George Sand

Nouvelles lettres d'un voyageur
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Qu'est-ce que tu en dis, toi, de l'_âme de la plante_ et de l'ouvrage[2]
qui porte ce joli nom? Ce n'est peut-être pas un livre de science
proprement dit, mais c'est le développement d'une hypothèse charmante,
c'est le sentiment d'un observateur que la poésie entraîne.--Et, après
tout, quel être dans l'univers peut vivre sans ce que j'appelle une âme,
c'est-à-dire la sensation de son existence? Que cette sensation devienne
_conscience_ chez l'homme, affaire de mots pour exprimer un degré
supérieur atteint par une même et seule faculté. Où commence _l'être_
et où finit-il? Ce n'est pas le mouvement, ce n'est pas la faculté de
locomotion, premier degré de la liberté sacrée, qui le caractérise
essentiellement. Dans certaines choses, le mouvement semble voulu; chez
certains êtres, il semble fatal. La véritable vie commence où commence
le sentiment de la vie, la distinction du plaisir et de la souffrance.
Si la plante cherche avec effort et une merveilleuse apparence de
discernement les conditions nécessaires à son existence--et cela est
prouvé par tous les faits,--nous ne sommes pas autorisés à refuser une
âme au végétal. Pour moi, je me définis la vie, le mariage de la matière
avec l'esprit. C'est vieux, c'est classique; ce n'est pas ma faute si on
ne me fournit pas une formule plus neuve et aussi vraie. Or, l'esprit
existe partout où il fonctionne, si peu que ce soit. L'âme d'une huître
est presque aussi élémentaire que celle d'un fucus. C'est une âme
pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente au reste de l'univers
que la nôtre. Si la nôtre se dissipe et s'éteint avec les fonctions
de l'être matériel, nous ne sommes rien de plus que la plante et le
mollusque; si elle est immortelle et progressive, le jour où nous serons
anges, le mollusque et la plante seront hommes, car la matière est
également progressive et immortelle.

[Note 2: Par M. Boscowitz.]

Nous voici loin de la doctrine du jugement dernier et du drame
fantastique de la vallée de Josaphat. Ce n'est pas que ces fictions me
déplaisent; elles semblent indiquer un dogme de renouvellement, et elles
sont en complet désaccord avec les décisions catholiques qui placent le
jugement de l'âme au moment qui suit la mort de chacun de nous. Si nous
devons attendre pour reprendre notre dépouille mortelle et pour marcher
dans l'avenir terrible ou riant, suivant nos mérites, la fin du monde
que nous habitons, c'est un sursis d'exécution qui a sa valeur. C'est
aussi une concession temporaire à la croyance au néant dont il faut
prendre note. Toute la doctrine du spiritualisme catholique repose ainsi
sur une foule de notions et de symboles contradictoires que l'Église a
fait entrer pêle-mêle et de force dans sa prétendue orthodoxie. Elle
succombe à cette pléthore, recueillant aujourd'hui ceci, et rejetant
demain cela, au hasard des circonstances et selon les besoins de la
cause du moment. Elle a fait grand mal au spiritualisme, qu'elle n'a
jamais compris, et qu'elle tue en irritant une réaction cruelle, mais
légitime.

Après un mois d'excursions dans les environs du littoral, nous sommes
revenus avec nos amis à Toulon, où d'autres amis nous attendaient,
et j'ai voulu revoir avec eux toutes les régions montagneuses de la
Provence où se brise le mistral et où la vraie beauté du climat donne
asile à la flore de l'Afrique et à celle des Alpes de Savoie. C'était
encore trop tôt. Les clématites qui revêtent des arbres entiers étaient
encore sèches. Les belles plantes n'étaient pas fleuries. N'importe, le
lieu était toujours ce qu'il est, un des plus beaux du monde.

Ce lieu s'appelle Montrieux, il est situé sur les hauteurs près des
sources du Gapeau, à trente-deux kilomètres de Toulon. La route est
belle, on va vite. On traverse des régions maigres et sèches, des
collines pelées ou revêtues de terrasses d'oliviers petits et laids. Ce
n'est pas avant Cannes qu'il faut voir l'olivier, on le prendrait en
haine; mais là il est de plus en plus splendide jusqu'à Menton. On ne le
taille pas, il devient futaie, il est monumental et primitif.

Il ne faut pas le regarder dans le pays qui nous conduit à Montrieux.
A Belgentier, le pays devient charmant quand même. On avance dans une
étroite vallée arrosée de mille ruisseaux qui descendent de la montagne
et qui se laissent choir en cascades dans les prairies et les cultures
pour se joindre en bondissant au Gapeau, qui bondit lui-même. On n'est
plus dans le pays de la soif. La vue de tant d'eaux limpides, folles et
gaies est un enchantement.

On voit se dresser bientôt devant soi, au dessus des bois, les dents
blanches, bizarrement découpées et fouillées à jour, de la crête des
montagnes calcaires de Montrieux. J'annonce à nos compagnons que nous
allons grimper jusque-là. Comme il fait très chaud, on s'en effraie;
mais, une demi-heure après, sans descendre de voiture, nous entrons dans
ces dentelures fantastiques, nous sommes dans la forêt de Montrieux,
un gracieux pêle-mêle de roches ardues, de vallons étroits, d'arbres
magnifiques, de buissons épais et d'eaux frissonnantes. Nous traversons
à gué le Gapeau, qui danse et chante sur du sable fin et doré, au milieu
des herbes et des guirlandes de feuillage. C'est une oasis, un Éden.

Si tu y vas l'an prochain, repose-toi là. Cette entrée de forêt autour
du gué de Gapeau est le plus bel endroit de la promenade. C'est que
nous eussions dû déjeuner et ne point passer seulement; mais l'envie de
revoir la source et d'arriver au but, qui est la chartreuse, nous a fait
quitter un peu la proie pour l'ombre.

La chartreuse nouvelle est fort laide et sans intérêt aucun. Les débris
de l'ancienne sont enfouis au fond d'une gorge encaissée et boisée où le
roc montre ses flancs âpres à travers le revêtement de la forêt.
C'est un de ces sites sauvages qu'en de nombreuses localités les gens
intitulent emphatiquement le _bout du monde_, et qui, comme toutes les
fins, est l'embranchement d'un monde nouveau. Si la montagne enferme la
ruine et semble la séparer du reste de la terre, à cent pas au-dessous
on voit la muraille faire un coude, une verte petite prairie s'ouvrir le
long du ruisseau, se rétrécir pour s'entr'ouvrir plus loin et déboucher
dans les larges vallées qui se succèdent et s'étagent jusqu'à la mer.
L'endroit est frais, austère et riant à la fois.

