George Sand

Nouvelles lettres d'un voyageur
Go to page: 12345678
Voilà pourquoi je préfère aux jardins arrangés et soignés ceux où le
sol, riche par lui-même de plantes locales, permet le complet abandon
de certaines parties, et je classerais volontiers les végétaux en deux
camps, ceux que l'homme altère et transforme pour son usage, et ceux qui
viennent spontanément. Rameaux, fleurs, fruits ou légumes, cueillez tant
que vous voudrez les premiers. Vous en semez, vous en plantez, ils
vous appartiennent: vous suivez l'équilibre naturel, vous créez et
détruisez;--mais n'abîmez pas inutilement les secondes. Elles sont bien
plus délicates, plus précieuses pour la science et pour l'art,
ces _mauvaises herbes_, comme les appellent les laboureurs et les
jardiniers. Elles sont vraies, elles sont des types, des êtres complets.
Elles nous parlent notre langue, qui ne se compose pas de mots hybrides
et vagues. Elles présentent des caractères certains, durables, et, quand
un milieu a imprimé à l'espèce une modification notable, que l'on en
fasse ou non une espèce nouvellement observée et classée, ce caractère
persiste avec le milieu qui l'a produit. La passion de l'horticulture
fait tant de progrès, que peu à peu tous les types primitifs
disparaîtront peut-être comme a disparu le type primitif du blé.
Pénétrons donc avec respect dans les sanctuaires où la montagne et la
forêt cachent et protègent le jardin naturel. J'en ai découvert plus
d'un, et même assez près des endroits habités. Un taillis épineux, un
coin inondé par le cours égaré d'un ruisseau, les avaient conservés
vierges de pas humains. Dans ces cas-là, je me garde bien de faire part
de ces trouvailles. On dévasterait tout.

Sur les sommets herbus de l'Auvergne, il y a des jardins de gentianes
et de statices d'une beauté inouïe et d'un parfum exquis. Dans les
Pyrénées, à Gèdres entre autres, sur la croupe du Cambasque près de
Cauterets, au bord de la Creuse, dans les âpres micaschistes redressés,
dans certains méandres de l'Indre, dans les déchirures calcaires de la
Savoie, dans les oasis de la Provence, où nous avons été ensemble avant
la saison des fleurs, mais que j'avais explorés en bonne saison, il y a
des sanctuaires où vous passeriez des heures sans rien cueillir et sans
oser rien fouler, si une seule fois vous avez voulu vous rendre bien
compte de la beauté d'un végétal libre, heureux, complet, intact dans
toutes ses parties et servi à souhait par le milieu qu'il a choisi. Si
la fleur est l'expression suprême de la beauté chez certaines plantes,
il en est beaucoup d'autres dont l'anthèse est mystérieuse ou peu
apparente et qui n'en sont pas moins admirables. Vous n'êtes pas
insensible, je le sais, à la grâce de la structure et à la fraîcheur du
feuillage, car vous aimez passionnément tout ce qui est beau. Eh bien,
il y a dans la flore la plus vulgaire une foule de choses infiniment
belles que vous n'aimez pas encore parce que vous ne les voyez pas
encore. Ce n'est pas votre intelligence qui s'y refuse, c'est votre oeil
qui ne s'est pas exercé à tout voir. Pourtant votre oeil est jeune; le
mien est fatigué, presque éteint, et il distingue un tout petit brin
d'herbe à physionomie nouvelle. C'est qu'il est dressé à la recherche
comme le chien à la chasse; et voilà le plaisir, voilà l'amusement muet,
mais ardent et continu que chacun peut acquérir, si bon lui semble.

Apprendre à voir, voilà tout le secret des études naturelles. Il est
presque impossible de voir avec netteté tout ce que renferme un mètre
carré de jardin naturel, si on l'examine sans notion de classement.
Le classement est le fil d'Ariane dans le dédale de la nature. Que ce
classement soit plus ou moins simple ou compliqué, peu importe, pourvu
qu'il soit classement et qu'on s'y tienne avec docilité pour apprendre.
Chacun est libre, avec le temps et le savoir acquis, de rectifier selon
son génie ou sa conscience les classifications hasardées ou incomplètes
des professeurs. Adoptons une méthode et n'ergotons pas. Le but d'un
esprit artiste et poétique comme le vôtre n'est pas de se satisfaire
en connaissant d'une manière infaillible tous les noms charmants ou
barbares donnés aux merveilles de la nature; son but est de se servir de
ces noms, quels qu'ils soient, pour former les groupes et distinguer
les types. Les principaux sont si faciles à saisir que peu de jours
suffisent à cette prise de possession des familles. Les tribus et les
genres s'y rattachent progressivement avec une clarté extrême. La
distinction des espèces exige plus de patience et d'attention, c'est
le travail courant, habituel, prolongé et plein d'attraits de la
définition. On y commet longtemps, peut-être toujours, plus d'une
erreur, car les caractères accessoires sur lesquels repose l'espèce sont
parfois très-variables ou difficiles à saisir, même avec la loupe ou le
microscope. Vous pouvez bien vous arrêter là, si vous avez atteint le
but, qui est d'avoir vu tout ce qu'il y a de très-beau à voir dans le
végétal. Pourtant cette recherche ardue ne nuit pas. La loupe vous
révèle des délicatesses infinies, des différences de tissu, des
appareils respiratoires ou sudorifiques très-mystérieux, des appendices
de poils transparents qui ressemblent à une microscopique chevelure
hyaline, tantôt disposée en étoiles, tantôt couchée comme une fourrure,
tantôt courant le long de la tige et alternant avec ses noeuds, tantôt
composée de fines soies articulées ou terminées par une petite boule de
cristal. Ces appendices, placés tantôt sur la tige en haut ou en bas,
tantôt sur le calice, le bord des feuilles ou des pétales, déterminent
quelquefois une partie essentielle des caractères. S'ils ne nous
renseignent pas toujours exactement, c'est un bien petit malheur;
l'important, c'est d'avoir vu cette parure merveilleuse que la plus
humble fleurette ne révélait pas à l'oeil nu, et, pour la chercher avec
la lentille, il fallait bien savoir qu'elle existe ou doit exister.

