George Sand

Nouvelles lettres d'un voyageur
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On opposera à cette espérance, je le sais, la brutalité de la nature,
le déchaînement aveugle des désastres extérieurs ruinant à tout instant
l'oeuvre du travail de l'homme, la férocité des animaux qui lui ont fait
si longtemps une guerre sérieuse, le déchaînement des cyclones, les
tremblements de terre, les épidémies foudroyantes, les maladies
incurables, toutes les puissances ennemies que nous ne savons point
encore conjurer ou éviter. Mais l'âme de l'univers a aussi sa dualité
pour ne pas dire sa trinalité. Elle a, comme l'homme, une âme
spécifique, instinctive, fatale, que l'âme libre et personnelle combat,
et que l'âme universelle domine. L'âme spécifique, qui agit aveuglément
dans tout être, peut-être dans toute chose, pousse sans cesse l'univers
matériel vers le trop plein et le trop vivant. De cet excès naissent
les éclatements, le vase trop rempli se brise, la force trop accumulée
déchire ses enveloppes et se détruit elle-même en s'épanchant au dehors.
Une montagne, une contrée, un monde, peuvent tomber en ruine sous les
coups de l'agent indompté. L'âme céleste et personnelle de ce monde
n'est pas détruite pour cela; elle va rejoindre le foyer de la vie
céleste irréductible, et, dans ce foyer de l'infini psychique, elle
se retrempe à la vie universelle, qui s'aperçoit peu des désastres
partiels, ou qui s'en sert avec discernement pour reconstruire des
mondes mieux équilibrés.

Mais les victimes, les millions d'individus plus ou moins intelligents
que frappe un grand cataclysme, les compterons-nous pour rien? Si
nous croyons que quatre-vingts ou cent ans d'existence sont toute
l'aspiration, toute la conquête, toute la destinée de l'homme, ou que,
surpris par la mort violente en état de péché, il ait une éternité
d'inénarrable souffrance à endurer au sortir de la vie, certes Dieu est
injuste, l'âme universelle est idiote et méchante, ou, pour mieux dire,
elle n'existe pas. Nous sommes des chiffres,... pas même! des accidents
qui ne comptent point.

Ceux que domine l'âme spécifique sont bien libres de le croire, mais ils
ne peuvent forcer ceux qui pensent à partager leur découragement. Sur
quelque raisonnement que s'appuie la négation du _moi_ éternel, il ne
dépend pas de nous de nous sentir persuadés. A mesure que nos instincts
se règlent et s'harmonisent doucement avec les instincts supérieurs,
nous entrons dans une lucidité de l'esprit qui est l'état normal auquel
l'homme doit parvenir.


19 juillet.


Te définirai-je l'état de santé morale, l'idéal tel que je l'entends? Il
est relatif et se moule forcément sur la vertu la plus pure et la raison
la plus haute qu'un homme puisse atteindre dans le temps et le milieu
où il existe.--Tel saint très-respectable et très-sincère des anciennes
religions ne serait plus aujourd'hui qu'un fou. Le cénobitisme serait
l'égoïsme, la paresse, la lâcheté. Nous savons que la vie complète est
un devoir, qu'on ne peut pas rompre avec l'instinct normal de la vie
spécifique sans rompre avec les lois les plus élémentaires de la vie, et
que l'infraction à une loi de l'univers est une sorte d'impiété toujours
punie par le désordre des facultés supérieures. La mortification de la
chair, par le célibat, le jeûne et les flagellations, était grossière et
charnelle en ce sens qu'elle ne servait qu'à ranimer ses révoltes. En
lui imposant des sacrifices, l'esprit tranquille et fort la mortifie
surabondamment.

Mais les appétits déréglés, vicieux, immondes, sont-ils donc une loi de
l'espèce? Si certains animaux, en se rapprochant de la forme humaine et
du développement de l'encéphale, nous offrent le repoussant spectacle
de la lubricité, de la cruauté, de la gourmandise; si l'homme sauvage
lui-même, aux prises avec l'animalité, s'imprègne des instincts de la
brute, résulte-il de cette confusion de limites entre l'homme et le
singe que l'instinct humain ne soit pas modifiable? Il l'est à un point
qui frappe de surprise et d'admiration, quand on ne voit que la surface
des moeurs civilisées. Le respect d'une convention qui prend sa source
dans le respect de soi et des autres est une victoire bien signalée de
la volonté sur l'instinct.

Si c'est peu que cette décence extérieure qui, sous le nom de
savoir-vivre, voile des abîmes de corruption, c'est déjà quelque chose.
La sainteté pourrait consister dès aujourd'hui à identifier la vie
secrète et cachée à ces apparences de pudeur, de bonté, d'hospitalité,
de raison, qui sont le code de la bonne compagnie. Pourquoi non? Où
est l'obstacle? Pourquoi toute parole aimable ne serait-elle pas
l'expression d'une âme aimante? Pourquoi toute allure de pudeur ne
serait-elle pas la manifestation d'une conscience épurée? Pourquoi
tout simulacre d'obligeance ne prendrait-il pas sa source dans la joie
d'assister son semblable? Pourquoi toute discussion de l'intelligence ne
reposerait-elle pas avant tout sur le désir de s'instruire?

Avoue que, si nous arrivions à marier la politesse parfaite à une
parfaite sincérité, nous serions déjà, sans sortir de nos lois et de nos
usages, montés à un degré supérieur d'excellence et de joie intérieure.

La joie intérieure, voilà un grand mot! C'est le premier des biens,
parce qu'il est le seul qui nous appartienne réellement. Je ne vois pas
que beaucoup de gens s'en préoccupent et le cherchent. La masse court
aux satisfactions de l'instinct: les vicieux s'efforcent d'exaspérer
leurs appétits pour mieux sentir l'intensité de la vie animale; les
ambitieux se vouent à une anxiété incessante qui bannit la joie du
sanctuaire de leur âme; des esprits plus élevés se vouent à des études
dont le but défini n'est souvent que la satisfaction d'une curiosité
spéciale; les coeurs passionnés cherchent leur ivresse et leur expansion
dans l'amour, sans songer à en faire quelque chose de plus noble que
la volonté d'amasser deux orages et de choquer douloureusement deux
courants électriques. Où sont les hommes qui cherchent sincèrement à
se rendre meilleurs sans prétendre à un paradis fait à leur guise, en
acceptant dans l'avenir éternel toutes les éventualités, toutes les
fonctions, toutes les épreuves, quelles qu'elles soient, que l'inconnu
nous réserve? Cette résignation, non mystique ni fanatique, mais
confiante et digne, serait déjà un pas vers la sainteté.

