A bon entendeur, salut.
Agréez mes salutations cordiales.
III
LA PRINCESSE
ANNA CZARTORYSKA
Il y a en France environ cinq mille cinq cents émigrés polonais. De ce
nombre, cinq cents vivent sans subsides, des débris de leur fortune.
Trois mille travaillent, et, sans distinction de rang, comme, hélas!
sans distinction de forces physiques, se livrent aux professions les
plus pénibles. Les proscrits ne se plaignent pas et ne demandent rien.
Loin de se croire humiliés, ils portent noblement la misère qui est le
partage des durs travaux. Ils remuent la terre sur les grandes routes,
ils font mouvoir des machines dans les manufactures. Les fils des
compagnons de Jean Sobieski ne sont plus soldats, ils sont ouvriers pour
ne pas être mendiants sur une terre étrangère. Quatre cent cinquante
autres émigrés suivent l'enseignement de nos savants dans différentes
écoles.
Mais il reste environ onze cents personnes, vieillards, femmes et
enfants, accablées par les infirmités, la misère et le désespoir. Le
temps, loin d'adoucir cet amer regret de la patrie, semble avoir rendu
plus profond encore le découragement des victimes. Le chiffre des
exilés morts en 1832 est de onze seulement, et cette année il s'élève
à soixante-quatorze. A mesure que les rangs s'éclaircissent, la misère
augmente, car l'abattement moral, l'épuisement des forces sont le
partage des chefs de famille, des mères chargées d'enfants. Des
orphelins restent sans ressources, des vieillards sans consolation, des
jeunes filles sans conseil et sans appui.
Au milieu de ses désastres et de sa détresse, l'émigration a reçu du
ciel le secours et la protection d'un ange. La princesse Czartoryska,
femme du noble prince Czartoryski, qui fut à la tête de la révolution
polonaise, a consacré sa vie au soulagement de tant d'infortunes. Cette
femme, qui eut une existence royale, vit aujourd'hui à Paris avec sa
famille, dans une médiocrité voisine de la pauvreté. C'est quelque chose
de solennel et de vénérable que cet intérieur modeste et résigné. Cette
famille n'a qu'un regret, celui de n'avoir pas assez de pain pour
nourrir tous les pauvres proscrits, et nous savons qu'elle se refuse les
plus modiques jouissances du bien-être domestique, pour subvenir aux
frais incessants d'une patriotique charité.
Qu'on me permette donc d'entrer dans quelques détails sur cette femme,
dont le nom se placera un jour, dans l'histoire de l'émigration
polonaise, à côté de Claudine Potoçka et de Szczanieçka.
Ceci est bien aussi intéressant qu'un feuilleton de théâtre ou qu'une
nouvelle de revue; ce sera une scène d'analyse de moeurs si l'on veut,
aussi poétique à narrer simplement que le serait une création de
l'art. Si quelque grand talent d'écrivain s'y consacrait, la postérité
donnerait peut-être tous nos romans prétendus intimes pour ce tableau
historique de la vie d'une princesse au XIXe siècle.
Compagne dévouée d'un digne époux, mère de trois beaux enfants, frêle
et délicate comme une Parisienne, quel moyen pouvait-elle trouver de
se consacrer à la révolution polonaise sans manquer aux devoirs de la
famille? Pouvait-elle armer et commander un régiment comme la belle
Plater et tant d'autres héroïnes du vieux sang sarmatique? Pouvait-elle,
comme Claudine Potoçka, se faire cénobite et partager son dernier
morceau de pain avec un soldat? Non; mais elle trouva un moyen tout
féminin de se rendre utile et de donner plus que son pain, plus que son
sang. Elle donna son temps, sa pensée et son intelligence, le travail
de ses mains; mais quel travail! C'est à elle qu'il appartenait de
réhabiliter à nos yeux les ouvrages de l'aiguille trop méprisés en
ces temps-ci par quelques femmes philosophes, trop appréciés par la
coquetterie égoïste de quelques autres.
Jamais, avant d'avoir vu ces merveilleux ouvrages, nous n'eussions pensé
qu'une broderie pût être une oeuvre d'art, une création poétique; et
pourtant, si on y songe bien, ne faudrait-il pas dans le rêve d'une vie
complète faire intervenir la pensée poétique, le sentiment de l'art, ce
quelque chose qui échappe à l'analyse, mais dont l'absence fait souffrir
toutes les organisations choisies, et qu'on appelle _goût_; mot vague
encore, parce qu'il est jusqu'ici le résultat d'un sens individuel, et
souvent très-excentrique, partant très-opposé à la _mode_, qui est la
création vulgaire des masses.
Dans le perfectionnement que doivent subir toutes choses, et les arts
particulièrement, il y aura certes un encouragement à donner aux oeuvres
de pur goût; elles n'auront pas, si vous voulez, une utilité positive,
immédiate; mais, comme l'avenir nous rendra certainement moins positifs,
nous arriverons à comprendre que l'élégance et l'harmonie sont
nécessaires aux objets qui nous entourent, et que le sentiment
d'harmonie sociale, religieux, politique même, doit entrer en nous
par les yeux, comme la bonne musique nous arrive à l'esprit par les
oreilles, comme la conviction de la vérité nous est transmise par le
charme de l'éloquence, comme la beauté de l'ordre universel nous est
révélée à chaque pas par le moindre détail des beautés ou des grâces
d'un paysage. Le grand artiste de la création nous a donné un assez
vaste atelier pour nous porter à l'étude du beau.
D'où vient donc que des générations entières passent au milieu du temple
universel sans apprendre à construire un seul édifice qui ne soit
grossier et disproportionné, tandis que d'autres générations se sont
tellement préoccupées du beau extérieur, qu'elles nous ont transmis les
objets les plus futiles, empreints d'une invention exquise ou d'une
correction méticuleuse? C'est que l'humanité n'a pu se développer par
tous les côtés à la fois. Incomplète encore et ne suffisant pas à
l'énorme gestation de son travail interne, elle a dû négliger l'art
lorsqu'elle existait par la guerre, de même qu'elle a dû négliger la
politique lorsqu'elle s'est laissée absorber par le luxe et le goût. On
a conclu jusqu'ici, comme Jean-Jacques-Rousseau, que l'esprit humain
était à jamais condamné à perdre d'un côté ce qu'il acquérait de
l'autre. Mais c'est une erreur que repoussent les esprits sérieux. Ne
sentent-ils pas déjà en eux la perfectibilité se manifester par les
besoins du coeur et de l'intelligence, qui ne peuvent se réaliser
tout d'un coup, mais dont la présence dans le cerveau humain est une
souffrance, un appel, une protestation contre _le fini_ des choses
passées, un garant de l'infini des choses futures?