Je vous cite ce petit fait entre mille. Si vous étudiez la plante
dans tous ses détails, vous serez frappé d'une première unité de plan
vraiment magistrale, donnant naissance à l'infinie variété et reliant
cette variété au grand type primordial par des embranchements
admirablement ingénieux et logiques. Je m'embarrasse fort peu, quant à
moi, des questions religieuses ou matérialistes que soulève l'ordre de
la nature. Il a plu à de grands esprits d'y trouver du désordre ou tout
au moins des lacunes et des hiatus. Pour mon compte, j'y trouve tant
d'art et de science, tant d'esprit et tant de génie, que j'attribuerais
volontiers les lacunes apparentes de la création à celles de notre
cerveau. Nous ne savons pas tout, mais ce que nous voyons est
très-satisfaisant, et, que la vie se soit élancée sur la terre en
semis ou en spirale, en réseau ou en jet unique, par secousses ou par
alluvions, je m'occupe à voir et je me contente d'admirer.

Pour conclure, l'étude des détails ne peut se passer de méthode. La
méthode impose la recherche, qui n'est qu'un emploi bien dirigé de
l'attention. L'attention est un exercice de l'esprit qui crée une
faculté nouvelle, la vision nette et complète des choses. Là où
l'amateur sans étude ne voit que des masses et des couleurs confuses,
l'artiste naturaliste voit le détail en même temps que l'ensemble. Qu'il
ait besoin ou non pour son art de cette faculté acquise, je n'en sais
rien; et là n'est pas le but que j'ai cherché, je n'y ai même pas songé;
mais qu'il en ait besoin pour son âme, pour son progrès intérieur, pour
sa santé morale, pour sa consolation dans les écoeurements de la vie
sociale, pour la force à retrouver entre l'abattement du désastre et
l'appel du devoir, voilà ce qui n'est pas douteux pour moi. On arrive à
aimer la nature passionnément comme un grand être passionné, puissant,
inépuisable, toujours souriant, toujours prêt à parler d'idéal et à
renouveler le pauvre petit être troublé et tremblant que nous sommes.

Je suis arrivé, moi, à penser que c'était un devoir d'apprendre à
étudier, même dans la vieillesse et sans souci du terme plus ou moins
rapproché qui mettra fin à l'entreprise. L'étude est l'aliment de la
rêverie, qui est elle-même de grand profit pour l'âme, à cette condition
d'avoir un bon aliment. Si chaque jour qui passe fait entrer un peu plus
avant dans notre intelligence des notions qui l'enflamment et stimulent
le coeur, aucun jour n'est perdu, et le passé qui s'écoule n'est pas
un bien qui nous échappe. C'est un ruisseau qui se hâte de remplir le
bassin où nous pourrons toujours nous désaltérer et où se noie le regret
des jeunes années. On dit _les belles années_! c'est par métaphore,
les plus belles sont celles qui nous ont rendus plus sensitifs et plus
perceptifs; par conséquent, l'année où l'on vit dans la voie de
son progrès est toujours la meilleure. Chacun est libre d'en faire
l'expérience.

Il n'y a pas que des plantes dans la nature: d'abord il y a tout; mais
commencez par une des branches, et, quand vous l'aurez comprise, vous en
saisirez plus facilement une autre, la faune après la flore, si bon vous
semble. La pierre ne semble pas bien éloquente au milieu de tout cela.
Elle l'est pourtant, cette grande architecture du temple; elle est
l'histoire hiéroglyphique du monde, et, en l'étudiant, même dans les
minuties minéralogiques, qui sont plus amusantes qu'instructives, on
complète en soi le sens visuel du corps et de l'esprit. Ces mystérieuses
opérations de la physique et de la chimie ont imprimé aux moindres
objets des physionomies frappantes que ne saisit pas le premier oeil
venu. Tous les rochers ne se ressemblent pas; chaque masse a son sens
et son expression; toute forme, toute ligne a sa raison d'être et
s'embellit du degré de logique que sa puissance manifeste. Les grands
accidents comme les grands nivellements, les fières montagnes comme les
steppes immenses, ont des aspects inépuisables de diversité. Quand la
nature n'est pas belle, c'est que l'homme l'a changée; voir sa beauté
où elle est et la voir dans tout ce qui la constitue, c'est le précieux
résultat de l'étude de la nature, et c'est une erreur de croire que
tout le monde est à même d'improviser ce résultat. Pour bien sentir la
musique, il faut la savoir; pour apprécier la peinture, il faut l'avoir
beaucoup interrogée dans l'oeuvre des maîtres. Tout le monde est
d'accord sur ce point, et pourtant tout le monde croit voir le ciel,
la mer et la terre avec des yeux compétents. Non, c'est impossible; la
terre, la mer et le ciel sont le résultat d'une science plus abstraite
et d'un art plus inspiré que nos oeuvres humaines. Je trouve inoffensifs
les gens sincères qui avouent leur indifférence pour la nature; je
trouve irritants ceux qui prétendent la comprendre sans la connaître et
qui feignent de l'admirer sans la voir. Cette verbeuse et prétentieuse
admiration descriptive des personnes qui voient mal rend forcément
taciturnes celles qui voient mieux, et qui sentent d'ailleurs
profondément l'impuissance des mots pour traduire l'infini du beau.

Voilà ce que je voulais vous écrire à propos de la botanique. Ne me
dites plus que je la sais. J'en bois tant que je peux, voilà tout. Je ne
saurai jamais. Sans mémoire, on est éternellement ignorant; mais savoir
son ignorance, c'est savoir qu'il y a un monde enchanté où l'on voudrait
toujours se glisser, et, si l'on reste à la porte, ce n'est pas parce
qu'on se plaît au dehors dans la stérilité et dans l'impuissance, c'est
parce qu'on n'est pas doué; mais au moins on est riche de désirs,
d'élans, de rêves et d'aspirations. Le coeur vit de cette soif d'idéal.
On s'oublie soi-même, on monte dans une région où la personnalité
s'efface, parce que le sentiment, je dirais presque la sensation de la
vie universelle, prend possession de notre être et le spiritualise en le
dispersant dans le grand tout. C'est peut-être là la signification du
mot mystérieux de contemplation, qui, pris dans l'acception matérielle,
ne veut rien dire. Regarder sans être ému de ce qu'on voit serait
une jouissance vague et de courte durée, si toutefois c'était une
jouissance. Regarder la vie agir dans l'univers en même temps qu'elle
agit en nous, c'est la sentir universalisée en soi et personnifiée dans
l'univers. Levez les yeux vers le ciel et voyez palpiter la lumière des
étoiles; chacune de ces palpitations répond aux pulsations de notre
coeur. Notre planète est un des petits êtres qui vivent du scintillement
de ces grands astres, et nous, êtres plus petits, nous vivons des mêmes
effluves de chaleur et de lumière.