--On y vivrait, me dit mon ami Talma, le capitaine de vaisseau. C'est
une retraite, un nid, un asile. J'y passerais volontiers le reste de ma
vie.

--En famille?

--Non, la famille s'y ennuierait. Je me suppose sans famille, seul au
monde, las des voyages, revenu de la grande illusion du devoir. Vivre là
d'étude et de rêverie....

--Oh! très-bien, vous rêvez ici, comme j'ai rêvé partout,
l'insaisissable chimère du repos?

Mon fils nous apprit qu'un naturaliste avait fait de cette sauvage
résidence le centre de son activité. M. de Cérisy était un entomologiste
distingué. Il a vécu et il est mort ici, s'occupant à communiquer au
monde savant le fruit de ses recherches et de ses explorations. Nous
voyons encore dans un pavillon, à travers les vitres, une grande
boîte de toile métallique qui a servi à l'élevage des chenilles ou à
l'hivernage des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont dû lui donner
de grandes jouissances et de grands enseignements. Un sentiment de
respect s'empare de nous, et je ne sais comment je me surprends à penser
à toi, à ta retraite, à tes courses, à tes occupations, et à me rappeler
Maurice cherchant partout, il y a une vingtaine d'années, certaine
phalène blanche que vous avez souvent trouvée depuis, mais que nous
appelions alors _desideratum Touranginii_.

En ce moment, toute ta vie se présenta devant moi, résumée par une de
ces rapides opérations de la pensée que les métaphysiciens, lents à
penser, n'ont jamais su nous apprendre à expliquer et à exprimer en peu
de mots. Je n'ai donc pas la formule pour dire en trois paroles tout ce
qui m'apparut en trois secondes, et il me faudrait beaucoup de mots pour
raconter ce que le souvenir me raconta instantanément. Je te vis
d'abord adolescent, aussi mince, aussi chevelu, aussi calme que tu l'es
aujourd'hui, avec de grands yeux clairs et je ne sais quoi d'_ailé_
dans le regard et dans l'attitude qui te faisait ressembler à un de ces
oiseaux de rivage, lents et paresseux d'aspect, infatigables en réalité.
On disait de toi:

--Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il? disait ton père.

--Rien et tout, lui répondais-je.

Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux. C'est tout ce qu'on savait
de tes occupations, et on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont les
seuls que j'aie vus tromper les yeux au point de faire illusion. Ils
avaient le mouvement, l'attitude vraie, la grâce essentiellement propre
à leur espèce, outre que tu ne choisissais que des sujets intacts,
lustrés, frais et en pleine toilette, selon la saison. C'étaient des
chefs-d'oeuvre.

Tu préparas ensuite des papillons avec une perfection égale, cherchant
à conserver avec pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles,
les microscopiques enfin, d'où te vint le surnom de _Micro_, dont nous
n'avons jamais su nous déshabituer.

Un jour, tu t'exerças à dessiner des oiseaux et à peindre des
lépidoptères: autres merveilles! Tu étais décidément d'une adresse
inouïe. Étais-tu artiste? étais-tu savant? Tes échantillons furent
admirés, et, quand ta famille perdit une fortune qui t'eût permis de
ne faire que ce qui te plaisait, tu entras comme préparateur au Muséum
d'histoire naturelle sous les auspices de Geoffroy Saint-Hilaire. Il
nous semblait que tu étais _casé_, comme on dit bourgeoisement, et que,
ayant la passion exclusive des sciences naturelles, tu arriverais peu à
peu à pouvoir la satisfaire en dehors d'une étroite spécialité; mais,
au bout de quelques mois, tu nous revins dégoûté de ces arides
commencements, affamé d'air rustique et de liberté. Tu étais souffrant.
Ta soeur, l'être adorablement maternel, te reçut avec joie et ne te
gronda pas.

Moi, j'étais affligé de ta désertion. L'illustre vieillard m'avait dit:

--Votre jeune frère a le pied à l'étrier. On _arrive_ à tout quand on
est doué comme lui.

Parlait-il ainsi pour m'être agréable, ou parce qu'il avait senti en toi
un véritable amant de la nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre
ta fuite. _Arriver_, voilà un grand mot, le mot, le but, le charbon
ardent de la génération actuelle. Il n'a pas touché tes lèvres, tu n'y
as pas cru, ou tu l'as trop analysé, ce charbon qui souvent n'allume
rien, ce mot qui résume pour la plupart des hommes, un océan de
déceptions. Je ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand ils
sont riches ou influents. L'argent ou l'autorité, c'est le but du
vulgaire; les esprits plus élevés ou plus aimants rêvent la gloire ou la
satisfaction intérieure de se rendre utiles, de servir la science, la
philosophie, le progrès, la patrie.

Une modestie excessive, farouche même, t'a persuadé que tu n'avais rien
d'utile à communiquer personnellement, et, dédaignant de te résumer, tu
as tout appris et tout donné, tes collections, tes observations, tes
découvertes, à quiconque a bien voulu s'en servir. Ta vie s'est écoulée
dans une sorte de contemplation attentive dont je ne comprends que trop
les délices, mais que j'eusse voulu, dans ce temps-là, rendre féconde
chez toi par une manifestation de ta volonté. Tu es resté inébranlable,
je dirais impassible, si je ne connaissais la solidité de tes muettes
affections et l'enthousiasme de tes admirations secrètes. Tu avais une
philosophie pratique mieux formulée en toi-même que je ne le supposais:
avais-je raison, avais-je tort de la combattre?

Assis un instant pour reprendre haleine sur une pierre du sentier de ce
_bout du monde_ fictif où s'enferma pour n'en plus sortir M. de Cérisy,
je me demandais sérieusement si j'étais arrivé moi-même à une limite
quelconque de mon activité, et si tu n'avais pas été beaucoup plus sage
que moi en limitant la tienne dès ta jeunesse à l'exercice paisible et
soutenu de ton intelligence, sans aucun souci de la faire connaître en
dehors de l'intimité.

