En résumé, les arbres à feuillage persistant ont plus d'audace et
d'étrangeté dans leur attitude; mais ils manquent tout à fait de cette
finesse de tons et de cette grâce de contours qui caractérisent les
essences forestières de nos climats. Les cyprès monumentaux de la villa
Mandragone, à Frascati, ont, à coup sûr, un grand caractère; mais ces
plantes à centuple tige, réunies en faisceau comme des colonnettes
sarrasines, ressemblent trop à de l'architecture. Ils sont si noirs
qu'ils font tache dans l'ensemble. La brise ne les caresse point, la
tempête seule les émeut. Aussi, quand, aux approches du Clitumne et
de l'Arno, on revoit les peupliers et les saules, on croit reprendre
possession de l'air et de la vie. En Provence, on se croit encore un
peu trop en Italie et pas assez en France; mais, quand on gagne nos
provinces du Centre, moins riches de grands mouvements du sol, on est
dédommagé par l'abondance et la tranquille majesté de la végétation. Les
noyers énormes des bords de la Creuse sont mille fois plus beaux que
les beaux orangers de Majorque, et il semble que, dans la variété
harmonieuse de nos arbres indigènes, les tilleuls, les érables, les
trembles, les aunes, les charmes, les cormiers, les frênes, etc., il y
ait quelque chose qui ressemble à l'intelligence étendue et profonde des
artistes féconds, comparée au génie étroit et orgueilleux des poëtes
monocordes.
Quant à la beauté des lignes, si vantée par les amants exclusifs de la
nature méridionale, nous l'avons goûtée aussi, mais sans pouvoir la
trouver supérieure à celle de nos forêts de France. Il y a, dans l'effet
magistral de nos grandes avenues, des masses plus harmonieusement
disposées et vraiment mieux dessinées par la structure des arbres qui
les composent. Enfin, nous nous résumerons en disant que l'éternelle
verdure des climats chauds est inséparable d'une éternelle monotonie,
non-seulement de couleur, mais de formes dures qui excluent la grâce
touchante et peut-être la véritable majesté.
IX
L'ILE DE LA RÉUNION[19]
Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme éminemment observateur et
doué de connaissances spéciales en plus d'un genre, rassemble une foule
de notions très-complètes sur cette intéressante colonie française qui,
d'un volcan perdu au sein des mers lointaines, s'est fait longtemps un
nid tranquille et délicieux.
[Note 19: Par Louis Maillard.]
Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive, l'île de la Réunion
offre encore pour l'avenir des ressources immenses, si on sait les
mettre à profit. Grâce à ses formes coniques et à la grande élévation de
ses principaux centres, elle se prête à toutes les productions, depuis
celles de la zone torride jusqu'à celles de nos Alpes. Donc, rien
de plus varié que la flore de cette échelle de température; mais le
caractère le plus curieux de l'île, caractère qui y a été général
autrefois et qui s'y trouve localisé aujourd'hui, c'est cet état
perpétuel de création ignescente, propre aux îles volcaniques, et nulle
part mieux appréciable aux études spéciales.
Le volcan qui couronne notre colonie de ses banderoles de flamme ou de
fumée vomit toujours, à des intervalles assez rapprochés, des torrents
de lave et de cendre qui, sur une notable étendue de sa surface (un
dixième environ), changent sa configuration. Des tremblements de terre
ont fait surgir sur les hauteurs des masses rocheuses, débris des
anciennes éruptions que d'autres cataclysmes avaient engloutis.
Ailleurs, ces monuments naturels, anciennement produits, s'effondrent et
rentrent dans l'abîme. De profondes ravines se creusent et des torrents
s'y précipitent, des vallées se soulèvent ou s'aplanissent sous des lits
de sable et de cendre bientôt recouverts d'un nouvel humus, des remparts
rocheux s'écroulent ou se dressent. La fertilité, poursuivie par ces
ravages, se déplace, monte ou descend, abandonne les forêts saisies
sur pied par la lave et s'en va créer des pâturages dans les régions
redevenues calmes.
D'autre part, la mer, refoulée par les coulées volcaniques, voit des
caps nouveaux étendre leurs bras dans ses ondes et former des anses
paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec énergie; mais,
toujours agissante, elle aussi, elle va ronger plus loin,--par son
action saline encore plus que par ses vagues,--les pores des anciennes
falaises. Elle y creuse des cavernes étranges, jusqu'à ce que la roche,
désagrégée, s'écroule et montre à vif ses arêtes de basalte et les
couches superposées des diverses éruptions. Au fond de son lit, l'Océan
ne travaille pas moins à se débarrasser des masses de galets et de
débris de toutes formes et de toutes dimensions que les torrents lui
déversent. Il les soulève, les roule, les porte sur un point de la côte
où il les reprend pour les amonceler ou les répandre encore. Ailleurs,
il se bâtit des digues de corail et des bancs de madrépores aussi
solides que les remparts de lave, si bien que ces deux forces
gigantesques, la mer et le volcan, l'eau et le feu, toujours en lutte,
pétrissent pour ainsi dire le dur relief de l'île comme une cire molle
soumise à leur caprice; mais ici le caprice ne consiste que dans
l'étreinte corps à corps de deux lois également fatales, logiques par
conséquent, car ce que nous appelons fatalité est la logique même, et
l'homme qui les observe arrive à saisir leur puissance d'impulsion et
à camper en toute sécurité sur cette terre mobile, si souvent remaniée
dans les âges anciens, et qui change encore manifestement de forme et
d'emploi sur une partie de sa surface.
Pour nous, cette île enchantée, passablement terrible, a toujours été
un type des plus intéressants. Nos fréquents rapports avec M. Maillard
durant les dix dernières années de son séjour à la Réunion, nous avaient
initié à une partie de sa flore, de sa faune et de ses particularités
géologiques. Plus anciennement encore, un autre ami, spécialement
botaniste, après un séjour de quelques années dans ces parages, nous
avait rapporté de précieux échantillons et des souvenirs pleins de
poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d'aller voir les _grands
brûlés_ et les fraîches ravines de Bourbon. Quand l'âge des projets
est passé, c'est un vif plaisir que de se promener dans son rêve
rétrospectif avec un excellent guide, et ce guide, à qui rien n'est
resté étranger durant vingt-six ans d'explorations aventureuses et de
travaux assidus, c'est l'auteur des notes que nous avons sous les yeux.
