégoût qui m'attendait et la honte qui empoisonnerait tous
mes souvenirs. J'eus alors un mortel regret de ce que j'avais fait; je
pleurai mes enchantements, ma vie d'amour, et l'avenir de satisfaction
pure et intime que j'allais renverser. Je pleurai surtout Lélio, qu'en
le voyant j'allais perdre à jamais, que j'avais eu tant de bonheur à
aimer pendant cinq ans, et que je ne pourrais plus aimer dans quelques
heures.

Dans mon chagrin je me tordis les bras avec force; ma saignée se
rouvrit, le sang coula avec abondance; je n'eus que le temps de sonner
ma femme de chambre qui me trouva évanouie dans mon lit. Un profond et
lourd sommeil, contre lequel je luttai vainement, s'empara de moi. Je ne
rêvai point, je ne souffris point, je fus comme morte pendant quelques
heures. Quand j'ouvris les yeux ma chambre était sombre, mon hôtel
silencieux; ma suivante dormait sur une chaise au pied de mon lit. Je
restai quelque temps dans un état d'engourdissement et de faiblesse qui
ne me permettait pas un souvenir, pas une pensée. Tout d'un coup la
mémoire me revient; je me demande si l'heure et le jour du rendez-vous
sont passés, si j'ai dormi une heure ou un siècle, s'il fait jour ou
nuit, si mon manque de parole n'a pas tué Lélio, s'il est temps encore.
J'essaie de me lever, mes forces s'y refusent; je lutte quelques
instants comme dans le cauchemar. Enfin je rassemble toute ma volonté,
je l'appelle au secours de mes membres accablés. Je m'élance sur le
parquet; j'entr'ouvre mes rideaux; je vois briller la lune sur les
arbres de mon jardin; je cours à la pendule, elle marque dix heures. Je
saute sur ma femme de chambre, je la secoue, je l'éveille en sursaut:
«Quinette, quel jour sommes-nous?» Elle quitte sa chaise en criant
et veut fuir, car elle me croit dans le délire; je la retiens, je la
rassure; j'apprends que j'ai dormi trois heures seulement. Je remercie
Dieu. Je demande un fiacre; Quinette me regarde avec stupeur. Enfin elle
se convainc que j'ai toute ma tête; elle transmet mon ordre et s'apprête
à m'habiller.

Je me fis donner le plus simple et le plus chaste de mes habits; je ne
plaçai dans mes cheveux aucun ornement; je refusai de mettre du rouge.
Je voulais avant tout inspirer à Lélio l'estime et le respect, qui
m'étaient plus précieux que son amour. Cependant j'eus un sentiment
de plaisir lorsque Quinette, étonnée de tout ce qui me passait par
l'esprit, me dit, en me regardant de la tête aux pieds: «En vérité,
Madame, je ne sais pas comment vous faites; vous n'avez qu'une simple
robe blanche sans queue et sans panier; vous êtes malade et pâle comme
la mort; vous n'avez pas seulement voulu mettre une mouche; eh bien! je
veux mourir si je vous ai jamais vue aussi belle que ce soir. Je plains
les hommes qui vous regarderont!

--Tu me crois donc bien sage, ma pauvre Quinette?

--Hélas! madame la marquise, je demande tous les jour au ciel de le
devenir comme vous; mais jusqu'ici...

--Allons, ingénue, donne-moi mon mantelet et mon manchon.

A minuit j'étais à la maison de la rue de Valois. J'étais soigneusement
voilée. Une espèce de valet de chambre vint me recevoir; c'était le seul
hôte visible de cette mystérieuse demeure. Il me conduisit à travers les
détours d'un sombre jardin jusqu'à un pavillon enseveli dans l'ombre et
le silence. Après avoir déposé dans le vestibule sa lanterne de soie
verte, il m'ouvrit la porte d'un appartement obscur et profond, me
montra d'un geste respectueux et d'un air impassible le rayon de lumière
qui arrivait du fond de l'enfilade, et me dit à voix basse, comme s'il
eût craint d'éveiller les échos endormis: «Madame est seule, personne
n'est encore arrivé. Madame trouvera dans le salon d'été une sonnette à
laquelle je répondrai si elle a besoin de quelque chose.» Et il disparut
comme par enchantement, en refermant la porte sur moi.

