George Sand

Nouvelles lettres d'un voyageur
Go to page: 12345678
IV

DE MARSEILLE A MENTON


A M. GUSTAVE TOURANGIN, A SAINT-FLORENT

Nohant. 28 avril 1868.

Mais non, mon cher _Micro_, je ne suis plus au pays des anémones, je
suis au doux pays de la famille, où vient de nous fleurir une petite
plante plus intéressante que toutes celles de nos herbiers. Le beau
soleil qui rit dans sa chambre et la douce brise de printemps qui
effleure son rideau de gaze sont les divinités que j'invoque en ce
moment pour elle, et je laisse les cactus et les dattiers de la Provence
aux baisers du mistral, qu'ils ont la force de supporter.

J'ai passé un mois seulement sur le rivage de la mer bleue. Le
_rapide_,--c'est ainsi que les Méridionaux appellent le train que l'on
prend à Paris à sept heures du soir, nous déposait à Marseille le
lendemain à midi. Une heure après, il nous remportait à Toulon.

Je regrette toujours de ne plus m'arrêter à Marseille: les environs
sont aussi beaux que ceux des autres stations du littoral, plus beaux
peut-être, si mes souvenirs ne m'ont pas laissé d'illusions. Ce que j'en
vois en gagnant Toulon, où nous sommes attendus, me semble encore plein
d'intérêt. Le massif de Carpiagne, qui s'élève à ma droite et que
j'ai flairé un peu autrefois sans avoir la liberté d'y
pénétrer,--j'accompagnais un illustre et cher malade que tu as connu et
aimé,--m'apparaît toujours comme un des coins ignorés du vulgaire, où
l'artiste doit trouver une de ses oasis. C'est pourtant l'aridité qui
fait la beauté de celle-ci. C'est un massif pyramidal qui s'étoile à
son sommet en nombreuses arêtes brisées, avec des coupures à pic, des
dentelures aiguës, des abîmes et des redressements brusques. Tout cela
n'est pas de grande dimension et paraît sans doute de peu d'importance à
ceux qui mesurent le beau à la toise; autant que mon oeil peut apprécier
ce monument naturel, il a de six à sept cents mètres d'élévation, et ses
verticales nombreuses ont peut-être trois ou quatre cents pieds. Peu
m'importe; l'oeil voit immense ce qui est construit dans de belles
proportions, et le Lapithe qui a taillé cette montagne à grands coups de
massue était un artiste puissant, quelque demi-dieu ancêtre du génie qui
s'incorpora et se personnifia dans Michel-Ange.

Il y a, n'est-ce pas? dans la nature, des formes qui nous font penser
à tel ou tel maître, bien que le rapport ne soit pas matériellement
saisissable entre l'oeuvre de la planète et celle de l'artiste. Un
rocher de la Carpiagne ou de l'Estérel ne ressemble pas à la chapelle
des Médicis ni au Moïse, et pourtant ces grandes figures de la
civilisation idéalisée viennent, dans notre rêverie, s'asseoir sur les
sommets de ces temples barbares et primitifs. C'est que le beau engendre
la postérité du beau, qui, parlant du fait et passant par tous les
perfectionnements que la pensée lui donne, garde comme air de famille
les qualités de hardiesse, d'âpreté ou de grâce du type fruste.
Michel-Ange voyait-il avec nos yeux d'aujourd'hui les croupes et les
attaches d'une montagne plus ou moins belle? Qu'importe! il avait toutes
les Alpes dans la poitrine, et il portait l'Atlas dans son cerveau.

Quittons cet Atlas en miniature de la Carpiagne, où le soleil dessine
avec de grands éclats de lumière coupés d'ombres vaporeuses les contours
rudes de formes, chatoyants de couleur comme l'opale. Notre déesse Flore
cache-t-elle dans ces fentes arides et nues en apparence les petites
raretés du fond de sa corbeille? Probablement; mais le convoi brutal
nous emporte au loin et s'engouffre sous des tunnels interminables où il
fait noir et froid. On entre dans l'Érèbe, un sens païen de voyage aux
enfers se formule dans la pensée; ce bruit aigre et déchirant de la
vapeur, ce rugissement étouffé de la rotation, cette obscurité qui
consterne l'âme, c'est l'effroi de la course vers l'inconnu. L'esprit ne
sent plus la vie que par le regret de la perdre, et l'impatience de la
retrouver. Mais voici une lueur glauque: est-ce la porte du Tartare ou
celle d'un monde nouveau plus beau que l'ancien? C'est la lumière, c'est
le soleil, c'est la vie. La mort n'est peut-être que le passage d'un
tunnel.

La côte largement déchirée que l'on suit jusqu'à Toulon, et où l'oeil
plonge par échappées, est merveilleusement belle; nous la savons par
coeur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec d'autant plus de plaisir
que nous la connaissons mieux. Voilà le Bec-de-l'Aigle, le beau rocher
de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la colline de Sixfours,
toutes stations amies dont je sais le dessus et le dessous, dont les
plantes sont dans mon herbier et les pierres sur mon étagère. Je sais
que derrière ces pins tordus par le vent de mer s'ouvrent des ravins
de phyllade lilas qu'un rayon de soleil fait briller comme des parois
d'améthyste sablées d'or. La colline qui s'avance au delà a les
entrailles toutes roses sablées d'argent, l'or et l'argent des _chats_,
comme on appelle en minéralogie élémentaire la poudre éclatante des
roches micacées ou talqueuses.--Les _Frères_, ces écueils jumeaux, pics
engloutis qui lèvent la tête au milieu du flot, sont noirs comme l'encre
à la surface, et je n'ai pas trouvé de barque qui voulût m'y conduire
pour explorer leurs flancs. Dans cette saison-là, le mistral soufflait
presque toujours. Aujourd'hui, il est anodin, et à peine avons-nous
embrassé à la gare de Toulon les chers amis à qui nous y avions donné
rendez-vous, que nous sautons avec eux dans un fiacre, et nous voici
à trois heures à Tamaris. Soleil splendide, des fleurs partout, nos
vêtements d'hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure, nous nous
chauffions à Paris, le nez dans les cendres. Ce voyage n'est qu'une
enjambée de l'hiver à l'été.

Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé, il y a sept ans en
février, presque jour pour jour. Les beaux pins parasols couvrent
d'ombre une circonférence un peu plus grande, voilà tout; le gazon ne
s'en porte que mieux. Il est très-remarquable, ce gazon cantonné ici
uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel à la bastide. C'est
le brachypode rameux, une céréale sauvage, n'est-ce pas? ou tout au
moins une triticée, la soeur bâtarde, ou, qui sait! l'ancêtre ignoré de
monseigneur froment, puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de
place et joue un si grand rôle sur la terre ne peut plus nommer ses
pères ni faire connaître sa patrie. Le _brachypodium ramosus_ n'a pas de
nom vulgaire que je sache; aucun paysan n'a pu me le dire. Il porte un
petit épi grêle, cinq ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont
passé l'hiver sur leur tige sans se détacher. On ne l'utilise pas, on ne
s'en occupe jamais. Il est venu là, et, comme son chaume fin et chevelu
forme un gazon presque toujours vert et touffu, on l'y a laissé. Il n'y
a nullement dépéri depuis sept ans que je le connais. Nul autre gazon
n'eût consenti à vivre dans ces rochers et sous cette ombre des grands
pins: les animaux ne le mangent pas, il n'y a que Bou-Maca, le petit
âne d'Afrique, qui s'en arrange quand on l'attache dehors; mais il aime
mieux autre chose, car il casse sa corde ou la dénoue avec ses dents et
s'en va, comme autrefois, chercher sa vie dans la presqu'île. J'apprends
que, seul tout l'hiver dans cette bastide inhabitée,--le pauvre petit
chien qui lui tenait compagnie n'est plus,--il s'est mis à vivre à
l'état sauvage. Il part dès le matin, va dans la montagne ou dans la
vallée promener son caprice, son appétit et ses réflexions. Il rentre
quelquefois le soir à son gîte, regarde tristement son râtelier vide et
repart. On vole beaucoup dans la presqu'île, mais on ne peut pas voler
Bou-Maca; il est plus fin que tous les larrons, il flaire l'ennemi, le
regarde d'un air paisiblement railleur, le laisse approcher, lui détache
une ruade fantastique et part comme une flèche. Or, il n'est guère plus
facile d'attraper un âne d'Afrique que de prendre un lièvre à la course.
Intelligent et fort entre tous les ânes, il n'obéit qu'à ses maîtres
et porte ou traîne des fardeaux qui n'ont aucun rapport avec sa petite
taille.

Ainsi, je n'ai pas eu le plaisir de renouer connaissance avec Bou-Maca.
Monsieur était sorti; mais l'étrange gazon de la colline profite de son
absence et recouvre les soies jaunies de sa tige d'une verdure robuste
disposée en plumes de marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter sur
les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses plantes qui
abritent leurs jeunes pousses sous sa fourrure légère. Une vingtaine de
légumineuses charmantes apprêtent leur joli feuillage qui se couronnera
dans six semaines de fleurettes mignonnes, et plus tard de petites
gousses bizarrement taillées: _hippocrepis ciliata_, _melilotus
sulcata_, _trifolium stellatum_, et une douzaine de lotus plus jolis les
uns que les autres. Le psoralée bitumineux a passé l'hiver sans quitter
ses feuilles, qui sentent le port de mer; la santoline neutralise son
odeur âcre par un parfum balsamique qui sent un peu trop la pharmacie.
Les amandiers en fleur répandent un parfum plus suave et plus fin. Les
smilax étalent leur verdure toujours sombre à côté des lavandes toujours
pâles. Les cistes et les lentisques commencent à fleurir. Le _C. albida_
surtout étale çà et là sa belle corolle rose, si fragile et si finement
plissée une heure auparavant. On la voit se déplier et s'ouvrir. Les
petites anémones lilas, violettes, rosées, purpurines ou blanches
étoilent le gazon, le liseron _althoeoïdes_ commence à ramper et les
orchys-insectes à tirer leur petit labelle rosé ou verdâtre. Rien
n'a disparu; chaque végétal, si rare ou si humble qu'il soit dans la
localité, a gardé sa place, je devrais dire sa cachette.

Quand j'ai fini ma visite domiciliaire dans le jardin sans clôture et
sans culture qui était et qui est encore pour moi un idéal de jardin,
puisqu'il se lie au paysage et le complète en rendant seulement
praticable la terrasse qu'il occupe, je m'assieds sur mon banc favori,
un demi-cercle de rochers ombragé à souhait par des arbres d'une grâce
orientale. A travers les branches de ceux qui s'arrondissent à la
déclivité du terrain, je vois bleuir et miroiter dans les ondulations
roses et violettes ce golfe de satin changeant qui a la sérénité et la
transparence des rivages de la Grèce. Ce golfe de Tamaris, vu du côté
_est_, est le coin du monde, à moi connu, où j'ai vu la mer plus douce,
plus suave, plus merveilleusement teintée et plus artistement encadrée
que partout ailleurs; mais il y faut les premiers plans de ce jardin,
libre de formes et de composition. Du côté _sud_, c'est la pleine mer,
les lointains écueils, les majestueux promontoires, et là j'ai vu les
fureurs de la bourrasque durant des semaines entières. J'y ai ressenti
des tristesses infinies, un état maladif accablant. Tamaris me rappelle
plus de fatigues et de mélancolies que de joies réelles et de rêveries
douces, et c'est sans doute pourquoi j'aime mieux Tamaris, où j'ai
souffert, que d'autres retraites où je n'ai pas senti la vie avec
intensité. Sommes-nous tous ainsi? Je le pense. Le souvenir de
nos jouissances est incomplet quand il ne s'y mêle pas une pointe
d'amertume. Et puis les choses du passé grandissent dans le vague
qui les enveloppe, comme le profil des montagnes dans la brume du
crépuscule. Il me semble que, sur ce banc où me voilà assis encore une
fois après lui avoir dit un adieu que je croyais éternel, j'ai porté
en moi un monde de lassitude et de vaillance, d'épuisement et de
renouvellement. Il me semble qu'à certaines heures j'ai été un
philosophe très-courageux, et à d'autres heures un enfant très-lâche. Je
venais de traverser une de ces maladies foudroyantes où l'on est emporté
en quelques jours sans en avoir conscience. L'affaiblissement qui me
restait et que le brutal climat du Midi était loin de dissiper, tournait
souvent à la colère, car l'être intérieur avait conservé sa vitalité, et
le rire du printemps sur la montagne me faisait l'effet d'une cruelle
raillerie de la nature à mon impuissance.

--Puisque tu m'appelles, guéris-moi, lui disais-je.