Ingénieur colonial à la Réunion, M. Maillard s'est trouvé là, en
présence de la mer et du volcan, le représentant d'une troisième force,
le travail humain aux prises avec les impétueuses et implacables forces
d'expansion de la nature. Le temps n'est plus où le Dieu hébreu défiait
Job de dire à la mer: «Tu n'iras pas plus loin!» Le vrai Dieu, qui veut
que l'homme aille toujours plus loin, lui a permis de posséder la nature
en quelque sorte, en s'y faisant place et en luttant avec elle de
persévérance. Des jetées hardies et des travaux sous-marins bien
calculés, ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses et
défendent aux flots d'envahir les grèves où l'homme s'établit. Quand
les torrents des montagnes emportent les ponts jetés sur leurs abîmes,
l'homme s'attaque au torrent lui-même, lui creuse un autre lit, et
l'oblige à se détourner. Les débris incandescents des volcans ravagent
en vain ses cultures: il les transporte ailleurs, et il attend. Il sait
que ces déserts redeviendront fertiles, il sait aussi quels abris ces
gigantesques vomissements refroidis offriront à sa demeure, à son
troupeau, à son verger, et, de cette nature terrible, de ces cratères
éteints, il se fait une forteresse et un jardin.
En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant des jetées à la
côte, en explorant lui-même les profondeurs sous-marines à l'aide
du scaphandre, en étudiant les habitudes de l'atmosphère et ses
perturbations violentes, M. Louis Maillard a pu observer cette nature
tropicale sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc tout ce
qui constitue l'existence de la colonie: topographie, hydrographie,
météorologie, géologie, botanique, zoologie, agriculture, industrie,
administration, histoire, législation, finances, statistique, arts,
coutumes, biographie, travaux publics, etc. Toutes ces recherches,
sobrement et clairement exposées, appuyées des indications et
témoignages des hommes les plus sérieux et les plus compétents de la
colonie, sont venues demander l'aide de la science aux illustrations
de la mère patrie. M. Maillard a eu de la sorte le généreux plaisir
d'offrir à notre Muséum, ainsi qu'à des personnages éminents dans
la science, des collections et des spécimens précieux, rares, ou
entièrement nouveaux en histoire naturelle, et, en retour, il a eu
l'honneur de pouvoir joindre à sa publication une annexe de notes
descriptives et classificatives, signées Verreaux, Michelin,
Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle, H. Lucas, Signoret, de
Sélys-Longchamps, Sichel, Bigot, Duchartre. L'illustre et respectable
docteur Camille Montagne et son savant associé M. Millardet se sont
chargés de décrire les algues et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés
et consciencieux de M. Maillard se rattache donc une suite de travaux
extrêmement précieux et intéressants, non-seulement pour l'île de la
Réunion, mais aussi pour le progrès des sciences naturelles, auxquelles
les recherches des voyageurs et des amateurs dévoués apportent chaque
jour leur contingent éminemment utile. Celui de M. Louis Maillard est
considérable. Il a rapporté, en fait de zoologie et de botanique, les
types d'une famille nouvelle (parmi les crustacés) de plusieurs genres,
et de plus de cent cinquante espèces jusqu'ici non décrites.[20] Il
a donc bien mérité de la science, et son ouvrage intéresse tous les
adeptes.
Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage, c'est d'avoir
signalé sans ménagement à l'attention du gouvernement et de la société
tout entière, la nécessité d'organiser, sur des bases sévères et
intelligentes, le régime de la propriété et le système de l'exploitation
territoriale dans notre colonie, aujourd'hui dévastée et menacée de
ruine par suite du déboisement. Tout le monde lira avec intérêt les
réflexions de M. Maillard sur les inconvénients de la culture trop
développée de la canne à sucre, sur l'abandon de la culture du café,
du girofle et d'autres plantes utiles qui préservaient le sol en le
retenant sur les pentes et en lui conservant l'humidité nécessaire. Le
défrichement aveugle, qui est la conséquence du _chacun pour soi_, a
fait disparaître entièrement les arbres magnifiques dont les essences
précieuses couronnaient l'île et la protégeaient à la fois contre la
sécheresse et contre les inondations. Quand les terribles cyclones
dévastaient ces belles forêts, leurs débris imposants servaient encore
longtemps de digues à la fureur des ouragans et protégeaient les jeunes
pousses destinées à remplacer les anciennes.
[Note 20: Ce chiffre sera peut-être dépassé, le travail le plus
important, la conchyliologie, n'étant pas encore terminé.]
Aujourd'hui, rien n'entrave plus les déluges qui pèlent le sol et
l'entraînent à la mer, tandis que dans les temps secs, les sources,
privées d'ombre, tarissent et que l'aridité se propage. Si la France
ne daigne pas intervenir, ou si les colons ne se rendent pas aux plus
simples calculs de la prévoyance, on peut prédire la ruine et l'abandon
prochains de cette perle des mers que les anciens navigateurs saluèrent
du nom d'_Éden_, et qui, épuisée et mutilée par la main de l'homme,
secouera son joug et rentrera dans le domaine de Dieu. C'est une leçon
qu'il tient en réserve, en France aussi bien qu'ailleurs, pour les
populations qui méconnaissent les lois de l'équilibre providentiel, et
abusent de leurs droits sur la terre. A l'homme sans doute est dévolue
la mission d'explorer et d'exploiter; mais l'intelligence lui a été
départie pour épargner à propos, prévoir l'avenir, et chercher dans la
nature même le préservatif de son existence. Les forêts lui avaient été
données comme réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et
comme remparts contre les crises atmosphériques. Il a violé tous les
sanctuaires. Plus aveugle et plus ignorant que ses ancêtres, il a
porté la hache jusqu'au plus épais de la forêt sacrée. En Amérique, il
s'acharne avec fureur contre le monde primitif qui lui livre un sol
admirablement nourri et préservé depuis les premiers âges de la
végétation. L'oeuvre de dévastation s'accomplit. Nous aurons du blé, du
sucre et du coton jusqu'à ce que la terre fatiguée se révolte et jusqu'à
ce que le climat nous refuse la vie.