Si tu étais égoïste, je n'hésiterais pas à te donner tort. Ma
raison--jamais mon coeur--t'a quelquefois blâmé. J'ai cru être dans le
vrai en me persuadant qu'il fallait instruire les autres, et que le
devoir de quiconque avait un don, grand ou petit, était impérieusement
tracé: se communiquer à toutes les insultes, se révéler, se donner,
s'immoler, s'exposer à toutes les injures, à toutes les calomnies, à
tous les déboires de la notoriété, pour peu que l'on eût à dire, bien ou
mal, quelque chose de senti, d'expérimenté ou de jugé au fond de soi.
Si ma nature et mon éducation m'eussent permis d'acquérir la science,
j'aurais voulu explorer le monde entier en savant et en artiste, deux
fonctions intellectuelles dont je sentais en moi, je ne dis certes pas
la puissance, mais l'appétence bien vive et le désir bien ardent. Une
plus humble destinée m'ayant été faite, j'ai étudié, comme par hasard et
faute de mieux, les sentiments et les luttes de l'être humain, et peu à
peu j'ai pris à coeur ce métier des gens qui n'ont pas de métier, et
que les personnes purement pratiques méprisent profondément ou ne
comprennent pas du tout.

Engagé dans cette voie, et voyant le temps qu'il faut y consacrer, la
dépense d'énergie vitale qu'il exige, j'ai pensé que ce n'était pas
un vain travail, et, poursuivi par un type idéal applicable à l'être
humain, j'ai cru parfois très-utile de tenter de le dégager de la
fiction des entrailles de l'humanité présente, qui le porte en elle
sans y croire, mais qui le fait vibrer et tressaillir par moments en le
trouvant exprimé dans un livre, dans un tableau, dans un chant, dans une
oeuvre d'art quelconque.

Je ne me suis pas fait de grandes illusions sur la portée de mon
travail; mais, s'il a produit peu d'effet, la faute en est à mon peu
de talent, non à mon but, qui était trop consciencieux pour ne pas me
paraître sérieux. Ceci donné, je m'abandonnais au hasard de la fantaisie
pour les sujets, ayant expérimenté que le bien, si bien il y a, me
venait en dormant et que je ne savais pas composer d'avance. Dans cet
emploi soutenu de la petite part d'énergie qui m'était dévolue j'ai
senti pourtant, avec un regret quelquefois bien douloureux, combien sont
à envier ceux qui, au lieu de produire sans relâche, se sont réservé le
droit d'acquérir sans cesse: et souvent dans ta modeste fortune, dans
tes longues claustrations d'hiver, dans tes courses solitaires des beaux
jours, dans ton état d'absorption par l'examen et l'étude de la nature,
tu m'as paru le plus sage de nous deux. Tu n'as pas eu besoin d'arriver,
toi, tu n'es pas parti, et tu es heureux au port que tu n'as pas voulu
quitter. Moi, j'ai eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens
toujours vers les miens sans autre joie que celle de les retrouver. Ce
n'était donc pas la peine de quitter la terre natale, puisque _arriver_,
pour moi, c'est toujours revenir.

Je ne saurais me plaindre du sort. J'y aurais mauvaise grâce du moment
que la faculté d'aimer et d'admirer ne s'est point amoindrie en moi dans
mon combat avec la vie; mais, quand on pense à soi, quand on compare sa
destinée avec d'autres destinées qui nous intéressent également, on est
porté--c'est mon travers--à chercher l'idéal de la vie pour tous les
êtres du présent et de l'avenir. C'est la pente que suivait ma pensée
pendant que nous revenions à la nouvelle chartreuse.

Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un groupe de chartreux qui se
promenaient: un gros vieux, court, qui s'appuyait sur une canne, cinq
ou six autres moins frappants de type, et un jeune, grand, brun, d'une
figure triste et d'une beauté remarquable dans son sévère costume
de laine blanche, qui semblait fait pour s'harmoniser avec la roche
calcaire, le sentier poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans
ce pays des styrax et des clématites, ces personnages _tomenteux_[3]
semblaient un produit du sol.

On nous apprit que le beau chartreux était le héros de mille légendes
dans la province, qu'un mystère impénétrable enveloppait le roman de sa
vie, qu'on ne savait ni son vrai nom, ni son pays, que, selon les
uns, il cachait là le remords d'un crime, et, selon les autres, une
dramatique histoire d'amour. Nous n'avons pas voulu nous informer
davantage. Eu égard à sa belle figure, nous lui devons de ne pas
chercher la prose peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde
forestier qui nous servait de guide nous dit que ces moines étaient
paisibles et doux, très charitables, et faisaient beaucoup de bien.

[Note 3: On appelle plantes tomenteuses, en botanique, celles qui
sont couvertes d'une sorte de duvet comme le bouillon blanc.]

Je me demandai quel bien on pouvait faire dans ce désert, à moins de le
défricher et de le peupler. Pour le dernier point, les chartreux se sont
mis officiellement hors de cause par leurs voeux, et, quant au premier,
il est tout à fait illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes
le sol qu'ils possèdent, rentrent dans la classe des propriétaires
associés pour le grand bien de leur immeuble, et encore ne
présentent-ils pas le modèle d'une bonne association, car la prière, la
méditation, la pénitence et les offices absorbent la bonne moitié de
leur existence. On ne fait pas un bien gros travail des bras et de
l'intelligence quand l'esprit est ainsi plongé, à heures fixes, dans la
stupeur du mysticisme.

Faire travailler, donner de l'ouvrage aux pauvres, c'est le classique
devoir des propriétaires dans les pays habités; mais, en Provence, au
coeur de ces roches revêches, où le petit propriétaire suffit tout au
plus à sa tâche ingrate, il n'y a pas de bras à employer. Tous les
travaux du littoral sont faits par des étrangers, et les forêts de
l'État, qui remplissent les gorges de la montagne, seraient et sont
probablement plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les terres
arables des chartreux. Si leur établissement emploie quelques pauvres
diables, c'est parce qu'il ne peut se passer de leur aide. En somme,
leurs charités, que je ne nie point, seraient tout aussi bien répandues
par de simples particuliers qui n'auraient pas la tête rasée en couronne
et porteraient des souliers au lieu de porter des sandales. Le luxe
archéologique de leur costume peut encore poser pour le peintre; voilà
tout l'emploi qui lui reste.