Sans aller trop loin, nous pouvons jeter les yeux autour de nous et
remarquer combien, depuis quelques années seulement, le goût a gagné
sous plusieurs rapports. L'inconstance effrénée de la mode est une
preuve évidente du besoin que le goût des masses éprouve de se former et
de s'éclairer avant de se fixer. Il ne se fixera sans doute jamais d'une
manière absolue, mais il se posera du moins des bases plus durables, et,
à mesure que le génie des artistes innovera, le goût du public est prêt
à le contenir dans sa bizarrerie ou à le protéger dans son élan. Déjà ce
que nous appelions il y a quelques années l'_épicier_ commence à perdre
de ses principes absolus de stagnation, déjà il cherche à se meubler
_moyen âge_, _renaissance_, et, quand il a de l'argent, son tapissier
lui insuffle un peu de goût. Ces essais de retour vers le passé ne
sont point une marche rétrograde; c'est en étudiant, en comprenant les
produits antérieurs de l'art, qu'on pourra apprendre à les juger, à les
corriger, à les perfectionner. Qu'on ne s'inquiète pas de nous voir
encore copier dans les arts l'architecture ou l'ameublement de nos
pères; chaque instant de la vie sociale donnera bien assez de caractère
à ce qui ressortira de ces essais de reproduction.
Il faut donc encourager le goût même dans les plus petites choses, et
compter pour l'avenir sur une _nouvelle renaissance_; elle sortira de
nos erreurs mêmes, et il n'y aura pas une bévue de nos architectes ou de
nos décorateurs qui ne serve de base à de meilleures notions. Il faut ne
point mépriser comme futiles le sentiment de la grâce et le mouvement
de l'esprit, manifestés dans un tapis, dans une tenture, dans l'étoffe
d'une robe, dans la peinture d'un éventail. Nos meubles sont déjà
devenus plus moelleux et plus confortables; on en viendra à leur donner
l'élégance qui leur manque. Une éducation plus exquise apportera dans
les ornements de toute espèce l'harmonie et le charme, qui sont encore
étouffés sous la transition bien nécessaire de l'économie et de
l'utilité. Dans ces choses de détail, les femmes seront nos maîtres,
n'en doutons pas, et, loin de les en détourner, cultivons en elles ce
tact et cette finesse de perception qui ne leur ont pas été donnés pour
rien par la nature.
Reconnaissons-le donc, il y a du génie dans le goût, et jusqu'ici le
goût est peut-être encore tout le génie de la femme. Autant nous avons
souffert quelquefois de voir de jeunes personnes pâlir et s'atrophier
sur la minutieuse exécution d'une fleur de broderie dessinée lourdement
par un ouvrier sans intelligence, autant nous avons admiré ce qu'il y a
de poésie dans le travail d'une femme qui crée elle-même ses dessins,
qui raisonne les proportions de l'ornement et qui sent l'harmonie des
couleurs. Celle qui nous a le plus frappé dans ce talent, où l'âme met
sa poésie et le caractère sa persévérance, c'est la princesse Anna
Czartoryska. Cette jeune femme aux mains patientes, à l'âme forte,
à l'esprit exquis, passe sa vie auprès de sa mère, charitable et
laborieuse comme elle, penchée sur un métier ou debout sur un
marchepied, créant avec la rapidité d'une fée des enroulements
hiéroglyphiques d'or, d'argent ou de soie, sur des étoffes pesantes ou
des trames déliées, semant des fleurs riches et solides sur des toiles
d'araignée, peignant des arabesques d'azur et de pourpre sur le bois,
sur le satin, sur le velours et nuançant avec la patience de la femme,
et jetant avec l'inspiration de l'artiste, des dessins toujours
nouveaux, des richesses toujours inattendues du bout de ses jolis
doigts, du fond de son ingénieuse pensée, du fond de son coeur surtout.
Oui, c'est son coeur qui travaille, car c'est lui qui la soutient dans
cette desséchante fatigue d'une vie sédentaire, où le cerveau brille, où
le sang glace. Il n'y a pas une de ces fleurs qui ne soit éclose
sous l'influence d'un sentiment généreux et qu'une larme de ferveur
patriotique n'ait arrosée.
Qui nous dira le mystère sacré de ces pensées, tandis que, courbée sur
son ouvrage, tremblante de fièvre, attentive pourtant au moindre cri, au
moindre geste de ses enfants, elle poursuivait d'un air calme et dans
une apparente immobilité le poëme intérieur de sa vie? Chacun de ces
fantastiques ornements qu'elle a tracés sur l'or et la soie renferme le
secret d'une longue rêverie; l'immolation de sa vie entière est là.
C'est ainsi que, chaque année, elle rassemble tous les travaux qu'elle
a terminés pour les vendre elle-même aux belles dames oisives du grand
monde. Elle ne leur fait payer ni son travail, ni sa peine, ni sa pensée
créatrice: elle compte tout cela presque pour rien, et, pourvu qu'on
achète autour d'elle mille petits objets que la sympathie d'autres
femmes généreuses apporte à son atelier, elle est heureuse d'achalander
la vente des objets de pur caprice par la valeur réelle de ses belles
productions. Aussi les acheteurs ne lui manqueront pas cette année plus
que les autres, et le monde élégant de Paris viendra en foule, nous
l'espérons, se disputer ces charmants ouvrages, création d'une artiste,
reliques d'une sainte.
IV
UTILITÉ
D'UNE
ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION [16]
Nous ne savons pas si un artiste doit s'excuser auprès du public d'avoir
compris, par hasard, un beau matin, comme on dit, l'importance d'une
question toute spéciale, et sur laquelle les pédants du métier
pourraient bien l'accuser d'incompétence. Cependant, si la logique
naturelle n'est pas un critérium applicable à tous les jugements
humains, le public lui-même, qui n'est pas spécialement renseigné sur
toutes les matières possibles, risque fort d'être regardé comme le
plus incompétent de tous les juges; et comme il n'est guère disposé à
souffrir qu'on le récuse, comme, après tout, il n'est point de questions
générales, de quelque nature qu'elles soient, qui ne lui soient soumises
en dernier ressort, il faut bien que, entre lui et les travailleurs
spéciaux, la critique remplisse son rôle et serve d'intermédiaire.
[Note 16: Par le comte d'Aure. In-8°, 1815.]