X
CONCHYLIOLOGIE
DE L'ILE DE LA RÉUNION[21]
Dans un précédent article, nous avons appelé l'attention du monde savant
et du monde instruit sur un ouvrage, intéressant à tous les points de
vue[22], science, industrie, moeurs, agriculture, histoire naturelle,
etc. Il manquait à cette publication une annexe importante dont nous
n'avons pas nommé l'auteur, et dont nous n'avions pas encore pu prendre
connaissance. Ce travail nous est communiqué aujourd'hui, et nous
voulons réparer une omission qui laisserait incomplète l'utilité des
notes si précieuses de M. Maillard, d'autant plus qu'ici il ne s'agit
plus seulement de compléter la description de notre belle colonie, mais
bien d'apporter des matériaux au grand édifice de la science naturelle
en général. C'est le savant M. Deshayes, illustré par d'immenses travaux
sur cette matière, qui s'est chargé de la conchyliologie, ou, pour mieux
dire, de la malacologie relative aux trouvailles et découvertes de M.
Maillard. Cette annexe forme donc un travail du plus grand intérêt, et
l'on peut dire qu'elle est un monument acquis à la science dans une de
ses branches les plus ardues.
[Note 21: Par M. Deshayes.]
[Note 22: _Notes sur l'île de la Réunion_, par Louis Maillard.]
Beaucoup de personnes dans le monde se doutent peu du rôle immense que
jouent les mollusques dans l'économie de notre planète. On s'en pénètre
en lisant les pages par lesquelles M. Deshayes ouvre l'étude spéciale
dont nous nous occupons ici. La conscience et la modestie, conditions
essentielles du vrai savoir, obligent ce grand explorateur à nous dire
que la connaissance de vingt mille espèces provenant de toutes les
régions du monde n'est rien encore, et que de trop grands espaces sont
encore trop peu connus pour qu'il soit possible d'entreprendre un
travail d'ensemble satisfaisant. Si un pareil chiffre et celui qu'on
nous fait entrevoir nous étonnent, reportons-nous au noble et poétique
livre de M. Michelet, _la Mer_, et notre imagination au moins se
représentera la puissante fécondité qui se produit au sein des eaux, et
qui n'a aucun point de comparaison avec ce qui se passe sur la terre.
C'est là que la nature, échappant à la destruction dont l'homme est
l'agent fatal, et se dérobant à plusieurs égards à son investigation,
enfante sans se lasser des êtres innombrables dont l'existence éphémère
se révèle plus tard par l'apparition de continents nouveaux, ou par
l'extension des continents anciens. Cette intéressante et universelle
formation de la terre par les mollusques commence aux premiers âges du
monde. C'est sous cette forme élémentaire d'abord et de plus en plus
compliquée que la vie apparaît, mais avec quelle profusion étonnante!
Notre monde, nos montagnes, nos bassins, les immenses bancs calcaires
qui portent nos moissons ou qui servent à la construction de nos villes
ne sont en grande partie qu'un amoncellement, une pâte de coquillages,
les uns d'espèce si menue, qu'il faut les reconnaître au microscope,
les autres doués de proportions colossales relativement aux espèces
actuellement vivantes. Ainsi les grands et les petits habitants des mers
primitives ont bâti la terre et ont constitué ses premiers éléments de
fécondité. Ils ont disparu pour la plupart, ces travailleurs du passé à
qui Dieu avait confié le soin d'établir le sol où nous marchons; mais
leur oeuvre accomplie sur une partie du globe, n'oublions pas que la
plus grande partie du globe est encore à la mer et que la mer travaille
toujours à se combler par l'entassement des dépouilles animales qui s'y
accumulent et par le travail ininterrompu des coraux et des polypiers,
enfin qu'on peut admettre l'idée de leur déplacement partiel sans
secousse, sans cataclysme, et sans que les générations qui peuplent la
terre s'en aperçoivent autrement qu'en se transmettant les unes aux
autres les constatations successives de cette insensible révolution.
Le rôle des habitants de la mer et celui des mollusques en particulier,
à cause de leur abondance inouïe, est donc immense dans l'ordonnance de
la création. Tout en constatant les importants et vastes travaux de ses
devanciers et de ses contemporains adonnés à ce genre de recherches, M.
Deshayes ne pense pas que le moment soit venu d'entreprendre la grande
statistique de la mer. Des documents que nous possédons, on pourrait,
selon lui, tirer des notions d'une assez grand valeur; «mais, dans
l'état actuel de la science, ce travail, dit-il, ne satisferait pas les
plus impérieux besoins de la géologie et de la paléontologie, car il
ne s'agit pas de savoir quelle est la population riveraine de certains
points de la terre: il est bien plus important de connaître la
distribution des mollusques dans les profondeurs de la mer, de
déterminer l'étendue des surfaces qu'ils habitent, la nature du fond
qu'ils préfèrent, et ce sont ces recherches, ce sont ces documents qui
manquent à la science.»
Il résulte de ceci que, dans la mer, la vie a son ordonnance logique
comme partout ailleurs, et que ce vaste abîme ne renferme pas l'horreur
du chaos, ainsi qu'au premier aperçu l'imagination épouvantée se la
représente. Tous ces grands tumultes, ces ouragans, ces fureurs qui
agitent sa surface passent sans rien déranger au calme mystérieux de
ses profondeurs et aux lois de la vie, qui s'y renouvelle dans des
conditions voulues. «Pour entreprendre des investigations complètes,
dit encore M. Deshayes, il faut mesurer les profondeurs, reconnaître
la nature des fonds, suivre les zones d'égale profondeur, établir
séparément la liste des espèces habitées par chacune d'elles: bientôt
on reconnaît des populations différentes attachées à des profondeurs
déterminées.»
Donc, si c'est avec raison que les géologues considèrent les coquilles,
selon la belle expression de M. Léon Brothier, comme «les médailles
commémoratives des grandes révolutions du globe», il est de la
plus haute importance d'étudier leur existence actuelle, destinée
probablement à marquer un jour les phases du monde terrestre futur,
enfoui encore dans un milieu inaccessible à la vie humaine. C'est une
grande étude à faire et qui n'effraye pas la persévérance de ces hommes
paisibles et respectables dont la mission volontaire est d'interroger la
nature dans ses plus minutieux secrets. Notre siècle, positif et avide
de jouissances immédiates, sourit à la pensée d'une vie consacrée à un
travail qui lui semble puéril; mais les esprits sérieux savent qu'à la
suite de ces vaillantes investigations, la lumière se fait, l'hypothèse
devient certitude, et que, d'un ensemble d'observations de détail,
jaillissent tout à coup des vérités qui ébranlent de fond en comble les
plus importantes notions de notre existence. C'est la grande entreprise
que la science accomplit de nos jours, et c'est par elle que les
préjugés font nécessairement place à de saines croyances.