Elle m'appelait encore plus fort et ne me guérissait pas du tout.
J'étudiai la patience. Je me souviens d'avoir fait ici une théorie,
presque une méthode de cette vertu négative, avec un classement de
phases à suivre en même temps que j'étudiais le classement botanique
d'après Grenier et Godron. Ces auteurs rejettent sans pitié de leur
catalogue toute plante acclimatée ou non qui n'est pas de race
française. Je m'exerçais puérilement, car la maladie est très puérile,
à rejeter de ma méthode philosophique tout ce qui était amusement ou
distraction de l'esprit, comme contraire à la recherche de la patience
pour elle-même. Et puis je m'apercevais que la sagesse, comme la santé,
n'a pas de spécialité absolue, qu'elle doit s'aider de tout, parce
qu'elle s'alimente de tout, et, un beau jour de soleil, ayant pris ma
course tout seul, comme Bou-Maca, sauf à tomber en chemin et à mourir
sur quelque lit de mousse et de fleurs, au grand air et en pleine
solitude, ce qui m'a toujours paru la plus douce et la plus décente
mort que l'on puisse rêver, je forçai ma pauvre machine à obéir aux
injonctions aveugles de ma volonté. J'eus chaud et froid, faim et soif,
dépit et résignation; j'eus des envies de pleurer quand j'essayais
en vain de gravir un escarpement, des envies de crier victoire quand
j'avais réussi à le gravir. L'attente muette et stoïque de la guérison
ne m'avait pas rendu un atome de force musculaire. La volonté de
ressaisir à tout prix cette force me la rendit, et je me souviens encore
de ceci: c'est qu'au retour d'une excursion assez sérieuse, je vins
m'asseoir sur ce banc en me débitant l'axiome suivant: «Décidément, la
patience n'est pas autre chose qu'une énergie.»

J'avais peut-être raison. L'inertie glacée de l'attente du mieux n'amène
que le dépérissement. La volonté d'être et d'agir en dépit de tout nous
fait vaincre les maladies de langueur du corps et de l'âme; j'ai encore
vaincu, l'an dernier, un accès d'anémie en n'écoutant que le médecin qui
me conseillait de ne pas m'écouter du tout.

C'est bien aussi ce que me conseillait le docteur qui m'a soigné ici
il y a sept ans, et que j'ai retrouvé hier soir plus jeune que moi,
toujours charmant, sensible et tendre. Je l'aimai à la première vue, cet
ami des malades, cet être aimable et sympathique qui apporte la santé
ou l'espérance dans ses beaux yeux septuagénaires, toujours remplis de
cette flamme méridionale si communicative. Certains vieux médecins de
province sont des figures que l'on ne retrouvera plus: Lallemant et
Cauvières, qui sont partis au milieu d'une sénilité adorable, Auban à
Toulon, Maure à Grasse, Morère à Palaiseau, Vergne à Cluis, et tant
d'autres qui sont encore bien vivants et solides, et qui exercent dans
leur milieu une sorte de royauté paternelle. Jamais riches, ils ont
pratiqué la charité sur des bases trop larges; tous aisés, ils n'ont pas
eu de vices; tous hommes de progrès, fils directs de la Révolution, ils
ont traversé dans leur jeunesse les déboires de la Restauration, ils ont
lutté contre la théorie de l'étouffement, ils luttent toujours: ils ont
été hommes du temps qu'on mettait sa gloire à être homme avant tout. Ils
sont devenus savants avec un but d'apostolat qu'ils poursuivent encore
en dépit de la mode qui a créé le problème de la science pour la
science, comme elle avait inventé l'art pour l'art dans un sens étroit
et faux.

Nos jeunes savants d'aujourd'hui mûriront et poseront mieux la question,
car elle a son sens juste et son côté vrai; mais ils seront généralement
et forcément sceptiques. Ils auront le doute et le rire, l'esprit et
l'audace. Ce ne sera plus le temps de l'enthousiasme et de l'espoir, de
l'indignation et du combat. On retrouve ces vieilles énergies du passé
sur de nobles fronts que le temps respecte, et on les aime spontanément.
Qu'ils soient dans l'illusion ou dans le vrai sur l'avenir des sociétés
humaines, c'est avec eux qu'on se plaît à songer, et l'on se sent
meilleur en les approchant.

Et pourtant j'aime bien tendrement la jeunesse; comment faire pour ne
pas aimer les enfants, et pour ne pas contempler comme un idéal l'âge
de l'irréflexion, où le mal n'est pas encore le mal, puisqu'il n'a pas
conscience de lui-même?

La nature, éternellement jeune et vieille, passant de l'enfance à la
caducité, et ressuscitant pour recommencer sans savoir ce que vie
et mort signifient, est une enchanteresse qui nous défend d'être
moroses.... Le moyen au mois de février, qui est l'avril du Midi, sous
un ciel en feu et sur une terre en fleurs, de pleurer sur les roses ou
sur les neiges d'antan?

Le lendemain, en quatre heures, nous gagnons Cannes. Le trajet le long
de la mer est aussi beau que celui de Marseille à Toulon, et tout cela
se ressemble sans s'identifier. Ce qui est nouveau d'aspect pour moi,
c'est la chaîne des Mores, montagnes couvertes de forêts et d'une
tournure fière avec un air sombre. On les côtoie et on entre dans les
contre-forts de l'Estérel, massif superbe de porphyre rouge découpé tout
autrement que la Carpiagne, qui est calcaire et disloquée. L'Estérel
a la physionomie d'une chose d'art, des mouvements logiques et voulus
comme les ont généralement les roches éruptives. Ses sommets ont peu de
brèche, ses dents s'arrondissent comme des bouillonnements saisis d'un
brusque refroidissement. Rien ne prouve que telle soit la cause de ces
formes arrêtées et solides, mais l'esprit s'en empare comme d'une raison
d'être des ligues moutonnées qui festonnent le ciel et qui descendent
en bondissements jusque dans la mer. Petites montagnes, collines en
réalité, mais si élégantes et si fières qu'elles paraissent imposantes.
Une grande variété de groupements, rentrant dans l'unité de plans de la
structure générale, peu de blocs isolés ou détachés là où l'homme n'a
pas mis la main; des murailles droites inexpugnables, des plissements
soudains arrêtés par des mamelonnements tumultueux qui se dressent en
masses homogènes, compactes, d'une grande puissance. Rien ici ne sent
le désastre et l'effondrement. Rien ne fait songer aux cataclysmes
primitifs. C'est un édifice et non une ruine; la végétation y prend ses
ébats, et le mois de mai doit y être un enchantement.