L'étoile est à nous, comme le soleil est à la terre. Tout nous
appartient, puisque nous appartenons à tout, et ce perpétuel échange
de vie s'opère dans la splendeur du plus sublime spectacle et du plus
admirable mécanisme qu'il nous soit possible de concevoir. Tout y est
beau, depuis Sirius, qui traverse l'éther d'une flèche de feu, jusqu'à
l'oeil microscopique de l'imperceptible insecte qui reflète Sirius et le
firmament. Tout y est grand, depuis le fleuve de mondes qui s'appelle
la voie lactée jusqu'au ruisselet de la prairie qui coule dans son flot
emperlé un monde de petits êtres extraordinairement forts, agiles, doués
d'une vitalité intense, presque irréductible. Tout y est heureux, depuis
la grande âme du monde qui révèle sa joie de vivre par son éternelle
activité jusqu'à l'être qui se plaint toujours, l'homme! Oui, l'homme
est infiniment heureux dans ses vrais rapports avec la nature. Il a le
beau dans les yeux, le vrai est dans l'air qu'il respire, le bon est
dans son coeur, puisqu'il est heureux quand il fait le bien, et triste,
bête ou fou quand il fait le mal.

Qui l'empêche d'être lui-même? Son ignorance du milieu où il existe,
partant son indifférence pour les biens qui sont à sa portée. La race
humaine est une création trop moderne pour avoir établi sa relation
vraie avec le vrai de l'univers. Extraordinairement douée, elle s'agite
démesurément avant de se poser dans son milieu, et l'on pourrait dire
qu'elle n'existe encore que par l'inquiétude et le besoin d'exister. En
possession d'un sens merveilleux qui semble manquer aux autres créatures
terrestres, et qui est précisément le besoin de connaître et de sentir
ses rapports avec l'univers, elle les cherche péniblement et à travers
tous les mirages que lui crée cette puissance admirable de l'esprit et
de l'imagination. La raison humaine est encore incomplète. L'historien
de l'humanité s'en étonne et s'en effraie. L'historien de la vie, le
naturaliste, peut s'en affliger aussi, mais il n'est ni surpris
ni découragé. Les chiffres de la durée ne sont pour lui que des
palpitations de l'astre éternité.

L'homme est forcé d'être, il est donc forcé d'arriver à l'existence
normale et complète, qui est le bonheur. Il en eut la révélation
fugitive le jour où il écrivit au fronton de ses temples trois mots
sacrés qui résumaient tout le but de sa vie philosophique, sociale et
morale. Ces mots sont effacés de la bannière qui dirige la phalange
humaine. Ils sont restés vivants dans l'univers qui les a entendus.
Essayez de les arracher de l'âme du monde! Étouffez le tressaillement
que la terre en a ressenti, faites qu'ils soient rayés du livre de la
vie! Oui, oui, tâchez! On peut embrouiller ou suspendre tout ce qui
est du domaine de l'idée, mais tuer une idée est aussi vain, aussi
impossible que de vouloir anéantir la vibration d'un son jeté dans
l'espace. Tirez cent mille coups de canon pour empêcher qu'on ne
l'entende. Le dieu Pan se rit du vacarme, et l'écho a redit le chant
mystérieux de sa petite flûte avant que vos mèches fussent allumées.

Liberté, seule condition du véritable fonctionnement de la vie; égalité,
notion indispensable de la valeur de tout être vivant et de la nécessité
de son action dans l'univers; fraternité, complément de l'existence,
application et couronnement des deux premiers termes, action vitale par
excellence.

On a dit que la Révolution était une expérience manquée. On n'a pu
entendre cet arrêt que dans un sens relatif, purement historique. Le
bouillonnement de la sève dans l'humanité peut bien n'avoir pas produit
dans le moment voulu tout l'accroissement de vitalité intellectuelle et
morale que les philosophes de cette grande époque devaient en attendre;
mais c'est la loi de la nature même qui le voulait ainsi. La vie se
compose d'action et de repos, de dépense d'énergie dans la veille et de
recouvrement d'énergie dans le sommeil, de vie sous forme de mort et de
mort sous forme de vie. Rien ne s'arrête et rien ne se perd. C'est l'ABC
de la science, qu'elle s'intitule spiritualiste ou positive. Comment
donc se perdrait une formule qui a fait monter à l'homme un degré de
plus dans la série du perfectionnement que la loi de l'univers impose à
son espèce?

Adieu, et aimons-nous.

A LA MÊME



II

Nohant, 20 avril.

Ma chère, si la science est _triste_, c'est parce qu'elle est toujours
persécutée. Elle lutte, elle a l'austérité et la dignité de sa tâche
écrite sur le front en caractères sacrés. Depuis ma dernière lettre,
j'ai été mis au courant des faits nouveaux. La foi veut attribuer à
l'État le droit d'imposer silence à l'examen. Je vous disais que ces
discussions ne m'intéressaient pas. Elles ne me troublent pas pour mon
compte, cela est certain. Je n'ai pas mission de défendre une école, je
ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre ignorance qui me
permet de me tromper autant qu'un autre, je me borne à défendre mon for
intérieur contre des notions qui ne me paraissent pas convaincantes.

Mais ne pas m'intéresser à la marche des idées et aux luttes qu'elles
suscitent, ce me serait tout aussi impossible qu'à vous. Nous ne
sortirons pas trop de la physiologie botanique en causant de la marche
générale des études sur l'histoire naturelle; toutes ses branches
partent de l'arbre de la vie.

