George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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--Mais aurez-vous la facilité d'en acheter d'autre pour votre journée?

--Est-ce qu'on ne trouve pas du pain partout? Allons, mangez donc, si vous
voulez me faire plaisir!»

Consuelo ne se fit pas prier davantage; et, sentant bien que ce serait mal
reconnaître l'élan fraternel de son amphitryon que de ne pas manger en sa
compagnie, elle se rassit non loin de lui, et se mit à dévorer ce pain, au
prix duquel les mets les plus succulents qu'elle eût jamais goûtés à la
table des riches lui parurent fades et grossiers.

«Quel bon appétit vous avez! dit l'enfant; cela fait plaisir à voir. Eh
bien, j'ai du bonheur de vous avoir rencontrée; cela me rend tout content.
Tenez, croyez-moi, mangeons-le tout; nous retrouverons bien une maison sur
la route aujourd'hui, quoique ce pays semble un désert.

--Vous ne le connaissez donc pas? dit Consuelo d'un air d'indifférence.

--C'est la première fois que j'y passe, quoique je connaisse la route de
Vienne à Pilsen, que je viens de faire, et que je reprends maintenant pour
retourner là-bas.

--Où, là-bas? à Vienne?

--Oui, à Vienne; est-ce que vous y allez aussi?»

Consuelo, incertaine si elle accepterait ce compagnon de voyage, ou si elle
l'éviterait, feignit d'être distraite pour ne pas répondre tout de suite.

«Bah! qu'est-ce que je dis? reprit le jeune homme. Une belle demoiselle
comme vous n'irait pas comme cela toute seule à Vienne. Cependant vous êtes
en voyage; car vous avez un paquet comme moi, et vous êtes à pied comme
moi!»

Consuelo, décidée à éluder ses questions jusqu'à ce qu'elle vît à quel
point elle pouvait se fier à lui, prit le parti de répondre à une
interrogation par une autre.

«Est-ce que vous êtes de Pilsen? lui demanda-t-elle.

--Non, répondit l'enfant qui n'avait aucun instinct ni aucun motif de
méfiance; je suis de Rohrau en Hongrie; mon père y est charron de son
métier.

--Et comment voyagez-vous si loin de chez vous? Vous ne suivez donc pas
l'état de votre père?

--Oui et non. Mon père est charron, et je ne le suis pas; mais il est en
même temps musicien, et j'aspire à l'être.

--Musicien? Bravo! c'est un bel état!

--C'est peut-être le vôtre aussi?

--Vous n'alliez pourtant pas étudier la musique à Pilsen, qu'on dit être
une triste ville de guerre?

--Oh, non! J'ai été chargé d'une commission pour cet endroit-là, et je m'en
retourne à Vienne pour tâcher d'y gagner ma vie, tout en continuant mes
études musicales.

--Quelle partie avez-vous embrassée? la musique vocale ou instrumentale?

--L'une et l'autre jusqu'à présent. J'ai une assez  bonne voix; et tenez,
j'ai là un pauvre petit violon sur lequel je me fais comprendre. Mais mon
ambition est grande, et je voudrais aller plus loin que tout cela.

--Composer, peut-être?

--Vous l'avez dit. Je n'ai dans la tête que cette maudite composition. Je
vais vous montrer que j'ai encore dans mon sac un bon compagnon de voyage;
c'est un gros livre que j'ai coupé par morceaux, afin de pouvoir en
emporter quelques fragments en courant le pays; et quand je suis fatigué de
marcher, je m'assieds dans un coin et j'étudie un peu; cela me repose.

--C'est fort bien vu. Je parie que c'est le _Gradus ad Parnassum_ de Fuchs?

--Précisément. Ah! je vois bien que vous vous y connaissez, et je suis sûr
à présent que vous êtes musicienne,  vous aussi. Tout à l'heure, pendant
que vous dormiez, je vous regardais, et je me disais: Voilà une figure qui
n'est pas allemande; c'est une figure méridionale, italienne peut-être; et
qui plus est, c'est une figure d'artiste! Aussi vous m'avez fait bien
plaisir en me demandant de mon pain; et je vois maintenant que vous avez
l'accent étranger, quoique vous parliez l'allemand on ne peut mieux.