Ceci, à propos d'une courte brochure que vient d'écrire M. le vicomte
d'Aure, et qui est le résumé de deux remarquables ouvrages précédemment
publiés, le _Traité d'équitation_ et le _Traité sur l'industrie
chevaline_. A ceux qui ont suivi ces travaux et lu ces ouvrages,
l'importance du sujet est suffisamment démontrée, soit qu'ils s'occupent
de l'équitation comme art ou comme science, soit qu'ils l'envisagent
sous son aspect militaire et politique, soit, enfin, qu'ils la
considèrent sous le rapport de l'économie industrielle.
Cette brochure a pour but de faire comprendre au gouvernement
l'indispensable utilité d'une école normale d'équitation. C'est au
moyen d'une institution de ce genre que l'on créera des hommes spéciaux
destinés à répandre le goût du cheval et les connaissances équestres
dans les populations. Il s'agit de revenir à ce que l'on faisait
autrefois, c'est-à-dire former des hommes en état de dresser et de
mettre en valeur nos chevaux de luxe, et des consommateurs en état de
s'en servir. A quoi ont abouti toutes les dépenses du gouvernement pour
régénérer nos races de luxe, le jour où il n'a pas compris que la chose
essentielle pour leur assurer la vogue était de créer des hommes en
état d'en tirer parti? Mais laissons parler M. d'Aure, sur les courses,
considérées aujourd'hui comme le seul et unique moyen de régénération:
«On ne peut pas mettre en doute que les courses ne soient à présent
plutôt une question de jeu qu'une amélioration de race; il suffit, pour
être édifié à cet égard, de voir comment les choses se passent aussi
bien en Angleterre qu'en France.
»Le cheval de course est un dé sur lequel un joueur vient placer un
enjeu considérable; peu importe ce que deviendra plus tard le cheval;
ce à quoi l'on s'attache, c'est à lui faire subir une préparation; les
mettant dans le cas de concourir de bonne heure, et avec le plus de
chances possible de vitesse. Si, en agissant ainsi le joueur peut y
trouver son compte, l'amélioration de l'espèce doit-elle y trouver le
sien? Je ne le pense pas. Du reste, tous les hommes sensés et spéciaux
de l'Angleterre reconnaissent que l'adoption d'un pareil système apporte
la dégénérescence de leurs races; ils s'aperçoivent que des sujets,
soumis dès l'âge de deux ans à une préparation donnant une énergie
factice et prématurée, sont ruinés pour la plupart, et retirent ainsi à
la production une foule de sujets qui eussent été précieux s'ils avaient
été élevés dans de meilleures conditions.
»N'en est-il pas de même, chez nous? Que deviennent la plupart de ces
chevaux de noble origine, élevés d'abord avec tant de frais? Défleuris,
estropiés, altérés dans leur santé par l'entraînement, ils sortent de
l'hippodrome souvent pour être vendus à vil prix, et le produit de cette
vente doit servir de dédommagement aux frais énormes faits pour leur
éducation. Avec de semblables résultats, bien rares en exceptions,
le jeu devient une conséquence; ne faut-il pas se couvrir des frais
exorbitants de l'entraînement et de toutes les chances défavorables qui
en émanent, et chercher, dans le hasard, des chances pouvant devenir
plus propices; aussi, en France comme en Angleterre, le motif réel,
essentiel des courses, a-t-il été effacé: ce n'est plus qu'un vaste
champ d'agiotage subventionné chez nous par l'État.
»Après avoir fait naître une situation aussi aventureuse dans une
industrie ne demandant, au contraire, que de la suite et du positif,
quels avantages en a retirés l'État? quel a été le prix des sacrifices
faits pour soutenir une pareille institution? Dans le nombre
incalculable de chevaux tarés et estropiés par les exercices prématurés,
il a trouvé, depuis quatorze ans, à acheter, à des prix souvent trop
élevés, une cinquantaine d'étalons dont la plupart ont encore des
qualités fort contestables comme reproducteurs. Cependant, si l'on fait
le relevé des fonds versés par l'État depuis quatorze ans, les villes
ayant des hippodromes, le roi, les princes et les sociétés, on pourrait
évaluer à plusieurs millions les fonds employés à encourager une
industrie, cause de ruine pour beaucoup de gens et n'ayant servi qu'à
détériorer une race appelée à jeter des germes d'amélioration dans nos
espèces...»
Et plus loin:
«Si tout le mérite du cheval était dans la vitesse, cette préoccupation
serait excusable; mais à quoi sert le meilleur coureur, quand il ne
joint pas à cette qualité une bonne construction et de belles allures?
Repoussé pour la reproduction, ne trouvant pas même d'emploi chez celui
qui l'élève, il ne sert qu'à engager des paris et à compromettre ainsi
la fortune de celui auquel il appartient.
»Rien ne pourrait mieux faire naître le doute, qu'un mode amenant
d'aussi tristes résultats. En tout état de cause, à quoi sert d'obtenir
un degré de plus grande vitesse parmi les individus d'une même race et
tous soumis aux mêmes conditions? seront-ils pour cela plus de pur sang?
»Si la lutte s'établissait entre des chevaux d'espèce différente, et que
deux systèmes fussent en présence, je comprendrais fort bien alors les
luttes à outrance pour faire prévaloir un de ces deux systèmes; mais ici
tout le monde est d'accord; et l'on tient si fortement à l'être, que,
dans les concours, on n'admet pas un cheval dont l'origine ne soit bien
constatée, tant on craint de réveiller la controverse, si un cheval dont
l'origine serait douteuse était vainqueur.»
Voilà donc pourtant où nous en sommes; voilà le résultat de ces
grands moyens d'amélioration, considérés aujourd'hui comme la panacée
universelle. M. d'Aure, qui admet bien les épreuves de courses pour
certains chevaux, voudrait cependant aussi que des primes, des
encouragements fussent accordés à des chevaux qui ne peuvent et ne
doivent pas être achetés comme étalons, et qui sont destinés à entrer
dans la consommation. Cet encouragement serait certainement le meilleur,
car l'éducation donnée à nos chevaux indigènes contribuerait puissamment
à combattre la concurrence étrangère.
Laissons encore parler M. d'Aure:
«Pourquoi, en exigeant quelques preuves d'énergie, ne pas primer aussi
les allures, la construction, le dressage et la bonne condition? Le
cheval une fois soumis à des exercices qui ne serviraient qu'à le mettre
en valeur, une grande concurrence s'établirait alors pour obtenir un
prix, et, si on ne l'obtenait pas, on disposerait, en tout état
de cause, le cheval à une vente facile et avantageuse. Dans cette
hypothèse, il n'est pas douteux qu'une foule de chevaux ne soient
achetés par le consommateur à un prix souvent beaucoup plus élevé que ne
sont vendus annuellement au haras quelques étalons.»
