NOUVELLES LETTRES
D'UN
VOYAGEUR
PAR
GEORGE SAND
1877
I
LA VILLA PAMPHILI
A***
Rome, 25 mars 185...
La villa Pamphili n'a pas été abîmée dans les derniers événements, comme
on l'a dit. Ni Garibaldi, ni les Français n'y ont laissé de traces de
dévastation sérieuse. Ses pins gigantesques sont, en grande partie,
encore debout. Elle est bien plus menacée de périr par l'abandon que par
la guerre, car elle porte l'empreinte de cette indifférence et de ce
dégoût qui sont, à ce que l'on me dit, le cachet général de toutes les
habitations princières de la ville et des environs.
C'est un bel endroit, une vue magnifique sur Rome, l'Agro-Romano et
la mer. De petites collines un peu plantées, chose rare ici, font un
premier plan agréable. Le palais est encore de ceux qui résolvent le
problème d'être très-vastes à l'intérieur et très-petits d'aspect
extérieur.
En général, tout me paraît trop petit ou trop grand, depuis que je suis
à Rome. Quant à la végétation, cela est certain, les arbres de nos
climats y sont pauvres, et les essences intermédiaires n'y atteignent
pas la santé et l'ampleur qu'elles ont dans nos campagnes et dans nos
jardins.
En revanche, les plantes indigènes sont d'une taille démesurée, et le
même contraste pénible que l'on remarque dans les édifices se fait
sentir dans la nature. On dirait que cette dernière est aristocrate
comme la société et qu'elle ne veut pas souffrir de milieu entre les
géants et les pygmées, sur cette terre de la papauté. Ces ruines de la
ville des empereurs au milieu des petites bâtisses de la ville moderne,
et ces énormes pins d'Italie au milieu des humbles bosquets et des
courts buissons de la villégiature, me font l'effet de magnifiques
cardinaux entourés de misérables capucins. Et puis, quels que soient
les repoussoirs, il y a un manque constant de proportion entre eux et
l'arène désolée qu'ils dominent. Cette campagne de Rome, vue de haut et
terminée par une autre immensité, la mer, est effrayante d'étendue et de
nudité. Rome elle-même, toute vaste qu'elle est, s'y perd. Ses lignes,
tant vantées par les artistes italianomanes, sont courtes et crues,
crues surtout; et ce soleil, que l'on me disait devoir tout enchanter,
un beau et chaud soleil, en effet! accuse plus durement encore ces
contours déjà si secs. Je comprends maintenant les ingristes, que je
trouvais un peu trop livrés à la convention, au _style_, comme ils
disent. Je vois qu'ils ont, au contraire, trop de conscience et
d'exactitude, et que la réalité prend ici cette physionomie de froide
âpreté qui me gênait chez eux. Il faudrait adoucir ce caractère au lieu
de le faire prédominer, car ce n'est pas là sa beauté, c'est son défaut.
Le séjour de Rome doit nécessairement entraîner à cette manière de
traduire la nature. L'oeil s'y fait, l'âme s'en éprend. C'est pour
cela, indépendamment de son grand savoir, que M. Ingres a eu une école
homogène. Mais, si on ne se défend pas de cette impression, on risque de
tomber dans les tons froids ou criards, dans les modelés insuffisants,
dans les contours incrustés au mur, de la fresque primitive.
«Eh bien, et les fresques de Raphaël, et celles de Michel-Ange, les
avez-vous vues? pourquoi n'en parlez-vous pas?»
Je vous entends d'ici. Permettez-moi de ne pas vous répondre encore.
Nous sommes à la villa Pamphili, dans la région des fleurs. Oh! ici, les
fleurs se plaisent; ici, elles jonchent littéralement le sol, aussitôt
qu'un peu de culture remue cette terre excellente abandonnée de l'homme.
Dans les champs, autour des bassins, sur les revers des fossés, partout
où elles peuvent trouver un peu de nourriture assainie par la pioche,
les fleurs sauvages s'en donnent à coeur-joie et prennent des ébats
ravissants. A la villa Pamphili, une vaste prairie est diaprée
d'anémones de toutes couleurs. Je ne sais quelle tradition attribue ce
semis d'anémones à la Béatrix Cenci. Je ne vous oblige pas d'y croire.
Dans nos pays de la Gaule, les traditions ont de la valeur. Nos paysans
ne sont pas gascons, même en Gascogne. Ils répètent naïvement, sans le
comprendre, et par conséquent sans le commenter, ce que leur ont conté
leurs aïeux. Ici, tout prolétaire est cicérone, c'est-à-dire résolu à
vous conter des merveilles pour vous amuser et vous faire payer ses
frais d'imagination. Il y a donc à se métier beaucoup. M. B..., jadis à
la recherche de la fontaine Égérie, prétend qu'en un seul jour, on lui
en a montré dix-sept.
Il y a à Pamphili d'assez belles eaux, des grottes, des cascades, des
lacs et des rivières. C'est grand pour un jardin particulier, et le
_rococo_, dont je ne suis pas du tout l'ennemi, y est plus agréable que
ce qui nous en reste en France. C'est plus franchement adopté, et ils
ont employé pour leurs rocailles des échantillons minéralogiques d'une
grande beauté. Tivoli et la Solfatare qui l'avoisine ont fourni des
pétrifications curieuses et des débris volcaniques superbes à toutes
les villas de la contrée. Ces fragments étranges, couverts de plantes
grimpantes, de folles herbes, et de murmurantes eaux, sont très-amusants
à regarder, je vous assure.
Pardon, cher ami. Vous m'avez dit souvent que j'avais de l'intelligence;
mais, sans vous offenser, je crois que vous vous êtes bien trompé et que
je ne suis qu'un âne. Je crois aussi, et plus souvent que je n'ose vous
le dire, que j'ai eu bien tort de me croire destiné à faire de l'art.
Je suis trop contemplatif, et je le suis à la manière des enfants. Je
voudrais tout saisir, tout embrasser, tout comprendre, tout savoir, et
puis, après ces bouffées d'ambition déplacée, je me sens retomber de
tout mon poids sur un rien, sur un brin d'herbe, sur un petit insecte
qui me charme et me passionne, et qui, tout à coup, par je ne sais quel
prestige, me paraît aussi grand, aussi complet, aussi important dans
ma vie d'émotion que la mer, les volcans, les empires avec leurs
souverains, les ruines du Colisée, le dôme de Saint-Pierre, le pape,
Raphaël et tous les maîtres, et la Vénus de Médicis par-dessus le
marché.