Nous avons donné de sincères éloges aux notes de M. Maillard sur ses
travaux de recherches à l'île de la Réunion; nous ne pouvons mieux les
compléter qu'en citant encore M. Deshayes. «Pour ce qui a rapport aux
mollusques (de cette région), nous pouvons l'affirmer, et le catalogue
le constate, personne avant M. Maillard n'en avait réuni une collection
aussi complète.... Parmi tant d'espèces contenues dans cette collection,
il eût été bien étrange de n'en rencontrer aucune qui fût nouvelle. Loin
de ce résultat négatif, nous avons eu le plaisir d'en reconnaître un
grand nombre qui jusqu'alors avaient échappé aux recherches d'autres
naturalistes. On remarquera surtout une addition notable à ces
mollusques aborigènes et fluviatiles sur lesquels notre savant ami M.
Morelet avait entrepris des recherches. Nous ne pouvions confier à de
meilleures mains le soin de déterminer les espèces contenues dans ce
catalogue.» Suit la description de trois genres nouveaux et de plus de
cent espèces avec treize planches d'un travail exquis dues à l'habile
dessinateur M. Levasseur. Cet ouvrage se recommande donc à tous les
explorateurs de la faune malacologique comme un document d'une valeur
incontestable.
XI
A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865
Le choléra est parti, des douleurs sont restées: des veuves, des
orphelins, de la misère. La charité administrative et la charité privée
ont donné de grands secours. Mais, quand le chef de famille est frappé,
la misère se prolonge ou se renouvelle. La mère est épuisée et les
enfants dépérissent. En ce moment, ce qui manque le plus, c'est
le vêtement, et l'hiver va sévir! Le XVIIIe arrondissement a
particulièrement souffert. Huit cent vingt et un décès représentent une
masse sérieuse de veuves découragées et d'enfants sans ressources.
M. Arrault, secrétaire du conseil de salubrité, a vu ces douleurs, il
les a racontées avec émotion dans _le Siècle_. Il a fait un appel aux
mères heureuses, il a demandé les vieux vêtements des enfants heureux.
On s'est empressé de lui envoyer de quoi vêtir une grande partie de
ses orphelins. _L'Avenir national_ veut l'aider dans son oeuvre de
dévouement et de charité en publiant à son tour ce bon et simple remède
à la plupart des maladies de l'enfance indigente, des habits et des
chaussures! Non pas seulement des habits d'enfants, mais des vestes,
des rebuts de toute sorte sont employés par les veuves qui coupent,
ajustent, essayent, utilisent, s'aidant les unes les autres et
retrouvant dans le travail le courage et l'espoir. Secours et
moralisation: voilà ce que l'on peut donner avec de vieux chiffons.
On peut envoyer à M. Arrault, qui se charge d'acquitter les frais de
transport,--rue Lepic, n° 11, à Montmartre,--tous les objets destinés à
cette oeuvre de bienfaisance opportune et généreuse.
LES AMIS DISPARUS
I
NÉRAUD PÈRE
Nous venons de perdre un de ces hommes rares qui ont traversé les
vicissitudes de notre vie politique sans y rien laisser flétrir de leur
noble caractère. Le vieillard probe et sage que nous avons conduit ces
jours-ci à son dernier lit de repos, a parcouru sa longue carrière,
sinon avec éclat, du moins avec honneur. C'est une de ces gloires
modestes qui restent dans le cercle de la famille, mais qui
l'agrandissent au point d'y faire entrer tout ce qu'il y a d'honnête
dans une province. C'est un de ces exemples qui demeurent pour
l'encouragement ou pour la condamnation des hommes publics appelés à
leur succéder.
Magistrat de sûreté durant la Révolution, à l'époque d'une réaction
antiroyaliste, il n'usa de sa dictature qu'avec indulgence et
générosité. Plus tolérant que la lettre des lois, il ne voulut entendre
ni punir bien des plaintes vives et bien des regrets imprudemment
exprimés.
Sous l'Empire, fidèle à un profond sentiment de son indépendance et de
sa dignité, nous l'avons vu blâmer avec force et franchise, en présence
de ses supérieurs, l'insupportable tyrannie qui trouvait alors tant
d'agents fanatiques ou cupides. Sous la Restauration, poursuivant de ses
railleries spirituelles les prétentions d'une génération surannée, nous
l'avons encore vu lutter tranquillement contre les tendances du pouvoir.
Quoique haï personnellement par M. de Peyronnel, quoique dénoncé maintes
fois et tourmenté dans l'exercice de ses fonctions, il fut l'allié
sincère du parti national et favorisa toujours l'opposition libérale
de son vote. Sous la Convention comme sous l'Empire et comme sous la
Restauration, il fut donc toujours le même; ferme, bon et tolérant.
Il eut une vertu, grande chez un magistrat: il resta homme, il crut au
repentir des coupables. Entre ses mains, l'accusation demeura sobre
de poursuites, délicate dans les moyens, décente et modérée dans
l'invocation des châtiments.
Le trait dominant de son caractère, c'était une grande bienveillance
pour les hommes, une gaieté railleuse pour leurs vices et leurs travers.
Son enjouement aimable et sa douce philosophie le conservèrent jeune
dans un âge avancé. Pendant ses dernières années, sa tête s'affaiblit,
mais son coeur resta jusqu'à la fin affectueux et simple. Il avait
oublié le nom et la demeure de ses amis; mais, lorsqu'il les
rencontrait, son regard et son sourire attestaient que leur image ne
s'était point effacée de son âme.
II
GABRIEL DE PLANET
Le Berry vient de perdre un des hommes les plus aimants et les plus
aimés qui aient vécu en ce monde, où tout est remis en discussion, et
où il est si rare, à présent, de voir toutes les opinions, toutes les
classes se réunir autour d'une tombe pour la bénir.
Gabriel de Planet est mort le 30 décembre 1854, d'une phthisie
pulmonaire, à l'âge de quarante-cinq ans. Porté à sa dernière demeure
par des ouvriers et des bourgeois, sans distinction de parti ni d'état,
il laisse des regrets unanimes, incontestés.