De quelque manière que soit envisagée cette grande question, la création
d'hommes spéciaux est une chose indispensable. Quand bien même nous
enlèverions à l'équitation son importance sous le point de vue
d'économie industrielle, ou sous le point de vue militaire et politique,
elle a encore une valeur immense sous le point de vue artistique.
L'équitation est, en effet, une science et un art. C'est un art pour
celui qui dispose du cheval tout dressé. C'est une science pour le
professeur, qui dresse et l'homme et le cheval. Le professeur a donc
à créer l'instrument et le virtuose: il faut qu'il possède à fond
la physiologie du cheval; faute de quoi, il est exposé à demander
violemment à certains individus ce que leur conformation, des défauts
naturels ou des tares peu apparents leur interdisent de faire avec
spontanéité. L'ignorance de l'éducateur, inattentif à ces imperfections
ou à ces particularités, provoque infailliblement chez des animaux,
peut-être généreux et dociles d'ailleurs, la souffrance, la révolte et
une irritation de caractère qu'eux-mêmes ne peuvent plus gouverner.
Mais comment s'étonnerait-on que l'éducation des bêtes, de ces
instruments passifs et muets de nos indiscrètes volontés, ne fût pas
souvent prise à rebours, lorsque, nous qui avons le raisonnement et la
parole pour nous défendre et nous justifier, nous sommes si mal compris
et si mal menés par les prétendus éducateurs du genre humain? Un bon
cheval, intelligent et fin, est un instrument à perfectionner. Une main
brutale ne saurait en tirer parti; un artiste habile en développe la
délicatesse et la puissance. Dans ce noble et vivifiant exercice,
l'écuyer expérimenté sent qu'il y a là, comme dans tous les arts, un
progrès continuel à faire, une perfection de plus en plus difficile
à atteindre, de plus en plus attrayante à chercher. C'est un champ
illimité pour l'étude et l'observation des instincts et des ressources
de cet admirable instrument, de cet instrument qui vit, qui comprend,
qui répond, qui progresse, qui entend, qui retient, qui devine, qui
raisonne presque; le plus beau, le plus intelligent des animaux qui
peuvent nous rendre un service immédiat en nous consacrant leurs forces.
Ceux qui n'ont aucune notion de cet art du cavalier s'imaginent
que l'équilibre résultant de l'habitude, la force musculaire et
l'intrépidité suffisent. La première de ces qualités est la seule
indispensable. Elle l'est, à la vérité, mais elle est loin de suppléer
à la connaissance des moyens; et, quant à l'emploi de la force et de
l'audace, il est souvent plus dangereux qu'utile. Une femme délicate,
un enfant, peuvent manier un cheval vigoureux s'il est convenablement
dressé, et s'ils ont l'instruction nécessaire. Les qualités naturelles
sont: la prudence, le sang-froid, la patience, l'attention, la
souplesse, l'intelligence des moyens et la délicatesse du toucher, car
ce mot de pratique instrumentale peut très-bien s'appliquer au maniement
de la bouche du cheval; et, tandis que l'ignorance croit n'avoir qu'à
exciter et à braver l'exaspération du coursier, la science constate
qu'il s'agit, au contraire, de calmer cette créature impétueuse, de la
dominer paisiblement, de l'assouplir, de la persuader pour ainsi dire,
et de l'amener ainsi à exécuter toutes les volontés du cavalier avec une
sorte de zèle et de généreux plaisir.
Qu'on nous permette encore un mot sur la question d'art. Il y a dans
l'équitation, comme dans tout, une bonne et une mauvaise manière, ou
plutôt il y a cent mauvaises manières et une seule bonne, celle que la
logique gouverne. Cependant l'erreur prévaut souvent, et la logique
proteste en vain. Certain professeur, naguère au pinacle, et qui n'a
pas craint de soumettre sa méthode, incarnée en sa personne, aux
applaudissements et aux sifflets d'une salle de spectacle, avait obtenu
des résultats en apparence merveilleux, tout en ressuscitant et en
exagérant des procédés à la mode sous Louis XIII. Le cheval réduit à
l'état de machine entre ses mains et entre ses jambes, entièrement
dénaturé, raidi là où la nature l'avait fait souple, brisé là où il
devait être ferme, déformé en réalité et comme crispé dans une attitude
contrainte et bizarre, exécutait, comme une mécanique à ressorts, tous
les mouvements que l'écuyer, espèce d'homme à ressorts aussi, lui
imprimait au grand ébahissement des spectateurs. Cela était fort
curieux, en effet, et ce puéril travail, considéré comme étude de
fantaisie, pouvait fort bien défrayer le spectacle de Franconi parmi les
diverses exhibitions de chevaux savants.
Jusque-là, rien de mieux: M. Baucher méritait les applaudissements pour
avoir montré un si remarquable asservissement des facultés du cheval aux
volontés de l'homme. Malheureusement le public s'imagina que c'était
là de l'équitation, et qu'un spécimen de l'exagération à laquelle
on pouvait parvenir en ce genre était la vraie, la seule base de
l'éducation hippique. Des hommes réputés spéciaux se le laissèrent
persuader par l'engouement, et l'inventeur du système finit par le
croire lui-même en se voyant pris au sérieux.
C'est donc d'une mauvaise manière, de la pire de toutes peut-être, que
ces hommes prétendus compétents se sont récemment enthousiasmés aux
dépens et dommages de l'État. Cette incroyable erreur ne signale que
trop la décadence où sont tombés aujourd'hui l'art de l'équitation et
la science de l'hippiatrique; car ces choses qu'on a voulu désunir
sont indissolublement solidaires l'une de l'autre. Avant de dresser un
cheval, il faut savoir: 1° ce que c'est que le cheval en général; 2° ce
qu'est en particulier l'individu soumis à l'éducation. Nous avons dit
comment la connaissance de l'individu était indispensable lorsqu'on ne
voulait pas s'exposer à lui demander autre chose que ce qu'il pouvait
exécuter. Quant au cheval en général, nous disons que c'est un être
énergique, irritable, généreux, par conséquent. On pourrait presque
dire de lui, que c'est, après l'homme, un être libre, puisqu'il est
susceptible d'abjurer la liberté naturelle de l'état sauvage et d'aimer
non-seulement la domesticité, mais l'éducation. Aimer est le mot, et les
poëtes n'ont fait ni métaphore ni paradoxe en dépeignant son ardeur
dans le combat et son orgueil dans l'arène du tournoi. Autant un cheval
courroucé par une éducation abrutissante se montre colère, vindicatif et
perfide, autant celui qui n'a jamais éprouvé que de bons traitements et
que l'on instruit avec logique, patience et clarté, répond aux leçons
avec zèle et attrait.