Quelle influence me rend idiot à ce point? Ne me le demandez pas, je
l'ignore. Peut-être que j'aime trop la nature pour lui donner jamais
une interprétation raisonnable. Je l'aime pour ses modesties adorables
autant que pour ses grandeurs terrifiantes. Ce qu'elle cache dans un
petit caillou aux couleurs harmonieuses, dans une violette au suave
parfum, me pénètre, en de certains moments, jusqu'à l'attendrissement
le plus stupide. Un autre jour, j'aurai la fantaisie de voler sur les
nuages ou sur la crête des vagues courroucées, d'enjamber les montagnes,
de plonger dans les volcans, et d'embrasser, d'un coup d'oeil, la
configuration de la terre. Mais, si tout cela m'était permis, si Dieu
consentait à ce que je fusse un pur esprit, errant dans les abîmes de
l'univers, je crois que, dans cette haute condition, je resterais
bon prince, et que, tout à coup, au milieu de ma course effrénée, je
m'arrêterais pour regarder, en badaud, une mouche tombée sur le nez
d'une carpe, ou, en écolier, un cerf-volant emporté dans la nue.
Je cache mon infirmité le mieux que je puis; mais je vous confesse, à
vous, que, sur cette terre classique des arts, je me sens las d'avance
de tout ce que j'ai à voir, à sentir et à juger. Juger, moi! pourquoi
faire? J'aime mieux ne rien dire et penser fort peu. Pardonnez-moi
d'être ainsi: j'ai tout souffert dans la vie de civilisation! j'y ai
tant de fois désiré l'absence de prévoyance et le laisser aller complet
de la pensée! Je voudrais encore quelquefois être bien seul dans le
fond d'un antre noir, comme les lavandières de l'_acqua argentina_, et
chanter quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même. Il me faut
faire un immense effort pour passer brusquement, de mes rêveries, à la
conversation raisonnable ou enjouée, comme il convient avec des êtres de
mon espèce et de mon temps.
Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili un beau petit canard
de Chine barbotant auprès d'une cascatelle. «Il est donc tout seul?
demandai-je à un jardinier qui passait.--Tiens! il est seul aujourd'hui,
répondit-il avec insouciance. _L'oiseau_ lui aura mangé sa femme ce
matin. Il y en avait ici une belle bande, de ces canards-là; mais il y a
encore plus d'oiseaux de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier.»
Là-dessus, il passa sans s'inquiéter de mettre le pauvre canard à l'abri
de la _serre cruelle_. Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces
brigands ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus de lui. Ils
attendaient d'avoir dépecé sa femelle et d'avoir un peu d'appétit pour
venir le prendre. Je ne saurais vous dire quelle tristesse s'empara de
moi. C'était une image de la fatalité. La mort plane comme cela sur la
tête de ceux qu'on aime. Si elle les prend, qu'a-t-on à faire en ce
monde, sinon de barboter dans un coin, comme ce canard hébété qui se
baigne au soleil en attendant son heure?
L'abandon de ces oiseaux étrangers, objets de luxe dans la demeure
princière, était, du reste, très en harmonie avec celui qui se faisait
sentir dans le parc. La même malpropreté que dans les rues de Rome, les
mêmes souillures sur les fleurs que sur les pavés de la ville éternelle.
Cela sent le dégoût de la vie. Je crois qu'un spleen profond dévore ici
les grandes existences. Je ne sais si elles se l'avouent, mais cela est
écrit sur les pierres de leurs maisons à formes coquettes et sur les
riantes perspectives de leurs allées abandonnées. Est-ce la saison
encore pluvieuse et incertaine qui fait ce désert dans des lieux si
beaux? est-ce la dévotion ou l'ennui, ou la tristesse qui retiennent à
Rome ces hôtes ingrats envers le printemps? On dit que toutes les villas
sont délaissées ou négligées et que celle-ci est encore une des mieux
entretenues. J'ai peine à le croire.
En quittant le parc pour voir les jardins, je fus frappé pourtant de
l'activité déployée par un vieux jardinier pour la réparation d'un
singulier objet de goût horticole. Je n'ai jamais vu rien de semblable.
On me dit que c'est usité dans plusieurs villas et que cela date de
la renaissance. J'aurai de la peine à vous expliquer ce que c'est.
Figurez-vous un tapis à dessins gigantesques et à couleurs voyantes,
étendu sur une terrasse qui tient tout le flanc d'une colline sous les
fenêtres du palais. Les dessins sont jolis: ce sont des armoiries de
famille, entourées de guirlandes, de noeuds entrelacés, de palmes, de
chiffres, de couronnes, de croix et de bouquets. L'ensemble en est
riche et les couleurs en sont vives. Mais qu'est-ce que cette mosaïque
colossale, ou ce tapis fantastique étalé, en plein air, sur une si vaste
esplanade? Il faut en approcher pour le comprendre. C'est un parterre
de plantes basses, entrecoupé de petits sentiers de marbre, de faïence,
d'ardoise ou de brique, le tout cassé en menus morceaux et semé comme
des dragées sur un surtout de table du temps de Louis XV; mais on ne
marche pas dans ces sentiers, je pense, car ils sont trop durement
cailloutés pour des pieds aristocratiques et trop étroits pour des
personnes d'importance. Cela ne sert uniquement qu'à réjouir la vue et
absorbe toute la vie d'un jardinier émérite. Les compartiments de chaque
écusson ou rosace sont en fleurs faisant touffe basse et drue. Les
plantes de la campagne y sont admises, pourvu qu'elles donnent le ton
dont on a besoin. Une petite bordure de buis nain ou de myrte, taillée
bien court, serpente autour de chaque détail: c'est d'un effet bizarre
et minutieux; c'est un ouvrage de patience, et toute la symétrie, toute
la recherche, toute la propreté dont les Romains de nos jours sont
susceptibles, paraissent s'être réfugiées et concentrées dans
l'entretien de cette ornementation végétale et gymnoplastique.
II
LES CHANSONS DES BOIS
ET DES RUES
A VICTOR HUGO
Dans une de ses chansons, le poëte dit:
George Sand a la Gargilesse
Comme Horace avait l'Anio.
O poésie! Horace avait beaucoup de choses, et George Sand n'a rien, pas
même l'eau courante et rieuse de la Gargilesse, c'est-à-dire le don de
la chanter dignement; car ces choses qui appartiennent à Dieu, les flots
limpides, les forêts sombres, les fleurs, les étoiles, tout le beau
domaine de la poésie, sont concédées par la loi divine a qui sait les
voir et les aimer. C'est comme cela que le poëte est riche. Mais, moi,
je suis devenu pauvre, et je n'ai plus à moi qu'une chose inféconde,
le chagrin, champ aride, domaine du silence. J'ai perdu en un an trois
êtres qui remplissaient ma vie d'espérance et de force. L'espérance,
c'était un petit enfant qui me représentait l'avenir; la force,
c'étaient deux amitiés, soeurs l'une de l'autre, qui, en se dévouant à
moi, ravivaient en moi la croyance au dévouement utile.