Il me prit une peur horrible; je craignis d'être tombée dans un
guet-apens. Je le rappelai. Il parut aussitôt; son air solennellement
bête me rassura. Je lui demandai quelle heure il était; je le savais
fort bien: j'avais fait sonner plus de dix fois ma montre dans la
voiture. «Il est minuit, répondit-il sans lever les yeux sur moi.» Je
vis que c'était un homme parfaitement instruit des devoirs de sa charge.
Je me décidai à pénétrer jusqu'au salon d'été, et je me convainquis de
l'injustice de mes craintes en voyant toutes les portes qui donnaient
sur le jardin fermées seulement par des portières de soie peinte à
l'orientale. Rien n'était délicieux comme ce boudoir, qui n'était, à
vrai dire, qu'un salon de musique, le plus honnête du monde. Les murs
étaient de stuc blanc comme la neige, les cadres des glaces en argent
mat; des instruments de musique, d'une richesse extraordinaire, étaient
épars sur des meubles de velours blanc à glands de perles. Toute la
lumière arrivait du haut, mais cachée par des feuilles d'albâtre, qui
formaient comme un plafond à la rotonde. On aurait pu prendre cette
clarté mate et douce pour celle de la lune. J'examinai avec curiosité,
avec intérêt, cette retraite, à laquelle mes souvenirs ne pouvaient rien
comparer. C'était et ce fut la seule fois de ma vie que je mis le pied
dans une petite maison; mais soit que ce ne fût pas la pièce destinée
à servir de temple aux galants mystères qui s'y célébraient, soit que
Lélio en eût fait disparaître tout objet qui eût pu blesser ma vue et
me faire souffrir de ma situation, ce lieu ne justifiait aucune des
répugnances que j'avais senties en y entrant. Une seule statue de marbre
blanc en décorait le milieu; elle était antique, et représentait Isis
voilée, avec un doigt sur ses lèvres. Les glaces qui nous reflétaient,
elle et moi, pâles et vêtues de blanc, et chastement drapées toutes
deux, me faisaient illusion au point qu'il me fallait remuer pour
distinguer sa forme de la mienne.

Tout d'un coup ce silence morne, effrayant et délicieux à la fois, fut
interrompu; la porte du fond s'ouvrit et se referma; des pas légers
firent doucement craquer les parquets. Je tombai sur un fauteuil, plus
morte que vive; j'allais voir Lélio de près, hors du théâtre. Je fermai
les yeux, et je lui dis intérieurement adieu avant de les rouvrir.

Mais quelle fut ma surprise! Lélio était beau comme les anges; il
n'avait pas pris le temps d'ôter son costume de théâtre: c'était le plus
élégant que je lui eusse vu. Sa taille, mince et souple, était serrée
dans un pourpoint espagnol de satin blanc. Ses noeuds d'épaule et de
jarretière étaient en ruban rouge-cerise; un court manteau, de même
couleur, était jeté sur son épaule. Il avait une énorme fraise de point
d'Angleterre, les cheveux courts et sans poudre; une toque ombragée de
plumes blanches se balançait sur son front, où brillait une rosace de
diamants. C'était dans ce costume qu'il venait de jouer le rôle de don
Juan du _Festin de Pierre_. Jamais je ne l'avais vu aussi beau, aussi
jeune, aussi poétique, que dans ce moment. Vélasquez se fût prosterné
devant un tel modèle.

Il se mit à mes genoux. Je ne pus m'empêcher de lui tendre la main. Il
avait l'air si craintif et si soumis! Un homme épris au point d'être
timide devant une femme, c'était si rare dans ce temps-là! et un homme
de trente-cinq ans, un comédien!