Cannes, rendez-vous des étrangers de tout pays, doit être pour le
romancier habile une bonne mine pleine d'échantillons à collectionner;
mais, outre que je n'ai aucune habileté, je ne suis pas venu céans
pour étudier les moeurs qu'on raconte et observer les physionomies
qui passent. Ici comme ailleurs, je ne prendrai que des notes, et
j'attendrai que je sois saisi n'importe où, n'importe par quoi ou par
qui. Je ne suis pas de ceux qui savent ce qu'ils veulent faire. Je subis
l'action de mes milieux. Je ne pourrais la provoquer; d'ailleurs, je
suis en vacances.

Je n'espère pas non plus faire beaucoup de botanique. La saison est trop
peu avancée, et cette année-ci particulièrement la floraison est très en
retard. Il parait qu'il n'a pas plu depuis deux ans. Maurice ne compte
pas non plus sur des trouvailles entomologiques à te communiquer. Notre
but est une affaire de coeur, une visite à de chères personnes qui m'ont
attendu tout l'hiver. La beauté et le charme du pays seront par-dessus
le marché.

Dès le lendemain pourtant, nous voici en campagne. Les amis veulent nous
faire les honneurs de l'Estérel, et nous remplissons de notre bande
joyeuse et de nos provisions de bouche un omnibus énorme, traîné par
trois vigoureux chevaux. La locomotion est admirablement organisée ici.
On pénètre dans la montagne, on trotte à fond de train sur les corniches
vertigineuses; nous n'avons pas fait autre métier pendant un mois, et
nous n'avons pas vu l'ombre d'un accident. Cochers et chevaux sont
irréprochables.

A l'entrée de la gorge de Maudelieu, on laisse la voiture, on porte les
paniers, on s'engouffre dans une étroite fente de rochers en remontant
le cours d'un petit torrent presque à sec, et on s'arrête pour déjeuner
à l'endroit où une cascatelle remplit à petit bruit un petit réservoir
naturel. Ce n'est pas un des plus beaux coins de l'Estérel. Le porphyre
n'y est pas bien déterminé, on est encore trop à la lisière; mais, comme
salle à manger, la place est charmante, et il y fait une réjouissante
chaleur. Les murailles déjetées qui vous pressent ont une grâce sauvage.
Il y a tant de lentisques, de myrtes, d'arbousiers et de phyllirées
qu'on se croirait dans de la vraie verdure. Pour moi, ces feuillages
cassants et persistants ont toujours quelque chose d'artificiel et de
théâtral. Ils seront beaux quand les chèvrefeuilles et les clématites
qui les enlacent mêleront leurs souplesses et leurs fraîcheurs à cette
rigidité. Après le déjeuner, on reprend le vaste et solide omnibus, qui
grimpe résolument vers le point central de l'Estérel.

Le massif intérieur, fermé transversalement par une muraille rectiligne
d'une grande apparence, offre progressivement, des extrémités au coeur,
un porphyre rouge mieux déterminé et d'un plus beau ton. A toutes les
heures du jour, ces chaudes parois semblent imprégnées de soleil. La
couleur est donc ici aussi riche que la forme, et les masses de la
végétation, en suivant le mouvement heureux du sol, se composent comme
pour le plaisir des yeux. Une belle route traverse le sanctuaire en
suivant les bords du ravin principal, et, des points les plus élevés
de son parcours, permet de plonger sur les grandes ondulations qui
aboutissent à la mer. Qu'elle est belle, cette mer cérulée qui, partant
du plus profond du tableau, remonte comme une haute muraille de saphir
à l'horizon visuel! A droite se dressent les Alpes neigeuses, autre
sublimité qui fascine l'oeil et le fixe en dépit des plantes qui
sourient à nos pieds et sollicitent notre attention. Dis-moi, cher
naturaliste, notre maître, si le papillon, qui a tant de facettes dans
son oeil de diamant, peut voir à la fois la terre et le ciel, l'horizon
et le ciel qui s'effleure! Il est bien heureux le papillon, s'il peut
saisir d'emblée le grand et le petit, le loin et le proche! Ah! que
notre oeil humain est lent et pauvre, et avec cela la vie si courte!

Les arbres sont très beaux dans l'Estérel, on y échappe à la monotonie
des grands oliviers, bien beaux aussi, mais trop répétés dans le pays.
Sauf le liége, les essences de la forêt de l'Estérel sont, à l'espèce
près, celles de nos régions centrales. Les châtaigniers paraissent se
plaire surtout vers le centre. C'est là que nous nous arrêtons au hameau
des Adrets, toujours orné de son poste de gendarmerie, comme d'une
préface de mélodrame. La route était dangereuse autrefois, mais
Frédérick-Lemaître a tué à jamais sa poésie. Le lieu n'évoque plus que
des souvenirs de tragédie burlesque.

Elle est pourtant sinistre, cette auberge des Adrets, et les auteurs
du drame qui en porte le nom l'ont parfaitement choisie pour type de
coupe-gorge. Elle en a tout le classique, surtout aujourd'hui que
la cuisine est fermée et abandonnée. Pourquoi? On ne sait. A force
d'entendre les voyageurs plaisanter sur la mort fictive de M. Germeuil,
les propriétaires se sont imaginé qu'on leur attribuait un crime réel.
La porte principale est barricadée, les habitants du hameau regardent
avec défiance et curiosité les tentatives que l'on fait pour entrer. Ils
sourient mystérieusement, ils affectent un air moqueur pour répondre aux
moqueries qu'ils attendent de vous. Il faut que certains passants les
aient cruellement mystifiés. On frappe longtemps en vain; enfin, les
hôtes vous demandent sèchement ce que vous voulez et consentent à vous
conduire dans une salle de cabaret véritablement hideuse. Elle est
sombre, sale et barbouillée de fresques représentant des paysages, des
scènes de pêche et de chasse d'un dessin si barbare et d'une couleur si
féroce, qu'on est pris de peur et de tristesse devant cette navrante
parodie de la nature. Ceci est la nouvelle auberge soudée à l'ancienne,
que l'on ne vous ouvre qu'après bien des pourparlers et des questions.

--Que voulez-vous voir, là? Il n'y a rien de curieux. Il ne s'y est
jamais rien passé.