Il me reste beaucoup pourtant: des enfants adorés, des amis parfaits.
Mais, quand la mort vient de frapper autour de nous ce qui devait si
naturellement et si légitimement nous survivre, on se sent pris d'effroi
et comme dénué de tout bonheur, parce qu'on tremble pour ce qui est
resté debout, parce que le néant de la vie vous apparaît terrible, parce
qu'on en vient à se dire: «Pourquoi aimer, s'il faut se quitter tout à
l'heure? Qu'est-ce que le dévouement, la tendresse, les soins, s'ils ne
peuvent retenir près de nous ceux que nous chérissons? Pourquoi lutter
contre cette implacable loi qui brise toute association et ruine toute
félicité? A quoi bon vivre, puisque les vrais biens de la vie, les joies
du coeur et de la pensée, sont aussi fragiles que la propriété des
choses matérielles?»
O maître poëte! comme je me sentais, comme je me croyais encore riche,
quand, il y a un an et demi, je vous lisais au bord de la Creuse, et
vous promenais avec moi en rêve le long de cette Gargilesse honorée
d'une de vos rimes, petit torrent ignoré qui roule dans des ravines plus
ignorées encore. Je me figurais vraiment que ce désert était à moi qui
l'avais découvert, à quelques peintres et à quelques naturalistes qui
s'y étaient aventurés sur ma parole et ne m'en savaient pas mauvais gré.
Eux et moi, nous le possédions par les yeux et par le coeur, ce qui est
la seule possession des choses belles et pures. Moi, j'avais un trésor
de vie, l'espoir! l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me fermer
les yeux, l'illusion de compter qu'en les aimant beaucoup, je leur
assurerais une longue carrière. Et, à présent, j'ai les bras croisés
comme, au lendemain d'un désastre, on voit les ouvriers découragés se
demander si c'est la peine de recommencer à travailler et à bâtir sur
une terre qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour démolir et dévorer.
A présent, je suis oisif et dépouillé jusqu'au fond de l'âme. Non,
George Sand n'a plus la Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a possédé
aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emporté tout mugissant et
tout ombragé dans un coin de sa mémoire, comme un bijou de plus dans un
écrin de prédilection. Il n'a plus rien, le voyageur! il ne veut pas
qu'on l'appelle poëte, il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus
de prairies embaumées dans ses visions, il n'a plus de chants d'oiseaux
dans les oreilles, le soleil ne lui parle plus, la nature qu'il aimait
tant, et qui était bonne pour lui, ne le connaît plus. Ne l'appelez pas
artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais été. Dites-lui _ami_, comme on
dit aux malheureux qui s'arrêtent épuisés, et que l'on engage à marcher
encore, tout en plaignant leur peine.
Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et que la vie traîne celui qui
ne s'aide pas. Pourquoi donner aux autres, à ceux qui sont généreux et
bienfaisants, la peine de vous porter? n'ont-ils pas aussi leur fardeau
bien lourd? Oui, amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je vis
dans mon milieu sombre et muet comme si rien n'était changé. Et, au
fait, il n'y a rien de changé que moi; la vie a suivi autour de moi son
cours inévitable, le fleuve qui mène à la mort. Il n'y a d'étrange en
ma destinée que moi resté debout. Pourquoi faire? pour chanter, cigale
humaine, l'hiver comme l'été!
Chanter! quoi donc chanter? La bise et la brume, les feuilles qui
tombent, le vent qui pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait
dans mon cerveau des paroles de renouvellement et de confiance. Elle
s'est tue; reviendra-t-elle? et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce
bientôt, est-ce demain, est-ce dans un siècle ou dans une heure qu'elle
reviendra?
Nul ne sait ce qui lui sera donné de douceur ou de force pour fléchir
les mauvais jours. Au fort de la bataille, tous sont braves: c'est si
beau, le courage! «Ayez-en, vous dit-on; tous en ont, il faut en avoir.»
Et on répond: «J'en ai!» Oui, on en a, quand on vient d'être frappé et
qu'il faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est pas trop
profonde. Mais après? quand le devoir est accompli, quand on a pressé
les mains amies, quand on a dissipé les tendres inquiétudes, quand on
reprend sa route sur le sol ébranlé, quand on s'est remis au travail, au
métier, au devoir; quand tout est dit enfin sur notre infortune et qu'il
n'est plus délicat d'accepter la pitié des bons coeurs, est-ce donc
fini? Non, c'est le vrai chagrin qui commence, en même temps que la
lutte se clôt. On avance, on écoute, on voit vivre, on essaie de
vivre aussi; mais quelle nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue
qui persiste, ou s'est-il fait une diminution de vie en nous, une
déperdition de forces? J'ai peine à croire qu'en perdant ceux qu'on
aime, on conserve son âme entière. A moins que....
Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se déplace. Elle s'élance et
se transporte au delà de cet horizon que nous croyons être le cercle de
notre existence. Nous avons les cercles de l'infini devant nous. C'est
une gamme que nous croyons descendre après l'avoir montée, mais les
gammes s'enchaînent et montent toujours, La voix humaine ne peut
dépasser une certaine tonalité; mais, par la pensée, elle entre
facilement dans les tonalités impossibles, et, d'octave en octave,
l'audition imaginaire, mais mathématique, escalade le ciel. Ceux qui
sont partis vivent, chantent et pensent maintenant une octave plus haut
que nous; c'est pourquoi nous ne les entendons plus; mais nous savons
bien que le choeur sacré des âmes n'est pas muet et que notre partie y
est écrite et nous attend.
Au delà, oui, au delà! Faut-il s'inquiéter de ce peu de notes que nous
avons à dire encore? Et, quand nous avons souhaité le bonsoir au vivant
qui ferme la porte et descend l'escalier, savons-nous si ce mot n'est
pas le dernier que nous aurons dit dans la langue des hommes?
Vivre est un bonheur quand même, parce que la vie est un don; mais il
y a bien des jours, dans notre éphémère existence humaine, où nous
ne sentons pas ce bonheur. Ce n'est pas la faute de l'univers! Les
personnalités puissantes souffrent moins que les autres. Elles
traversent les crises avec une vaillance extraordinaire, et, quand elles
sont forcées de descendre dans les abîmes du doute et de la douleur,
elles remontent, les mains pleines de poésies sublimes.