Voilà donc que la religion nous défend de conclure? Moi qui, par
exemple, trouvais dans l'étude une sorte d'exaltation religieuse, je
dois m'abstenir de l'étude. C'est une occupation criminelle qui peut
conduire au doute, cela entraîne à discuter, et, comme on peut être
vaincu dans la discussion, le mieux est de faire taire tout le monde.
Quand on voit de quelle façon les influences finies ou près de finir se
précipitent d'elles-mêmes, on est tenté de croire que les idées fausses
ont besoin de se suicider avec éclat, et qu'elles convoquent le genre
humain au spectacle de leur abdication. Comment! le Dieu des Juifs
n'était pas assez humilié dans l'histoire le jour où en son nom le
prêtre prononça la condamnation de Galilée! il fallait donner encore
plus de solennité à la chose et venir, au XIXe siècle, invoquer les
pouvoirs de l'État pour que défense fût faite à la science de s'enquérir
de la vérité, et pour que cette sentence fût portée:

«La vérité est le domaine exclusif de l'Église; quand elle décrète
que le soleil tourne autour de la terre, elle ne peut pas se tromper!
N'a-t-elle pas l'Esprit-Saint pour lumière? Donc toutes les découvertes,
tous les calculs, toutes les observations de la science sont rayées et
annulées: qu'on se le dise, la terre ne tourne pas!»

Si la science penche vers le matérialisme exclusif, à qui la faute? Il
fallait bien une réaction énergique contre ce prétendu _esprit_ saint
qui veut se passer des lumières de la raison et de l'expérience.

Dans un excellent article sur ce sujet, que je lisais hier, on rappelait
fort à propos et avec beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que les
derniers païens entendirent sur les rivages de la Grèce et qui les fit
pâlir d'épouvante: _Le grand Pan est mort!_

L'auteur parlait des idées qui meurent. Moi, je songeais à celles qui
ne meurent pas, et je voyais dans ce cri douloureux et solennel tout un
monde qui s'écroulait, le culte et l'amour de la nature égorgés par le
spiritualisme farouche et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière.
Le divorce entre le corps et l'âme était prononcé, et le grand Pan, le
dieu de la vie, léguait à ses derniers adeptes la tâche de réhabiliter
la matière.

Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter le grand
principe, et, comme il est immortel, elle réussira. Elle révolutionnera
la face de la terre, c'est-à-dire que ses décisions auront un jour
la force des vérités acquises, qu'elles auront pénétré dans tous les
esprits, et qu'elles auront détruit insensiblement tous les vestiges de
la superstition et de l'idolâtrie.

On fait grand bruit de ses tendances actuelles. On fait bien. C'est le
moment de défendre le droit qu'elle a de tout voir, de tout juger et de
tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté par les juges de
Galilée; mais, quand cette rumeur sera passée, quand la science aura
triomphé des vains obstacles,--un peu plus tôt, un peu plus tard, ce
triomphe est assuré, certain, fatal comme une loi de la vie;--quand,
mise sous l'égide de la liberté sacrée invoquée par nos pères, elle
poursuivra paisiblement ses travaux, la grande question, aujourd'hui mal
posée, qui s'agite dans son sein sera élucidée. Il le faudra bien. Si le
grand Pan représentait la force vitale inhérente à la matière, si en lui
se personnifiaient la plante, les bois sacrés et les suaves parfums de
la montagne, l'habitant ailé de l'arbre et de la prairie, la source
fécondante et le torrent rapide, les hôtes du rocher, du chêne et de la
bruyère, depuis le ciron jusqu'à l'homme, si tout enfin était Dieu ou
divin, la vie était divinité: divinité accessible et intelligible, il
est vrai, divinité amie de l'homme et partageant avec lui l'empire de la
terre, mais essence divine incarnée; activité indestructible, revêtant
toutes les formes, nécessairement pourvue d'organes quelconques, mais
émanant d'un foyer d'amour universel, incommensurable.

Vous me dites souvent que vous êtes païenne. C'est une manière poétique
de dire que vous aimez l'univers, et que les aperçus de la science vous
ont ouvert le grand temple où tout est sacré, où toute forme est sainte,
où toute fonction est bénie. En son temps, le paganisme n'était pas
mieux compris des masses que ne l'était le théisme qui le côtoyait,
et l'absorbait même dans la pensée des adorateurs exclusifs du grand
Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l'idée panthéiste, la même
qui s'est ranimée sous la puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette
vaste conception, l'esprit humain s'est rouvert à une notion de plus en
plus large du rôle de la matière, et la science démontre chaque jour la
sublimité de ce rôle dans son union intime avec le principe de la vie.

En résulte-t-il qu'elle soit le principe même? La matière pourrait-elle
se passer de l'esprit, qui ne peut se passer d'elle? Est-ce encore une
question de mots? Je le crains bien, ou plutôt je l'espère. La science
a-t-elle la prétention de faire éclore la pensée humaine comme résultat
d'une combinaison chimique? Non, certes; mais elle peut espérer de
surprendre un jour les combinaisons mystérieuses qui rendent la matière
inorganisée propre à recevoir le baptême de la vie et à devenir son
sanctuaire. Ce sera une magnifique découverte; mais quoi! après? L'homme
saura, je suppose, par quelle opération naturelle le fluide vital
pénètre un corps placé dans les conditions nécessaires à son apparition.
Le Dieu qui, roulant dans ses doigts une boulette de terre, souffla
dessus et en fit un être pensant, ne sera plus qu'un mythe. Fort bien,
mais un mythe est l'expression symbolique d'une idée, et il restera à
savoir si cette idée est un poëme ou une vérité.