En regardant ces beaux figurants s'éloigner et se perdre dans le décor
de la chartreuse, je me demandai naturellement quel monde, sublime ou
idiot, celui qui nous avait frappés portait sous ce crâne rasé, exposé
aux morsures d'un soleil dévorant. Est-il _arrivé_, celui-là? A-t-il
trouvé dans le cloître une solution à son existence? Poésie féconde ou
anéantissement stérile, s'il possède l'une ou l'autre, il est entré au
port; mais qui de nous voudrait l'y suivre? Certes ce lieu-ci est un
Éden, et l'image divine y est revêtue de sublimité; mais le catholicisme
n'a-t-il pas rompu avec la nature, et n'est-il pas défendu au mystique
particulièrement de se plaire à la contemplation des choses extérieures?
Quel enfer d'ailleurs que la promiscuité du communisme pratiqué dans ce
sens étroit et sauvage du couvent? Les chartreux ont, il est vrai,
des habitations séparées, mais qui se touchent en s'alignant dans une
enceinte rectiligne. Ces petites maisons propres et nues, avec leur ton
jaune et leur couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup à une
maison de fous. Il y en a une douzaine, et toutes ne sont pas occupées.
Je crois bien que le groupe de six ou sept religieux que nous avons
rencontré compose toute la communauté. J'ignore s'ils observent bien
strictement la règle austère de saint Bruno, s'ils se dispensent de la
prison cellulaire, du silence et du salut classique: _Frère, il faut
mourir!_ Ils ont, ma foi, bien raison, les pauvres hères, et je ne
les blâme point. Le catholicisme n'a plus rien à faire dans la vie
cénobitique. Il s'y éteint sans retentissement et sans qu'on l'admire ou
le plaigne.

Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté, le long de ces eaux
limpides, au pied de ces roches théâtrales, sous l'ombre fraîche de ces
beaux arbres, dans ces clairières baignées de soleil où croissent de
si belles fleurs et de si sveltes graminées, une vie à vivre dans les
délices de l'étude ou du recueillement. Cette oasis de la Provence
n'existe pas pour rien, elle n'a pas été créée pour des chartreux, ni
même pour des entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient au
peintre, au poëte, au philosophe, à l'érudit, à l'amant et à l'ami,
tout comme au botaniste et au géologue. Il faudrait être tout cela pour
habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes dignes de s'y réfugier et de
le posséder avec le respect qu'il inspire? Voilà ce que l'on se demande
chaque fois que l'on rencontre un vestige du beau primitif, dans des
conditions de douceur appropriées à l'existence humaine. On pourrait
vivre ici de chasse et de pêche, de fruits et de légumes; le sol est
excellent. On n'y serait pas enfermé et séparé du reste des hommes; les
chemins sont beaux en toute saison, et il faudrait d'ailleurs y vivre en
famille, car sans famille il n'y a rien à la longue qui vaille sous
le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de choses tour à tour
intellectuelles et pratiques, que le ménage occupât les femmes sans les
abrutir, et que le travail passionnât les hommes sans les absorber et
les rendre insociables.

Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la grande devise _Fais ce que
veulx!_ En possession de cette absolue liberté, l'homme rationnel est
inévitablement porté par sa nature à ne vouloir que le bien. Dès lors je
peuple cette solitude à ma guise; d'un coup de baguette, ma fantaisie
fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse avec ses clochetons
vernis, qui ressemblent à des parapluies fermés, et ces petites maisons,
qui ressemblent à un hospice d'aliénés. Je restitue à la merveilleuse
flore de cette région cette partie trop longtemps mutilée de son
domaine. Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château, ni villa, ni
chalet pour abriter les créatures d'élite que j'évoque. Je ne suis pas
en peine du détail de leur vie pratique: elles ont l'intelligence et
le goût, quelques-unes ont probablement le génie. Elles ont su se
construire des habitations dignes d'elles et les placer de manière à ne
pas faire tache dans le paysage. Je ne vois pas non plus quel costume
elles ont revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble en rien à
nos modes extravagantes ou hideuses. Il n'y a point de mode dans ce
monde-là. Chacun marque ou adoucit son type avec art et discernement;
tout y est harmonieux d'ensemble et ingénieux de détail comme la nature
qui l'environne et l'inspire.

La langue que parlent ces êtres libres n'est pas la nôtre; elle est
débarrassée de ses règles étroites et compliquées. Elle est aussi rapide
que la pensée; l'emploi du verbe est simplifié, la nuance de l'adjectif
est enrichie. Il ne faut pas des années, il faut des jours pour
apprendre cette langue, parce que la logique humaine s'est dégagée, et
que le langage humain s'en est imprégné naturellement. J'ignore le
mode d'occupations de mes thélémites. Ils ont trouvé des lumières qui
simplifient tous nos procédés; mais, quelle que soit leur étude, je les
vois sinon réunis volontairement à de certaines heures, du moins groupés
dans les plus beaux sites à certains moments et se communiquant leurs
idées avec l'expansion fraternelle des sentiments libres. L'art est là
en pleine expansion, et la nature inspire des chefs-d'oeuvre. Pauline
Viardot chante au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix esquisse
des profils de rochers où son génie évoque le monde fantastique. Nos
maîtres aimés y conçoivent des livres sublimes; nos chers amis y rêvent
des bonheurs réalisables, et nous deux, cher Micro, nous y cueillons des
plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux qui sont à ceux qui ne
sont plus et à ceux qui seront!




V

A PROPOS DE BOTANIQUE


Juillet 1868.

Puisque ces lettres, toujours commencées avec l'intention d'être
particulières, ont pris chacune un développement qui me les a fait
croire propres à être publiées, et puisqu'en leur donnant le titre de
_Lettres d'un voyageur_, j'ai cru leur conserver le ton de modestie qui
convient à des impressions toutes personnelles, il est temps peut-être
que je les accompagne d'un mot de préface et d'explication.