Tel vous êtes, ô poëte que nous admirons! dans la tempête, vous chantez
plus haut que la foudre, et, quand un rayon de soleil vous enivre, vous
avez l'exubérante gaieté du printemps. Si tout est gris et morne autour
de vous, votre âme se met à l'unisson des heures pâles et lugubres; mais
vous chantez toujours et vous voyez, vous sentez, même sous l'impression
accablante du néant, la profondeur des choses cachées sous le silence et
l'ombre. Ce mutisme intérieur des coeurs brisés, cette surdité subite
de l'esprit fermé à tous les renouvellements du dehors, vous ne les
connaissez pas. Cela est heureux pour nous, car votre voix est un
événement dans nos destinées, et, quand nous n'entendons plus celle de
la nature, vous parlez pour elle et vous nous forcez d'écouter. Il faut
donc s'éveiller, et demander à votre immense vitalité un souffle qui
nous ranime. Nul n'a le droit d'être indifférent quand votre fanfare
retentit. C'est un appel à la vie, à la force, à la croyance, à la
reconnaissance que nous devons à l'auteur du beau dans l'univers. Ne pas
vous écouter, c'est être ingrat envers lui, car personne ne le connaît
et ne le célèbre comme vous.
La poésie, la grande poésie! quelle arme dans les mains de l'homme pour
combattre l'horreur du doute! La philosophie est belle et grande, soit
qu'elle rejette, soit qu'elle affirme l'espérance. Elle aussi fouille
les profondeurs, éclaire les abîmes et relève énergiquement la puissance
intellectuelle. Par elle, celui-ci, qui croit au néant, se dévoue à
tripler les forces de son être pour marquer son passage en ce monde. Par
elle encore, celui-là, qui croit à sa propre immortalité, se rend digne
d'un monde meilleur. Appel à la libre raison sur toute la ligne! Travail
généreux de la pensée qui cherche Dieu toujours, quand même elle le nie!
Mais voici venir la poésie. Celle-ci ne raisonne ni ne discute, elle
s'impose. Elle vous saisit, elle vous enlève au-dessus même de la région
où vous vous sentiez libres. Vous pouvez bien encore discuter ses
audaces et rejeter ses promesses, mais vous n'en êtes pas moins la proie
de l'émotion qu'elle suscite. C'est ce cheval fantastique qui de son vol
puissant sépare les nuées et embrasse les horizons. Le poëte l'appelle
monstrueux et divin. Il est l'un et l'autre, mais qu'on l'aime
classique, comme la Grèce, ou qu'il ait «l'échevèlement des prophètes,»
il a cela d'étrange et de surnaturel que chacun voudrait pouvoir le
monter, et qu'au bruit formidable de sa course, tout frémit du désir de
s'envoler avec lui.
C'est la magie de cet art qui s'adresse à la partie la plus
impressionnable de l'âme humaine, à l'imagination, au sens de l'infini,
et, si le poëte vous arrache ce cri: «C'est grand! c'est beau!» il a
vaincu! Il a prouvé Dieu, même sans parler de lui, car, à propos d'un
brin d'herbe, il a fait palpiter en vous l'immortalité, il a fait
jaillir de vous cette flamme qui veut monter au-dessus du réel. Il ne
vous a pas dit comme le philosophe: «Croyez ou niez, vous êtes libre.»
Il vous a dit: «Voyez et entendez, vous voilà délivré.»
Au delà d'une certaine région où l'esprit humain ne peut plus affirmer
rien, et où il craint de s'affirmer lui-même, le poëte peut affirmer
tout. C'est le voyant qui regarde par-dessus toutes nos montagnes.
Qui osera lui dire qu'il se trompe, s'il a fait passer en vous
l'enthousiasme de l'inconnu, et si sa vision palpitante a fait vibrer en
vous une corde que la raison et la volonté laissaient muette?
Art et poésie, voilà les deux ailes de notre âme. Que la note soit
terrible ou délicieuse, elle éveille l'instinct sublime engourdi qui
s'ignore, ou le renouvelle quand elle le trouve épuisé par la fatigue et
la tristesse. Chantez, chantez, poëte de ce siècle! Jamais vous ne fûtes
si nécessaire à notre génération. Promenez votre caprice dans la tendre
et moqueuse antithèse du rire antique et du rire moderne:
O fraîcheur du rire! ombre pure!
Mystérieux apaisement!
Il vous est permis, à vous, de placer dans votre universelle symphonie
le «mirliton de Saint-Cloud» à côté de la «lyre de Thèbes». Vous avez le
droit de mettre Pégase au vert. Ceux qui s'en fâchent ne sont pas les
vrais tristes; ce ne sont que des gens chagrins qui ne veulent pas que
le poëte joue avec le feu sacré. Les tristes, famille d'amis en deuil,
veulent bien qu'on essaie de tout pour prouver la vie quand même.
Il s'agit de prouver, et là, dans l'expansion brillante comme dans
l'austère rêverie, le poëte prouve du moment qu'il rayonne.
Quel rayonnement dans ces vers à la courte et vive allure, qui nous
versent les senteurs du printemps et les puissantes folies de la nature
en fête! Hélas! je regarde souvent par ma fenêtre les vestiges de ces
jardins des Feuillantines où vous avez été élevé et où l'on a bâti des
maisons neuves. On a respecté de vieux murs couverts de lierre. Des
arbres qui vous ont prêté leur ombre, quelques-uns sont encore debout,
me dit-on. L'hiver les dépouille à cette heure, et je ne sais où se sont
réfugiés les oiseaux. Rien ne chante plus dans ce coin qui abrita et
charma votre enfance. Au dehors, dans les vallons mystérieux qu'on
trouve encore non loin de Paris, la gelée a mordu les ramées. Il n'y a
plus d'autres chansons des bois que le grésillement des feuilles tombées
que le vent balaie. Dans les rues, il n'y a pas de chansons non plus. Ce
beau quartier latin que je traverse chaque soir est devenu vaste, aéré,
monumental. Ses groupes d'étudiants qui emplissaient jadis toute une rue
dans un éclat de rire, sont comme perdus et inaperçus sur ces larges
chaussées plantées d'arbres. Ils sont toujours jeunes, pourtant; le
printemps ne se fait jamais vieux, et le renouveau de chaque génération
est toujours un objet d'attendrissement et de sympathie pour les coeurs
qui ont vécu et souffert. Mais qu'y a-t-il dans cette influence de la
saison où nous sommes?