Né gentilhomme, Planet avait conçu, dès sa première jeunesse, l'idée
nette et le sentiment profond de l'équité fraternelle. Il n'a jamais
varié un seul jour dans cette religion de son coeur et de son esprit;
et pourtant, la rare tolérance de son jugement, la bienveillance de son
caractère et le charme conciliant de son commerce l'ont rendu cher à des
hommes dont la croyance et les instincts semblaient élever une barrière
infranchissable entre eux et lui. Il a été estimé et apprécié de la
Fayette, des deux Cavaignac, de Royer-Collard, de Michel (de Bourges),
de Delatouche, de Bethmont, des deux Garnier-Pagès, de l'archevêque de
Bourges, de MM. Mater et Duvergier de Hauranne, de MM. Devillaines et
de Boissy, de MM. Dufaure, Goudchaux, Duclerc et de cent autres qui,
en apprenant sa mort et la douleur quelle nous cause, s'écrieront sans
hésiter: «Et moi aussi, je l'ai aimé!»
Reçu avocat après 1830, Planet habita Bourges et apprit la science des
affaires avec Michel. Il fit, sous sa direction, la _Revue du Cher_ avec
M. Duplan, aujourd'hui rédacteur du _Pays_, puis vint s'établir à la
Châtre, où il acheta une étude d'avoué qui prospéra entre ses mains et
lui créa des relations étendues et variées qu'il a gardées, comme
autant d'amitiés fidèles, jusqu'à sa mort. Il les a dues autant à sa
remarquable capacité qu'à son activité infatigable, et à un zèle dont
ses clients ont su lui tenir compte. Nommé préfet du Cher sous le
général Cavaignac, il a été d'emblée un des meilleurs administrateurs
de France, et grâce â son esprit liant et persuasif, il a exercé des
fonctions calmes et faciles dans des temps difficiles et troublés.
Envoyé à la préfecture de la Corrèze à l'avènement de la Présidence, il
donna sa démission, n'ayant jamais eu d'autre ambition que celle d'être
utile dans sa province. L'Assemblée nationale s'occupait alors
de composer le Conseil d'État, Planet y obtint un nombre de voix
insuffisant, mais assez élevé pour témoigner de son mérite et de la
considération dont il jouissait. Depuis, il a vécu à la campagne,
adonné à la culture d'un admirable jardin créé par lui sur des collines
sauvages, dans le but principal d'occuper de nombreux ouvriers sans
ressources. Il avait aussi l'espoir de combattre, par le mouvement et la
volonté, l'incurable mal qui détruisait son être. Jusqu'à son dernier
jour, il a conservé cette volonté de vivre pour être utile et serviable;
jusqu'à sa dernière heure, il s'est préoccupé du bonheur de ses amis, du
bien-être des malheureux, de la charité, de l'affection et du devoir.
Il a été l'homme de dévouement par excellence. Il a fait autant de
bonnes actions et rendu autant de services importants qu'il a compté
de moments dans sa vie. Son activité décuplait le temps et tenait du
prodige. D'autres sont les martyrs d'instincts héroïques, il a été, lui,
le martyr de sa propre bonté. Tolérant par nature, navré des souffrances
d'autrui, malade d'une angoisse fiévreuse jusqu'à ce qu'il eût réussi
à les faire cesser, accablé de fatigues physiques et morales, toujours
ranimé par le désir du bien, toujours prêt à reprendre sa tâche
écrasante, il a vécu bien littéralement pour aimer, et il est mort jeune
pour avoir bien réellement vécu ainsi.
Planet était naïf comme un enfant, avec un esprit pénétrant et une
finesse déliée. Il était un type de stoïcisme envers lui-même, de tendre
indulgence envers les autres. Les contrastes de cette âme exquise et
simple, souffrante et enjouée, étonnaient et charmaient en même
temps, Nulle intimité n'a été plus douce et plus sûre que la sienne.
Souvenez-vous de lui, vous tous qui l'avez reconnu, et cherchez qui
lui ressemble! Pour nous, qui l'avons fraternellement chéri pendant
vingt-cinq ans, sans jamais découvrir une tache dans son âme ardente, un
travers dans son admirable bon sens, une défaillance dans sa charité,
une lacune dans son affection, nous ne le remplacerons pas! mais nous
l'aimerons toujours, étant de ceux pour qui la mort ne détruit rien.
A PLANET
L'avant-dernier des jours qui finissent l'année,
Planet nous a quittés pour un monde meilleur;
Il a rejoint, là-haut, la troupe fortunée
De ceux que Dieu remplit d'un éternel bonheur.
Je crois à ce beau rêve où l'âme se transporte
Pour accepter le mal qui règne parmi nous;
Mais j'y crois à demi: des cieux j'ouvre la porte,
Mais sans la refermer à tout jamais sur tous.
Je crois, ou crois sentir que Dieu, dans sa clémence,
Dans sa justice aussi, nous reprend tous en lui;
Que, dans son sein fécond, retrempant l'existence,
Il nous ôte l'effroi d'un monde évanoui.
Mais je pense qu'ayant renouvelé notre être,
Et l'ayant affranchi du cuisant souvenir,
Il nous dit: «Recommence, homme, tu vas renaître,
Et retourner là-bas pour vivre et pour mourir.
»Tâche qu'à ton retour, je te retrouve digne
De rester près de moi pendant l'éternité; .
Pour te faire obtenir cette faveur insigne,
Ne t'ai-je pas cent fois rendu ta volonté?
»Je n'ai jamais puni d'une peine éternelle,
L'homme ingrat et chétif qui ne peut m'offenser.
J'ai fait courte et fragile une phase mortelle,
Où croyant vivre, enfant, tu ne fais que passer.
«Reprends donc ton fardeau, refais ta rude tâche!
C'est dur! mais c'est un jour dans l'abîme du temps.
Ce jour mal employé ne sert de rien au lâche,
Mais il peut conquérir le Ciel aux militants.»
Des révélations que nous ouvre la tombe,
Nous ne conservons pas le souvenir distinct:
Sous le poids de la chair l'esprit divin succombe,
Mais nous en retenons un doux et vague instinct.
L'enfant, dès qu'il connaît le baiser de sa mère,
Aime avant de comprendre.--Aimer est le besoin
Qui s'éveille avec lui dès qu'il touche la terre,
Et que, plus qu'on ne croit, il rapporte de loin.
