Une nuit, il dormit dans la forêt de Châteauroux dans un tas de fagots,
presque côte à côte avec un garde qui l'eût arrêté--car ordre était
donné à tous de l'appréhender--et qui ne le vit pas.
--Nous avons très-bien dormi tous deux, disait-il en racontant
l'anecdote; seulement, cette fois-là, j'ai eu bien soin de ne pas
ronfler.
On le cherchait toujours. Je lui avais conseillé de changer de province.
Je lui avais trouvé un gîte sous un nom supposé dans une maison où, de
jardinier, il devint bientôt chef de travaux, gardien et régisseur. Je
pourrai dire un jour le nom de l'honnête homme qui le recueillit et
l'aima. Aujourd'hui, je ne veux compromettre que moi.
Patureau fut compris dans la liste des exilés. Il en prit son parti sans
colère.
--Que voulez-vous! disait-il, les gens qui viennent pour nous juger ne
nous connaissent pas. Ils consultent certaines personnes qui souvent ne
nous connaissent pas davantage, et qui nous jugent, non sur ce que nous
sommes, mais sur ce que nous pourrions être après tant de misères, de
persécutions. Me voilà traité comme un buveur de sang, moi qui n'aime
pas à tuer une mouche!
Pendant que, lassé de vivre loin des siens, il se disposait à revenir et
à se montrer, d'actives et persévérantes démarches aboutirent à faire
entendre la vérité en haut lieu.
Enfin Patureau, _gracié_,--Dieu sait de quels crimes! mais c'était le
mot officiel--revint dans ses foyers, ainsi que plusieurs autres. Ses
ennemis ne laissaient pas de le surveiller, de l'inquiéter, de l'accuser
et de le mettre aux prises avec l'autorité, sans pouvoir trouver en lui
l'étoffe d'un conspirateur. Il se disculpa, la haine s'en accrut.
Un jour qu'il travaillait sous les ordres d'un régisseur qui l'avait
embauché comme bon ouvrier, le propriétaire accourut furieux et le
chassa de son domaine.
--Il en avait le droit, dit Patureau à ses amis. J'ai ramassé ma
faucille et j'ai serré la main des camarades qui me regardaient partir
et pleuraient de colère. «On ne veut donc pas, disaient-ils, que cet
homme gagne sa vie?...» Je leur ai répondu: «Soyez tranquilles, Dieu y
pourvoira. Il n'est pas du côté de ceux qui se vengent.»
Mais de quoi se vengeait-on? Impossible de le dire. Patureau ne pouvait
le deviner, car il le cherchait naïvement en faisant son examen de
conscience. Il n'avait jamais fait injure ni menace à personne; mais il
faisait envie, et c'est ce que sa modestie ne comprenait pas. Jamais je
n'ai pu saisir un fait contre lui, car j'étais à la recherche des griefs
pour le justifier. Toutes les accusations se résumaient ainsi: «Il ne
dit et ne fait rien de mal, il est fort prudent; mais ses amis sont à
craindre. C'est un homme dangereux, il est trop aimé.» Je ne pus rien
arracher de plus juste et de plus clair à celui de nos préfets qui me
faisait marchander sa grâce.
L'attentat d'Orsini, qui, dans les provinces, servit de prétexte à tant
de vengeances personnelles, surprit Patureau dans une quiétude complète
sur son propre sort. Il blâmait si sincèrement la doctrine du meurtre,
qu'il se croyait à l'abri de tout soupçon et ne songeait point à se
cacher. Il avait tort. Tant d'autres aussi innocents que lui de fait et
d'intention étaient arrêtés et condamnés à un nouvel exil! On lui fit la
prison rude! on l'isola, on ne permit pas à sa femme et à ses enfants de
le voir, pas même de lui faire passer des vêtements. Il resta un mois au
cachot sur la paille, en plein hiver. Quand on le mit dans la voiture
cellulaire qui le dirigeait vers l'Afrique, il était presque aveugle,
et, depuis, il a toujours souffert cruellement des yeux.