Je me le demandais l'autre jour en traversant le jardin du Luxembourg,
au coucher du soleil. C'était une belle et douce soirée. Le ciel était
tout rose et l'horizon en feu derrière les branchages noirs. Le grand
bassin aussi était rouge et comme embrasé de tous ces reflets. Le cygne
de la fontaine Médicis était ému et disait de temps en temps je ne sais
quel mot triste et doux. Les enfants étaient gais, eux, franchement
gais, en lançant sur l'eau des flottilles en miniature. La jeunesse
se promenait sagement, presque gravement, et je m'inquiétais de cette
gravité. Parlait-on de vous? sentait-on passer sur cette austérité
du grand jardin, du grand palais, du grand ciel qui peu à peu se
remplissait de brume violette, le vol du coursier que vous déliez et
faites repartir si vigoureusement après l'avoir forcé de brouter la
prairie de l'idylle en fleurs? Moi, je croyais l'entendre soulever des
flots d'harmonie....
Mais un lugubre tonnerre s'éleva des tours de Saint-Sulpice, déjà
effacées dans le brouillard du soir. Une furieuse clameur étouffa le
rire des petits et glaça peut-être le rêve des jeunes. Cette voix rauque
de l'airain me jeta moi-même dans une stupeur profonde. N'est-ce pas la
voix du siècle? Cloches et canons, voilà notre musique à nous; comment
serions-nous musiciens, comment serions-nous artistes et poëtes, quand
les coryphées de nos villes sont des prêtres ou des soldats, quand la
bénédiction des cathédrales ressemble à un tocsin d'alarme, et quand les
joies publiques s'expriment par les brutales explosions de la poudre? Du
bruit, quelque chose qui, de la part de Dieu ou des hommes, ressemble à
la menace d'un _Dies irae_. Pourquoi le brutal courroux des beffrois?
Ce jour de fête religieuse annonce-t-il le jugement dernier? Avons-nous
tous péché si horriblement qu'il nous faille entendre éclater la fanfare
discordante des démons prêts à s'emparer de nous?--Mais non, ce n'est
rien, ce sont les vêpres qui sonnent. C'est comme cela que l'on prie
Dieu; ce tam-tam sinistre, c'est la manière de le bénir. O sauvages que
nous sommes!
Vous voyez bien qu'il faut que vous chantiez toujours, par-dessus ces
voix du bronze qui veulent nous rendre sourds, nous et nos enfants, et
il faut que nous écoutions en nous-mêmes l'harmonie de vos vers qui nous
rappelle celle des bois, des eaux, des brises, et tout ce qui célèbre
et bénit dignement l'auteur du vrai. Ce sera là notre chanson des rues,
celle qu'en dépit du morne hiver qui arrive et des mornes idées qui
menacent, nous chanterons en nous-mêmes pour nous délivrer des paroles
de mort qui planent sur nos toits éplorés.
Et je revenais seul au clair de la lune par le Panthéon silencieux.
La brume avait tout envahi, mais la lune, perçant ce voile argenté,
enlevait de pâles lumières sur le fronton et sur le dôme qui paraissait
énorme et comme bâti dans les nuages. La place était déserte, et le
monument, qui n'aura jamais l'aspect d'une église, quoi qu'on fasse,
était beau de sérénité avec ses grands murs froids et sa coupole perdue
dans les hautes régions. Je sentis ma tristesse s'agrandir et s'élever.
Ce colosse d'architecture n'est rien, en somme, qu'un tombeau voté aux
grands hommes, et il faudra qu'il se rouvre un jour pour recevoir leur
cendre ou leur effigie. Mais je ne pensais pas aux morts en contemplant
cette tombe. J'avais lu vos radieux poëmes sur la vie, et la vie
m'apparaissait impassiblement éternelle en dépit de nos simulacres
d'éternelle séparation.
Pourquoi des sépultures et des hypogées? me disais-je. Il n'y a pas de
morts. Il y a des amis séparés pour un temps, mais le temps est court,
le temps est relatif, le temps n'existe pas; et, pensant à la flamme
immortelle que Dieu a mise en nous, dans ceux qui chevauchent les
monstres comme dans les plus humbles pasteurs de brebis, je lui disais
ce que vous dites à la poésie:
Tu ne connais ni le sommeil
Ni le sépulcre, nos péages.
Novembre 1865.
III
LE PAYS DES ANÉMONES
A MADAME JULIETTE LAMBER, AU GOLFE JUAN
I
Nohant, 7 avril 1868.
J'étais, il y a aujourd'hui un mois, au bord de la Méditerranée,
côtoyant la belle plage doucement déchirée de Villefranche, et causant
de vous sous des oliviers plantés peut-être au temps des Romains. Trois
jours plus tard, nous étions ensemble beaucoup plus loin, dans la région
des styrax[1],--ne confondez plus avec smilax,--et les styrax n'étaient
pas fleuris; mais le lieu était enchanté quand même, et, en ce lieu
vous dites une parole qui me donna à réfléchir. Vous en souvenez-vous?
C'était auprès de la source où nous avions déjeuné avec d'excellents
amis. B..., mon cher B..., aussi bon botaniste que qui que ce soit,
venait de briser une tige feuillée en disant:
--_Suis-je bête!_ j'ai pris une daphné pour une euphorbe!
[Note 1: Le styrax doit croître aussi autour de Grasse. Dites au
cher docteur Maure de vous en procurer.]
Vous vouliez vite cueillir la plante pour m'en éviter la peine. Je vous
dis que je ne la voulais pas, que je la connaissais, qu'elle n'était pas
exclusivement méridionale, et mon fils se souvint qu'elle croissait dans
nos bois de Boulaize, au pays des roches de jaspe, de sardoine et de
cornaline.
A ce propos, vous me dites, avec l'indignation d'un généreux coeur, que
je connaissais trop de plantes, que rien ne pouvait plus me surprendre
ni m'intéresser, et que _la science refroidissait_.
Aviez-vous raison?
Moi, je disais intérieurement:
--Je sais que l'étude enflamme.
Avais-je tort?
Nous avions là-bas trop de soleil sur la tête et trop de cailloux sous
les pieds pour causer. Maintenant, à tête et à pieds reposés, causons.
La science.... Qu'est-ce que la science? Une route partant du connu
pour se perdre dans l'inconnu. Les efforts des savants ont ouvert cette
route, ils en ont rendu les abords faciles, les aspérités praticables;
ils ne pouvaient rien faire de plus, ils n'ont rien fait de plus; ils
n'ont pas dégagé l'inconnu, ce terme insaisissable qui semble reculer à
mesure que l'explorateur avance, ce terme qui est le grand mystère, la
source de la vie.
On peut étudier avec progrès continuel le fonctionnement de la vie chez
tous les êtres: travail d'observation et de constatation très-utile,
très-intéressant. Dès qu'on cherche à saisir l'opération qui _fait_ la
vie, on tombe forcément dans l'hypothèse, et les hypothèses des savants
sont généralement froides.