Allons aussi loin qu'il est permis de supposer. Entrons dans le rêve,
imaginons un nouveau Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre
existence, un _Albertus Magnus_ faisant penser et parler une tête de
bois, _Capparion!_ un Berthelot futur voyant surgir de son creuset une
forme organisée, vivante,--que saura-t-il de la source de cette vie
mystérieuse? La philosophie a beaucoup à répondre, mais je vois surtout
là une question d'histoire naturelle à résoudre, rentrant dans les
célèbres discussions sur la génération spontanée. Pour mon compte, je
crois presque à la génération spontanée, et je n'y vois aucun principe
de matérialisme à enregistrer dans le sens absolu que l'on veut
aujourd'hui attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme le
_principe vivant_. Ceci est encore l'histoire de la plante, qui tire
ses organes de sa propre substance. Mais le principe _vivant_, d'où
tire-t-il son activité, sa volition, son expansion, ses résultats
sans limites connues? D'un milieu qui ne les a pas? C'est difficile à
comprendre. La matière possède le principe _viable_; mais point de vie
sans fécondation. La doctrine de la génération spontanée proclame que
la fécondation n'est pas due nécessairement à l'espèce; elle admet donc
qu'il y a des principes de fécondation dans toute combinaison vitale,
et même que tout est combinaison vitale, vie latente, impatiente de
s'organiser par son mariage avec la matière. Quoi qu'on fasse, il faut
bien parler la langue humaine, se servir de mots qui expriment des
idées. On aura beau nous dire que la vie est une pure opération et une
simple action de la matière, on ne nous fera pas comprendre que les
opérations de notre pensée et l'action de notre volonté ne soient pas le
résultat de l'association de deux principes en nous. Que faites-vous
de la mort, si la matière seule est le principe vivant? Vous dites que
l'âme s'éteint quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous demander
pourquoi le corps ne fonctionne plus quand l'âme le quitte. Et tout
cela, c'est un cercle vicieux, où les vrais savants sont moins
affirmatifs que leurs impatients et enthousiastes adeptes. Il y a
quelque chose de généreux et de hardi, j'en conviens, à braver les
foudres de l'intolérance et à vouloir attribuer à la science la liberté
de tout nier. Inclinons-nous devant le droit qu'elle a de se tromper.
Ses adversaires en usent si largement! Mais attendons, pour nier
l'action divine qui préside au grand hyménée universel, que l'homme soit
arrivé par la science à s'en passer ou à la remplacer.

--Vous ne pensez, nous disent les médecins positivistes, que parce que
vous avez un cerveau.

Très-bien; mais, sans ma pensée, mon cerveau serait une boîte
vide.--Nous pouvons mettre le doigt sur la portion du cerveau qui pense
et oblitérer sa fonction par une blessure, notre main peut écraser la
raison et la pensée!--Vous pouvez produire la folie et la mort; mais
empêcher l'une et guérir l'autre, voilà où vous cherchez en vain des
remèdes infaillibles. Cette pensée qui s'éteint ou qui s'égare dans le
cerveau épuisé et meurtri est bien forcée de quitter le milieu où elle
ne peut plus fonctionner.

--Où va-t-elle?--Demandez-moi aussi d'où elle vient. Qui peut vous
répondre? Me direz-vous d'où vient la matière? Vous voilà étudiant les
météorites, étude admirable qui nous renseignera sans doute sur la
formation des planètes. Mais, quand nous saurons que nous sommes nés du
soleil, qui nous dira l'origine de celui-ci? Pouvez-vous vous emparer
des causes premières? Vous n'en savez pas plus long sur l'avènement
de la matière que sur celui de la vie, et, si vous vous fondez sur la
priorité de l'apparition de la matière sur notre globe, vous ne résolvez
rien. La vie était organisée ailleurs avant que notre terre fut prête à
la recevoir; latente chez nous, elle fonctionnait dans d'autres régions
de l'univers.

Mais il n'y a pas de matière proprement inerte; je le veux bien! Chaque
élément de vitalité a sa vie propre, et j'admets sans surprise celle de
la terre et du rocher. La vie chimique est encore intense sous nos pieds
et se manifeste par les tressaillements et les suintements volcaniques;
mais, encore une fois, la vie la plus élémentaire est toujours une
vie; la vie inorganique--il paraît qu'on parle ainsi aujourd'hui--est
toujours une force qui vient animer une inertie. D'où vient cette force?
D'une loi. D'où vient la loi?

Pour répondre scientifiquement à une telle question, il faut trouver
une formule nouvelle à coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi
jusqu'ici à l'idée spiritualiste paraissent entachés de superstition,
et que tous ceux qui servent à l'idée positiviste semblent entachés
d'athéisme, vitalité, dis-nous ton nom!

Sublime inconnue, tu frémis sous ma main quand je touche un objet
quelconque. Tu es là dans ce roc nu qui, l'an prochain ou dans un
million d'années, aura servi, par sa décomposition ou toute autre
influence peut-être occulte, à produire un fruit savoureux. Tu es
palpable et visible et déjà merveilleusement savante dans la petite
graine qui porte dans sa glume les prairies de six cents lieues de
l'Amérique. Tu souris et rayonnes dans la fleur qui se pare pour
l'hyménée. Tu bondis ou planes dans l'insecte vêtu des couleurs de la
plante qui l'a nourri à l'état de larve. Tu dors sous les sables dorés
du rivage des mers, tu es dans l'air que je respire comme dans le regard
ami qui me console, dans le nuage qui passe comme dans le rayon qui le
traverse.--Je te vois et je te sens dans tout; mais rayez le mot divin
_amour_ du livre de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends
plus, je ne vis plus.

La matière qui n'a pas la vie, et la vie qui ne se manifeste pas dans la
matière ont-elles conscience du besoin qu'elles éprouvent de se réunir?
Ce n'est pas très-probable sans la supposition d'un agent souverain qui
les pousse irrésistiblement l'une vers l'autre. Quel est-il? son nom? Le
nom que vous voudrez parmi ceux qui sont à l'usage de l'homme; moi, je
n'en peux trouver que dans le vocabulaire classique des idées actuelles:
âme du monde, amour, divinité. Je vois dans la moindre étude des choses
naturelles, dans la moindre manifestation de la vie, une puissance dont
nulle autre ne peut anéantir le principe. La matière a beau se ruer sur
la matière et se dévorer elle-même, la vie a beau se greffer sur la vie
et s'embrancher en d'inextricables réseaux où se confondent toutes les
limites de la classification, tout se maintient dans l'équilibre qui
permet à la vie de remplacer la mort à mesure que celle-ci opère une
transformation devenue nécessaire. Je sens le souffle divin vibrer dans
toutes ces harmonies qui se succèdent pour arriver toujours et par tous
les modes au grand accord relativement parfait, âme universelle, amour
inextinguible, puissance sans limites.