N'importe: il me sembla, il me semble encore qu'il était dans toute la
fraîcheur de l'adolescence. Sous ces blancs habits, il ressemblait à
un jeune page; son front avait toute la pureté, son coeur agité toute
l'ardeur d'un premier amour. Il prit mes mains et les couvrit de baisers
dévorants. Alors je devins folle; j'attirai sa tête sur mes genoux; je
caressai son front brûlant, ses cheveux rudes et noirs, son cou brun,
qui se perdait dans la molle blancheur de sa collerette, et Lélio ne
s'enhardit point. Tous ses transports se concentrèrent dans son coeur;
il se mit à pleurer comme une femme. Je fus inondée de ses sanglots.

Oh! je vous avoue que j'y mêlai les miens avec délices. Je le forçai de
relever sa tête et de me regarder. Qu'il était beau, grand Dieu! Que ses
yeux avaient d'éclat et de tendresse! Que son âme vraie et chaleureuse
prêtait de charmes aux défauts même de sa figure et aux outrages des
veilles et des années! Oh! la puissance de l'âme! qui n'a pas compris
ses miracles n'a jamais aimé! En voyant des rides prématurées à son beau
front, de la langueur à son sourire, de la pâleur à ses lèvres, j'étais
attendrie; j'avais besoin de pleurer sur les chagrins, les dégoûts et
les travaux de sa vie. Je m'identifiais à toutes ses peines, même à
celles de son long amour sans espoir pour moi, et je n'avais plus qu'une
volonté, celle de réparer le mal qu'il avait souffert.

«Mon cher Lélio, mon grand Rodrigue, mon beau don Juan! lui disais-je
dans mon égarement.» Ses regards me brûlaient. Il me parla, il me
raconta toutes les phases, tous les progrès de son amour; il me dit
comment, d'un histrion aux moeurs relâchées, j'avais fait de lui un
homme ardent et vivace, comme je l'avais élevé à ses propres yeux, comme
je lui avais rendu le courage et les illusions de la jeunesse; il me
dit son respect, sa vénération pour moi, son mépris pour les sottes
forfanteries de l'amour à la mode; il me dit qu'il donnerait tous les
jours qui lui restaient à vivre pour une heure passée dans mes bras,
mais qu'il sacrifierait cette heure-là et tous les jours à la crainte de
m'offenser. Jamais éloquence plus pénétrante n'entraîna le coeur
d'une femme; jamais le tendre Racine ne fit parler l'amour avec cette
conviction, cette poésie et cette force. Tout ce que la passion peut
inspirer de délicat et de grave, de suave et d'impétueux, ses paroles,
sa voix, ses yeux, ses caresses et sa soumission me l'apprirent. Hélas!
s'abusait-il lui-même? jouait-il la comédie?

--Je ne le crois certainement pas,» m'écriai-je en regardant la
marquise. Elle semblait rajeunir en parlant et dépouiller ses cent ans,
comme la fée Urgèle. Je ne sais qui a dit que le coeur d'une femme n'a
point de rides.

«Écoutez la fin, me dit-elle. Brûlée, égarée, perdue par tout ce qu'il
me disait, je jetai mes deux bras autour de lui, je frissonnai en
touchant le satin de son habit, en respirant le parfum de ses cheveux.
Ma tête s'égara. Tout ce que j'ignorais, tout ce que je croyais être
incapable de ressentir, se révéla à moi; mais ce fut trop violent, je
m'évanouis.

Il me rappela à moi-même par de prompt secours. Je le trouvai à mes
pieds, plus timide, plus ému que jamais. «Ayez pitié de moi, me dit-il;
tuez-moi, chassez-moi...» Il était plus pâle et plus mourant que moi.

Mais toutes ces révolutions nerveuses que j'avais éprouvées dans le
cours d'une si orageuse journée me faisaient rapidement passer d'une
disposition à une autre. Ce rapide éclair d'une nouvelle existence avait
pâli; mon sang était redevenu calme; les délicatesses du véritable amour
reprirent le dessus.