Pourquoi, me direz-vous, une étude que vous trouvez ardente et pleine
de passion, conduit-elle à des conclusions glacées? Je ne sais pas;
peut-être, à force de développer minutieusement les hautes énergies de
la patience, l'examen devient-il une faculté trop prépondérante dans
l'équilibre intellectuel, par conséquent une infirmité relative. Le
besoin de conclure se fait sentir, absolu, impérieux, après une longue
série de recherches; on fait la synthèse des millions d'analyses qu'on
a menées à bien, et on prend cette synthèse, qui n'est qu'un travail
humain tout personnel, plus ou moins ingénieux, pour une vérité
démontrée, pour une révélation de la nature. Le savant a marché
lentement, il a mesuré chacun de ses pas, il a noblement sacrifié
l'émotion à l'attention; car c'est un respectable esprit que celui du
vrai savant, c'est une âme toute faite de conscience et de scrupule.
C'est le buveur d'eau pure qui se défend de la liqueur d'enthousiasme
que distille la nature par tous ses pores, liqueur capiteuse qui enivre
le poëte et l'égare. Mais le poëte est fait pour s'égarer, son chemin,
à lui, c'est l'absence de chemin. Il coupe à travers tout, et, s'il ne
trouve pas le positif de la science, il trouve le vrai de la peinture et
du sentiment. Tel est un naturaliste de fantaisie, qu'on doit cependant
élever au rang de prêtre de la nature, parce qu'il l'a comprise, sentie
et chantée sous l'aspect qui la fait voir et chérir avec enthousiasme.
Le savant proprement dit est calme, il le faut ainsi. Aimons et
respectons cette sérénité à laquelle nous devons tant de recherches
précieuses, mais ne nous croyons pas obligés de conclure avec le savant
quand il arrive par l'induction à un système _froid_. Ce seul adjectif
le condamne. Rien n'est froid, tout est feu dans la production de la
vie.
Ceci me rappelle une anecdote. Un élève botaniste de mes amis étudiait
la germandrée et se sentait pris d'amour pour cette plante sans éclat,
mais si délicatement teintée. Au milieu de son enthousiasme, en lisant
la description de la plante dans un traité de botanique, excellent
d'ailleurs, il tombe sur cette désignation de la corolle: _fleur d'un
jaune sale_. Je le vois jeter le livre avec colère en s'écriant:
--C'est vous, malheureux auteur, qui avez les yeux sales!
On pourrait en dire autant aux malveillants qui jugent à leur point de
vue les actions et les intentions des autres; mais aux bons et graves
savants qui voient la nature froide en ses opérations brûlantes on
pourrait peut-être dire:
--C'est vous qui avez l'esprit refroidi par trop de travail.
L'auteur de _la Plante_, ce spirituel et poétique Grimard, dont je vous
recommandais le livre, lui aussi a pourtant fait acte de soumission
presque complète aux arrêts des savants sur la loi de la vie dans le
végétal. Quand vous le lirez, vous vous insurgerez à cette page, je le
sais; aussi, pour ne pas vous voir abandonner la pensée d'étudier les
fleurs, je veux me hâter de vous dire que, moi aussi, je proteste, non
contre le système généralement adopté en botanique, mais contre la
manière dont on l'expose et les conclusions arbitraires qu'on en tire.
Je tâcherai de résumer le plus simplement possible, au risque de forcer
un peu le raisonnement pour le rendre plus palpable, et pour vous mettre
plus aisément en garde contre ce que présente de spécieux et même de
captieux ce raisonnement.
Il part d'une observation positive, incontestable. La plante tire ses
organes de sa propre substance; qui en doute? De quoi les tirerait-elle?
Est-il besoin d'affirmer que la patte qui repousse à l'écrevisse ou à la
salamandre amputée est patte d'écrevisse pour l'écrevisse, et patte de
salamandre pour la salamandre? Le merveilleux serait que la nature se
trompât et fit des arlequins.
Cependant les savants se sont crus obligés de constater et d'affirmer le
fait, et ils ont donné, très à tort selon moi, le nom de métamorphisme à
l'opération logique et obligatoire qui transforme le pétale en étamine
après avoir transformé la feuille en pétale, comme si une progression
de fonctions dans l'organisme était un changement de substance. Ils
appellent très-sérieusement l'attention de l'observateur sur ce
changement de formes, de couleurs et de fonctions. Fort bien. Le passage
du pétale à l'étamine saute aux yeux dans le nénufar, comme dans la
rose des jardins le passage de l'étamine au pétale. Dans le nénufar, la
nature travaille elle-même à son perfectionnement normal; dans la rose,
elle subit le travail inverse que lui impose la culture pour arriver à
un perfectionnement de convention; mais, de grâce, avec quoi, dans l'un
et l'autre cas, la fleur arriverait-elle à se faire féconde ou stérile?
Et, dans tout être organisé, animal ou plante, de quoi se forment
l'organisation et la désorganisation, sinon de la propre substance,
enrichie ou égarée, de l'individu?
Cette simple observation a fait trop de bruit dans la science et a
produit une doctrine que voici: la plante serait un pauvre être soumis
à d'étranges fatalités; elle ne serait en état de santé normale qu'à
l'état inerte. Reste à savoir quel est le savant qui surprendra ce
moment d'inertie dans la nature organisée! Mais continuons. Du moment
que la plante croît et se développe, elle entre dans une série continue
d'_avortements_. Le pétiole est un avortement de la tige, la feuille un
avortement du pétiole; ainsi du calice, du périanthe et des organes de
la reproduction. Tous ces avortements sont maladifs, n'en doutons pas,
car la floraison est le dernier, c'est la maladie mortelle. Les feuilles
devenues pétales se décolorent; oui, la science, hélas! parle ainsi. Ces
brillantes livrées de noces, la pourpre de l'adonis, l'azur du myosotis,
décoloration, maladie, signe de mort, agonie, décomposition, heure
suprême, mort.
Tel est l'arrêt de la science. Elle appelle sans doute mort le travail
de la gestation, puisqu'elle appelle maladie mortelle le travail de la
fécondation. Il n'y a pas à dire: si jusque-là tout est avortement,
atrophie, efforts trompés, le rôle de la vie est fini au moment où la
vie se complète. La nature est une cruelle insensée qui ne peut procéder
que par un enchaînement de fausses expériences et de vaines tentatives.