--Vous pourriez vous y tromper. Vous n'avez pas non plus la figure
allemande, vous avez le teint d'un Italien, et cependant....

--Oh! vous êtes bien honnête, mademoiselle. J'ai le teint d'un Africain, et
mes camarades de choeur de Saint-Etienne avaient coutume de m'appeler le
Maure. Mais pour en revenir à ce que je disais, quand je vous ai trouvée là
dormant toute seule au milieu du bois, j'ai été un peu étonné. Et puis je
me suis fait mille idées sur vous: c'est peut-être, pensais-je, ma bonne
étoile qui m'a conduit ici pour y rencontrer une bonne âme qui peut m'être
secourable. Enfin ... vous dirai-je tout?

--Dites sans rien craindre.

--Vous voyant trop bien habillée et trop blanche de visage pour une pauvre
coureuse de chemins, voyant cependant que vous aviez un paquet, je me suis
imaginé que vous deviez être quelque personne attachée à une autre personne
étrangère ... et artiste! Oh! une grande artiste, celle-là, que je cherche
à voir, et dont la protection serait mon salut et ma joie. Voyons,
mademoiselle, avouez-moi la vérité! Vous êtes de quelque château voisin,
et vous alliez ou vous veniez de faire quelque commission aux environs? Et
vous connaissez certainement, oh, oui! vous devez connaître le château des
Géants.

--Riesenburg? Vous allez à Riesenburg?

--Je cherche à y aller, du moins; car je me suis si bien égaré dans ce
maudit bois, malgré les indications qu'on m'avait données à Klatau, que je
ne sais si j'en sortirai. Heureusement vous connaissez Riesenburg, et vous
aurez la bonté de me dire si j'en suis encore bien loin.

--Mais que voulez-vous aller faire, à Riesenburg?

--Je veux aller voir la Porporina.

--En vérité!»

Et Consuelo, craignant de se trahir devant un voyageur qui pourrait parler
d'elle au château des Géants, se reprit pour demander d'un air indifférent:

«Et qu'est-ce que cette Porporina, s'il vous plaît?

--Vous ne le savez pas? Hélas! je vois bien que vous êtes tout à fait
étrangère en ce pays. Mais, puisque vous êtes musicienne et que vous
connaissez le nom de Fuchs, vous connaissez bien sans doute celui du
Porpora?

--Et vous, vous connaissez le Porpora?

--Pas encore, et c'est parce que je voudrais le connaître que je cherche à
obtenir la protection de son élève fameuse et chérie, la signora Porporina.

--Contez-moi donc comment cette idée vous est venue. Je pourrai peut-être
chercher avec vous à approcher de ce château et de cette Porporina.

--Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l'ai dit,
fils d'un brave charron, et natif d'un petit bourg aux confins de
l'Autriche et de la Hongrie. Mon père est sacristain et organiste de son
village; ma mère, qui a été cuisinière chez le seigneur de notre endroit, a
une belle voix; et mon père, pour se reposer de son travail, l'accompagnait
le soir sur la harpe. Le goût de la musique m'est venu ainsi tout
naturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j'étais
tout petit enfant, c'était de faire ma partie dans nos concerts de famille
sur un morceau de bois que je raclais avec un bout de latte, me figurant
que je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j'en tirais
des sons magnifiques. Oh, oui! il me semble encore que mes chères bûches
n'étaient pas muettes, et qu'une voix divine, que les autres n'entendaient
pas, s'exhalait autour de moi et m'enivrait des plus célestes mélodies.

«Notre cousin Franck, maître d'école à Haimburg, vint nous voir, un jour
que je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s'amusa de l'espèce
d'extase où j'étais plongé. Il prétendit que c'était le présage d'un talent
prodigieux, et il m'emmena à Haimburg, où, pendant trois ans, il me donna
une bien rude éducation musicale, je vous assure! Quels beaux points
d'orgue, avec traits et fioritures, il exécutait avec son bâton à marquer
la mesure, sur mes doigts et sur mes oreilles! Cependant je ne me rebutais
pas. J'apprenais à lire, à écrire; j'avais un violon véritable, dont
j'apprenais aussi l'usage élémentaire, ainsi que les premiers principes du
chant, et ceux de la langue latine. Je faisais d'aussi rapides progrès
qu'il m'était possible avec un maître aussi peu endurant que mon cousin
Franck.