Cette fois, toutes les tentatives échouèrent. Il dut aller expier, sous
le terrible climat de Gastonville, le crime d'avoir été trop aimé.
Quelques-uns se découragèrent et y perdirent leur foi et leur espérance.
Le paysan, pris de nostalgie, devient fou. Patureau supporta l'exil en
homme et se prit à regarder l'Afrique en artiste. A peine arrivé, il
nous écrivait des lettres charmantes, presque enjouées, comme les eût
écrites un homme voyageant pour son plaisir et son instruction. La vue
des premières grandes montagnes couvertes de neige, l'audition des
premiers rugissements du lion dans la nuit firent battre son coeur d'une
émotion inattendue et il m'écrivait simplement: «Ah! madame, que c'est
beau!»
Et puis il se prit d'amour pour cette terre nouvelle si féconde en
promesses. Il regardait _pousser le blé derrière la charrue_; il prenait
cette terre dans sa main, l'examinait, l'analysait d'un oeil expert et
disait:
--Il y a là la nourriture d'un monde.
Déclaré libre, en septembre 1858, sur la terre d'Afrique, il résolut de
s'établir sous ce beau ciel et de chercher une ferme à faire valoir.
Connaissant sa valeur et sa capacité, le ministère de l'Algérie lui
accorda une concession qu'il lui fut permis de chercher à son gré dans
la région qu'il avait explorée. Enfin, une permission lui fut accordée
aussi de venir vendre sa maison et sa vigne de Châteauroux, et d'y
chercher sa famille pour être en mesure de cultiver. Il revint donc,
réalisa ses humbles ressources, emballa ses outils, persuada sa femme et
ses enfants (ses vieux parents étaient morts), vint chez nous donner une
_façon_ à la vigne qu'il y avait créée, et qu'il aimait comme sa
chose, nous raconta ses misères et ses joies, ses étonnements et ses
espérances; puis il partit pour Gastonville, avec tout son monde, la
pioche en main et le fusil sur l'épaule pour se préserver des bêtes
sauvages qui trônaient encore sur son domaine. Malgré de généreux
secours, il eut grand'peine à vivre au commencement. Pas assez d'argent,
pas assez de bras, et, la chaude saison, la fièvre et l'ophthalmie
interrompant le travail.
«C'est égal, disait-il dans ses lettres, le cachot m'a attaqué les yeux,
il faudra bien que le soleil me les guérisse.»
Au bout de deux ans, il s'aperçut bien que la colonisation est
impossible sans ressources suffisantes; il se vit forcé de louer sa
terre aux Arabes et de chercher une ferme dont il pût retirer de quoi
payer sa bâtisse, condition exigée de tous les concessionnaires.
Il trouva un terrain considérable, et s'établit à la ferme de
Coudiat-Ottman, dite depuis ferme de M. Vincent, et dite aujourd'hui
ferme du père Patureau. C'est là qu'il a vécu dès lors, élevant ses fils
et gardant sa douce philosophie pour remonter les courages autour de
lui. Il y conquit tant d'estime et de sympathie, que le préfet de
Constantine voulut l'adjoindre au conseil municipal de sa commune. Il
publia, ainsi que son fils aîné Joseph, de très-bons travaux sur
la vigne et la culture du tabac. Il fut nommé membre de la Société
d'agriculture de Philippeville. Tous les colons, à quelque classe et à
quelque opinion qu'ils appartinssent, se sont étonnés qu'un homme
de moeurs si douces et d'un coeur si humain et si généreux eût été
emprisonné et chassé de son pays comme un malfaiteur. Heureusement les
uns réparèrent la faute des autres. Sur la terre lointaine et au milieu
des races étrangères, le sentiment de la patrie se fait sérieux et
fraternel. Les jalousies de clocher expirent au seuil du désert, on se
connaît, on s'apprécie, on ne songe point à se persécuter. Patureau
sentait profondément cette solidarité qui lui faisait une nouvelle
patrie. Il l'avait sentie dès les premiers jours de son exil, et, quand
il vint nous faire ses derniers adieux, comme nous voulions lui dire:
_Au revoir!_
--Non, répondit-il, c'est bien adieu pour toujours. Si une amnistie
est promulguée, je n'en profiterai pas. J'ai dit adieu à tout ce que
j'aimais, à la maison où mes parents sont morts et où mes enfants sont
nés, à la vigne que j'ai plantée et que mes amis cultivaient pour moi en
mon absence. Je laisse beaucoup de gens qui m'ont aimé et que j'aimerai
toujours; mais j'en laisse aussi beaucoup qui m'ont haï injustement et
rendu malheureux. Là-bas, il y a la fatigue et la soif, la souffrance,
la fièvre, et peut-être la mort; mais il n'y a pas d'ennemis, pas de
police politique, pas de dénonciations, pas de jalousies, il suffit
qu'on soit Français pour être frères. C'est un beau pays, allez, que
celui où l'on n'a à se défendre que des chacals et des panthères!