Laissons les savants chercher de nouvelles définitions. Si leurs
tendances actuelles nous ramènent à d'Holbach et compagnie, comme il y
avait là en somme très-bonne compagnie, il en sortira quelque chose de
bon; la vie ne s'arrête pas parce que l'esprit fait fausse route.
Une notion qui tend à comprimer son essor, à détruire son énergie, à
refroidir son élan vers l'infini, n'est pas une notion durable; mais la
science seule peut redresser et éclairer la science. S'il était possible
de la réduire au silence, ce qu'il y a de vrai dans le spiritualisme
aurait chance de succomber longtemps. Les esprits vulgaires
s'empareraient d'un athéisme grossier comme d'un drapeau, et la
recherche de la vérité serait soumise aux agitations de la politique.
Tel n'est point le rôle de la science, tel n'est point le chemin du
vrai. Telle n'est heureusement pas la loi du progrès, qui est la loi
même de la vie.

* * * * *

Ce n'est certes pas moi, ma chère amie, qui vous dirai par où le monde
passera pour sortir de cette crise. Je ne sais rien qu'une chose, c'est
qu'il faut que l'homme devienne un être complet, et que je le vois en
train d'être comme l'enfant dont on voulait donner une moitié à chacune
des mères qui se le disputaient. L'enfant ne se laissera pas faire,
soyons tranquilles.

Au reste, je me suis probablement aussi mal exprimé que possible sur le
fond de la question en parlant de la vie comme d'une opération. C'est
plus que cela sans doute, ce doit être le résultat d'une opération non
surnaturelle, mais divine, où les éléments abstraits se marient aux
éléments concrets de l'existence; mais il y a un langage technique que
je ne veux point parler ici, parce qu'il me déplaît et n'éclaircit rien.
Les sciences et les arts ont leur technologie très-nécessaire, et vous
voyez que j'évite d'employer cette technologie à propos de botanique.
Elle est si facile à apprendre que l'exhiber serait faire un mauvais
calcul de pédantisme. La technologie métaphysique n'est pas beaucoup
plus _sorcière_, comme on dit chez nous; mais elle n'a pas la justesse
et la précision de la botanique. Chaque auteur est forcé de créer des
termes à son usage pour caractériser les opérations de la pensée telle
qu'il les conçoit. Ces opérations sont beaucoup plus profondes que
les mystères microscopiques du monde tangible. Après tant de sublimes
travaux et de grandioses explorations dans le domaine de l'âme,
la science des idées n'a pas encore trouvé la parole qui peut se
vulgariser: c'est un grand malheur et un grand tort. Le matérialisme
radical menace d'une suppression complète la recherche des opérations
de l'entendement humain. Allons donc! alors vienne l'homme de génie
qui nous expliquera notre âme et notre corps dans l'ensemble de leurs
fonctions, par des vérités sans réplique et dans une langue qui nous
permettra d'enseigner à nos petits-enfants qu'ils ne sont ni anges ni
bêtes!

* * * * *

Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais vous dire aujourd'hui sur
les herbiers. Je tiens cependant à ne pas finir sans cela.

L'herbier inspire des préventions aux artistes.

--C'est, disent-ils, une jolie collection de squelettes.

Avant tout, je dois vous dire que faire un herbier est une chose si
grave, que j'ai écrit sur la première feuille du mien: _Fagot_. Je
n'oserais donner un titre plus sérieux à une chose si capricieuse et si
incomplète. Je parlerai donc de l'herbier au point de vue général, et
je vous accorde que c'est un cimetière. Dès lors, ce n'est pas un coin
aride pour la pensée. Le sentiment l'habite, car ce qui parle le plus
éloquemment de la vie, c'est la mort.

Maintenant, écoutez une anecdote véridique.

* * * * *

J'ai vu Eugène Delacroix essayer pour la première fois de peindre des
fleurs. Il avait étudié la botanique dans son enfance, et, comme il
avait une admirable mémoire, il la savait encore, mais elle ne l'avait
pas frappé en tant qu'artiste, et le sens ne lui en fut révélé que
lorsqu'il reproduisit attentivement la couleur et la forme de la plante.
Je le surpris dans une extase de ravissement devant un lis jaune dont il
venait de comprendre la belle _architecture_; c'est le mot heureux dont
il se servit. Il se hâtait de peindre, voyant qu'à chaque instant son
modèle, accomplissant dans l'eau l'ensemble de sa floraison, changeait
de ton et d'attitude. Il pensait avoir fini, et le résultat était
merveilleux; mais, le lendemain, lorsqu'il compara l'art à la nature, il
fut mécontent et retoucha. Le lis avait complètement changé. Les lobes
du périanthe s'étaient recourbés en dehors, le ton des étamines avait
pâli, celui de la fleur s'était accusé, le jaune d'or était devenu
orangé, la hampe était plus ferme et plus droite, les feuilles, plus
serrées contre la tige, semblaient plus étroites. C'était encore une
harmonie, ce n'était plus la même. Le jour suivant, la plante était
belle tout autrement. Elle devenait de plus en plus _architecturale_.
La fleur se séchait et montrait ses organes plus développés; ses formes
devenaient _géométriques_; c'est encore lui qui parle. Il voyait le
squelette se dessiner, et la beauté du squelette le charmait. Il fallut
le lui arracher pour qu'il ne fit pas, d'une étude de plante à l'état
splendide de l'anthèse, une étude de plante en herbier.

Il me demanda alors à voir des plantes séchées, et il s'enamoura de ces
silhouettes déliées et charmantes que conservent beaucoup d'espèces.
Les raccourcis que la pression supprime, mais que la logique de l'oeil
rétablit, le frappaient particulièrement.

--Les plantes d'herbier, disait-il, c'est la grâce dans la mort.

Chacun a son procédé pour conserver la plante sans la déformer. Le plus
simple est le meilleur. _Jetée_ et non _posée_ dans le papier qui doit
boire son suc, rétablie par le souffle dans son attitude naturelle,
si elle l'a perdue en tombant sur ce lit mortuaire, elle doit être
convenablement comprimée, mais jamais jusqu'à produire l'écrasement. Il
faut renouveler tous les jours les couches de papier qui l'isolent, sans
ouvrir le feuillet qui la contient. Le moindre dérangement gâte sa pose,
tant quelle colle à son linceul. Au bout de quelques jours, pour la
plupart des espèces, la dessiccation est opérée. Les plantes grasses
demandent plus de pression, plus de temps et plus de soins, sans jamais
donner de résultats satisfaisants. Les orchidées noircissent malgré le
repassage au fer chaud, qui est préférable à la presse. Bannissons la
presse absolument, elle détruit tout et ne laisse plus la moindre chance
à l'analyse déjà si difficile du végétal desséché. Le but de l'herbier
doit être de faciliter l'étude des sujets qu'il contient. Le goût des
collections est puéril, s'il n'a pas ce but avant tout pour soi et pour
les autres.