Quelle difficulté insurmontable éprouvons-nous donc à nous placer ainsi
dans le sentiment de l'infini avec une bravoure calme et un modeste
sentiment de nos forces? Où serait la vanité de travailler le _moi_
comme un lapidaire taille et polit une pierre précieuse? La vertu peut
avoir aussi son instinct pour ainsi dire _spécifique_, son besoin ardent
et soutenu d'élever dans l'individu le niveau intellectuel de la race.
Pour peu que l'on s'y essaie, on découvre en soi une docilité que l'on
ne se connaissait pas, de même que l'esprit généreux qui entreprend un
grand et noble travail est tout surpris de sentir en lui un nouveau
lui-même qui s'éveille, se révèle et semble dicter ses lois à l'ancien.
C'est la troisième âme, c'est ce que les artistes inspirés appellent
l'_autre_, celle qui chante quand le compositeur écoute et qui vibre
quand le virtuose improvise. C'est celle qui jette brûlante sur la toile
du maître l'impression qu'il a cru recevoir froidement. C'est celle qui
pense quand la main écrit et qui fait quelquefois qu'on exprime _au
delà_ de ce que l'on songeait à exprimer. Enfin c'est elle qui n'ergote
pas, qui n'a plus besoin de raisonner, mais qui peut et qui veut; elle
est là, agissante à notre insu le plus souvent, cherchant à nous élever
vers le foyer de la science infinie; mais nous ne la connaissons pas,
nous avons peur d'elle. Nous croyons qu'elle usera trop vite les
ressorts de notre frêle machine. L'instinct de la conservation nous
empêche de la suivre sur les cimes. C'est une peur lâche, résultat de
notre ignorance, car c'est elle qui est la vie irréductible, et, si son
embrassement nous donnait la mort, ce serait une mort bien douce, bien
enviable et bien féconde, le réveil dans la lumière!

Mais ne nous livrons pas trop à l'enthousiasme sans contrôle. N'oublions
pas qu'il s'agit de rendre la vérité accessible même aux esprits froids,
pourvu qu'ils soient épris de la vérité.

L'analyse complète de l'homme, _âmes et corps_, nous conduirait
certainement à une notion complète de la Divinité, _corps et âmes_.--En
distinguant en nous trois étages de facultés, nous nous rendrions compte
des trois étages de puissance de la vie universelle. Nous ne sortirons
d'aucun problème par la notion de dualité, puisque toute dualité
représente deux contraires. Ce que je dis là est aussi vieux que le
monde pensant. C'est l'éternel symbole. D'où vient qu'il n'a reçu aucune
application scientifique qui puisse se traduire en philosophie certaine
pour les lois de la vie morale et les actes de la vie pratique? Les
explications des trinités théologiques sont des figures confuses mal
comprises ou mal définies par les hommes du passé. La définition que je
te propose ne vaut peut-être pas mieux. La technologie vulgaire, dont
il n'est pas permis à mon humilité de se dégager, est encore
très-insuffisante pour résumer une vision plus ou moins nouvelle du
vieux thème de l'humanité. A des conceptions vraiment neuves il faudra
certes un langage nouveau.

Mais, quelque mal exprimée que soit ma définition, elle ne m'apparaît
pas comme un vain songe que le réveil dissipe. J'ai besoin d'un Dieu,
non pour satisfaire mon égoïsme ou consoler ma faiblesse, mais pour
croire à l'humanité dépositaire d'un feu sacré plus pur que celui auquel
elle se chauffe. Jamais on ne me fera comprendre que le cruel, l'injuste
et le farouche soient des lois sans cause, sans but et sans correctif
dans l'univers. La compensation que le malheureux demande à Dieu dans
une vie meilleure est une réclamation toute personnelle que Dieu
pourrait fort bien ne pas écouter, si elle n'était le cri énergique
et déchirant de l'humanité entière. Nulle théorie sérieuse n'a encore
présenté le sentiment et le besoin de la justice comme une illusion. Le
moment où l'homme renoncerait à posséder cet idéal marquerait la fin de
sa race et le ferait redescendre à l'animalité, dont il est peut-être
issu. S'il existe une doctrine qui envisage ce résultat comme digne
d'être poursuivi, je lui refuse tout au moins d'avoir pour guide la
_raison_, puissance si hautement invoquée par les sceptiques.

Non, il n'y a pas de raison véritable sans sagesse; c'est par la sagesse
seule que la raison, s'élevant à l'état de vertu, devient respectable.
La sagesse entraîne et réclame impérieusement la justice, et, s'il n'y a
ni justice ni sagesse dans l'âme de l'univers, il n'y en a jamais eu, il
n'y en aura jamais dans celle de l'homme. Que devient la morale,
devant laquelle pourtant toutes les écoles s'inclinent et toutes les
discussions cessent, si l'homme ne peut puiser à une source certaine les
premières conditions de la moralité?

Il existe donc dans l'univers une pensée souveraine faite de lumière et
d'équité. Si les faits extérieurs simulent de temps à autre, par des
désastres partiels, l'indifférence d'un destin inexorable, ne nous
arrêtons pas à ces apparences indignes de troubler une philosophie
sérieuse. Il est bien certain que la plupart des maux inhérents à notre
espèce, maladies, passions, guerres, égarements, sont notre propre
ouvrage, c'est-à-dire le résultat de l'élan déréglé ou de l'aveugle
inertie de l'âme spécifique. Cette âme impersonnelle, ce moteur aveugle
que les uns respectent trop, que les autres ne respectent pas assez,
est chez nous un agent de destruction tout aussi bien qu'un agent de
conservation. Chose frappante, et qui témoigne de la nécessité de la
troisième âme, l'instinct de l'homme est inférieur à celui des animaux.
Les animaux ont le discernement des aliments salutaires ou nuisibles, la
prévision jamais en défaut des besoins de la vie et des influences de
l'atmosphère pour eux et pour leur progéniture. Aucun vice particulier,
aucun excès de nourriture, aucune ivresse d'amour ne fait oublier à une
pauvre petite femelle de papillon qui va mourir après sa ponte de se
dépouiller le ventre de son duvet pour envelopper et tenir chaudement
ses oeufs destinés à passer l'hiver avant d'éclore. Il semble, devant
une multitude de faits observés, que l'animal ait deux âmes aussi,
l'instinctive et celle qui raisonne. Peut-être devrait-on oser
l'affirmer, puisqu'à toute heure la prévoyance, le dévouement, le
discernement et la modération de la bête semblent faire la critique
de nos aveuglements et de nos excès. Avec l'hypothèse des trois âmes,
l'animal, doué des deux premières, s'explique et cesse d'être un
problème insoluble. La troisième âme complète l'homme: «Il n'est, a dit
Pascal, ni ange ni bête.» Pascal est resté garrotté ici par la notion de
dualité. L'homme est bête, homme et ange. .