Elle développe à seule fin de déformer, de mutiler, d'anéantir;
toutes les richesses qu'elle nous présente sont des appauvrissements
successifs. La plante veut se former en boutons, elle vole la substance
de son pédoncule pour se faire un calice dont les pétales vont devenir
les voleurs à leur tour, et ainsi de suite jusqu'aux organes, qui sont
apparemment des monstruosités, et que la mort va justement punir,
puisqu'ils sont le résultat d'un enchaînement de crimes.
Pauvres fleurs! qui croirait que votre adorable beauté ait pu inspirer
une doctrine aussi triste, aussi amère, aussi féroce?
Rassurons-nous. Tout cela, ce sont des mots. Les mots, hélas! _words,
words, words!_ quel rôle insensé et déplorable ils jouent dans le monde!
A combien de discussions oiseuses ils donnent lieu! Et que fais-je en
ce moment, sinon une chose parfaitement puérile, qui est de réfuter des
mots? Pas autre chose, car, au fond, les savants ne croient pas les
sottises que je suis forcé de leur attribuer pour les punir d'avoir si
mal exprimé leur pensée. Non, ils ne croient pas que la beauté soit une
maladie, l'intelligence une névrose, l'hymen une tombe; ce serait une
doctrine de fakirs, et ils sont par état les prêtres de la vie, les
instigateurs de l'intelligence, les révélateurs de la beauté dans les
lois qui président à son rôle sur la terre.... Mais ils disent mal;
ils ont je ne sais quel fatalisme dans le cerveau, je ne sais quelle
tristesse dans la forme, et parfois l'envie maladive d'étonner le
vulgaire par des plaisanteries sceptiques, comme si la science avait
besoin d'esprit!
Supposons qu'ils eussent retourné la question et qu'ils l'eussent
présentée à peu près ainsi:
«Comme la nature a pour but la fécondation et la reproduction de
l'espèce, la plante tend dès l'état embryonnaire à ce but, qui est le
complément de sa vie. Ce qu'elle doit produire, c'est une fleur pour
l'hyménée, un lit pour l'enfantement. Elle commence par un germe, puis
une tige, puis des feuilles, qui sont, ainsi que le calice, le périanthe
et les organes, une succession de développements et de perfectionnements
de la même substance. Il serait presque rationnel de dire que l'effort
de la plante pour produire des organes passe par une série d'ébauches,
et que la tige est un pistil incomplet, les feuilles des étamines
avortées; mais supprimons ce mot d'avortement, qui n'est jamais que le
résultat d'un accident, et ne l'appliquons pas à ce qui est normal,
car c'est torturer l'esprit du langage et outrager la logique de la
création. Quand une fleur nous présente constamment le caractère
d'organes inachevés qui semblent inutiles, rappelons-nous la loi
générale de la nature, qui crée toujours _trop_, pour conserver _assez_,
observons la ponte exorbitante de certains animaux, et, sans sortir de
la botanique, la profusion de semence de certaines espèces.
»Que l'on suppose la nature inconsciente ou non, qu'on la fasse procéder
d'un équilibre fatalement établi ou d'une sagesse toute maternelle, elle
fonctionne absolument comme si elle avait la prévision infinie. Donc,
si certaines plantes sont pourvues d'organes stériles à côté d'organes
féconds, c'est que ceux-ci ont pris la substance de ceux-là dans la
mesure nécessaire à leur accroissement complet. Cette plante, en vertu
d'autres lois qui sont au profit d'autres êtres, de quelque butineur
ailé ou rampant, est exposée à perdre ses anthères avant leur formation
complète. La nature lui fournit des rudiments pour les remplacer, et
leur avortement, loin d'être maladif, prouve l'état de santé de l'organe
qui les absorbe. Dirons-nous que la floraison exubérante des arbres à
fruit est une erreur de la nature? La nature est prodigue parce qu'elle
est riche, et non parce qu'elle est folle.
»Nous voulons bien,--je fais toujours parler les savants à ma guise, ne
leur en déplaise,--nous voulons bien ne pas l'appeler généreuse, pour
ne pas nous égarer dans les questions de Providence, qui ne sont pas
de notre ressort et dont la recherche nous est interdite; mais, s'il
fallait choisir entre ce mot de généreuse et celui d'imbécile, nous
préférerions le premier comme peignant infiniment mieux l'aspect et
l'habitude de ses fonctions sur la planète. Donc, nous rejetons de notre
vocabulaire scientifique les mots impropres et malsonnants d'avortement
et de maladie appliqués aux opérations normales de la vie.»
Les savants eussent pu exprimer cette idée en de meilleurs termes; mais
tels qu'ils sont, vulgaires et sans art, ils valent mieux que ceux dont
ils se sont servis pour dénaturer leur pensée et nous la rendre obscure,
puérile et quelque peu révoltante.
N'en parlons plus, et chérissons quand même la science et ses adeptes.
Je veux vous dire d'où je tire mon affection et mon respect pour les
naturalistes, car c'est ici le lieu de répondre complètement à votre
objection: _la science refroidit_.
Je n'ai pas la science, c'est-à-dire que je n'ai pas pu suivre tout le
chemin tracé dans le domaine du connu. Une application tardive, d'autres
devoirs, des nécessités de position, peu de temps à consacrer au plaisir
d'apprendre, le seul vrai plaisir sans mélange, peu de mémoire pour
reprendre les études interrompues sans être forcé de tout recommencer,
voilà mes prétextes, je ne veux pas dire mon excuse. J'ai à peine
parcouru les premières étapes de la route, et j'ai encore les joies
de la surprise quand je fais un pas en avant. Je dois donc parler
humblement et vous répéter: Je ne sais pas si vraiment on se refroidit
et pourquoi on se refroidit quand on a fait le plus long trajet
possible. Pour vous expliquer la froide hypothèse de tout à l'heure,
j'ai été obligé de recourir à des hypothèses; mais j'ai un peu d'étude,
et je peux vous dire à coup sûr que l'étude enflamme. Or, l'étude nous
est donnée par ceux qui savent, et il est impossible de renier et
de méconnaître les initiateurs à qui l'on doit de vives et pures
jouissances.
Ces jouissances, vous ne les avez pas bien comprises, et pourtant elles
n'ont rien de mystérieux. Vous me disiez: «J'aime les fleurs avec
passion, j'en jouis plus que vous qui cherchez la rareté, et trouvez
_sans intérêt_ les bouquets que je cueille pour vous tout le long de la
promenade.»
D'abord un aveu. Vous me saignez le coeur quand vous dévastez avec votre
charmante fille une prairie _émaillée_ pour faire une botte d'anémones
de toutes nuances qui se flétrit dans nos mains au bout d'un instant.