Mais l'herbier a pour moi une autre importance encore, une importance
toute morale et toute de sentiment. C'est le passage d'une vie humaine
à travers la nature, c'est le voyage enchanté d'une âme aimante dans le
monde aimé de la création. Un herbier bien fait au point de vue de la
conservation exhale une odeur particulière, où les senteurs diverses,
même les senteurs fétides, se confondent en un parfum comparable à celui
du thé le plus exquis. Ce parfum est pour moi comme l'expression de la
vie prise dans son ensemble. Les saveurs salutaires des plantes dites
officinales, mariées aux âcres émanations des plantes vireuses,
lesquelles sont probablement tout aussi _officinales_ que les autres,
produisent la suavité qui est encore une richesse, une salubrité,
une subtile beauté de la nature. Ainsi se perdent dans l'harmonie de
l'ensemble les forces trop accusées pour nous de certains détails.

Ainsi de nos souvenirs, où se résument comme un parfum tout un passé
composé de tristesse et de joie, de revers et de victoires. Il y a dans
cet herbier-là des épines et des poisons: l'ortie, la ronce et la ciguë
y figurent; mais tant de fleurs délicieusement belles et bienfaisantes
sont là pour ramener à l'optimisme, qui serait peut-être la plus vraie
des philosophies!

La ciguë d'ailleurs..., je l'arrache sans pitié, je l'avoue, parce
qu'elle envahit tout et détrône tout quand on la laisse faire; mais,
outre qu'elle est bien belle, elle est une plante historique. Son nom
est à jamais lié au divin poëme du _Phédon_. Les chrétiens ne sauraient
dire quel arbre a fourni la croix vénérée de leur grand martyr. Tout le
monde sait que la ciguë a procuré une mort douce et sublime au grand
prédécesseur du crucifié. Innocente ou bienfaisante ciguë, sois donc
réhabilitée, toi qui, forcée de donner la mort, sus prouver que tu
n'atteignais pas la toute-puissance de l'âme, et laissas pure et lucide
celle du sage jusqu'à la dernière pulsation de ses artères!

L'herbier est encore autre chose, c'est un reliquaire. Pas un individu
qui ne soit un souvenir doux et pur. On ne fait de la botanique bien
attentive que quand on a l'esprit libre des grandes préoccupations
personnelles ou reposé des grandes douleurs. Chaque plante rappelle donc
une heure de calme ou d'accalmie. Elle rappelle aussi les beaux jours
des années écoulées, car on choisit ces jours-là pour chercher la vie
épanouie et s'épanouir pour son propre compte. La vue des sujets un
peu rares dans la localité explorée réveille la vision d'un paysage
particulier. Je ne puis regarder la petite campanule à feuilles de
lierre,--merveille de la forme!--sans revoir les blocs de granit de nos
vieux dolmens, où je l'observai vivante pour la première fois. Elle
perçait la mousse et le sable en mille endroits, sur un coteau couvert
de hautes digitales pourprées, et ses mignonnes clochettes devenaient
plus amples et plus colorées à mesure qu'elle se rapprochait du ruisseau
qui jase timidement dans ces solitudes austères. Là aussi, je trouvai
la _lysimaque nemorum_, assez rare chez nous, non moins merveilleuse de
fini et de grâce, et, dans le bois voisin, l'_oxalis acelosella_, qui
remplissait de ses touffes charmantes,--_d'un vert gai_, comme daignent
dire les botanistes,--les profondes crevasses des antiques châtaigniers.

Que ce bois était beau alors! Il était si épais d'ombrage que la lumière
du soleil y tombait, pâle et glauque, comme un clair de lune. De
vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à la cime, des panaches
ininterrompus de hautes fougères. A la lisière, des argynnis énormes,
toutes vêtues de nacre verte, planaient comme des oiseaux de haut vol
sur les églantiers. Un paysan d'aspect naïf et sauvage nous demanda
ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser des herbes et des
insectes, resta cloué sur place, les yeux hagards, le sourire sur les
lèvres. Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement d'épaules
formidable, et s'éloigna en disant d'un ton dont rien ne peut rendre le
mépris et la pitié:

--Ah! mon Dieu, mon Dieu!

J'ouvre l'herbier au hasard, quand je suis rendu _gloomy_ par un temps
noir et froid. L'herbier est rempli de soleil. Voici la circée, et
aussitôt je rêve que je me promène dans les méandres et les petites
cascades de l'Indre; c'était un coin vierge de culture et bien touffu.
La flore y est très-belle. J'y ai trouvé cette année-là l'agraphis
blanche, le genêt sagitté, la balsamine _noli me langere_, la spirante
d'été, les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l'_anagallis
tenella_, sans parler des grandes eupatoires, des hautes salicaires, des
spirées ulmaires et filipendules, des houblons et de toutes les plantes
communes dans mon petit rayon habituel. La circée m'a remis toute cette
floraison sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée, et le jardin
naturel qui se cache et se presse sous les vieux saules, avec ses petits
blocs de grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes et ses grands
lézards verts, pierreries vivantes, qui traversent le fourré comme des
éclairs rampants. Le martin-pêcheur, autre éclair, rase l'eau comme une
flèche; la rivière parle, chante, gazouille et gronde. Il y a partout,
selon la saison, des ruisseaux et des torrents à traverser comme on
peut, sans ponts et sans chemins. C'est un endroit qui semble primitif
en quelques parties, que le paysan n'explore que dans les temps secs.
Hélas! gare au jour où les arbres seront bons à abattre! La flore des
lieux frais ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.