_La plante, placée à l'étage inférieur, a sans doute l'âme inconsciente,
spécifique._ Ainsi seraient expliqués les deux royaumes de la vie,
improprement nommés règnes de la nature.

L'homme a donc à se préoccuper des trois supports de son existence
normale, dirai-je latente? Non, le monde caché s'ouvre peu à peu et
beaucoup ont pénétré dans la troisième sphère, croyant n'être que dans
la seconde.

L'homme, parvenu à l'apogée de ses facultés, saura conjurer les fléaux
matériels. Quand il accuse l'âme de l'univers de frapper son âme par
le déchirement des morts prématurées, c'est lui-même, c'est son espèce
qu'il devrait accuser de paresse et d'ignorance. Loin de se décourager
d'invoquer la grande âme, il devrait s'élever de plus en plus vers elle
pour sortir des ténèbres. En l'interrogeant dans la portion de lui-même
qu'elle habite plus spécialement, il trouverait une réponse nette qui
serait le remède à sa douleur. Cette réponse que l'on traite de vague
espérance, c'est la perpétuité du _moi_, qui ordonne d'entrevoir une
meilleure existence pour les chers innocents que nous pleurons. Nous le
connaissons, nous l'avons bu ensemble, ce calice, le plus amer qui soit
versé dans la vie de famille. J'ose dire que la douleur de l'aïeule, qui
sent dans ses entrailles et dans sa pensée la douleur du fils et de la
fille en même temps que la sienne propre, est la plus cruelle épreuve de
son existence. La blessure faite à l'instinct et à la réflexion ne se
ferme pas. C'est alors qu'il faut monter au sanctuaire de la croyance
qui est celui de la raison supérieure; c'est alors qu'il faut soumettre
les notions de justice personnelle aux notions de justice universelle.
Si Dieu a pris cette âme qui était le plus pur de nous-mêmes, c'est
qu'il la voulait heureuse, disent les chrétiens. Disons mieux, Dieu n'a
pas pris cette âme: c'est notre science humaine, c'est notre puissance
spécifique qui n'ont pas su la retenir; mais Dieu l'a reçue, elle est
aussi bien sauvée et vivante dans son sein, cette petite parcelle de sa
divinité, que l'âme plus complexe d'un monde qui se brise. Elle n'y est
pas perdue et diffuse dans le grand tout, elle a revêtu les insignes de
la vie, d'une vie supérieure immanquablement; elle respire, elle agit,
elle aime, elle se souvient!

Dans le refuge de la seconde âme, celle qui résonne et choisit, nous
trouvons encore des éléments de force et de guérison relative; celle-ci,
c'est l'âme sociale où le sentiment parle au sentiment. Il nous reste
toujours, si nous sommes dans le juste et l'humain, quelqu'un à chérir
sur la terre. A la consolation de cet être, n'y en eût-il qu'un seul,
nous devons notre courage, et, si nous ne le devons à aucun individu, si
nous sommes sans famille et séparés de nos amis, nous le devons à tous
nos semblables, l'idée de solidarité et de fraternité étant commune à
l'âme sociale et à l'âme métaphysique.

Mais voici l'aube! Pendant que je te résume l'objet, assez flottant
jusqu'ici, de quelques-uns de nos entretiens, tu poursuis avec une
énergie soutenue des études spéciales, où ta pensée rencontre souvent la
préoccupation de ce _moi_ divin interrogeant les mystérieuses fonctions
de la vie instinctive. Je vais aller éteindre ta lampe, à moins que
je n'aille avec toi voir coucher les étoiles rouges et bleues dans la
pâleur de l'horizon. Les oiseaux ne chantent pas encore, nos enfants
dorment. Leur adorable mère s'est retirée de bonne heure, s'arrachant
avec courage aux enjouements de la veillée, pour assister au réveil de
ses petits anges. Un silence solennel plane sur cette chaude nuit. La
matière repose, et pourtant ton chien rêve de chasse ou de combats. La
_plusie_ argentée voltige autour des fenêtres d'où s'échappe un rayon
de lumière. La chouette, qui semble portée par l'air immobile et muet,
glisse discrètement sous les branches. Tout un monde nyctalope s'agite
autour de nous sans bruit. Nous éprouvons la sensation d'un bien-être
diffus dans toute la nature estivale.... Est-ce l'âme spécifique qui
répercute seule en nous ce mélange de calme suprême et d'activité
mystérieuse répandus dans les dernières ombres? Il y a quelque chose de
plus; notre âme personnelle observe et compare, notre âme divine perçoit
et savoure.

Bonsoir, je veux dire bonjour, car un rayon rose monte là-bas derrière
les vieux noyers. Endormons-nous comme nous nous réveillerons, en nous
aimant!

22 juillet.

Tu n'en as pas assez? tu veux un résumé de cette doctrine? Oh! je ne
donne pas ce titre pompeux à ma notion personnelle de l'univers, toute
notion de ce genre est trop forcément incomplète pour s'affirmer comme
une découverte; c'est un essai de méthode, et rien de plus. L'homme
n'en est pas encore à posséder autre chose qu'un instrument de travail
intellectuel que chacun tâche d'adapter à son cerveau, comme l'ouvrier
mécontent des instruments imparfaits qu'il trouve dans le commerce
cherche à s'en fabriquer un qui réponde à la conformation de sa main. Il
y a une vérité d'ensemble, corollaire de toutes les vérités de détail.
Personne ne peut nier cette proposition sans une défiance qui va
jusqu'au mépris de la vérité.

Pour parvenir à la possession de cette vérité suprême, l'homme doit
s'exciter, se perfectionner, se rendre apte à la saisir et à l'élucider;
c'est toute une éducation qu'il doit acquérir et s'imposer à travers
des angoisses et des difficultés qui exerceront et décupleront sa force
morale. La plupart des méthodes qu'il a inventées sont restées sans
résultat général, et les plus belles, les plus ingénieuses, n'ont
pas toujours été les plus efficaces; elles n'ont pas réussi à élever
l'esprit humain plus haut que l'antithèse, qui est une impasse.