Il faut répondre qu'on le sait bien; mais qu'on veut voir l'escalier
de bois. On le voit enfin dressé en zigzag, au fond d'une salle nue et
sombre à cheminée très ancienne. Il est assez décoratif et conduit
à deux misérables petites chambres dans l'une desquelles ne fut pas
assassiné M. Germeuil. Toute cette recherche du souvenir d'une fiction
de théâtre est fort puérile, mais il faut rire en voyage, et, en
sortant, on rit de la figure ahurie et soupçonneuse de ces bons
habitants des Adrets.

* * * * *

Il fait beaucoup plus doux au golfe Juan qu'au golfe de Toulon. Le
mistral y est moins rude, moins froid, plus vite passé; mais au baisser
du soleil, l'air se refroidit plus vite et la soirée est véritablement
froide, jusqu'au moment où la nuit est complète. Alors il y a un
adoucissement remarquable de l'atmosphère jusqu'au retour du matin.
En dépit de ces bénignes influences, la végétation est beaucoup plus
avancée à Toulon: pourquoi?

Le lendemain, il faisait un vent assez aigre à l'île Sainte-Marguerite.
La _passerina hirsuta_ tapisse le rivage du côté ouest. Elle est en
fleurs blanche et jaunes. On me dit qu'elle ne croît que là dans toute
la Provence. Par exemple, elle abonde au Brusc, dans les petites anses
qui déchiquettent le littoral, mais toujours tournée vers l'occident.
Est-ce un hasard ou une habitude?

Je croyais trouver ici plus de plantes spéciales. Le sol que j'ai
pu explorer en courant me semble très pauvre; pas l'ombre d'un
_tartonraire_, pas de _medicayo maritima_, pas d'astragale
_tragacantha_, rien de ce qui tapisse la plage des Sablettes et de ce
qui orne les beaux rochers du cap Sicier. Ma seule trouvaille consiste
dans un petit ornithogale à fleur blanche unique et à feuilles linéaires
canaliculées, dont une démesurément longue. Je n'en trouve nulle part la
description bien exacte, à moins que ce ne soit celui que mes auteurs
localisent exclusivement sur le Monte-Grosso, en Corse. J'ai cueilli
celui-ci sur le rocher qui porte le fort d'Antibes. Il y gazonnait
sur un assez petit espace. De l'orchis jaune trouvé une seule fois à
Tamaris, le 13 mars, point de nouvelles par ici; mais nous habitons une
côte particulièrement aride, et les promenades en voiture ne sont pas
favorables à l'exploration botanique.

Il faut donc s'en tenir au charme de l'ensemble et mettre les lunettes
du peintre. Pour le peintre de grand décor de théâtre, ce pays-ci est
typique. Les formes sont admirables, les masses sont de dimensions à
être embrassées dans un beau cadre, et leur tournure est si fière,
qu'elles apparaissent plus grandioses qu'elles ne le sont en effet. Ce
trompe-l'oeil perpétuel caractérise au moral comme au physique la nature
et l'homme du Midi; il est cause du reproche de _blague_ adressé à la
population, reproche non mérité en somme. Le Midi et le Méridional
annoncent toujours et tiennent souvent. Ils sont éminemment
démonstratifs, et, à un moment donné, ils semblent frappés d'épuisement;
mais ils se renouvellent avec une facilité merveilleuse, et, comme la
terre d'Afrique qui semble souvent morte et desséchée, ils refleurissent
du jour au lendemain.

La transition de l'hiver à l'été n'est pourtant pas aussi belle et aussi
frappante ici que chez nous. La végétation n'y éclate pas avec la même
splendeur. L'absence de gelée sérieuse n'y fait pas ressortir le réveil
de la vie, et on n'y sent guère en soi-même ce réveil si intense et
si subit qui s'opère chez nous par crises énergiques. Le vent de mer
contrarie l'essor général. Le mistral est un petit hiver qui recommence
presque chaque semaine, et qui est d'autant plus perfide qu'il n'altère
pas visiblement l'aspect des choses; mais, quoi qu'on en dise, il gèle
ici blanc presque tous les matins, et les promesses du soleil de la
journée ressemblent à une gasconnade. Est-ce à dire que la nature n'y
soit pas généreuse et la vie intense? Certes non. C'est un beau pays, et
les organisations qu'il développe sont résistantes et souples à la fois.

Malheureusement, dans ces stations consacrées par la mode, ce que l'on
voit le moins, c'est le type local. Homme, animaux, plantes, coutumes,
villas, jardins, équipages, langage, plaisirs, mouvement, échange de
relations, c'est une grande auberge qui s'étend sur toute la côte. Si
vous apercevez le paysan, l'industriel indigènes, soyez sûr qu'ils
sont occupés à servir les besoins ou les caprices de la fourmilière
étrangère.

Ceci, je l'avoue, me serait odieux à la longue, et, si j'avais une villa
sur ce beau rivage, je la fuirais à l'époque où des quatre coins du
monde s'abattent ces bandes d'oiseaux exotiques. C'est un tort d'être
ainsi et de vouloir être seul ou dans l'intimité étroite de quelques
amis au sein de la nature. Certes l'homme est l'animal le plus
intéressant de la création; je dirai pour mon excuse que, dans certains
milieux où tout est artificiel, l'art semble appeler les humains à se
réunir et les inviter à l'échange de leurs idées. Au sein du mouvement
qui est leur ouvrage, ils ont naturellement jouissance morale et
avantage intellectuel à se communiquer l'activité qui les anime. Il y a
aussi de délicieux milieux de villégiature où la sociabilité plus douce
et un peu nonchalante peut réaliser des _décamérons_ exquis; mais, en
présence de la mer et des Alpes neigeuses, peut-on n'être point dominé
par quelque chose d'écrasant dont la sublimité nous distrait de
nous-mêmes et nous fait paraître misérable toute préoccupation
personnelle?

Je fus frappé de cette sorte de stupeur où la grandeur des choses
extérieures nous jette en parcourant un jardin admirablement situé
et admirablement composé à la pointe d'Antibes. C'est, sous ces deux
rapports, le plus beau jardin que j'aie vu de ma vie. Placé sur une
langue de terre entre deux golfes, il offre un groupement onduleux
d'arbres de toutes formes et de toutes nuances qui se sont assez élevés
pour cacher les premiers plans du paysage environnant. Tous les noms de
ces arbres exotiques, étranges ou superbes, car le créateur de cette
oasis est horticulteur savant et passionné, je te les cacherai pour une
foule de raisons: la première est que je ne les sais pas. Tu me fais
grâce des autres, et même tu me pardonnes de n'avoir pas abordé la flore
exotique, moi qui suis si loin de connaître la flore indigène, et qui
probablement, si tu ne m'aides beaucoup, ne la connaîtrai jamais. Je me
souviens d'une dame qui me disait de grands noms de plantes étrangères
avec une épouvantable sûreté de mémoire, et qui me semblait si savante,
que je n'osais lui répliquer. Pourtant je me hasardai à lui dire
modestement:

--Madame, je ne sais pas tout cela. Je m'occupe exclusivement de l'étude
du _phaseolus_.