Sommé plusieurs fois, par la bienveillance et par l'hostilité, de
reprendre ce genre de travail qu'on disait m'avoir réussi jadis dans
la période de l'émotion, je n'ai cédé, je l'avoue, qu'au besoin de me
résumer un peu, et je n'ai point du tout cherché à mettre le passé de
ma vie intellectuelle d'accord avec le présent. J'ignore si, dans
des régions plus élevées que celle où je promène cette vie un peu
aventureuse et toujours sincère, les _penseurs_ se croient forcés
d'expliquer leurs variations. Moi, j'ai la simplicité de regarder les
miennes comme un progrès, et je n'attache pas assez d'importance à ma
personnalité pour ne pas lui donner un démenti quand je pense qu'elle
s'est trompée. Il y a des personnalités susceptibles qui répondent par
un soufflet à ce démenti: c'est quand la personnalité nouvelle, vendue
à quelque intérêt humain, s'efforce de renier son passé honnête et
candide. Ce n'est point ici le cas. Mes défauts ont persisté, mon
indépendance ne s'est point rangée au joug du convenu, je ne me suis
pas réconcilié avec ce qui facilite la vie et allège le travail; j'ai
cherché un chemin, je l'ai trouvé, perdu, retrouvé, et je peux le perdre
encore. Si cela m'arrive, je le dirai encore, rien ne m'empêchera de le
dire. La contrée idéale que j'appelais autrefois la verte bohème des
poëtes s'est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais les fleurs
fantastiques y ont fait de moins fréquentes apparitions. J'ai essayé de
trouver le vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma protestation.

J'ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine avec d'autres yeux, et
reconnu que, dans la période du doute et du découragement, je voyais
mal parce que je ne voyais pas assez; mais je crois sentir avec le
même coeur, penser avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas que
l'ancien _moi_, qu'il s'incline ou non devant le nouveau, lui cherche
querelle ou lui adresse un reproche.

En 1834, il y a trente-quatre ans, j'écrivais à mon cher Rollinat qui
n'est plus:

«Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle pas? Oh! si j'y
arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels
antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à
travers mes romans. Quelles pesantes dissertations, quels magnifiques
plaidoyers, quelles superbes condamnations découleront de ma plume!
Comme je vous demanderai pardon d'avoir été jeune et malheureux! Comme
je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes
de l'égoïsme! Que personne ne s'avise plus d'être malheureux dans ce
temps-là, car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage, et je noircirai trois
mains de papier pour lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que,
quant à moi, je suis parfaitement heureux[4].»

Aujourd'hui, en 1868, il y a bien un vieux ermite qui se promène à
travers mes romans; mais il n'a pas de barbe, il n'est pas stoïcien, et
certes il n'est pas un philosophe bien profond, car c'est moi. Je ne
sais s'il condamnerait et gourmanderait la jeunesse de son temps, si
elle était _jeune et malheureuse_; mais, chose étrange, cette jeunesse
nouvelle rit de tout, elle exorcise le doute au nom de la raison, elle
ne comprend rien aux souffrances morales que les vieux ont traversées,
elle s'en moque un peu, et un des plus naïfs; un des plus émus, un des
plus jeunes de cette époque de refroidissement, c'est encore le vieux
ermite qui la contemple avec surprise.

Le voyageur d'autrefois l'eût maudite, l'époque où nous voici! Je
crois bien qu'il n'eût pas résisté aux tentations de suicide qui
l'assiégeaient. Le vieux voyageur d'aujourd'hui la bénit quand même,
croyant fermement qu'elle est une transition inévitable, peut-être
nécessaire, un passage difficile, mais sûr, pour monter plus haut.

[Note 4: _Lettres d'un voyageur_.]

Quant à lui, jusqu'à sa dernière heure, il aura fantaisie de monter.
Donnez-lui la main, vous qui pensez à peu près comme lui, et vous
aussi qui pensez tout à fait autrement; ceux qui veulent rester en bas
crieront après nous tous et nous envelopperont dans le même anathème.
Que cette persécution nous unisse, car notre but est le même, et, si ce
n'est la conviction, c'est du moins le sentiment de notre droit qui
nous rend solidaires. Nous ferons tous effort pour gagner les hauteurs,
chacun suivant ses moyens et ses procédés, et il est des étapes où nous
ne pouvons manquer de nous rencontrer, des refuges où nous aurons à
lutter ensemble contre l'ennemi commun. Monte, jeunesse, monte en riant
si tu veux, pourvu que tu ne t'arrêtes pas trop sous les arbres du
chemin, et qu'à l'heure du combat tu saches te défendre!


A MAURICE SAND.


Nohant, 15 juillet 1868.

Il fait sombre, l'orage s'amasse, et déjà vers l'horizon les hachures de
la pluie se dessinent en gris de perle sur le gris ardoise du ciel. La
bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent à frissonner à la
cime des tilleuls, et la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine
de la direction que le vent va prendre. C'est le moment de rentrer les
enfants, les petites chaises et les jouets fragiles. L'aînée voudrait
jouer encore sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie; mais le vent
vient brusquement gonfler les plis de sa petite jupe, une large goutte
d'eau tombe sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère _Henriette_, la
poupée favorite, et vient se réfugier dans mon cabinet.

Alors commence un nouveau jeu: le jeu, la fiction, le drame de la pluie.
L'enfant ouvre une ombrelle et marche effarée par la chambre; elle se
livre à une pantomime charmante de grâce et de vérité. Elle se courbe
sous les coups de l'aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde,
elle avertit _Henriette_ de tous les dangers qui la menacent, elle la
préserve, elle la pelotonne sous son bras, enfin elle combat la tempête
avec elle, et, toute souriante et palpitante, m'apporte _son enfant_,
qu'il me faut essuyer, réchauffer et caresser comme un Moïse sauvé des
eaux. Cette comparaison, qui ne peut pas être dans son esprit, perce
aussitôt dans le mien.

La dualité de l'âme éclate dans cette puissance qu'un enfant de trente
mois possède déjà de dédoubler dans son esprit la réalité et le
simulacre; mais voici un autre phénomène. J'étais en train d'écrire;
l'action scénique m'intéresse, je l'observe, j'y prends part. Je
joue mon rôle dans le drame qu'elle improvise, et, entre chacune des
répliques que nous échangeons, ma plume reprend sa course sur le papier,
l'idée que j'exprimais se retrouve dans la case de mon cerveau où je
l'ai priée d'attendre, mon être intellectuel a suivi l'opération que
l'enfant a su faire, il s'est dédoublé; il y a en moi deux acteurs,
l'un qui écrit sa pensée méditée, l'autre qui représente la fille des
pharaons arrachant aux flots du Nil le berceau d'un pauvre enfant
nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction que ne l'est ma
petite-fille. Je le suis peut-être davantage, car je vois le paysage
égyptien qui doit servir de cadre à l'épisode. J'aperçois la mère qui se
cache dans les roseaux, pleine d'angoisse, jusqu'à ce que son fils
soit recueilli et emmené par la princesse. Le sentiment maternel, plus
développé en moi, rêve une émotion que je ressens presque...