En cherchant Dieu dans l'univers, l'homme n'a pu que le chercher en
lui-même, c'est-à-dire en se servant de l'induction personnelle et
directe. Le premier sauvage qui a invoqué une puissance supérieure à la
nature ennemie s'est dit: «Je suis trop faible; appelons un être fort
dans la nuée et dans la foudre pour éclater sur les obstacles de ma
vie.» De là le sentiment de la toute-puissance.

Le premier croyant qui a constaté l'insuffisance des sacrifices s'est
dit qu'il fallait persuader ce Dieu qui ne se laissait point acheter
par des offrandes. Il a cherché dans son coeur la fibre tendre et
suppliante, et il s'est dit, en se sentant adouci, que son Dieu devait
être bon.

Le premier philosophe qui a contemplé ou subi l'injustice du destin
s'est dit à son tour qu'il devait y avoir dans la pensée divine, dans
l'âme de l'univers, quelque refuge contre cette injustice. En se sentant
pénétré d'horreur pour l'injuste, il s'est senti juste, et aussitôt il
a attribué à son Dieu une justice si exacte et si étendue, que les maux
soufferts en cette vie devaient se convertir dans sa main en bienfaits
éternels.

Trouvera-t-on un autre procédé que ces moyens naïfs d'apercevoir la
Divinité? Est-ce la science qui remplacera le sens humain? Mais la
science n'est elle-même qu'une méthode humaine pour chercher la vérité
extra-humaine; ce sont nos sciences exactes qui ont mesuré l'espace
et conçu l'infini. Ce sont nos sciences naturelles qui ont classé
méthodiquement les oeuvres de la nature.

Il s'est trouvé que l'univers donnait pleine confirmation aux sciences
exactes, et que la nature terrestre pouvait se prêter au classement,
Donc, le vrai est au delà de l'homme, mais ne peut être prouvé à l'homme
que par l'homme. Ceux qui font intervenir le miracle, l'interversion des
lois naturelles pour faire apparaître Dieu au sommet de leur extase,
ne peuvent plus être traités sérieusement. Il faut que l'homme trouve
lui-même son Dieu par les moyens qui lui sont propres et qui lui ont
fait trouver tout ce qu'il possède de vrai. Toute conception d'une
abstraction parfaite a son siége dans notre intelligence et sa raison
d'être dans notre coeur.

Pour percevoir l'idéal en dehors de soi, il faut donc le percevoir en
soi. Pour connaître Dieu, l'homme doit se connaître, et mon avis est
qu'il ne l'ignore que parce qu'il s'ignore lui-même.

Certaines études ont conduit tristement quelques-uns à ne reconnaître
en nous que l'âme spécifique, la plupart des autres ont confondu cette
première région de la vie commune à l'espèce avec la seconde, siége de
la vie individuelle. Ce mélange de liberté et de fatalité n'a pu trouver
de solution pratique, puisque la discussion continue sous tous les noms
et sous toutes les formes. Le christianisme a dû expliquer le mal par
l'intervention du diable, et il y a encore des gens qui croient au
diable, la logique de leur croyance exigeant cette bizarre hypothèse.

Pourtant on s'est généralement arrêté à la notion d'une vie instinctive
et d'une vie intellectuelle, et on a fait procéder nos contradictions
intérieures du combat sans issue de ces deux natures. La notion
de l'univers, moulée sur cette notion de nous-mêmes, est restée
problématique, et confond encore de très-grands esprits qui ne
s'expliquent ni son ordre admirable, ni ses désordres effrayants.

Ne pas consentir à ce que l'univers soit ce qu'il est, c'est ne pas
consentir à être ce que nous sommes, et le considérer comme une énigme,
c'est se résoudre à ne jamais déchiffrer celle de notre propre vie.
Pouvons-nous nous arrêter là? Pour ma part, je le voudrais en vain.

J'appelle donc à notre aide une méthode qui fasse entrer l'homme dans la
notion de _trinalité_, applicable à l'univers et à lui. Je crois que ce
n'est certes point assez pour clore la série de nos études. Le vieux
monde a trouvé, dans les profondeurs de sa métaphysique mystérieuse,
ce nombre trois, qui n'est pas dépassé, puisqu'il n'est pas encore
généralement admis. Nos efforts actuels devraient tendre à le faire
comprendre et accepter en attendant mieux. Ce serait un grand pas de
fait.

Je sais fort bien qu'aucune méthode ne peut répondre sans réplique à
toutes les questions que l'homme se pose. La plus grave est celle-ci:

Pourquoi Dieu, qui pouvait tout, n'a-t-il pas tout réglé en vue d'un
idéal auquel l'homme peut arriver d'emblée sans passer par l'âge de
barbarie, et pourquoi cet âge d'ignorance et de bestialité a-t-il encore
tant d'âmes soumises à son empire, même au sein de la civilisation
raffinée de notre temps? Il ne tenait qu'au _Créateur_ de nous faire
plus éducables et de nous initier plus promptement à l'intelligence de
sa loi.

S'il y a un Dieu antérieur à la création, et qu'elle soit son ouvrage,
si l'univers a eu un commencement, si une âme magique a soufflé sur la
matière inerte à un moment donné pour la faire tressaillir et penser,
enfin si le Dieu que l'humanité doit admettre est celui des antiques
théodicées, ces questions resteront à jamais sans réponse.

Mais si, écartant ces poëmes symboliques, nous nous contentons de
comprendre l'âme de l'univers par l'induction rigoureuse, qui est le
seul rapport possible entre elle et nous, nous sommes forcés de croire
qu'il y a un créateur perpétuel sans commencement ni fin dans une
création éternelle et infinie. Si l'univers a commencé, Dieu a commencé
aussi; c'est ce que n'admet aucune métaphysique, aucune philosophie.

L'univers avec ses lois immuables existe par lui-même, il est Dieu, et
Dieu est universel. Dieu est un corps et des âmes. Il faudrait peut-être
dire que dans son unité il a des corps et des âmes à l'infini, car,
dans le fini où nous rampons, nous ignorons le chiffre de nos organes
matériels et intellectuels. «Quel oeil, quel microscope est jamais
descendu dans les profonds abîmes du monde cérébral? Dans ce petit
espace remuent des systèmes plus complexes que les systèmes célestes,
des constellations organiques plus étonnantes que celles qui parsèment
l'infini. Une force unique détermine les formes et les mouvements des
grands corps qui courent dans l'espace; mais ici sont enfermées des
forces sans nombre comme en champ clos, elles s'y marient, s'y épousent,
s'y fécondent, s'y métamorphosent sans relâche....