Elle ne comprit pas que je lui parlais du haricot, et avoua qu'elle ne
connaissait pas cette plante rare.

Pour ne point ressembler à cette dame, je ne me risquerai pas à te
nommer une seule des merveilles végétales de l'Australie, de la
Polynésie et autres lieux fantastiques que M. Turette a su faire
prospérer dans son enclos: mais ce dont je peux te donner l'idée, c'est
du spectacle que présente le vaste bocage où toutes les couleurs et
toutes les formes de la végétation encadrent, comme en un frais vallon,
les pelouses étoilées de corolles radieuses et encadrées de buissons
chargés de merveilleuses fleurs. La villa est petite et charmante sous
sa tapisserie de bignones et de jasmins de toutes nuances et de tous
pays; mais c'est du pied de cette villa au sommet de la pelouse qui
marque le renflement du petit promontoire, et qui, par je ne sais quel
prodige de culture, est verte et touffue, que l'on est ravi par la
soudaine apparition de la mer bleue et des grandes Alpes blanches
émergeant tout à coup au-dessus de la cime des arbres. On est dans un
Éden qui semble nager au sein de l'immensité. Rien, absolument rien
entre cette immensité sublime et les feuillages qui vous ferment
l'horizon de la côte, cachant ses pentes arides, ses constructions
tristes, ses mille détails prosaïques; rien entre les gazons, les
fleurs, les branches formant un petit paysage exquis, frais, embaumé,
et la nappe d'azur de la mer servant de fond transparent à toute cette
verdure, et puis au-dessus de la mer, sans que le dessin de la côte
éloignée puisse être saisi, ces fantastiques palais de neiges éternelles
qui découpent leurs sommets éclatants dans le bleu pur du ciel. Je ne
chercherai pas de mots excentriques et peu usités pour te représenter
cette magie. Les mots qui frappent l'esprit obscurcissent les images que
l'on veut présenter réellement à la vision de l'esprit. Figure-toi donc
tout simplement que tu es dans ce charmant vallon, «arrondi au fond
comme une corbeille,» que tu me décris si bien dans ta dernière lettre,
et que tu vois surgir de l'horizon boisé la Méditerranée servant de
base à la chaîne des Alpes. Impossible de te préoccuper de la distance
considérable qui sépare ton premier horizon du dernier. Il semble que
ce puissant lointain t'appartienne, et que toute cette formidable
perspective se confonde sans transition avec l'étroit espace que tes pas
vont franchir, car tu es tenté de t'élancer à la limite de ton vallon
pour mieux voir.--Ne le fais pas, ce serait beau encore, mais d'un beau
réaliste, et tu perdrais le ravissement de cet aspect composé de trois
choses immaculées, la végétation, la mer, les glaciers. Le sol, cette
chose dure qui porte tant de choses tristes, est noyé ici pour les yeux
sous le revêtement splendide des choses les plus pures. On peut se
persuader qu'on est entré dans le paradis des poëtes... Pas une plante
qui souffre, pas un arbre mutilé, pas une fortification, pas une
enceinte, pas une cabane, pas une barque, aucun souvenir de l'effort
humain, de l'humaine misère ni de l'humaine défiance. Les arbres de tous
les climats semblent s'être donné rendez-vous d'eux-mêmes sur ce tertre
privilégié pour l'enfermer dans une fraîche couronne, et ne laisser
apparaître à ceux qui l'habitent que les régions supérieures où semblent
régner l'incommensurable et l'inaccessible.

Le créateur de ce beau jardin a-t-il eu conscience de ce qu'il
entreprenait? A-t-il vu dans sa pensée, lorsqu'il en a tracé le plan, le
spectacle étrange et unique au monde qu'il offrirait lorsque ces plantes
auraient atteint le développement qu'elles ont aujourd'hui? Si oui,
voilà un grand artiste; si non, s'il n'a cherché qu'à acclimater des
raretés végétales, disons qu'il a été bien récompensé de son intéressant
labeur.

Mais tout passe ou change, et il est à craindre que dans quelques années
les arbres, en grandissant, ne cachent la mer. Quelques années de plus,
et ils cacheront les Alpes. Il faudra s'y résigner, car, si on émonde
les maîtresses branches pour dégager l'horizon, leur souple feston de
verdure perdra sa grâce riante et ses divins hasards de mouvement. Ce ne
sera plus qu'un beau jardin botanique.

Ainsi du petit bois de pins, de liéges et de bruyères blanches en arbres
qui s'élevait au-dessus de Tamaris, et d'où l'on voyait la mer et les
collines à travers des rideaux de fleurs. J'y ai contemplé de petites
plantes, le _dorycnium suffruticosum_ et l'_epipactis ancifolia_, qui se
donnaient des airs de colosses en se profilant sur les vagues lointaines
de la pleine mer. Barbare qui les eût cueillies pour leur donner
l'horizon d'un verre d'eau ou d'une feuille de papier gris!

--C'est moi, pensais-je en regardant le jardin de M. Turette, qui
voudrais bien emporter cet horizon de flots et de neiges pour encadrer
mon jardin de Nohant!

Mais bien vite cette ambitieuse aspiration m'effraya. Je suis un trop
petit être pour vivre dans cette grandeur; j'y suis trop sensible, je
me donne trop à ce qui me dépasse dans un sens quelconque, et, quand je
veux me reprendre après m'être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas. Je
deviendrais tellement contemplatif, que la réflexion ne fonctionnerait
plus.

En effet, à quoi bon chercher la raison des choses quand elles vous
procurent une extase plus douce que l'étude? On risque la folie à
vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du Camp, dans son roman des
_Forces perdues_,--un titre très profond!--raconte que deux âmes ivres
de bonheur se sont épuisées et presque haïes sans autre motif que de
s'être trop aimées. Peut-être, en se fixant au centre d'une oasis rêvée,
deviendrait-on l'ennemi du beau trop senti et trop possédé, à moins que,
sans retour et à tout jamais, on n'en devînt la victime. Pour habiter
l'Éden, il faudrait donc devenir un être complètement paradisiaque. Adam
en fut exilé, et s'en exila probablement de lui-même le jour où l'esprit
de liberté le fit homme. Quelle irrésistible et décevante fascination
ces Alpes et ces mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel, doivent
exercer sur l'âme! Comme on oublierait volontiers que le mal et la
douleur habitent la terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs
sereines où l'on rêve la permanence et l'éternité! Le son de la voix
humaine arriverait ici comme une fausse note. Le désir de peindre, le
besoin d'exprimer, s'évanouiraient comme des velléités puériles. Le
sentiment des relations sociales s'éteindrait, et la démence vous ferait
payer cher quelques années d'un bonheur égoïste.