Et pourtant mon travail, complètement étranger à ce genre d'impressions,
va son train, et après chaque interruption de mon dialogue avec ta
fille, dont la grâce me charme et m'occupe, il se trouve suffisamment
élaboré pour que je le reprenne sans effort et sans hésitation.
L'habitude de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma tâche
quotidienne, a sans doute préparé et amené peu à peu ce résultat un peu
exceptionnel; mais, comme il n'a rien du tout de prodigieux, il me
donne à réfléchir sur les facultés de notre être intellectuel, et ces
réflexions, je veux te les résumer à mesure quelles se succèdent et
se groupent. Aussi bien l'orage redouble, l'enfant s'est endormie;
voyageurs, nous ne voyageons pas: en ce moment, la nature nous chasse
de es sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut boire à l'aise,
l'insecte s'est réfugié sous l'épaisse feuillée, le paysage s'est
rempli de voiles où la couler pâlit et se noie; n'est-ce pas le moment
d'entreprendre une petite excursion dans le domaine de l'invisible et de
l'impalpable?

Essayons.

Bien que la botanique, qui me préoccupe cette année par son côté
philosophique, ne soit pas le sujet direct de cette causerie, c'est
elle qui m'y a conduit aussi par de longues rêveries sur _l'âme de la
plante_, et je m'imagine avoir trouvé quelque chose pour ma satisfaction
personnelle tout au moins. Cela se résume en quelques mots, mais il m'en
faudra davantage pour y arriver; prends patience.

«Nous avons deux âmes: l'une préposée à l'entretien et à la conservation
de la vie physique, l'autre au développement de la vie psychique. La
première, involontaire, impersonnelle, qui tombe sous l'examen et
l'appréciation de la science physiologique, est, avec plus ou moins
d'intensité, identique chez tous les hommes. L'autre, dont l'étude est
du ressort des sciences métaphysiques, c'est le _moi_ personnel, l'homme
affranchi de la fatalité, le souffle impérissable et mystérieux de la
vie.»

Ainsi m'enseignait, il y a quelque vingt ans, un ami très-intelligent et
très-modeste qui n'a jamais fait parler de lui comme philosophe.

Cette définition pouvait être forcée quant à l'expression: il donnait le
même nom à l'instinct et à la réflexion; mais, dans son langage figuré,
il résumait peut-être d'une façon pénétrante et saisissante le problème
de l'humanité. Je n'ai jamais oublié cette formule qui m'a toujours paru
résoudre admirablement le mystère de nos contradictions antérieures et
les antinomies sans fin qui divisent les hommes à l'endroit de leurs
croyances.

Voici ce que je lis dans un livre dernièrement publié:

«Les choses se passent dans l'être humain comme si, à côté du cerveau
pensant, il y avait d'autres cerveaux pensant à notre insu, et
commandant à tous les actes ce que j'appelle la vie _spécifique_. Le
dualisme de l'homme et de l'animal, de l'ange et de la bête, n'est point
chimère, antithèse, fantaisie. Voici le cerveau, le centre noble, et
voilà les centres divers de la moelle et du système nerveux sympathique.
Ici règne la volonté, là l'instinct. Quelle lumière se répand sur la
vie humaine quand on se met à y démêler l'oeuvre de l'intelligence
consciente et volontaire, et le travail lent, monotone et fatal
de l'instinct, caché aux centres nerveux secondaires! Comme l'âme
proprement dite se trouve parfois devant cette âme-instinct qui ne
devrait être que servante[5]».

Voilà bien, en somme, la définition de mon vieux philosophe--_sans le
savoir_: une âme libre, immatérielle, fonctionnant au sommet de l'être;
une âme esclave, _spécifique_, c'est-à-dire commune à toute l'espèce,
agissant dans les régions inférieures; ici la moelle épinière
transmettant ses volitions à l'encéphale, là l'encéphale luttant avec
la volonté, dont il est le siège, contre les volitions aveugles de
l'instinct.

De là deux propositions contraires qui contiennent chacune une vérité
incontestable.

«L'homme est toujours et partout le même, disent les uns: cruel,
lascif, intempérant, paresseux, égoïste. Les mêmes causes produisent et
produiront toujours les mêmes effets. L'homme ne progresse point.»

[Note 5: Auguste Laugel, _des Problèmes de l'âme_. Paris, 1868.]

Cette opinion est fondée. Le rôle de l'instinct est fatal et ne s'épuise
ni dans le temps ni dans l'espace. Vaincu, il n'est pas soumis et ne
renonce jamais à la lutte.

«L'homme est essentiellement et nécessairement progressif, disent les
autres. Chaque révolution sociale ou religieuse marque une étape de
son perfectionnement, chaque effort de son intelligence amène une
découverte, chaque instant de sa durée est un pas vers le mieux.»

Ceci est tout aussi vrai que l'assertion contraire. Aussitôt que l'on
prend la peine de distinguer, on se trouve d'accord.

Nous arriverons, je pense, à savoir compter jusqu'à trois, qui est le
nombre sacré, la clef de l'homme et celle de l'univers, et une bonne
définition nous fera quelque jour reconnaître en nous, non pas seulement
deux _âmes_ aux prises l'une contre l'autre, mais trois _âmes_ bien
distinctes, une pour le domaine de la vie spécifique, une autre pour
celui de la vie individuelle, une troisième pour celui de la vie
universelle. Celle-ci, qui tiendra compte du droit inaliénable de la vie
spécifique, mettra l'accord et l'équilibre entre cette vie diffuse chez
tous les êtres et la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera te
vrai lien, la vraie _âme_, la lumière, l'unité.