»L'oeuvre de l'anatomie, toute descriptive, est jusqu'ici demeurée
stérile. Elle peint des tissus, des éléments anatomiques, elle ignore la
dynamique de ces petits édifices moléculaires. Elle reste en face de ces
amas cellulaires comme un oeil ignorant en face des désordres lumineux
du ciel. Elle connaît les caractères d'un livre, elle ignore le sens des
mots[6].»

[Note 6: Laugel, _Problèmes de l'âme_.]

Vous qui proclamez la méthode exclusivement expérimentale, il ne
faudrait peut-être pas tant affirmer qu'elle suffit. Jusqu'à ce jour,
elle ne suffit pas, elle ne sait pas, elle n'a pas trouvé. Tout comme
les études psychiques, vos études ont encore besoin d'un peu de
modestie.

Il existe un très-beau livre, très-peu connu, de notre digne ami M.
Léon Brothier[7], qui répond à bien des propositions et résout bien
des doutes. Il t'a semblé ardu, et pourtant il est charmant dans sa
profondeur, et l'on y sent la bonhomie de la Fontaine, pour ne pas dire
celle de Leibnitz. Il conclut en d'autres termes, tantôt plus savants,
tantôt plus aimables que ceux que j'emploie ici, à la nécessité d'une
triple vue sur le monde des faits et des idées. Je ne suis pas de
force à proclamer qu'il ne se trompe en rien, que, après l'avoir lu
attentivement, je pense par lui et avec lui sur toute chose. Je ne sais,
mais il m'a puissamment aidé à me dégager de la notion de dualité
qui nous étouffe, et j'ose dire que cette notion ne résiste pas à sa
critique.

[Note 7: _Ébauche d'un glossaire du langage philosophique_. Paris,
1853.]

Avant lui, les travaux de Pierre Leroux, de Jean Reynaud et de son école
avaient porté de grands coups aux vieilles méthodes de l'antithèse,
beaucoup d'autres nobles esprits ont cherché à traduire les
trois personnes divines de la théologie par des notions vraiment
philosophiques. Moi, je demande, je cherche une explication plus facile
à vulgariser, et surtout l'abandon de cette vision trinitaire céleste
qui supprime le corps et ne peut pas supprimer Satan. Je ne peux pas me
représenter un Dieu hors du monde, hors de la matière, hors de la vie.

Les attributs appréciables de la Divinité, que, par un grand progrès,
nous pourrions classer en trois ordres principaux, n'ont pas de limites
appréciables à l'esprit humain, puisque l'esprit humain ne sait pas
encore la limite de ses propres facultés et s'obstine à ne s'en
attribuer que deux, privées de régulateur et de lien.

Ne va pas croire qu'en donnant le nom de _troisième_ âme, d'âme
supérieure en contact avec l'universel, au troisième ordre encore peu
défini de nos facultés vitales, je sois tenté de croire cette âme
impersonnelle et de l'abîmer en Dieu. Je n'en suis pas là; je pense avec
nos ancêtres de la Gaule que l'homme ne pénétrera jamais dans _Ceugant_,
et je ne les suis pas dans cette notion que Dieu lui-même puisse habiter
l'_absolu_ du druidisme. La fin d'un monde ne me surprend pas, mais
la fin de l'univers n'entre pas dans ma tête. L'existence diffuse,
la disparition du moi, l'extinction de la personne, me paraissent
l'écroulement de la Divinité elle-même.

Mais voici l'heure du bain. Là-bas, sous les trembles, gronde une petite
cascade de diamants qui nous appelle, et qui s'épanche en fuyant dans
l'allée de verdure, sous les gros arbres penchés en forme de ponts, sous
les guirlandes de houblon et de rosiers sauvages. Il y a là de petits
jardins naturels que le courant baigne et qu'un furtif rayon de soleil
caresse; il y a des îles de salicaires et de spirées, des rivages de
scutellaires et des presqu'îles d'épilobes. Une délicieuse fraîcheur
nous attend dans cette oasis, ta fille y baigne ses poupées, et la
vieille laveuse qui tord et bat son linge au bas de l'écluse s'arrête
et sourit en voyant cette enfance et cette joie. Tout est salubre et
charmant dans ce petit coin où j'ai rêvé autrefois d'une _fadette_
et d'un _champi_. Couché dans l'eau et à demi assoupi sous l'ombre
charmeresse, j'ai senti cent fois mon âme instinctive se mettre en
parfait accord avec mon âme réflective, pour savourer et pour rêver.
L'instinct _thermique_ a son siége dans une de nos _âmes_, à ce que
disent les physiologistes. Je ne vois point que ces instincts de la vie
impersonnelle soient aussi impersonnels qu'on le dit. Ils produisent des
effets très-divers selon les individus, et, loin d'être toujours
les ennemis de l'âme personnelle, ils lui procurent souvent, par la
sympathie nerveuse qui unit leurs foyers, un état de santé morale que
l'esprit isolé de la matière ne trouverait pas.

Il y aurait bien des choses encore à dire sur cette âme inférieure,
véritable soutien d'une vie normale, fléau d'une vie corrompue. Je
t'avoue que, si je la traite d'_inférieure_, c'est parce que, en lisant
Laugel, je me suis imprégné à mon insu de sa technologie. Il est
difficile de se préserver de cet entraînement en suivant la pensée d'un
éloquent écrivain; mais, en y réfléchissant, en reprenant possession
de mon moi intérieur, je trouve qu'il a trop vu la face excessive
et repoussante de cette âme qu'il qualifie de _spécifique_. D'abord
est-elle spécifique d'une manière absolue? offre-t-elle à des degrés
identiques les tendances nombreuses de la vitalité? est-elle la même
dans un sujet malade et dans un individu sain? Dans tous les cas, son
rôle n'est pas la satisfaction isolée d'elle-même, puisqu'il lui faut
l'assistance du cerveau, c'est-à-dire de la faculté de comparer, pour
arriver à son entier développement de jouissance. L'amour chez l'homme
distingue la beauté de la laideur en toute chose. Ses appétits
s'aiguisent par la qualité des aliments. L'âme instinctive dans un sujet
normal serait donc la soeur jumelle ou l'épouse irrépudiable de l'âme
personnelle. Cette âme, dite _supérieure_, n'est supérieure que dans
notre appréciation. Elle a besoin du contentement et du consentement de
l'âme instinctive pour être lucide, et, de ce que cette princesse daigne
absorber les fruits de vie que cette paysanne lui cultive, il ne résulte
pas que l'âme universelle maudisse l'une pour bénir l'autre. L'âme
personnelle doit commander, cela est certain; mais nos préjugés sociaux
nous font méconnaître l'égalité qui existe entre ce qui commande et ce
qui obéit en vertu d'une fonction de réciprocité. La plante _obéit_ à
l'insecte quand elle subit l'effet de sa faim; mais, quand l'insecte
féconde la plante en transportant sa poussière séminale de fleur en
fleur, il _sert_ la plante.