L'enfant, dès qu'il comprend le son de la parole,
Aide au tableau qu'on fait pour lui du paradis,
Il le voit, il l'a vu! et nulle parabole
N'embellit ce beau lieu présent à ses esprits.
Oui, l'enfant se souvient; mais il faut qu'il oublie,
Afin de s'attacher à ce monde sans foi;
Il faut que par lui-même il essaye la vie,
Afin de dire à Dieu: «J'ai souffert, reprends-moi.»
C'est alors que, selon le plus ou moins de flamme
Qu'elle a su raviver dans cet obscur séjour,
Pour plus ou moins de temps, le juge prend cette âme.
Et lui rend la santé, la jeunesse, l'amour.
Mais il est des mortels dont la course est remplie
De mérites si purs et d'un prix si parfait,
Que, leur peine remise, ou leur tâche accomplie,
De l'éternel repos ils goûtent le bienfait.
Planet, humble martyr, âme douce et naïve,
Toi qui restas enfant jusque dans l'âge mûr,
Par le besoin d'aimer, par la croyance vive,
Par le coeur et l'esprit, va donc, ton sort est sûr!
Tu luttas quarante ans contre un mal sans remède,
Tu naquis condamné, c est-à-dire béni.
Dieu t'avait dit là-haut: «Au malheur, viens en aide;
Meurs à la peine: alors, ton temps sera fini».
Il vécut pour bénir, pour consoler, pour prendre
Sur ses bras, tout le poids des misères d'autrui:
Pour souffrir de nos maux, pour ranimer la cendre
De nos coeurs épuisés que l'espoir avait fui.
Simple dans sa parole, éloquent à son heure,
Ingénieux en l'art de la persuasion,
Habile à pénétrer ce qu'en secret on pleure,
Indulgent aux douleurs de la confession;
Énergique au besoin, apôtre de tendresse,
Sans parti pris d'orgueil, sans rigueur de savant,
Du véritable juste il avait la sagesse,
Du conseil décisif il avait l'ascendant.
Les esprits froids ont dit: «Cet homme a la manie
De faire des ingrats, puisqu'il fait des heureux».
Dieu dit: «De la bonté, cet homme eut le génie,
C'est la seule grandeur que je couronne aux cieux».
III
CARLO SOLIVA[23]
SONNET TRADUIT DE L'ITALIEN
Du beau dans tous les arts, disciple intelligent,
Tu possédas longtemps la science profonde
Que n'encourage point la vanité d'un monde
Insensible et rebelle au modeste talent.
Dans le style sacré, dans le style élégant,
Sur le divin _Mozart_ ta puissance se fonde,
Puis dans _Cimarosa_, ton âme se féconde,
Et de _Paesiello_ tu sors jeune et vivant.
C'est que, sous notre ciel, tu sentis la Nature
L'emporter dans les coeurs sur la science pure,
Et qu'au doux chant natal tu fus initié.
Si, dans ce peu de mots, je ne puis de ta vie
Résumer les travaux, la force et le génie,
Laissons dire le reste aux pleurs de l'amitié!
[Note 23: Compositeur italien.]
IV
LE COMTE D'AURE
La presse a consacré quelques lignes au souvenir de M. d'Aure. Elle a
dit l'emploi officiel de sa vie active, elle a parlé de ses talents, de
ses travaux, de ses vues pratiques, de tout ce qui formait son éminente
spécialité.
Pour les amis particuliers de M. d'Aure, il y a quelque chose de plus à
dire. On ne peut se résoudre à voir disparaître un coeur d'élite sans
lui payer le tribut de l'affection méritée, et c'est là qu'il faut
entrer dans la vie privée. M. d'Aure était un des hommes les meilleurs
qui aient existé. L'éloge ne semblera banal qu'à ceux qui ne font point
de cas du dévouement et ceux-là sont rares, espérons-le. M. d'Aure ne
vivait que pour obliger, secourir, consoler. Il avait l'enjouement, la
sérénité de la bonté vraie, sûre d'elle-même, toujours prête. Toute sa
vie, il a donné tout ce qu'il avait d'argent à tout ce qu'il a rencontré
de détresse, et tout ce qu'il avait de coeur et de courage à tout ce
qu'il a rencontré de faible et d'abandonné. Au milieu de cette activité
mise au service de quiconque la réclamait, il était l'homme de la
famille et de l'intimité. Il s'est marié trois fois et trois fois il
a répandu autour de lui le charme de l'existence, car son unique
préoccupation était de rendre une famille heureuse. Il était
essentiellement paternel, même dans sa jeunesse, et ses nombreux
subordonnés se regardaient presque comme ses enfants. Il n'a jamais
abandonné personne. Il n'a jamais été servi par un pauvre homme sans
assurer son travail et le repos de sa vieillesse avec une sollicitude
incessante. Il pardonnait même l'ingratitude avec une facilité
qu'on prenait quelquefois pour de l'insouciance. Ce n'était pas de
l'insouciance; c'était un sentiment d'humanité raisonné par la logique
du coeur, et qui rendait d'autant plus énergiques les arrêts rendus par
son indignation. Il avait le sens du juste et du vrai avec une rare
équité de jugement. En lui, aucun préjugé de naissance, aucune intrigue;
une admirable franchise, un bon sens infaillible, une sensibilité
profonde, inépuisable.
Voilà ce que j'avais à dire de lui: il a été _bon_; pas comme tout le
monde peut l'être à un moment donné; il l'a été toujours, à toute heure
et jusqu'au dernier souffle de sa vie.
V
LOUIS MAILLARD
DISCOURS PRONONCÉ SUR SA TOMBE
LE 25 JANVIER 1865
Celui à qui nous disons adieu ici, avec l'espoir de le retrouver dans
l'immortalité _de tout ce qui est_, fut dévoué corps et âme à cet
éternel _devenir_ de l'humanité. Il a servi la civilisation avec la
famille saint-simonienne, ce grand et fécond agent du progrès au
dix-neuvième siècle. Il a servi son pays comme individu, en portant dans
une de nos colonies les plus françaises l'activité, l'intelligence, la
conscience et le zèle qui font durables et bienfaisants les travaux
de l'ingénieur. Il a servi la science en lui apportant le fruit de
recherches et d'observations vraiment fécondes et heureuses, faites avec
cette vraie lumière qui, chez les hommes épris de la nature, supplée aux
études spéciales. Il a servi aussi les lettres par son dévouement
aux idées généreuses et à quiconque autour de lui s'attachait à les
répandre.