Il s'agit donc de faire de cet être intelligent un être instruit, et,
pour cela, il ne faudrait pas oublier qu'on s'adresse à une sorte
d'intelligence et non à une sorte de machine construite de main d'homme
et qu'il soit donné à l'homme de modifier dans son essence. La main de
Dieu a passé par là, elle a imprimé à cette race d'êtres un cachet de
beauté et des aptitudes particulières que l'homme, appelé à gouverner
les créatures secondaires, ne peut fausser sans contrarier et gâter
l'oeuvre de la nature; c'est là une loi inviolable dans tous nos arts,
dans tous nos travaux, dans toutes nos inventions. Le cheval est fait
pour se porter en avant, pour aspirer l'air avec liberté, pour gagner en
grâce, en force, en souplesse, à mesure qu'on règle ses allures; mais
régler, c'est développer. Cela est vrai pour la bête et pour l'homme.
La science vraie de l'écuyer consiste donc, en deux mots, à rendre sa
monture docile en augmentant son énergie.
Nous ne pouvions rendre compte d'une brochure qui est le résumé rapide
des travaux précédents et de l'expérience de toute la vie de l'auteur,
sans résumer de notre côté ses principes sur l'équitation. M. d'Aure est
un praticien sérieux qui a étudié sa spécialité sous ses rapports les
plus profonds. Il a porté dans ses études et dans sa pratique une
véritable ferveur d'artiste, des convictions fondées, la persévérance et
le désintéressement qui caractérisent ceux qui sentent vivement l'utile,
le beau et le vrai de leur vocation.
Dans un excellent traité sur _l'industrie chevaline_, écrit avec une
clarté remarquable, et rempli de vues historiques ingénieuses et
intéressantes, M. d'Aure a vu en grand et traité en maître cette
question de l'amélioration des races que nous résumerions, nous,
communistes, dans les termes suivants: «Socialisation d'un des
instruments du travail de l'homme.» On ne niera pas que le cheval
ne soit un de ces instruments de travail qu'aucune machine n'est de
longtemps appelée à remplacer absolument. Il est heureux sans doute que
le génie de l'industrie arrive de plus en plus à substituer les machines
à l'emploi abusif qui a été fait et qui se fait encore des forces
vitales. Mais, tandis qu'on se préoccupe aujourd'hui de supprimer par
les machines la dépense qu'exige l'entretien de ces forces vitales, on
ne s'aperçoit pas qu'on les laisse se détériorer et se perdre, lorsque,
pour longtemps encore, on en a un besoin essentiel. On oublie que, pour
des siècles encore, le cheval sera indispensable au travail humain, au
service des armées, à l'agriculture, aux transports de fardeaux, aux
voyages, etc.; et, lorsque cette noble espèce ne sera plus dans les
mains de nos descendants que ce qu'elle doit être en effet, c'est-à-dire
un moyen de plaisir, et son éducation perfectionnée une pratique d'art
accessible à tous, nous aurons été forcés d'épuiser encore bien des
générations de ces laborieux animaux, avant d'arriver à supprimer
l'excès de leur travail. Ne dirait-on pas, à voir l'état de décadence
où l'on a laissé tomber la production chevaline, que nous sommes à la
veille d'entrer dans cet Eldorado de machines, où tout se fera à l'aide
de la vapeur, depuis le transport des cathédrales jusqu'à l'office du
barbier?
Quel est donc le résultat social qu'il faudrait atteindre pour
réhabiliter l'industrie chevaline, à peu près perdue depuis la
révolution et particulièrement depuis 1830? Encourager la production,
renouveler et conserver nos belles races indigènes, qui, dans peu
d'années, auront entièrement disparu si on n'y prend garde; donner aux
cultivateurs et aux éleveurs de chevaux les moyens de faire de bons
élèves; enfin créer, comme on l'a déjà dit, une classe d'éducateurs
spéciaux, sans laquelle le producteur ne peut donner au cheval la valeur
d'un instrument complet, mis en état de service et de durée; sans
laquelle aussi le consommateur ne saura jamais entretenir les ressources
de sa monture. Nous en avons dit assez au commencement de cet article
pour prouver que, sans l'éducation, le cheval est d'un mauvais service,
et qu'entre les mains d'un bon éducateur et d'un bon cavalier, sa valeur
augmente, ses forces se décuplent et se conservent. Il y aurait une sage
économie générale à répandre ces connaissances dans notre peuple.
Les riches n'y songent guère, ils ne se contentent pas de se servir
exclusivement de chevaux anglais, il leur faut des cochers et des
jockeys d'outre-Manche. Il est vrai qu'on trouverait difficilement
aujourd'hui chez nous _des hommes de cheval_ entendus. A qui la faute?
Pour prouver la nécessité de ces mesures, il suffit de montrer le
désordre, l'incurie, et tous les fâcheux résultats de la concurrence
aveugle et inintelligente, l'absence d'encouragements bien entendus,
de dépenses utiles, d'initiative éclairée, et de vues sociales et
patriotiques de la part de l'État.
Nous ne prétendons pas que M. d'Aure ait songé à accuser, de notre point
de vue, le régime de la concurrence et à invoquer les solutions sociales
qui nous préoccupent; mais, par la force rigoureuse de la logique qui
est au fond de toutes les questions approfondies, ses démonstrations
arrivent à prouver la nécessité de l'initiative sociale dans la question
qu'il traite. Si l'on apportait sur toutes les spécialités possibles des
travaux aussi complets et des calculs aussi certains, tous ces travaux
d'analyse aboutiraient à la même conclusion synthétique: à savoir, que
la concurrence est destructive de toute industrie, de tout progrès, de
toute richesse nationale, et qu'il faut, pour régler la production et la
consommation, que la sagesse et la prévoyance de l'État interviennent,
règlent et dirigent.