«Écoutez, Lélio, lui dis-je, ce n'est point le mépris qui m'arrache à
vos transports. Il se peut faire que j'aie toutes les susceptibilités
qu'on nous inculque dès l'enfance, et qui deviennent pour nous comme une
seconde nature; mais ce n'est pas ici que je pourrais m'en souvenir,
puisque ma nature elle-même vient d'être transformée en une autre
qui m'était inconnue. Si vous m'aimez, aidez-moi à vous résister.
Laissez-moi emporter d'ici la satisfaction délicieuse de ne vous avoir
aimé qu'avec le coeur. Peut-être, si je n'avais appartenu à personne, me
donnerais-je à vous avec joie; mais sachez que Larrieux m'a profanée;
sachez qu'entraînée par l'horrible nécessité de faire comme tout le
monde, j'ai subi les caresses d'un homme que je n'ai jamais aimé; sachez
que le dégoût que j'en ai ressenti a éteint chez moi l'imagination au
point que je vous haïrais peut-être à présent si j'avais succombé tout
à l'heure. Ah! ne faisons point ce terrible essai! restez pur dans mon
coeur et dans ma mémoire. Séparons-nous pour jamais, et emportons d'ici
tout un avenir de pensées riantes et de souvenirs adorés. Je jure,
Lélio, que je vous aimerai jusqu'à la mort. Je sens que les glaces de
l'âge n'éteindront pas cette flamme ardente. Je jure aussi de n'être
jamais à un autre homme après vous avoir résisté. Cet effort ne me sera
pas difficile, et vous pouvez me croire.»

Lélio se prosterna devant moi; il ne m'implora point, il ne me fit point
de reproches; il me dit qu'il n'avait pas espéré tout le bonheur que je
lui avais donné, et qu'il n'avait pas le droit d'en exiger davantage.
Cependant, en recevant ses adieux, son abattement et l'émotion de sa
voix m'effrayèrent. Je lui demandai s'il ne penserait pas à moi avec
bonheur, si les extases de cette nuit ne répandraient pas leurs charmes
sur tous ses jours, si ses peines passées et futures n'en seraient pas
adoucies chaque fois qu'il l'invoquerait. Il se ranima pour jurer et
promettre tout ce que je voulus. Il tomba de nouveau à mes pieds, et
baisa ma robe avec emportement. Je sentis que je chancelais; je lui fis
un signe, et il s'éloigna. La voiture que j'avais fait demander arriva.
L'intendant automate de ce séjour clandestin frappa trois coups en
dehors pour m'avertir. Lélio se jeta devant la porte avec désespoir; il
avait l'air d'un spectre. Je le repoussai doucement, et il céda. Alors
je franchis la porte, et, comme il voulait me suivre, je lui montrai une
chaise au milieu du salon, au dessous de la statue d'Isis. Il s'y assit.
Un sourire passionné erra sur ses lèvres, ses yeux firent jaillir un
dernier éclair de reconnaissance et d'amour. Il était encore beau,
encore jeune, encore grand d'Espagne. Au bout de quelques pas, et au
moment de le perdre pour jamais, je me retournai et jetai sur lui un
dernier regard. Le désespoir l'avait brisé. Il était redevenu vieux,
décomposé, effrayant. Son corps semblait paralysé. Sa lèvre contractée
essayait un sourire égaré. Son oeil était vitreux et terne: ce n'était
plus que Lélio, l'ombre d'un amant et d'un prince.»

La marquise fit une pause; puis, avec un sourire sombre et en se
décomposant elle-même comme une ruine qui s'écroule, elle reprit:
«Depuis ce moment je n'ai pas entendu parler de lui.»

La marquise fit une nouvelle pause plus longue que la première; mais
avec cette terrible force d'âme que donnent l'effet des longues années,
l'amour obstiné de la vie ou l'espoir prochain de la mort, elle redevint
gaie, et me dit en souriant: «Eh-bien! croirez-vous désormais à la vertu
du dix-huitième siècle?

--Madame, lui répondis-je, je n'ai point envie d'en douter; cependant,
si j'étais moins attendri, je vous dirais peut-être que vous fûtes
très-bien avisée de vous faire saigner ce jour-là.

--Misérables hommes! dit la marquise, vous ne comprenez rien à
l'histoire du coeur.»



GEORGE SAND.

FIN DE LA MARQUISE.
                
Go to page: 12
 
 
Хостинг от uCoz