Tel est à peu près l'échange entre l'esprit et l'instinct. Ils se
nourrissent et se fécondent mutuellement. Si l'esprit se plaint
amèrement de la bête, c'est peut-être parce que la bête a aussi à se
plaindre de l'esprit.

Mais ce n'est pas mon état de tant philosopher, et je demande que ceux
qui savent m'instruisent. Si j'ai lieu d'être reconnaissant envers
quelques-uns, je suis impatienté contre plusieurs autres qui pourraient
nous enseigner (ce n'est pas le talent qui leur manque), et qui ne nous
apprennent rien.

Vivons par toutes nos âmes, mais vivons en gens de bien, et, comme
l'éphémère dans le rayon éternel, buvons le plus possible de chaleur et
de lumière. En avions-nous donc trop, hélas! pour que l'on cherche à
nous en ôter?





MÉLANGES



I

UNE VISITE AUX CATACOMBES


...Terra parens...

Ce qui nous frappa le plus en visitant les Catacombes, ce fut une source
qu'on appelle le «puits de la Samaritaine».

Nous avions erré entre deux longues murailles d'ossements, nous nous
étions arrêtés devant des autels d'ossements, nous avions foulé aux
pieds de la poussière d'ossements. L'ordre, le silence et le repos
de ces lieux solennels ne nous avaient inspiré que des pensées de
résignation philosophique. Rien d'affreux, selon moi, dans la face
décharnée de l'homme. Ce grand front impassible, ces grands yeux vides,
cette couleur sombre aux reflets de marbre, ont quelque chose d'austère
et de majestueux qui commande même à la destruction. Il semble que ces
têtes inanimées aient retenu quelque chose de la pensée et qu'elles
défient la mort d'effacer le sceau divin imprimé sur elles. Une
observation qui nous frappa et nous réconcilia beaucoup avec l'humanité,
fut de trouver un infiniment petit nombre de crânes disgraciés. La
monstruosité des organes de l'instinct ou l'atrophie des protubérances
de l'intelligence et de la moralité ne se présentent que chez quelques
individus, et des masses imposantes de crânes bien conformés attestent,
par des signes sacrés, l'harmonie intellectuelle et morale qui réunit et
anima des millions d'hommes.

Quand nous eûmes quitté la ville des Morts, nous descendîmes encore plus
bas et nous suivîmes la raie noire tracée sur le banc de roc calcaire
qui forme le plafond des galeries. Cette raie sert à diriger les pas de
l'homme dans les détours inextricables qui occupent huit ou neuf lieues
d'étendue souterraine. Au bas d'un bel escalier, taillé régulièrement
dans le roc, nous trouvâmes une source limpide incrustée comme un
diamant sans facettes dans un cercle de pierre froide et blanche; cette
eau, dont le souffle de l'air extérieur n'a jamais ridé la surface, est
tellement transparente et immobile, qu'on la prendrait pour un bloc de
cristal de roche. Qu'elle est belle, et comme elle semble rêveuse dans
son impassible repos! Triste et douce nymphe assise aux portes de
l'Érèbe, vous avez pleuré sur des dépouilles amies; mais, dans le
silence de ces lieux glacés, vos larmes se sont répandues dans votre
urne de pierre, et maintenant on dirait une large goutte de l'onde du
Léthé.

Aucun être vivant ne se meut sur cette onde ni dans son sein; le jour ne
s'y est jamais reflété, jamais le soleil ne l'a réchauffée d'un regard
d'amour, aucun brin d'herbe ne s'est penché sur elle, bercé par une
brise voluptueuse; nulle fleur ne l'a couronnée, nulle étoile n'y a
réfléchi son image frémissante. Ainsi, votre voix s'est éteinte, et les
larves plaintives qui cherchent votre coupe pour s'y désaltérer, ne sont
point averties par l'appel d'un murmure tendre et mélancolique. Elles
s'embrassent dans les ténèbres, mais sans se reconnaître, car votre
miroir ne renvoie aucune parcelle de lumière; et vous aussi, immortelle,
vous êtes morte, et votre onde est un spectre.

Larmes de la terre, vous semblez n'être point l'expression de la
douleur, mais celle d'une joie terrible, silencieuse, implacable.
Cavernes éplorées, retenez-vous donc votre proie avec délices, pour ne
la rendre jamais à la chaleur du soleil? Mais non! on est frappé d'un
autre sentiment en parcourant à la lueur des torches les funèbres
galeries des carrières qui ont fourni à la capitale ses matériaux de
construction. La ville souterraine a livré ses entrailles au monde des
vivants, et, en retour, la cité vivante a donné ses ossements à la terre
dont elle est sortie. Les bras qui creusèrent le roc reposent maintenant
sous les cryptes profondes qu'ils baignèrent de leurs sueurs. L'éternel
suintement des parois glacées retombe en larmes intarissables sur les
débris humains. Cybèle en pleurs presse ses enfants morts sur son sein
glacé, tandis que ses fortes épaules supportent avec patience le fardeau
des tours, le vol des chars et le trépignement des armées, les iniquités
et les grandeurs de l'homme, le brigand qui se glisse dans l'ombre et
le juste qui marche à la lumière du jour. Mère infatigable, inépuisable
nourrice, elle donne la vie à ceux-ci, le repos à ceux-là; elle alimente
et protège, elle livre ses mamelles fécondes à ceux qui s'éveillent,
elle ouvre ses flancs pleins d'amour et de pitié à ceux qui s'endorment.