Mais tous ces travaux, tous ces efforts, tous ces _dons_ d'une volonté
aussi ardente que sérieuse, n'ont pas assouvi la sainte prodigalité de
cette riche et tendre organisation. Nous le savons ici. Il a été le
meilleur ami de tous ses amis. Rien ne lui coûtait pour les aider, pour
les préserver, pour les consoler. Il était toujours là, lui, dans nos
dangers ou dans nos désastres, sachant, ou conjurer le malheur, ou dire
la parole simple et vraie qui sauve l'affligé en le rattachant à l'amour
des autres. Il était le compagnon toujours prêt et toujours utile, le
confident toujours délicat et sûr, le conseil sage, le secours prompt et
soutenu. Il était, pour tous ceux qui ont eu le bonheur de vivre près de
lui, un élément de leur être, une part de leur âme.
Reçois nos remercîments, toi qui ne voulais jamais être remercié, toi
qui te regardais ingénument comme notre obligé quand tu nous avais fait
du bien! On peut dire de toi que tu as eu le génie de la bonté, comme
d'autres en ont l'instinct. Où que tu sois, dans le monde du mieux
incessant et du développement infini, reçois les bénédictions de
l'impérissable amitié.
VI
FERDINAND PAJOT
La mort de Ferdinand Pajot est un fait des plus douloureux et des
plus regrettables. Ce jeune homme, doué d'une beauté remarquable et
appartenant à une excellente famille, était en outre un homme de coeur
et d'idées généreuses. Nous avons été à même de l'apprécier chaque fois
que nous avons invoqué sa charité pour les pauvres de notre entourage.
Il donnait largement, plus largement peut-être que ses ressources
ne l'autorisaient à le faire, et il donnait avec spontanéité, avec
confiance, avec joie. Il était sincère, indépendant, bon comme un ange.
Marié depuis peu de temps à une charmante jeune femme, il sera regretté
comme il le mérite. Je tiens à lui donner après cette cruelle mort, une
tendre et maternelle bénédiction: Illusion si l'on veut, mais je crois
que nous entrons mieux dans la vie qui suit celle-ci, quand nous y
arrivons escortés de l'estime et de l'affection de ceux que nous venons
de quitter.
VII
PATUREAU-FRANCOEUR
Patureau-Francoeur vient de mourir à la ferme de Saint-Vincent, près de
Gastonville (province de Constantine). Son nom suffit pour ses nombreux
amis, mais il appartient à l'un d'eux de dire au public quel homme était
Patureau-Francoeur.
C'était un simple paysan, un vigneron des faubourgs de Châteauroux. Il
avait appris tout seul à écrire, et il écrivait très remarquablement,
avec ces naïves incorrections qui sont presque des grâces, dans un style
rustique et spontané. Il a publié un excellent traité sur la culture de
la vigne, qu'il avait étudiée et pratiquée toute sa vie en bon ouvrier
et en naturaliste de vocation. Ce petit homme robuste, à grosse tête
ronde, au teint coloré, à l'oeil bleu étincelant et doux, était doué
d'une façon supérieure. Il voyait la nature, il l'observait, il l'aimait
et il la savait. Il avait des enthousiasmes de poëte, il faisait des
vers barbares, incorrects, d'où s'élançaient, comme des fleurs d'un
buisson, des éclairs de génie. Il riait de ses vers, il les disait ou
les chantait une ou deux fois, et n'en parlait plus. Quand il écrivait
sérieusement, c'était pour enseigner. Il a émis dans de nombreux
opuscules d'excellentes idées et des observations ingénieuses et sages
sur la culture propre aux régions de l'Afrique qu'il a longtemps
habitées.
Son existence parmi nous fut pénible, agitée, méritante. Naturellement
un esprit aussi complet que le sien devait se passionner pour les
idées de progrès et de civilisation. Il fut, avant la Révolution, le
représentant populaire des aspirations de son milieu, et il travailla
à les diriger vers un idéal de justice et d'humanité. Il faisait sa
modeste et active propagande sans sortir de chez lui, en causant avec
ses amis, au milieu de ses enfants et en s'inclinant avec respect
quand sa mère octogénaire, pieuse et digne femme qui professait le
christianisme primitif, lui rappelait que l'Évangile était la science de
l'égalité par excellence. Aussi Patureau tenait-il de sa mère la douceur
des instincts, l'austérité des moeurs et une religiosité particulière
qui ajoutait au charme de sa douce prédication.
Nul homme ne parlait mieux, avec plus de sens, plus de bonhomie et plus
d'esprit. Il était impossible de l'aborder sans vouloir l'écouter encore
et toujours. Il y avait en lui un intime mélange de finesse et de
candeur, d'ardeur pour le bien et de moquerie pour le mal, d'indignation
républicaine et de pardon chrétien. Lorsque les journaux nous
apportèrent la nouvelle d'un attentat célèbre, il était chez moi. Nous
déjeunions ensemble. Cet attentat était dirigé contre le représentant
d'un système qui l'avait déjà cruellement frappé. Loin de s'intéresser
aux conspirateurs, il jeta tristement le journal, en s'écriant:
--Faire du mal à ses ennemis, moi, je ne pourrais pas!
Il n'en fut pas moins emprisonné et exilé comme solidaire, sinon
complice de l'attentat.
On dit qu'il ne faut pas rappeler ces erreurs, ces égarements, ces
injustices des époques historiques voisines de nous; que c'est réveiller
des passions _assoupies_, évoquer des souvenirs dangereux, _armer_ les
citoyens les uns contre les autres! Non, cent fois non! Sur la tombe à
peine fermée d'un des plus purs martyrs de l'idée évangélique, raconter
le malheur et le courage ne peut pas être un délit. Apprendre aux
rancuniers et aux vindicatifs de tous les partis comment une âme
généreuse subit et pardonne, ne peut pas être une excitation â la haine.