En voyant le domaine de la nature se rétrécir de jour en jour, et les
ravages de la culture mal entendue supprimer sans relâche le jardin
naturel, je ne suis guère en train de conclure avec certains adeptes de
Darwin que l'homme est un grand créateur, et qu'il faut s'en remettre
à son goût et à son intelligence pour arranger au mieux la planète.
Jusqu'à présent, je trouve qu'il est un affreux bourgeois et un vandale,
qu'il a plus gâté les types qu'il ne les a embellis, que, pour quelques
améliorations, il a fait cent bévues et cent profanations, qu'il a
toujours travaillé pour son ventre plus que pour son coeur et pour son
esprit, que ces créations de plantes et d'animaux les plus utiles sont
précisément les plus laides, et que ces modifications tant vantées sont,
dans la plupart des cas, des détériorations et des monstruosités. La
théorie de Darwin n'en est pas moins vraisemblable et logiquement vraie;
mais elle ne doit pas conclure à la destruction systématique de tout ce
qui n'est pas l'ouvrage de l'homme. L'interpréter ainsi diminuerait son
importance et dénaturerait probablement son but; mais, pour parler de ce
grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait plus de papier que je
ne veux condamner vos yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.

Je vous disais que l'herbier est un cimetière; hélas! le mien est rempli
de plantes cueillies par des mains amies que la mort a depuis longtemps
glacées. Voici les graminées que mon vieux précepteur Deschartres
prépara et classa ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père, qui
avait été son élève; elles ont servi à mes premières études botaniques;
je les ai pieusement gardées, et, si j'ai rectifié la classement un peu
suranné de mon professeur, j'ai respecté les étiquettes jaunies qui
gardent fidèlement son écriture... J'ai trouvé dans un volume de l'abbé
de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les mains de Jean-Jacques
Rousseau, une saponaire ocymoïde qui m'a bien l'air d'avoir été mise là
par lui.--De nombreux sujets me viennent de mon cher Malgache, Jules
Néraud, dont le livre élémentaire et charmant, _Botanique de ma fille_,
a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir longtemps dormi chez
l'éditeur de Lausanne.

Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé de causeries pleines
de savoir et d'esprit que j'écoutais en artiste et pas assez en
naturaliste. Je ne me suis occupé un peu sérieusement de botanique que
depuis la mort de mon pauvre ami. J'avais toujours remis au lendemain
_l'épélage_ de cet alphabet nécessaire dont on espère en vain pouvoir se
passer pour bien voir et réellement comprendre. Le lendemain, hélas! m'a
trouvé seul, privé de mon précieux guide; mais les plantes qu'il m'avait
données, avec d'excellentes analyses vraiment descriptives,--il y en a
si peu de complètes dans les gros livres!--sont restées dans l'herbier
comme types bien définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos
promenades dans les bois avec mon fils enfant, que nous portions à
tour de rôle, et qui aimait à chevaucher _la grandelette_, la boîte de
fer-blanc du Malgache.

D'autres amis, qui, grâce au ciel, vivent encore et me survivront, ont
aussi laissé leurs noms et leurs tributs dans mon herbier. Une grande
artiste dramatique, qui est rapidement devenue botaniste attentive et
passionnée, m'a envoyé des plantes rares et intéressantes des bois de
la Côte-d'Or. Célimène a les yeux aussi bons qu'ils sont beaux. La
botanique ne leur a rien ôté de leur expression et de leur pureté: c'est
que l'exercice complet d'un organe le retrempe. J'ai longtemps partagé
cette erreur, qu'il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte de
la fatiguer. L'oeil est complet ou non, mais il ne peut que gagner à
fonctionner régulièrement. Des semaines et des mois de repos, que l'on
me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient le nuage qui me
gêne. Des semaines et des mois d'étude à la loupe m'ont enfin prouvé que
la vue revient quand on la sollicite, tandis qu'elle s'éteint de plus
en plus dans l'inertie; mais, en ceci comme en tout, il ne faut point
d'excès.

L'herbier se prête aussi aux exercices de la mémoire, qui est un sens
de l'esprit. Si on ne le feuilletait de temps en temps, les noms et les
différences se confondraient ou s'échapperaient pour qui n'est pas doué
naturellement du beau souvenir qui s'incruste. Les soldats passés en
revue, avec leurs costumes variés, se confondraient dans la vision,
s'ils n'étaient bien classés par régiments et bataillons. Ils défilent
dans leur ordre; on reconnaît alors facilement chacun d'eux, et, avec
son nom et son origine, on retrouve son histoire personnelle, on se
retrace des lieux aimés, des personnes chéries; on revoit les douces
figures, on entend les gais propos des compagnons qui couraient alertes
et joyeux au soleil, et qui aujourd'hui vivent dans notre âme fidèle à
l'état de pensées fortifiantes et salutaires.

Quoi de plus beau et de plus pur que la vision intérieure d'un mort
aimé? L'esprit humain a la faculté d'une évocation admirable. L'ami
reparaît, mais non tel qu'il était absolument. L'absence mystérieuse a
rajeuni ses traits, épuré son regard, adouci sa parole, élevé son âme.
Il se rappelle quelques erreurs, quelques préjugés, quelques préventions
inséparables du milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé,
il vous invite à vous débarrasser de cet alliage. Il ne se pique point
d'être entré dans la lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge
la vie avec calme et sagesse. Il a gardé de lui-même et développé tout
ce qui était bon. Il est désormais à toute heure ce qu'il était dans ses
meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de son amitié, et
il n'est pas besoin qu'il nous prie d'en oublier les erreurs ou les
lacunes. Son apparition les efface.

Telle est la puissance de l'imagination et du sentiment en nous, que
nous rendons la vie à ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque
chose? Nous le croyons par l'enthousiasme et l'attendrissement. La
raison jusqu'ici ne nous le prouve pas, elle ne peut tout prouver: elle
n'est pas la seule lumière de l'homme, _quoi qu'on die_; mais elle a des
droits sacrés, imprescriptibles, ne l'oublions pas, et n'arrêtons jamais
son essor.

En attendant qu'elle se mette d'accord avec notre coeur, car il faut
qu'elle en arrive là, donnons à nos amis envolés un sanctuaire dans
notre âme, et continuons la reconnaissance et l'affection au delà de
la tombe en leur faisant plus belle cette région idéale, cette vie
renouvelée où nous les plaçons. Qu'ils soient pour nous comme les suaves
parfums de fleurs qui s'épurent en se condensant.
                
Go to page: 12345678
 
 
Хостинг от uCoz