Voilà pourquoi j'arrive à comprendre ceux qui viennent sur ces rivages
admirables pour ne rien voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et
sentir à faux. S'ils étaient bien pénétrés de la grandeur qui les
environne, ils n'oseraient pas vivre, ils ne le pourraient pas.
Arrachons-nous au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt bêtes
qu'égoïstes. Acceptons la vie comme elle est, la terre comme l'homme
l'a faite. Le cruel, l'insensé! il l'a bien gâtée, et des artistes ont
imaginé d'aimer sa laideur plutôt que de ne pas l'aimer du tout.

Un autre jour, nous voici sur la Corniche, trottant sur une route que
surplombent et que supportent follement des calcaires en ruine. Ici,
la France finit splendidement par une muraille à pic ou à ressauts
vertigineux qui s'écroule par endroits dans la Méditerranée. On côtoie
les dernières assises de cette crête altière, et pendant des heures
l'oeil plonge dans les abîmes. Ici, la lumière enivre, car tout
est lumière; l'immense étendue de mer que l'on domine vous renvoie
l'éblouissement d'une clarté immense, et son reflet sur les rochers,
les flots et les promontoires qu'elle baigne, produit des tons qui
deviennent froids et glauques en plein soleil, comme les objets que
frappe la lumière électrique. A la distance énorme qui vous élève
au-dessus du rivage, vous percevez le moindre détail ainsi éclairé avec
une netteté invraisemblable. C'est bien réellement une féerie que
le panorama de la Corniche. Les rudes décombres de la montagne y
contrastent à chaque instant avec la vigoureuse végétation des ses
pentes et la fraîcheur luxuriante de ses fissures arrosées de fines
cascades. L'eau courante manque toujours un peu dans ces pays de la
soif; mais il y a tant d'oranges et de citrons sur les terrasses de
l'abîme que l'on oublie l'aspect aride des sommets, et qu'on se plaît
au désordre hardi des éboulements. Les sinuosités de la côte offrent à
chaque pas un décor magique. Les ruines d'Eza, plantées sur un cône de
rocher, avec un pittoresque village en pain de sucre, arrêtent forcément
le regard. C'est le plus beau point de vue de la route, le plus complet,
le mieux composé. On a pour premiers plans la formidable brèche de
montagne qui s'ouvre à point pour laisser apparaître la forteresse
sarrasine au fond d'un abîme dominant un autre abîme. Au-dessus de cette
perspective gigantesque, où la grâce et l'âpreté se disputent sans se
vaincre, s'élève à l'horizon maritime un spectre colossal. Au premier
aspect, c'est un amas de nuages blancs dormant sur la Méditerranée; mais
ces nuages ont des formes trop solides, des arêtes trop vives: c'est une
terre, c'est la Corse avec son monumental bloc de montagnes neigeuses,
dont trente lieues vous séparent; plus loin, vous découvrez d'autres
cimes, d'autres neiges séparées par une autre distance inappréciable.
Est-ce la Sardaigne, est-ce l'Apennin? Je ne m'oriente plus.

Il faisait un temps magnifique. Le ciel et la mer étaient si limpides,
qu'on distinguait les navires à un éloignement inouï, et les détails du
Monte-Grosso à l'oeil nu; mais passer, car il faut bien passer par là
sans y planter sa tente, rend tout à coup mortellement triste.

La riante presqu'île de Monaco vous apparaît bientôt. On se demande
par quel problème on y descendra des hauteurs de la Turbie. C'est bien
simple: on tourne pendant une grande heure le massif de la montagne, et,
d'enchantements en enchantements, de rampe en rampe, on descend par des
lacets l'unique petite route assez escarpée de la principauté: on admire
tous les profils du gros bloc de la _Tête-du-Chien_, qui surplombe la
ville et la menace, et on arrive de plain-pied avec la rive dans un
grand hôtel qui est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un casino
et une maison de jeu.

Étrange opposition! au sortir de ces grandeurs de la nature, vous voilà
jeté en pleine immondice de civilisation moderne. Au pâle clair de la
jeune lune, au pied du gros rocher qui dort dans l'ombre, au mystérieux
gémissement du ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe,
succèdent et se mêlent la lueur blafarde du gaz, un caquetage de filles
chiffonnées et fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre et le
bruit implacable de la roulette. Il y a là de jeunes femmes qui jouent
pendant que sur les sofas des nourrices allaitent leurs enfants. Une
jolie petite fille de cinq à six ans s'y traîne et s'endort accablée de
lassitude, de chaleur et d'ennui. Sa misérable mère l'oublie-t-elle,
ou rêve-t-elle de lui gagner une dot? Des _babies_ de tout âge, de
vingt-cinq à soixante-et-dix ans, essuient en silence la sueur de
leur front en fixant le tapis vert d'un oeil abruti. Une vieille dame
étrangère est assise au jeu avec un garçonnet de douze ans qui l'appelle
sa mère. Elle perd et gagne avec impassibilité. L'enfant joue aussi et
très décemment, il a déjà l'habitude. Dans la vaste cour que ferme le
mur escarpé de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées
errent autour du café. On dirait qu'elles ont froid; mais peut-être
regardent-elles avec convoitise le verre d'eau glacée qu'elles ne
peuvent plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui s'en vont à pied,
les poches vides; il y en a qui vous abordent et qui vous demandent
presque l'aumône d'une place dans votre voiture pour regagner Nice.
Les suicides ne sont point rares. Les garçons de l'hôtel ont l'air de
mépriser profondément ceux qui ont perdu, et à ceux qui se plaignent
d'être mal servis ils répondent en haussant les épaules:

--Ça n'a donc pas été ce soir?