On le voit, être aimé, c'était l'idéal de ce coeur aimant. Il a beaucoup
souffert du climat de l'Afrique, et il y a succombé encore dans la force
de l'âge; mais il y a réalisé son rêve. Il y a été chéri et respecté
comme il méritait de l'être. Son nom vivra dans la mémoire de ses
anciens concitoyens, et je ne serais pas surpris que, chez nos paysans,
qui l'ont tant questionné et tant admiré, il ne restât comme un
personnage légendaire. La persécution lui a fait une double auréole;
c'est à quoi toute persécution aboutit.
VIII
MADAME LAURE FLEURY
PAROLES PRONONCÉES SUR SA TOMBE A LA CHATRE LE 26 OCTOBRE 1870
Elle est revenue mourir au pays, la femme du proscrit, l'épouse dévouée,
la digne mère de famille! Elle a beaucoup souffert et beaucoup mérité,
elle a soutenu ses compagnons d'exil, soutenu ses amis et ses croyances
avec un courage héroïque. Elle laisse d'impérissables regrets à tous
ceux qui l'ont connue et qui viennent ici lui dire un solennel adieu.
Mais cet adieu n'est pas le dernier mot d'une si pure et si noble
existence. Comme elle, nous avons toujours cru à un Dieu juste et bon
qui connaît les belles âmes, qui ne leur demande pas compte des nuances
religieuses, et qui ne les abandonne jamais.
Nous comptons la retrouver dans une vie meilleure, cette âme immortelle,
sans tache et sans défaillance, et notre réunion autour d'une tombe est
un hommage plein de respect et de foi, un cri de douleur et d'espérance.
FIN
TABLE
NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR
I. LA VILLA PAMPHILI
II. LES CHANSONS DES BOIS ET DES RUES
III. LE PAYS DES ANÉMONES
IV. DE MARSEILLE A MENTON
V. A PROPOS DE BOTANIQUE
MÉLANGES
I. UNE VISITE AUX CATACOMBES
II. DE LA LANGUE D'OC ET DE LA LANGUE D'OIL
III. LA PRINCESSE ANNA CZARTORYSKA
IV. UTILITÉ D'UNE ÉCOLE NORMALE D'ÉQUITATION
V. LA BERTHENOUX VI. LES JARDINS EN ITALIE
VII. SONNET A MADAME ERNEST PÉRIGOIS
VIII. LES BOIS
IX. L'ILE DE LA RÉUNION
X. CONCHYLIOLOGIE DE L'ILE DE LA RÉUNION
XI. A PROPOS DU CHOLÉRA DE 1865
LES AMIS DISPARUS
I. NÉRAUD PÈRE
II. GABRIEL DE PLANET
III. CARLO SOLIVA
IV. LE COMTE D'AURE
V. LOUIS MAILLARD
VI. FERDINAND PAJOT
VII. PATUREAU-FRANCOEUR
VIII. MADAME LAURE FLEURY