V
LA BERTHENOUX
C'est un hameau entre Linières et Issoudun, sur la route de
communication qui côtoie le plateau de la vallée Noire. Une très-jolie
église gothique et un vieux château, jadis abbaye fortifiée, aujourd'hui
ferme importante, embellissent cette bourgade, située d'ailleurs dans un
paysage agréable; c'est là que se tient annuellement, dans une prairie
d'environ cent boisselées (plus de six hectares), une des foires les
plus importantes du centre de la France. On évalue de douze à treize
mille têtes le bétail qui s'y est présenté cette année: quatre cents
paires de boeufs de travail, trois cents génisses et taureaux, denrée
que l'on désigne communément dans le pays sous le nom de _jeunesse_ (un
métayer se fait entendre on ne peut mieux quand il vous dit qu'il va
_mener sa jeunesse_ en foire pour s'en défaire); trois cents vaches,
douze cents chevaux, quatre mille bêtes à laine, trois cents chèvres, et
une centaine d'ânes. Ajoutez à cela ces animaux que le paysan méticuleux
ne nomme pas sans dire: _sauf votre respect_, c'est-à-dire trois mille
porcs, qui ont un champ de foire particulier de quatre-vingts boisselées
d'étendue, et vous aurez la moyenne d'un des grands marchés de bestiaux
du Berry.
Les marchands forains et les éleveurs s'y rendent de la Creuse, du
Nivernais, du Limousin, et même de l'Auvergne. Les chevaux, comme on a
vu, n'y sont pas en grand nombre, et ils sont rarement beaux. Les vaches
laitières sont encore moins nombreuses et plus mauvaises; on ne vend les
belles vaches que quand elles ne peuvent plus faire d'élèves. Ces élèves
sont la richesse du pays. Ils deviennent de grands boeufs de labour
qui travaillent chez nous une terre grasse et forte, _bien terrible_ à
soulever. Quant à la _jeunesse_ qu'on a de reste, après que le choix des
boeufs de travail est fait, elle est enlevée en masse par les Marchois,
qui l'engraissent ou la brocantent. Quelques bouchers d'Orléans viennent
aussi s'approvisionner à la foire de la Berthenoux. Une belle paire de
boeufs assortis se vend aujourd'hui, six cents francs; la _taurinaille_
ou la _jeunesse_ quatre-vingts francs par tête; les chevaux cent trente,
les vaches cent vingt, les moutons trente, les brebis vingt-cinq, les
porcs vingt-cinq, les ânes vingt-cinq, les chèvres dix, les chevreaux,
de quinze à trente sous.
Les principales affaires se traitent entre Berrichons et Marchois. Les
premiers ont une réputation de simplicité dont ils se servent avec
beaucoup de finesse. Les seconds ont une réputation de duplicité qui les
fait échouer souvent devant la méfiance des Berrichons.
La vente du bétail est, chez nous, une sorte de bourse en plein air,
dont les péripéties et les assauts sont les grandes émotions de la
vie du cultivateur. C'est là que le paysan, le maquignon, le fermier,
déploient les ressources d'une éloquence pleine de tropes et de
métaphores inouïes. Nous entendions un jour, à propos d'un lot de porcs,
le marchandeur s'écrier:
--Si je les paie vingt-trois francs pièce, j'aime mieux que les
trente-six cochons me passent à travers le corps!
Et même nous altérons le texte; il disait _le cadavre_, et encore
prononçait-il _calabre_, ce qui rendait son idée beaucoup plus claire
pour les oreilles environnantes.
Il y a d'autres formules de serment ou de protestation non moins
étranges:
--Je veux que la patte du diable me serve de crucifix à mon dernier
jour, si je mens.--Que cette paire de boeufs me serve de poison..., etc.
Ces luttes d'énergumènes durent quelquefois du matin jusqu'à la nuit.
Enfin, après avoir attaqué et défendu pied à pied, sou par sou, la
dernière pièce de cinq francs, on conclut le marché par des poignées de
main qui, pour valoir signature, sont d'une telle vigueur que les yeux
en sortent de la tête; mais discours, serments et accolades sont perdus
dans la rumeur et la confusion environnantes; tandis que vingt musettes
braillent à qui mieux mieux du haut des tréteaux, les propos des buveurs
sous la ramée, les chansons de table, les cris des charlatans et des
montreurs de curiosités _à l'esprit-de-vin_, l'antienne des mendiants,
le grincement des vielles, le mugissement des animaux, forment un
charivari à briser la cervelle la plus aguerrie. Il y a mille tableaux
pittoresques à saisir, mille types bien accusés à observer.
Quelquefois la chose devient superbe et, en même temps, effrayante:
c'est quand la panique prend dans le campement des animaux à cornes.
_La jeunesse_ est particulièrement quinteuse, et parfois un taureau
s'épouvante ou se fâche, on ne sait pourquoi, au milieu de cinq ou six
cents autres, qui, au même instant, saisis de vertige, rompent leurs
liens, renversent leurs conducteurs, et s'élancent comme une houle
rugissante au milieu du champ de foire. La peur gagne bêtes et gens
de proche en proche, et on a vu cette multitude d'hommes et d'animaux
présenter des scènes de terreur et de désordre vraiment épouvantables.
Une mouche était l'auteur de tout ce mal.
La foire de la Berthenoux a lieu tous les ans le 8 et le 9 septembre.
Elle commence par la vente des bêtes à laine, et finit par celle des
boeufs. Il s'y fait pour un million d'affaires, en moyenne.
VI
LES JARDINS EN ITALIE
Depuis cent ans, les voyageurs en Italie ont jeté sur le papier et semé
sur leur route beaucoup de malédictions contre le mauvais goût des
_villégiatures_[17]. Le président de Brosses était, lui, un homme de
goût, et nul, dans son temps, n'a mieux apprécié le beau classique,
nul ne s'est plus gaiement moqué du rococo italien et des grotesques
modernes mêlés partout aux élégances de la statuaire antique. Sur la foi
de ce spirituel voyageur, bon nombre de touristes se croient obligés,
encore aujourd'hui, de mépriser ces fantaisies de l'autre siècle avec
une rigueur un peu pédantesque.
[Note 17: Un de nos amis n'aime pas cette expression, qui était
familière à Érasme. Nous le prions toutefois de considérer que c'est ici
le mot propre et qu'il ne serait même pas remplacé par une périphrase.
On entend par _villégiature_ à la fois le plaisir dont on jouit dans
les maisons de campagne italiennes, la temps que l'on y passe, et, par
extension, ces villas elles-mêmes avec leurs dépendances.]