On dîne comme on peut dans une salle immense encombrée de petites tables
que l'on se dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles à la
recherche d'un dîner et d'un ami qui le paie. On retourne un instant aux
salles de jeu pour y guetter quelque drame. Moi, je n'y peux tenir; la
puanteur me chasse. Nous courons au rivage, nous gagnons la ville qui
s'élance en pointe sur une langue de terre délicieusement découpée au
milieu des flots. Elle aussi, cette pauvre petite résidence, semble
vouloir fuir le mauvais air du tripot et se réfugier sous les beaux
arbres qui l'enserrent. Nous montons au vieux château sombre et
solennel. La lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais du
prince est charmant et nous rappelle la capricieuse demeure moresque du
gouverneur à Mayorque. La ville est déserte et muette, tout le monde
paraît endormi à neuf heures du soir. Nous revenons par la grève, où la
mer se brise par de rares saccades très brusques au milieu du silence.
La lune est couchée. Le gaz seul illumine le pied du grand rocher
et jette des lueurs verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les
orangers du jardin. La roulette va toujours. Un rossignol chante, un
enfant pleure...

Pour gagner Menton, le lendemain matin, nous traversons une gorge qui
ressemble aux plus fraîches retraites de l'Apennin du côté de Tivoli;
les oliviers y sont superbes, les caroubiers monstrueux. Ceci doit être
un _nid_ pour la botanique; mais peu de fleurs sont écloses, et nous
passons trop vite. Nous courons et ne voyageons pas. Il faudrait revenir
seul au mois de juin. Nous sommes gais quand même, parce que nous
nous aimons les uns les autres, et parce que voir ainsi défiler des
merveilles comme dans la confusion d'un rêve est, sinon un plaisir vrai,
du moins une ivresse excitante. On revient de la frontière d'Italie à
Cannes en quelques heures. Route excellente, aucun danger et aucune
interruption dans la splendeur des tableaux; mais trop de rencontres,
trop d'Anglais, trop de mendiants, trop de villas odieusement bêtes
ou stupidement folles, un pays sublime, un ciel divin, empestés de
civilisation idiote ou absurde.

Mon cher ami, après avoir vu cette limite méridionale incomparablement
belle de notre France, j'ai reporté ma pensée tout naturellement à la
limite nord que je côtoyais l'automne dernier, et j'ai trouvé mon coeur
plus tendre pour le pays des vents tièdes et des grands arbres baignés
de brume. Le souvenir que l'on emporte des côtes de Normandie, c'est un
parfum de forêts et d'algues qui s'attache à vous: ce qui vous reste des
rivages de la Provence, c'est un vertige de lumière et d'éblouissements.
Et ce qu'il y a encore de mieux, c'est notre France centrale, avec son
climat souple et chaud, ses hivers rapidement heurtés de glace et de
soleil, ses pluies abondantes et courtes, sa flore et sa faune variées
comme le sol, où s'entre-croisent les surfaces des diverses formations
géologiques, son caractère éminemment rustique, son éloignement des
grands centres d'activité industrielle, ses habitudes de silence et de
sécurité. Je l'ai passionnément aimé, notre humble et obscur pays, parce
qu'il était mon pays et que j'avais reçu de lui l'initiation première;
je l'aime dans ma vieillesse avec plus de tendresse et de discernement,
parce que je le compare aux nombreuses stations où j'ai cherché ou
rêvé un nid. Toutes étaient plus séduisantes, aucune aussi propice au
fonctionnement normal et régulier de la vie physique et morale. Notre
Berry a beau être laid dans la majeure partie de sa surface, il a ses
oasis que nous connaissons et que les étrangers ne dénicheront guère. Un
petit pèlerinage tous les ans dans nos granits et dans nos micaschistes
vaut toutes les excursions dans le nord ou dans le midi de l'Europe pour
qui sait apprécier le charme et se passer de l'éclat.

Le chemin de fer va nous supprimer plus d'un sanctuaire, ne le
maudissons pas. Rien n'est stable dans la nature, même quand l'homme la
respecte. Les arbres unissent, les rochers se désagrègent, les collines
s'affaissent, les eaux changent leurs cours, et, de certains paysages
aimés de mon enfance, je ne retrouve presque plus rien aujourd'hui.
L'existence d'un homme embrasse un changement aussi notable dans les
choses extérieures que celui qui s'opère dans son propre esprit. Chacun
de nous aime et regrette ses premières impressions; mais, après une
saison de dégoût des choses présentes, il se reprend à aimer ce que ses
enfants embrassent et saisissent comme du neuf. En les voyant s'initier
à la beauté des choses, il comprend que, pour être éternellement
changeant et relatif, le beau n'en est pas moins impérissable. Si nous
pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne pourrions plus nous
diriger dans nos petits sentiers disparus. La culture toute changée nous
serait peut-être incompréhensible, nous chercherions nos plaines sous
le manteau des bois, et nos bois sous la toison des prairies. Comme de
vieux druides ressuscités, nous demanderions en vain nos chênes sacrés
et nos grandes pierres en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire,
nos marécages féconds en plantes délicates et curieuses. Nous serions
éperdus et navrés, et pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des
poëtes, savoureraient la beauté de ce monde refait à leur image et selon
les besoins de leur esprit.

Quels seront-ils, ces hommes de l'an 2500 ou 3000? Comprendrions-nous
leur langage? Leurs habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles
d'admiration ou de terreur? Par quels chemins ils auront passé! Que
d'essais de société ils auront faits! L'individualisme effréné aura eu
son jour. Le socialisme despotique aura eu son heure. Que de questions
aujourd'hui insolubles auront été tranchées! que de progrès industriels
accomplis! que de mystères dégagés dans les énigmes de la science! On
ne se demandera plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous a tant
préoccupé à Crevant et qui nous tourmente encore, ni si l'on doit
sacrifier dans les guerres la moitié du genre humain pour assurer la vie
de l'autre moitié. On ne croira plus qu'une nation doive obéir à un seul
homme, ni qu'un seul homme doive être immolé au repos d'une nation. On
saura peut-être ce que célèbre la grosse grive du gui _dans son solo
de contralto_, et de quoi se moque la petite grive des vignes qui lui
répond en fausset. On ne comptera peut-être plus cent vingt espèces de
roses sauvages sur nos buissons. Peut-être en aura-t-on distingué cent
vingt mille espèces; peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver
le _drosera_ dans un pot à fleurs, peut-être n'en paiera-t-on plus
pour cultiver sept pieds de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi
croira-t-on qu'il n'y a pas de Dieu logé dans les églises et qu'il y en
a un logé partout, voire même dans l'âme de la plante.
                
Go to page: 12345678
 
 
Хостинг от uCoz