Homme d'un jour, pourquoi tant d'effroi à l'approche du soir? Enfant
poltron, pourquoi tressaillir en pénétrant sous les voûtes du tombeau?
Ne dormiras-tu pas en paix sous l'aisselle de ta mère? Et ces montagnes
d'ossements ne te feront-elles pas une place assez large pour t'asseoir
dans l'oubli, suprême asile de la douleur? Si tu n'es que poussière,
vois comme la poussière est paisible, vois comme la cendre humaine
aspire à se mêler à la cendre régénératrice du monde! Pleures-tu sur
le vieux chêne abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché du jeune
palmier que le vent embrasé du sud a touché de son aile? Non, car tu
vois la souche antique reverdir au premier souffle du printemps, et le
pollen du jeune palmier, porté par le même vent de mort qui frappa la
tige, donner la semence de vie au calice de l'arbre voisin. Soulève sans
horreur ce vieux crâne dont la pesanteur accuse la fatigue d'une longue
vie. A quelques pieds au-dessus du sépulcre où ce cadavre d'aïeul est
enfoui, de beaux enfants grandissent et folâtrent dans quelque jardin
paré des plus belles fleurs de la saison. Encore quelques années, et
cette génération nouvelle viendra se coucher sur les membres affaissés
de ses pères. Et pour tous, la paix du tombeau sera profonde, et
toujours la caverne humide travaillera à la dissolution de ses
squelettes.

Bouche immense, avide, incessamment occupée à broyer la poussière
humaine, à communier pour ainsi dire avec sa propre substance, afin de
reconstituer la vie, de la retremper dans ses sources inconnues et de
la reproduire à sa surface, faisant sortir ainsi le mouvement du repos,
l'harmonie du silence, l'espérance de la désolation. Vie et mort,
indissoluble fraternité, union sublime, pourquoi représenteriez-vous
pour l'homme le désir et l'effroi, la jouissance et l'horreur? Loi
divine, mystère ineffable, quand même tu ne te révélerais que par
l'auguste et merveilleux spectacle de la matière assoupie et de la
matière renaissante, tu serais encore Dieu, esprit, lumière et bienfait.



II

DE LA LANGUE D'OC

ET

DE LA LANGUE D'OIL


A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE _l'Éclaireur de l'Indre._

Monsieur,

J'ai entendu dire par certains savants que la diversité des langues
venait de la différence des climats. Ils soutiennent que, si le
norvégien est rude et guttural, et le toscan musical et doux, cela
provient de, ce que, en Norvège, les eaux et les vents grondent et
mugissent, tandis qu'en Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.

Cette théorie sur la diversité des langues, basée sur l'onomatopée, ne
me va pas. Je m'en tiens à la tour de Babel. La confusion des langues
doit être de droit divin. Cette explication me plaît parce qu'elle est
beaucoup moins savante et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas,
d'ailleurs, le miracle se continuer de nos jours? Plus les sociétés
vieillissent, moins les hommes s'entendent, moins ils se comprennent. Et
n'a-t-on pas remarqué qu'une foule de dialectes naissaient d'une même
langue, au sein d'une même nation?

La langue de notre pays de France, la langue romane, presque aussi
harmonieuse que celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait comme
elle différents dialectes. Les deux principaux étaient le _provençal_ et
le _français_ proprement dit, autrement la langue d'_oc_ et la langue
d'_oil_.

Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux en venir, monsieur le
rédacteur. Un peu de patience, s'il vous plaît, nous arriverons.

Le premier de ces dialectes était répandu dans le Midi; le second dans
le Nord. Mais où commençait le pays de la langue d'_oc_, où finissait
celui de la langue d'_oil_? Les uns disent que c'était la Loire qui
formait la ligne de démarcation. Cela est vrai à partir de sa source
jusqu'aux montagnes de l'Auvergne. De là, la frontière qui divisait
les deux pays, se dirigeant à travers les montagnes de la Marche,
aboutissait, en suivant une ligne droite, au pertuis d'Antioche.

Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les poëtes du pays de la langue
d'_oc_ s'appelaient _troubadours_; on nommait _trouvères_ ceux de la
langue d'_oil_. Ainsi, à partir de la province de la Marche jusqu'à la
frontière du nord, _français_, proprement dit, et _trouvères_ c'est le
pays de Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise Bonnin; à partir,
au contraire, de la même province jusqu'aux rives de la Durance,
dialecte provençal et _troubadours, troubadours_ purs; nos braves
voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer les deux qualités; car,
pour le dire en passant, c'est au milieu de leur pays qu'était assise la
noble forteresse de Croizan. C'était là, au confluent de la Creuse et de
la Sedelle, que passait la ligne séparative des deux dialectes.

Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur, qu'on a beaucoup et
savamment écrit sur les _troubadours_ et les _trouvères_. Mais il nous
importe, à nous qui habitons le pays de la langue d'_oil_, de prouver
que les seconds l'emportaient sur les premiers.

Je m'en réfère au jugement d'un homme compétent sur la matière, à celui
de M. de Marchangy, écrivain monarchique et religieux s'il en fut. Il
dit que les _troubadours_ ont excité une admiration que le faible mérite
de leurs compositions ne peut suffisamment justifier. Il ajoute que les
_trouvères_, «moins connus et plus dignes de l'être, ont fait briller
une imagination riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des
ouvrages où n'ont pas dédaigné de puiser Boccace, l'Arioste, la Fontaine
et Molière».

Admettons cependant qu'un _troubadour_ puisse lutter contre un
_trouvère_ avec quelque espoir de succès; du moins faudra-t-il qu'ils
écrivent chacun dans leur langue; mais qu'un habitant du pays des
trouvères s'avise de composer en dialecte provençal, ou qu'un troubadour
pur sang, un _indigène des régions Lémoricques_ se permette d'écrire
dans le langage de Rabelais, nous verrons, ma foi, de belle besogne!

Si vous rencontrez jamais un infortuné _troubadour_ qui veuille entrer
en lutte avec notre ami Blaise Bonnin, et s'évertuer à parler notre
patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre VI du livre II de
_Pantagruel_.

C'est une petite leçon que Rabelais donnait aux écoliers de son temps,
et dont ceux du nôtre feront bien de profiter.

Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux orateur, il faudra
désespérer de sa raison.



CHAPITRE VI

_Comment Pantagruel rencontra ung Limosin qui contrefaisoit le languaige
françoys._

«Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel se pourmenoit après souper
avecques ses compaignons, par la porte d'ond l'on va à Paris: là
rencontra ung escholier tout joliet, qui venoit par icelluy chemin; et,
après qu'ils se feurent saluez, luy demanda:

»--Mon amy, d'ond viens-tu à ceste heure?