Chacun de nous, à un degré quelconque, porte en lui cette troisième et
suprême puissance, puisqu'il l'entrevoit, l'interroge, lui cherche un
nom, et s'inquiète de son emploi; mais l'éclair a bien des nuages à
traverser encore, et peut-être faudra-t-il ces crises sociales terribles
où s'amasse la foudre, pour que l'homme, frappé de la vérité comme d'une
flèche divine, découvre sa vraie force et remplisse enfin son vrai rôle
sur la terre.

L'excellent livre que je viens de te citer, et que tu voudras lire, est
le développement analytique du dualisme où l'homme actuel est encore
engagé entre ses deux âmes. Le tableau éloquent de cette lutte est
navrant, mais il aboutit à des espérances d'un ordre supérieur. Il
est plein d'épouvantes pour la destinée humaine livrée à l'instinct
spécifique, plein d'enseignements et d'exhortations à l'homme
individuel, qui est ardemment sollicité de dégager le principe
impérissable de sa liberté du tourbillon des passions basses ou des
fantaisies coupables. C'est un livre de morale et de philosophie écrit
par un savant et un libre penseur, car il nous engage à rejeter ces
vains termes de spiritualisme et de matérialisme qui nous éloignent de
la recherche de la vérité. Funeste antagonisme, en effet! Il semble que
l'humanité se condamne à marcher sur des lignes parallèles sans vouloir
jamais les faire fléchir pour se rencontrer, et que, de cette stupide
obstination, les individus se fassent un point d'honneur et un mérite
personnel. Faudra-t-il en conclure que bien des gens n'auraient rien à
dire, s'ils ne disaient pas d'injures aux autres?

La critique philosophique, dont le rôle est grand en ce moment-ci, est
forte quand elle signale l'abus des mots et le vide des formules. C'est
tout ce qu'elle a pu faire jusqu'à ce jour, et il semble qu'il ne soit
pas encore de son ressort de chercher une solution. Les ignorants s'en
impatientent; ils s'imaginent que leur sentiment personnel doit se
manifester et se concentrer dans quelque aphorisme magique sanctionné
par l'expérience et la raison. Faites place à ces ardeurs de la pensée,
hommes de réflexion! elles vous donnent la mesure de nos tendances et
de nos besoins. Ne les dédaignez pas, elles sont un thermomètre à
consulter, une face de l'humanité à examiner. La preuve de ce besoin,
c'est le catholicisme de pur sentiment qui se prêche avec succès
aujourd'hui dans les salons et les églises, doctrine incapable de lutter
contre la critique historique et habile à esquiver ses coups, mais forte
de nos aspirations et adroite pour les accaparer au profit de sa cause.
Faites-y grande attention, défenseurs de la doctrine expérimentale!
Trouvez dans vos plus consciencieuses inductions un refuge pour notre
idéalisme; autrement tous les faibles, tous les indécis, tous les
illettrés passeront du côté du christianisme moderne, espérant y trouver
la paix de l'esprit, et l'oubli du devoir de raisonner sa foi.

M. Vacherot, dans un solide et délicat travail récemment publié dans
la _Revue_, nous trace une esquisse instructive de la situation du
catholicisme actuel. Malgré son exquise courtoisie pour les lumières de
la chaire et de la polémique religieuse, il met ces lumières au pied du
mur, les sommant, le malin qu'il est, d'étudier les textes sacrés, de
les mettre d'accord et de définir l'orthodoxie. L'Église répond _in
petto: Non possumus_; mais elle continue à nous parler avec une
éloquence plus ou moins entraînante (M. Vacherot a un peu exagéré le
talent de ses adversaires par excès de générosité ou de finesse) des
points lumineux que cherche à ressaisir l'humanité présente: l'âme
immortelle, la divinité _personnelle_, l'avenir infini, les cieux
ouverts, l'idéal en un mot.

Devant une critique et une philosophie qui ne peuvent sauver ouvertement
ces trésors du naufrage, qui ne pensent pas même devoir trop affirmer
qu'ils existent, l'Église invoque le sentiment, supérieur selon elle, à
la raison, et les êtres de sentiment vont à elle.

Mal nécessaire, disent les gens calmes. J'avoue que je ne puis pousser
jusque-là l'indifférence et la sérénité. Je vois l'âme supérieure
s'atrophier dans ce divorce avec la logique et retourner à l'enfance de
l'humanité, enfance sacrée, poétique, respectable en son temps, dans
son premier développement normal; sénilité puérile et funeste, presque
honteuse à l'heure que nous marque aujourd'hui l'aiguille du temps.

Eh quoi! nous ne sommes point mûrs pour une croyance qui réponde aux
besoins de notre libre aspiration sans condamner à mort cet instinct
spécifique, qui est le code imprescriptible de la nature animée? Et
même dans le sanctuaire de l'encéphale, dont les opérations sont aussi
multiples et aussi mystérieuses que la structure anatomique du cerveau
est compliquée et insaisissable, il nous est impossible de marier la
lucidité supérieure à la clairvoyance pratique? Nous sommes donc
des infirmes, des êtres épuisés, à moins que nous ne soyons des
intelligences qui n'ont encore rien commencé?

Levez-vous donc, éveiller-vous, nobles esprits qui sentez palpiter en
vous la troisième âme, la grande, la vraie, celle qui n'affirme pas
timidement l'idéal et qui le prouve par cela même qu'elle le possède,
qui ne tressaille pas d'effroi devant l'épreuve scientifique parce
qu'elle sait _a priori_ que cette épreuve sera la sanction de sa foi
aussitôt qu'elle sera complète et décisive. Cette âme a autre chose à
faire que de vaincre les révoltes et les tyrannies de l'instinct. Elle
éclora dans des organisations qui les auront vaincues; mais, sitôt
qu'elle parlera, elle enseignera rapidement comment il est facile à tous
de les vaincre. Elle résoudra ce formidable problème qui consterne notre
élan philosophique vers la beauté morale; elle nous rendra moins sévères
pour les obstinations de la vie _spécifique_. Ces tyrannies de la chair
ne sont redoutables que parce que l'âme universelle n'a point clairement
parlé en nous, et que l'âme personnelle n'a pas d'armes assez bien
trempées pour le combat. Ces armes de la foi et de la grâce que les
catholiques se vantent de posséder sont aussi faibles que celles du
scepticisme, puisque les tentations sont plus âpres à mesure que le
chrétien devient plus saint et plus mortifié. Ce n'est pas la haine et
le mépris de la chair qui en imposent à cette sourde-muette que nous
portons en nous. Ce n'est point assez d'une âme libre de ses propres
mouvements pour combattre des mouvements qui ne sont pas libres de lui
obéir. Il faut quelque chose de plus. Il faut l'éclat d'une vérité
supérieur à toutes les individualités, et supérieure même à leur
liberté, car toute liberté qui ne se soumet pas à l'évidence devient
aberration ou tyrannie.