Le système de l'oubli et de l'étouffement est immoral, antihumain et
par-dessus tout chimérique. C'est dans le silence forcé que couvent les
vengeances. C'est sous la compression que s'enveniment les plaies. Mieux
vaut relâcher le lien qui oppresse les coeurs et dire à ceux qui firent
le mal: «Voyez comme vous fûtes abusés, vous qui avez cru sauver la
société en bannissant ses plus utiles soutiens!» Et à ceux qui subirent
la persécution: «Voyez comme les vrais croyants se vengent en protestant
par leur douceur et leur vertu, contre l'arrêt aveugle qui les frappe!»
En 1848, Patureau avait été élu maire de Châteauroux. _Inde irae_. Il
remplissait avec fermeté et impartialité ses fonctions, préservant les
uns, apaisant les autres, tâche difficile et délicate s'il en fut! Mais,
si quelques-uns se sont souvenus de sa conduite et se sont chaudement
employés--le marquis de Barbançois entre autres--pour l'arracher à
l'exil, il en est beaucoup qui lui ont imputé les agitations populaires
de certains moments de crise. Une cruelle préoccupation agissait alors
dans l'esprit d'une fraction irritée de la bourgeoisie. Ce maire en
blouse et en sabots--il était trop pauvre pour être mieux vêtu--faisait,
disait-on, souffrir, malgré son extrême politesse et le tact exquis dont
il était doué, l'orgueil de certaines familles aristocratiques, dont il
consacrait les actes civils. Il y avait d'ailleurs là, comme partout,
jalousie de crédit et d'autorité, et puis la peur, une peur simulée, la
plus dangereuse de toutes. On savait bien que Patureau était sage et
humain; mais ce peuple inquiet, passionné, dont il traînait tous les
coeurs après lui: comment lui pardonner cela? La popularité est la chose
la plus enviée des temps de révolution; on oublie alors que c'est la
plus trompeuse et la plus funeste. On la redoute chez les autres, on la
voudrait pour soi. Tout homme se flatte d'en user à sa guise! Patureau
savait bien le contraire. Il se voyait alors débordé. Un agitateur assez
mystérieux dont j'ai oublié le nom, et qui, depuis, a inspiré de grands
doutes sur le but de sa véritable mission, travaillait les esprits et
passionnait la masse. Ces choses se perdirent et s'effacèrent dans les
événements du 15 mai.
Jusqu'en 1852, Patureau continua à tailler la vigne. Sa vie était rude,
il ne trouvait pas d'ouvrage chez les gens de certaines opinions, et il
avait une nombreuse famille à soutenir. Je lui confiai la création d'un
vignoble, et il tira d'un terrain stérile et abandonné une plante modèle
produisant le meilleur fruit de la localité. Il se louait aussi à la
journée pour les autres travaux de la terre. Il conduisait nos moissons
comme _chef dirige_, c'est-à-dire _tête de sillon_, et par son ardeur,
sa force et sa gaieté, il stimulait et charmait les autres moissonneurs.
On oubliait l'heure de la sieste pour l'écouter parler des étoiles, des
plantes, des insectes ou des oiseaux; car il avait tout observé et tout
retenu dans son contact perpétuel avec la nature, qu'il étudiait en
praticien et en artiste. La journée finie, il venait dîner avec nous
ou avec nos gens quand il s'était laissé attarder et que notre repas
changeait de table. Il était absolument le même à l'office ou au salon,
toujours aussi distingué dans ses manières, aussi choisi et aussi simple
dans son langage, aussi sobre, aussi aimable, aussi intéressant; sachant
se mettre à la portée de tous, instruisant les jardiniers, raillant avec
douceur les préjugés du paysan, enseignant à mon fils les moeurs des
insectes et à moi celles des plantes, causant philosophie, histoire ou
politique avec des personnes éminemment distinguées qui le rencontraient
toujours avec un vif plaisir et se montraient avides de l'entendre. Il
n'était jamais bavard ni déclamateur. Il causait surtout par répliques;
il racontait brièvement et de la façon la plus pittoresque. Il
questionnait avec candeur, se faisait expliquer, écoutait comme un
enfant, souriait comme si les choses eussent dépassé la portée de son
intelligence, et tout à coup, d'un trait pénétrant, d'un mot charmant
et profond, il résumait et l'opinion de son interlocuteur et la sienne
propre. Combien j'ai vu d'esprits sérieux et vraiment élevés, saisis
par la parole, le regard et l'attitude de cet homme supérieur, au teint
cuivré par le soleil et aux mains gercées par le travail!
--C'est le paysan idéal, me disait l'un.
--C'est le bonhomme la Fontaine, me disait l'autre.
Je leur répondais:
--C'est le peuple comme il devrait, comme il doit être.
Il fallait bien payer les chaudes amitiés et l'affection populaire dont
il était l'objet. Trop d'amis lui firent d'irréconciliables ennemis.
Jalousie de gens plus haut placés sur l'échelle de la fortune et qui ne
peuvent pardonner à un pauvre diable d'être né leur supérieur. Dieu
se trompe parfois étrangement; il ne tient pas compte des distances
sociales. Il donne le génie de la grâce et de la séduction à un
petit homme de rien. Dieu est sans principes, il pense mal. Il aime
quelquefois la canaille avec passion.
Les aversions longtemps couvées éclatèrent au coup d'État. Les gens
prétendus dangereux furent dénoncés, arrêtés et emprisonnés. Patureau,
averti à temps, disparut. Le paysan, l'homme de la nature, abhorre
la prison. Il sent qu'elle le tuera. Il aime mieux subir de pires
souffrances sous la voûte des cieux. Patureau, errant à travers la
campagne, dormant en plein bois, à la belle étoile, entrant furtivement
dans la première hutte venue et trouvant partout le pain du pauvre et
la discrétion du fidèle, échappa à toutes les recherches. Sa vie
d'aventures fut un roman. Tous les limiers de la police y perdirent leur
peine. L'un d'eux, un Javert peu lettré, essaya, dans un zèle fanatique,
de faire parler son petit enfant, le dernier, qui avait quatre ans, et
qui voyait souvent son père venir l'embrasser au milieu de la nuit.
L'enfant ne parla pas.
Personne ne parla, et, durant des semaines et des mois, le proscrit
revint voir ses nombreux amis et sa chère famille à l'improviste,
soupant chez l'un, déjeunant chez un autre, dormant quelquefois dans
un lit hospitalier, d'où il entendait, entre deux sommes, la voix des
agents qui venaient interroger ses hôtes sur son compte.