«J'avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutôt la Providence, à
laquelle j'ai toujours cru en bon chrétien, amena chez mon cousin
M. Reuter, le maître de chapelle de la cathédrale de Vienne. On me présenta
à lui comme une petite merveille, et lorsque j'eus déchiffré facilement un
morceau à première vue, il me prit en amitié, m'emmena à Vienne, et me fit
entrer à Saint-Etienne comme enfant de choeur.

«Nous n'avions là que deux heures de travail par jour; et, le reste du
temps, abandonnés à nous-mêmes, nous pouvions vagabonder en liberté. Mais
la passion de la musique étouffait en moi les goûts dissipés et la paresse
de l'enfance. Occupé à jouer sur la place avec mes camarades, à peine
entendais-je les sons de l'orgue, que je quittais tout pour rentrer dans
l'église, et me délecter à écouter les chants et l'harmonie. Je m'oubliais
le soir dans la rue, sous les fenêtres d'où partaient les bruits
entrecoupés d'un concert, ou seulement les sons d'une voix agréable;
j'étais curieux, j'étais avide de connaître et de comprendre tout ce qui
frappait mon oreille. Je voulais surtout composer. A treize ans, sans
connaître aucune des règles, j'osai bien écrire une messe dont je montrai
la partition à notre maître Reuter. Il se moqua de moi, et me conseilla
d'apprendre avant de créer. Cela lui était bien facile à dire. Je n'avais
pas le moyen de payer un maître, et mes parents étaient trop pauvres pour
m'envoyer l'argent nécessaire à la fois à mon entretien et à mon éducation.
Enfin, je reçus d'eux un jour six florins, avec lesquels j'achetai le livre
que vous voyez, et celui de Mattheson; je me mis à les étudier avec ardeur,
et j'y pris un plaisir extrême. Ma voix progressait et passait pour la plus
belle du choeur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l'ignorance
que je m'efforçais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se développer,
et des idées éclore en moi; mais j'approchais avec effroi de l'âge où il
faudrait, conformément aux règlements de la chapelle, sortir de la
maîtrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maîtres,
je me demandais si ces huit années de travail à la cathédrale n'allaient
pas être mes dernières études, et s'il ne faudrait pas retourner chez mes
parents pour y apprendre l'état de charron. Pour comble de chagrin,
je voyais bien que maître Reuter, au lieu de s'intéresser à moi, ne me
traitait plus qu'avec dureté, et ne songeait qu'à hâter le moment fatal de
mon renvoi. J'ignore les causes de cette antipathie, que je n'ai méritée en
rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la légèreté de me dire qu'il
était jaloux de moi, parce qu'il trouvait dans mes essais de composition
une sorte de révélation du génie musical, et qu'il avait coutume de haïr et
de décourager les jeunes gens chez lesquels il découvrait un élan supérieur
au sien propre. Je suis loin d'accepter cette vaniteuse interprétation
de ma disgrâce; mais je crois bien que j'avais commis une faute en lui
montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un
présomptueux impertinent.

--Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux précepteurs
n'aiment pas les élèves qui ont l'air de comprendre plus vite qu'ils
n'enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.

--Je m'appelle Joseph.

--Joseph qui?

--Joseph Haydn.

--Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez
quelque chose, à quoi m'en tenir sur l'aversion de votre maître, et sur
l'intérêt que m'inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie.»

Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappée
Du rapport de leurs destinées de pauvres et d'artistes, regardait
attentivement la physionomie de l'enfant de choeur. Cette figure chétive
et bilieuse prenait, dans l'épanchement du récit, une singulière animation.
Ses yeux bleus pétillaient d'une finesse à la fois maligne et
bienveillante, et rien dans sa manière d'être et de dire n'annonçait un
esprit ordinaire.