On nous dit que cette vérité de _consentement_, qui est la vraie
discipline des intelligences, ne peut naître que d'une religion
théologique ou sociale.

De généreux esprits, prenant un effet pour une cause, ont cru
l'apercevoir dans des formes sociales à imposer à l'humanité; d'autre
part, de nobles érudits, épris de leurs sujets d'étude, se persuadent
encore aujourd'hui que, sans le prestige d'un culte et l'absolu d'un
dogme, aucune vérité ne peut devenir commune à l'humanité.

A mes yeux, il y a erreur chez les uns comme chez les autres. Si
l'humanité future confectionne des sociétés et construit des temples,
l'individu sera libre sous la loi commune, et le mystère sera banni de
l'autel.

Pour cela, il faut que l'homme _sache_ Dieu et l'humanité. On croit à ce
que l'on sait. Ouvrez la porte au savoir. Donnez-lui des instruments,
des laboratoires et la liberté absolue; mais donnez-lui aussi des ailes.
Apprenez-lui que chaque genre de certitude a son domaine, chaque vérité
acquise sa case dans l'intelligence, mais qu'il en est une d'un ordre si
élevé, qu'il faut l'accueillir et la posséder dans la plus haute région
de l'âme pour qu'elle serve de _criterium_ et de corollaire à toutes les
autres.


18 juillet 1868.


.... Tu me demandes ce que j'entends par l'âme _universelle_ de l'homme.
Mon mot est mauvais, je ne le défends pas. Il faudrait toujours prendre
les mots pour ce qu'ils valent; ils sont les empreintes du moment qui
les fait éclore, les symboles qui transmettent à notre esprit nos
impressions passagères, toujours incomplètes. Peu de mots fixent assez
une idée pour mériter d'être conservés toute une semaine. Prends le mien
pour ce que je te le donne, et vois-y l'appel d'une relation à établir
entre l'âme individuelle et l'âme de l'univers.

Tu vas me demander encore où est l'âme de l'univers, si elle est diffuse
ou personnelle. Elle est partout selon moi, comme la matière est
partout; elle est à la fois personnelle et diffuse, elle remplit le fini
et l'infini. Je ne vois point d'obstacle à cette antithèse, puisque
l'âme humaine a ces deux attributs bien distincts et cependant
inséparables. A toute heure, notre esprit, enfermé en apparence dans le
cercle étroit de nos besoins matériels ou de nos impressions passagères,
peut s'élancer vers les sphères de l'infini, non pas seulement par la
rêverie poétique, mais par les calculs précis de la mathématique et les
certitudes idéales de la géométrie. Supposez que l'univers a une âme
comme nous, mais une âme aidée de la connaissance d'elle-même, ce qui
est la connaissance absolue de toutes choses; vous pouvez très-bien lui
attribuer aussi la volonté de maintenir ses propres lois, puisque cette
volonté est toujours en nous à un degré quelconque. Je ne vois rien
là qui dépasse les perceptions de l'esprit humain. Il me semble au
contraire, que cette vision de l'âme de l'univers nous est nécessaire,
qu'elle prend sa source dans ce que nous avons de plus clair dans le
cerveau, la logique, et de plus personnel dans le coeur, la conscience.
Il nous est impossible d'attacher un sens aux mots de _sagesse_,
d'_amour_ et de _justice_, qui résument toute la raison d'être et toute
l'aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas planer sur nous une
idéale atmosphère composée de ces trois éléments abstraits, qui nous
pénètre et nous anime. Il n'y a pas que l'air qui alimente nos poumons.
Il y a celui que notre âme respire. Trop subtil pour tomber sous les
sens, cet air divin a une vertu supérieure à nos volitions animales, il
les dompte ou les régularise quand nous ne lui fermons pas nos organes
supérieurs. La chimie ne trouvera jamais ce fluide sacré; raison de
plus pour que le chimiste ne le nie pas. C'est par d'autres moyens,
par d'autres méditations, par d'autres expériences, que le vrai
métaphysicien devra s'en emparer.

Quels peuvent être ces moyens, me diras-tu? Ils sont bien simples et à
la portée de tous, et même il n'y en a qu'un: passer à l'état de santé
morale qui seule permet de saisir la véritable notion du divin. Je
voudrais bien que l'on trouvât à l'âme de l'univers un autre nom que
celui de _Dieu_, si mal porté depuis le temps des Kabires jusqu'à nos
jours. J'aimerais encore mieux celui d'homme, _le grand homme_ (comme
qui dirait la grande personne universelle) de Swedenborg; mais
qu'importe son nom? Elle en changera longtemps encore avant que nous
lui-en ayons trouvé un définitif et convenable.

Ce Dieu, puisqu'il faut le désigner par un nom qui est tout aussi
grossier que sublime, n'a pas seulement mis en nous, à l'heure de
notre naissance _spécifique_, une parcelle de sa divinité; il nous
la renouvelle et nous l'augmente quand nous naissons à la vie de
raisonnement individuel. Il nous la concède réellement quand nous
surmontons l'instinct aveugle assez pour mériter d'échapper à sa
tyrannie. Je ne dirai pas avec Laugel qu'il faudra à l'homme de grands
combats et des sacrifices immenses pour arriver à ce perfectionnement.
Il les lui faut aujourd'hui parce qu'il doute. Le jour où il croira,
avec ses _deux âmes_ supérieures, à un idéal bien défini et bien
évident, l'âme inférieure ne réclamera que la part de satisfaction qui
lui est due. L'appétit ne sera plus la fureur, la passion ne sera plus
le crime, la fantaisie ne sera plus le vice. L'âme personnelle, celle
qui est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra--de l'âme
vouée au culte de l'_universel_--une lumière assez frappante pour ne
plus hésiter à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué à mesure qu'a
diminué l'ignorance, qui peut le nier? Il disparaîtra progressivement à
mesure que rayonnera l'astre intellectuel voilé en nous.
                
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