Tout est mode dans l'appréciation que l'on a du passé comme dans les
créations où le présent s'essaie, et, après avoir bien crié, sous
l'Empire et la Restauration, contre les chinoiseries du temps de Louis
XV, nous voilà aussi dégoûtés du grec et du romain que du gothique de la
Restauration! C'est que tout cela était du faux antique et du faux moyen
âge, et que toute froide et infidèle imitation est stérile dans les
arts. Mais, en général, les artistes ont fait ce progrès réel de ne
pas s'engouer exclusivement d'une époque donnée, et de s'identifier
complaisamment au génie ou à la fantaisie de tous les temps. La
complaisance de l'esprit est toujours une chose fort sage et bien
entendue, car on se prive de beaucoup de jouissances en décrétant qu'un
seul genre de jouissance est admissible à la raison.
Parmi ces fantaisies du commencement du dernier siècle que
stigmatisaient déjà les puristes venus de France trente ou quarante ans
plus tard, il en est effectivement de fort laides dans leur détail: mais
l'ensemble en est presque toujours agréable, coquet et amusant pour
les yeux. C'est dans leurs jardins surtout que les seigneurs italiens
déployaient ces richesses d'invention puériles que l'on ne voit pourtant
pas disparaître sans regret:
Les grandes girandes, immenses constructions de lave, de mosaïque et de
ciment, qui, du haut d'une montagne, font descendre en mille cascades
tournantes et jaillissantes les eaux d'un torrent jusqu'au seuil d'un
manoir;
Les grandes cours intérieures, sortes de musées de campagne, où, à côté
d'une vasque sortie des villas de Tibère, grimace un triton du temps de
Louis XIV, et où la madone sourit dans sa chapelle entourée de faunes et
de dryades mythologiques;
Le labyrinthe d'escaliers splendides dans le goût de Watteau, qui
semblent destinés à quelque cérémonie de peuples triomphants, et qui
conduisent à une maisonnette étonnée et honteuse de son gigantesque
piédestal, ou tout bonnement à une plate-bande de tulipes très-communes;
Les tapis de parterre, ouvrage de patience, qui consiste à dessiner sur
le papier le pavé d'une vaste cour ou sur les immenses terrasses d'un
jardin, des arabesques, des dessins de tenture, et surtout des armoiries
de famille, avec des compartiments de fleurs, de plantes basses, de
marbre, de faïence, d'ardoise et de brique;
Les concerts hydrauliques, où des personnages en pierre et en bronze
jouent de divers instruments mus par les eaux des girandes;
Enfin les grottes de coquillages, les châteaux sarrasins en ruine, les
jardiniers de granit, et mille autres drôleries qui font rire par la
pensée qu'elles ont fait rire de bonne foi une génération plus naïve que
la nôtre.
Les plus belles girandes de la campagne de Rome sont à Frascati, dans
les jardins de la villa Aldobrandini. Ces jardins ont été dessinés et
ornés par Fontana, dans les flancs d'une montagne admirablement plantée
et arrosée d'eaux vives. Dans un coin du parc, on s'est imaginé de
creuser le roc en forme de mascaron, et de faire de la bouche de ce
Polyphème une caverne où plusieurs personnes peuvent se mettre à l'abri.
Les branches pendantes et les plantes parasites se sont chargées d'orner
de barbe et de sourcils cette face fantastique reflétée dans un bassin.
A la Rufinella (ou villa Tusculana), une autre fantaisie échappe au
crayon par son étendue; c'est une rapide montée d'un kilomètre de
chemin, plantée d'inscriptions monumentales en buis taillé. Et, chose
étrange, sur cette terre papale dans la liste de cent noms illustres,
choisis avec amour, on voit ceux de Voltaire et de Rousseau verdoyer
sur la montagne, entretenus et tondus avec le même soin que ceux des
écrivains orthodoxes et des poëtes sacrés. Je soupçonne que cette
galerie herbagère a été composée par Lucien Bonaparte, autrefois
propriétaire de la villa. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle a été
respectée par les jésuites, possesseurs, après lui, de cette résidence
pittoresque, et qu'elle l'est encore par la reine de Sardaigne,
aujourd'hui propriétaire.
En résumé, la vétusté de ces décorations princières, et l'état
d'abandon où on les voit maintenant, leur prête un grand charme, et,
de bouffonnes, toutes ces allégories, toutes ces surprises, toutes ces
gaietés d'un autre temps, sont devenues mélancoliques et quasi austères.
Le lierre embrasse souvent d'informes débris que l'on pourrait attribuer
à des âges plus reculés; les racines des arbres centenaires soulèvent
les marbres, et partout les eaux cristallines, restées seules vivantes
et actives, s'échappent de leur prison de pierre pour chanter leur
éternelle jeunesse sur ces ruines qu'un jour a vues naître et passer.
VII
A MADAME ERNEST PÉRIGOIS[18]
Deux amoureux sont là guettant la fleur charmante:
Le papillon superbe et la bête rampante;
L'une qui souille tout dans son embrassement,
L'autre qui du pollen s'enivre follement.
Femmes, talents, beautés, contemplez votre image;
Toujours un ennemi s'abreuve de vos fleurs,
Soit qu'il dévore, abject, la tige et le feuillage,
Soit qu'il pille, imprudent, le parfum de vos coeurs!
Nohant, 30 mai 1856
[Note 18: Écrit sur son album, au-dessous d'un dessin d'Alexandre
Manceau représentant une corbeille de fleurs, un escargot et un
papillon.]
VIII
LES BOIS
Dieu! que ne suis-je assise à l'ombre des fortis!
Qui de vous, sans être dévoré de passions tragiques n'a soupiré, comme
la Phèdre de Racine, après l'ombre et le silence des bois? Ce vers,
isolé de toute situation particulière, est comme un cri de l'âme qui
aspire au repos et à la liberté, ou plutôt à ce recueillement profond et
mystérieux qu'on respire sous les grands arbres. Malheureusement, ces
monuments de la nature deviennent chaque jour plus rares devant les
besoins de la civilisation et les exigences de l'industrie. Comme il se
passera encore peut-être des siècles avant que les besoins de la poésie
et les exigences de l'art soient pris en considération par les sociétés,
il est à présumer que le progrès industriel détruira de plus en plus les
plantes séculaires, ou qu'il ne donnera de longtemps à aucune plante
élevée le droit de vivre au delà de l'âge strictement nécessaire à son
exploitation. Déjà la forêt de Fontainebleau a souffert de ces idées
positives, et des provinces entières se sont dépouillées, à la même
époque, de leurs grands chênes et de leurs pins majestueux. Nous savons
tous, autour de nous, des endroits regrettés où, dans notre jeunesse,
nous avons délicieusement rêvé sous des arbres impénétrables au soleil
et à la pluie, et qui ne présentent plus que des sillons ensemencés ou
d'humbles taillis.