»L'escholier lui respondist:

»--De l'alme, inclyte et celebre academie que l'on vocite Lutece[8].

»--Qu'est-ce à dire? dist Pantagruel à ung de ses gens.

»--C'est, respondist-il, de Paris.

»--Tu viens doncques de Paris? dit-il. Et à quoi passez-vous le temps,
vous aultres messieurs estudians audict Paris?

»Respondist l'escholier:

»--Nous transfretons la Sequane au dilucule et crepuscule: nous
deambulons par les compites et quadeivies de l'urbe, nous despumons
la verbocination latiale; et, comme versimiles amorabonds, captons la
benevolence de l'omnijuge, omniforme et omnigene sexe feminin[9]...

[Note 8: «De la belle, remarquable et célèbre académie que l'on
appelle Paris.»]

[Note 9: «Nous passons la Seine soir et matin. Nous nous promenons
sur les places et dans les carrefours de la ville. Nous parlons la
langue latine; et, comme vrais amoureux, nous captons la bienveillance
du sexe féminin, le juge suprême, possesseur de toutes les formes et le
générateur Universel.»]

»A quoi Pantagruel dist:

»--Que diable de languaige est cecy? par Dieu tu es quelque hereticque.

»--Seignor, non, dist l'escholier, car libentissimement des ce qu'il
illuccese quelque minutule lesche du jour, je demigre en quelqu'ung de
ces tant bien architectez moustiers: et là, me irrorant de belle eau
lustrale, grignotte d'un transon de quelque missique precation de nos
sacrificules, et submirmillant mes precules horaires, eslue et absterge
mon anime des es inquinamens nocturnes. Je revere les olympicoles. Je
venere latrialement le supernel astripotent. Je dilige et redame mes
proximes. Je serre les prescripz decalogicques; et, selon la facultatule
de mes vires, n'en discede la late unguicule. Bien est veriforme qu'à
cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules. Je suis quelque
peu rare et lent à supereroger les elecmosynes à ces egenes queritans
leur stipe hostiatement[10].

[Note 10: «Non, seigneur, dit l'écolier; car, dès que brille le
moindre rayon de jour, je me rends de grand coeur dans quelqu'une de nos
belles cathédrales, et, là, m'arrosant de belle eau lustrale, je
chante un morceau des prières de nos offices. Et, parcourant mon livre
d'heures, je lave et purifie mon âme de ses souillures nocturnes. Je
révère les anges, je révère avec un culte particulier l'Éternel qui
régit les astres. J'aime et je chéris mon prochain. J'observe les
préceptes du Décalogue; et, selon la puissance de mes forces, je ne
m'en écarte de la longueur de l'ongle; il est bien vrai que le dieu des
richesses ne verse une goutte dans mes coffres, et c'est à cause de cela
que je suis quelque peu rare et lent à faire l'aumône à ces pauvres qui
vont demander aux portes.»]

»--Eh bren, bren, dist Pantagruel, qu'est-ce que veult dire ce fol? Je
croi qu'il nous forge ici quelque languaige diabolique, et qu'il nous
charme comme enchanteur!

»A quoi dist ung de ses gens:

»--Seigneur, sans doubte, ce galant veult contrefaire la langue des
Parisians; mais il ne faict qu'escorcher le latin et cuide ainsi
pindariser; et luy semble bien qu'il est quelque grand orateur en
françoys, parce qu'il dédaigne l'usance commune de parler.

»A quoy dist Pantagruel:

»--Est-il vrai?

»L'escholier respondist:

»--Signor messire, mon genie n'est point apte nate à ce que dist ce
flagitiose nebulon, pour escorier la cuticule de votre vernacule
gallicque; mais viceversement je gnave opere, et par veles et par rames
je me entite de le locupleter par la redundance latinicome[11].

»--Par Dieu! dist Pantagruel, je vous apprendray à parler. Mais devant,
respond moi, d'ond es-tu?

»A quoy dist l'escholier:

»--L'origine primere de mes aves et ataves feut indigene des régions
Limoricques, où requiesce le corpore de l'agiotate sainct Martial[12].

»--J'entends bien, dist Pantagruel: Tu es Limosin pour tout potaige; et
tu veulx ici contrefaire le Parisian. Or viens ça que je te donne un
tour de pigne.

»Lors le print à la gorge, lui disant:

»--Tu escorches le latin; par sainct Jean, je te ferai escorcher le
regnard, car je t'escorcheray tout vif.

[Note 11: «Seigneur messire, mon génie n'est pas apte à faire ce que
dit ce mauvais fripon, je ne suis pas né pour écorcher la pellicule
de votre français vulgaire, au contraire je mets tout mon soin, et,
à l'aide de la voile et de la rame, je m'efforce de l'enrichir par
l'imitation latine.»]

[Note 12: «L'origine première de mes aïeux et quadris aïeux fut
indigène des régions Lémoriques, où repose le corps du très-saint
Martial.»]

»Lors commença le paoure Limosin à dire:

»--Vee dicon gentilastre! hau! sainct Marsault, adjouda mu! Hau! hau!
laissas a quo au nom de Dious, et ne me touquas gron[13].

»A quoy, dist Pantagruel:

»--A ceste heure, parles-tu naturellement.

»Et ainsi le laissa; car le paoure Limosin conchioit toutes ses
chausses, qui estoyent faictes à queue de merluz, et non à plain fonds,
dont dit Pantagruel:

»--Au diable soit le mascherabe[14]!

»Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remordz toute sa vie, et tant feut
altéré, qu'il disoit souvent que Pantagruel le tenoit à la gorge. Et,
après quelques années, mourut de la mort Roland, ce faisant la vengeance
divine, et nous demonstrant ce que dict le philosophe, et Aule-Gelle,
qu'il nous convient parler selon le languaige usité. Et, comme disait
Octavia Auguste, qu'il fault eviter les mots espaves[15] en pareille
diligence que les patrons de navire evitent lers rochiers de mer.»


[Note 13: «Eh! dites donc, mon gentilhomme... O saint Martial
secourez-moi! oh! oh! laissez-moi, au nom de Dieu, ne me touchez pas.»]

[Note 14: «Mangeur de raves.»]

[Note 15: «Inusités.»]


Je vous demande mille pardons, monsieur le rédacteur, d'avoir interrompu
vos travaux; mais vous m'excuserez. J'aime la jeunesse et je ne désire
rien tant que de la voir suivre la bonne voie en littérature comme en
toute chose. Je crois qu'il est inutile d'en dire davantage.
                
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