Non, cette fleur cueillie n'a plus d'intérêt pour moi, c'est un cadavre
qui perd son attitude, sa grâce, son milieu. Pour vous deux, jeunes et
belles, la fleur est l'ornement de la femme: posée sur vos genoux, elle
ajoute un ton heureux à votre ensemble; mêlée à votre chevelure, elle
ajoute à votre beauté; c'est vrai, c'est légitime, c'est agréable à
voir; mais ni votre toilette, ni votre beauté n'ajoutent rien à
la beauté et à la toilette de la fleur, et, si vous l'aimiez pour
elle-même, vous sentiriez qu'elle est l'ornement de la terre, et que là
où elle est dans sa splendeur vraie, c'est quand elle se dresse élégante
au sein de son feuillage, ou quand elle se penche gracieusement sur son
gazon. Vous ne voyez en elle que la face colorée qui étincelle dans la
verdure, vous marchez avec une profonde indifférence sur une foule de
petites merveilles qui sont plus parfaites de port, de feuillage et
d'organisme ingénieusement agencé que vos préférées plus voyantes.
Ne disons pas de mal de ces princesses qui vous attirent, elles sont
séduisantes: raison de plus pour les laisser accomplir leur royale
destinée dans le sol et la mousse qui leur ont donné naissance.
Cueillez-en quelques-unes pour vous orner, vous méritez des couronnes,
ou pour les contempler de près, elles en valent la peine. Laissez-m'en
cueillir une pour observer les particularités que le terrain et le
climat peuvent avoir imprimées à l'espèce; mais laissez-la-moi cueillir
moi-même, car sa racine ou son bulbe, ses feuilles caulinaires, sa tige
entière et son feuillage intact, m'intéressent autant que sa corolle
diaprée. Quand vous me l'apportez écourtée, froissée et mutilée, ce
n'est plus qu'une fleur, chère dévastatrice, vous avez détruit la
plante.
A l'aspect d'une plante nouvelle pour moi, ou mal classée dans mon
souvenir, ou douteuse pour ma spécification, je serai plus barbare,
j'achèverai quatre ou cinq sujets, afin de pouvoir analyser, ce qui
nécessite le déchirement de la fleur, et de pouvoir garder un ou deux
types, on a toujours un ami avec qui l'on aime à échanger ses petites
richesses. L'étude est chose sacrée, et il faut que la nature nous
sacrifie quelques individus. Nous la paierons en adoration pour ses
oeuvres, et ce sera une raison de plus pour ne pas la profaner ensuite
par des massacres inutiles.
Oui, des massacres, car qui vous dit que la plante coupée ou brisée ne
souffre pas? C'est une question qui se pose dans la botanique, et sur
laquelle cette fois nos chers savants ont dit d'excellentes choses. Tout
les porte à croire à la sensibilité chez les végétaux. Ils supposent
cette sensibilité relative, sourdement et obscurément agissante. Du plus
ou du moins de souffrance, ils ne savent rien, pas plus que du degré de
vitalité, de terreur ou de détresse que garde un instant la tête humaine
séparée de son corps. Ce que nous voyons, c'est que le végétal saigne
et pleure à sa manière. Il se penche, il se flétrit, il prend un
ramollissement qui est d'aspect infiniment douloureux. Il devient froid
au toucher comme un cadavre. Son attitude est navrante; la main humaine
l'étouffe, le souffle humain le profane. N'avait-il pas le droit de
vivre, lui qui est beau, par conséquent nécessaire, utile même en ses
terribles énergies, selon que ses propriétés sont plus ou moins bien
connues de l'homme qui les interroge? Assez de dévastations inévitables
poursuivent la plante sur la surface de la terre habitée, et quand
même la culture, qui multiplie et accumule certains végétaux pour les
utiliser à notre profit, ne les atteindrait pas, la dent des ruminants
et des rongeurs, les pinces ou les trompes des insectes, leur
laisseraient peu de repos. C'est ici que la prodigalité de la nature et
l'ardeur de la vie éclatent. Elles sont assez riches pour que tout ce
que la plante doit nourrir soit amplement pourvu sans que la plante
cesse de renouveler l'inépuisable trésor de son existence.
Mais faisons la part du feu. Le goût des fleurs s'est tellement répandu,
qu'il s'en fait une consommation inouïe en réponse à une production
artificielle énorme. La plante est entrée, comme l'animal, dans
l'économie sociale et domestique. Elle s'y est transformée comme lui,
elle est devenue monstre ou merveille au gré de nos besoins ou de nos
fantaisies. Elle y prend ses habitudes de docilité et, si l'on peut dire
ainsi, de servilité qui établissent entre elle et sa nature primitive un
véritable divorce. Je ne m'intéresse pas moralement au chou pommé et aux
citrouilles ventrues que l'on égorge et que l'on mange. Ces esclaves ont
engraissé à notre service et pour notre usage. Les fleurs de nos serres
ont consenti à vivre en captivité pour nous plaire, pour orner nos
demeures et réjouir nos yeux. Elles paraissent fières de leur sort,
vaines de nos hommages et avides de nos soins. Nous ne remarquons guère
celles qui protestent et dégénèrent. Celles-ci, les indépendantes qui ne
se plient pas à nos exigences, sont celles justement qui m'intéressent
et que j'appellerais volontiers les libres, les vrais et dignes enfants
de la nature. Leur révolte est encore chose utile à l'homme. Elle le
stimule et le force à étudier les propriétés du sol, les influences
atmosphériques et toutes les conséquences du milieu où la vie prend
certaines formes pour creuset de son activité. Les droséracées, les
parnassées, les pinguicules, les lobélies de nos terrains tourbeux
ne sont pas faciles à acclimater. La vallisnérie n'accomplit pas ses
étranges évolutions matrimoniales dans toutes les eaux. Le chardon
laiteux n'installe pas où bon nous semble sa magnifique feuille
ornementale; les orchidées de nos bois s'étiolent dans nos parterres,
l'_orchis militaris_ voyage mystérieusement pour aller retrouver son
ombrage, l'ornithogale ombellé descend de la plate-bande et s'en va
fleurir dans le gazon de la bordure; la mignonne véronique Didyma, qui
veut fleurir en toute saison, grimpe sur les murs exposés au soleil et
se fait pariétaire. Pour une foule de charmantes petites indigènes, si
nous voulons retrouver le groupement gracieux et le riche gazonnement
de la nature, il nous faut reproduire avec grand soin le lit naturel où
elles naissent, et c'est par hasard que nous y parvenons quelquefois,
car presque toujours une petite circonstance absolument indispensable
échappe à nos prévisions, et la plante, si rustique et si robuste
ailleurs, se montre d'une délicatesse rechigneuse ou d'une nostalgie
obstinée.