Ce n'est pas seulement en France que ces magnifiques ornements de la
terre ont disparu. Dans nos voyages, nous les avons toujours cherchés
et nous sommes convaincus que sur les grandes étendues de pays ils
n'existent plus. On fait très-bien des journées de marche en France,
en Italie et en Espagne, sans rencontrer un seul massif véritablement
important, et, dans les forêts mêmes, il n'est presque plus de
sanctuaires réservés au développement complet de la vie végétale.
Un des plus beaux endroits de la terre serait le golfe de la Spezzia,
sur la côte du Piémont, si les grands arbres n'y manquaient absolument.
Montagnes gracieuses et fières, sol luxuriant de plantes basses,
mouvements de terrain pittoresques, couleur chaude et variée des
terrains mêmes, crêtes neigeuses dans le ciel, horizons maritimes
merveilleusement encadrés, tout y est, excepté un seul arbre imposant.
La montagne et la vallée ne demandent cependant qu'à en produire; mais,
aussitôt qu'un pin vigoureux s'élance au-dessus des taillis jetés en
pente jusqu'au bord des flots, la marine s'en empare, et même le jeune
arbre, à peine grandi, est condamné à aller flotter sur le dos de la
petite chaloupe côtière.
Si, de là, vous suivez l'Apennin jusqu'à Florence, et de Florence
jusqu'à Rome, vous trouvez partout, au sein d'une nature splendide de
formes, sa plus belle parure, la haute végétation, absente par suite de
l'aridité des montagnes, ou supprimée par la main de l'homme, qui ne
respecte que l'olivier, le plus utile, mais le plus laid des arbres,
quand il n'est pas sept ou huit fois centenaire.
La campagne de Rome, jadis si riche de jardins et de parcs touffus, est
désormais, on le sait, une plaine affreuse où l'oeil ne se repose que
sur des ruines; mais, au sortir de cette campagne romaine, si mal à
propos vantée, quand on a gravi les premières volcaniques des monts
Latins, on trouve, dans les immenses parcs des villas et sur les routes
(celle d'Albano est justement célèbre sous ce rapport), le chêne vert
parvenu à toute son extension formidable. C'est un colosse au feuillage
dur, noir et uniforme, au branchage tortueux et violent, que l'on peut
regarder sans respect, mais qui ne saurait plaire qu'aux premiers jours
du printemps, lorsque la mousse fraîche couvre son écorce jusque sur les
rameaux élevés et lui fait une robe de velours vert tendre qui tranche
sur sa feuillée sombre et terne. Toute la beauté de l'arbre est alors
sur son bois, où le printemps semble s'être glissé mystérieusement à
l'insu de son autre éternelle et lugubre verdure.
Dans cette région, les pins sont véritablement gigantesques. Ils se
dressent fièrement au-dessus de ces chênes verts déjà monstrueux et, les
dépassant de toute la moitié de leur taille, ils forment un second dôme
au-dessus du dôme déjà si noir qu'ils ombragent.
Ces lieux sont magnifiques, car entre toutes ces branches étendues en
parasol ou entre-croisées en réseaux inextricables, la moindre éclaircie
encadre un paysage de montagnes transparentes ou de plaines profondes
terminées par les lignes d'or de l'embouchure du Tibre, qui se
confondent avec la nappe étincelante de la Méditerranée.
Mais, pour chérir exclusivement cette végétation méridionale, il faut
n'avoir pas aimé auparavant celle de nos latitudes plus douces et plus
voilées. Tout est rude sous l'oeil de Rome. Les pâles oliviers y sont
durs encore par leur sèche opposition avec les autres arbres trop noirs.
Les bosquets splendides de buis, de lauriers et de myrtes sont noirs
aussi par leur épaisseur, et leurs âcres parfums sont en harmonie avec
leur inflexible attitude. Le soleil éclate sur toutes ces feuilles
cassantes qui le reçoivent comme autant de miroirs; il glisse ses rayons
crus sous les longues allées ténébreuses et les raie de sillons lumineux
trop arrêtés, parfois bizarres. Il ne faut point être ingrat, cela est
parfois splendide, surtout quand les rayons tombent sur des tapis de
violettes, de cyclamens et d'anémones qui jonchent la terre jusque
dans les coins les plus sauvages, ou sur les ruisseaux cristallins qui
sautent, écument et babillent entre les grosses racines des arbres;
mais, en général, l'oeil, comme la pensée, est en lutte contre la
lumière et contre l'ombre qui, trop vigoureuses toutes deux, se heurtent
plus souvent qu'elles ne se combinent et ne s'associent.
Sans aller si loin, il y a autour de nous, en France, quand on les
cherche et que l'on arrive à les trouver, des aspects d'une beauté toute
différente, il est vrai, mais plus pénétrante et plus délicate que cette
rude beauté du Latium. Aimons l'une et l'autre, et que chaque école
d'artiste y trouve sa volupté. Pour nous, il faudra toujours garder une
secrète préférence pour certains coins de notre patrie. En dehors du
sentiment national, que l'on ne répudie pas à son gré, il est des
jouissances de contemplation que nous n'avons point trouvées ailleurs.
Certains recoins ignorés dans la Creuse et dans l'Indre ont réalisé pour
nous le rêve des forêts vierges. Dans des localités humides et comme
abandonnées, nous avons pénétré sous des ombrages dont l'épaisseur
admirable n'ôtait rien à la transparence et au vague délicieux. Là, tout
aussi bien que dans la forêt fermée de Laricia et sur les roches de
Tivoli, les plantes grimpantes avaient envahi les tiges séculaires et
s'enlaçaient en lianes verdoyantes aux branches des châtaigniers, des
hêtres et des chênes. La mousse tapissait les branches, et la fougère
hérissait de ses touffes découpées le corps des arbres, de la base au
faîte. Dans leur creux, des touffes de trèfle forestier semblaient
s'être réfugiées et sortaient en bouquet de chaque fissure. Les blocs
granitiques, embrassés et dévorés par les racines, étaient soulevés et
comme incrustés dans le flan des arbres. Enfin, ce que j'ai en vain
cherché en Italie, ce que je n'ai remarqué que là, en plein midi, le
soleil, tamisé par le feuillage serré mais diaphane, laissait tomber
sur le sol et sur les fûts puissants des hêtres, des reflets froids et
bleuâtres comme ceux de la lune.