LXV.


«Quoi qu'il en soit des causes de l'antipathie de maître Reuter, il me la
témoigna bien durement, et pour une faute bien légère. J'avais des ciseaux
neufs, et, comme un véritable écolier, je les essayais sur tout ce qui me
tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourné, et sa longue
queue, dont il était très-vain, venant toujours à balayer les caractères
que je traçais avec de la craie sur mon ardoise, j'eus une idée rapide,
fatale! ce fut l'affaire d'un instant. Crac! voilà mes ciseaux ouverts,
voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son oeil
de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte
douloureuse qu'il venait de faire, j'étais déjà réprimandé, noté d'infamie,
et renvoyé sans autre forme de procès.

«Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l'année dernière, à sept
heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre
vêtement que les méchants habits que j'avais sur le corps. J'eus un moment
de désespoir. Je m'imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de
colère et de scandale, que j'avais commis une faute énorme. Je me mis à
pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés
sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j'avais ainsi déshonoré le
chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n'a répandu tant de
larmes, jamais on n'a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue
à la prussienne. J'eus envie d'aller me jeter dans ses bras, à ses pieds!
Je ne l'osai pas, et je cachai ma honte dans l'ombre. Peut-être le pauvre
Garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.

«Je passai la nuit sur le pavé; et, comme je soupirais, le lendemain matin,
en songeant à la nécessité et à l'impossibilité de déjeuner, je fus abordé
par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Etienne. Il venait de
coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui
avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le
facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d'un grand éclat
de rire, et m'accabla de ses sarcasmes.--«Oui-da! me cria-t-il d'aussi loin
qu'il me vit, voilà donc le fléau des perruquiers, l'ennemi général et
particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d'entretenir
la beauté de la chevelure! Hé! mon petit bourreau des queues, mon bon
saccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux
noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!»
J'étais désespéré, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me
croyant l'objet de la vindicte publique, j'allais m'enfuir, lorsque le bon
Keller m'arrêtant: «Où allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d'une
voix adoucie; Qu'allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vêtements,
et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j'ai pitié de vous,
surtout à cause de votre belle voix, que j'ai pris si souvent plaisir à
entendre à la cathédrale: venez chez moi. Je n'ai pour moi, ma femme et mes
enfants, qu'une chambre au cinquième étage. C'est encore plus qu'il ne nous
en faut, car la mansarde que je loue au sixième n'est pas occupée. Vous
vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu'à ce que vous ayez
trouvé de l'ouvrage; à condition toutefois que vous respecterez les cheveux
de mes clients, et que vous n'essaierez pas vos grands ciseaux sur mes
perruques.»

«Je suivis mon généreux Keller, mon sauveur, mon père! Outre le logement et
la table, il eut la bonté, tout pauvre artisan qu'il était lui-même, de
m'avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes études. Je louai
un mauvais clavecin tout rongé des vers; et, réfugié dans mon galetas avec
mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte à mon ardeur pour
la composition. C'est de ce moment que je puis me considérer comme le
protégé de la Providence. Les six premières sonates d'Emmanuel Bach ont
fait mes délices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien
comprises. En même temps, le ciel, récompensant mon zèle et ma
persévérance, a permis que je trouvasse un peu d'occupation pour vivre et
m'acquitter envers mon cher hôte. J'ai joué de l'orgue tous les dimanches à
la chapelle du comte de Haugwitz, après avoir fait le matin ma partie de
premier violon à l'église des Pères de la Miséricorde. En outre, j'ai
trouvé deux protecteurs. L'un est un abbé qui fait beaucoup de vers
italiens, très-beaux à ce qu'on assure, et qui est fort bien vu de sa
majesté et l'impératrice-reine. On l'appelle M. de Métastasio; et comme il
demeure dans la même maison que Keller et moi, je donne des leçons à
une jeune personne qu'on dit être sa nièce. Mon autre protecteur est
monseigneur l'ambassadeur de Venise.

--Il signor Corner? demanda Consuelo vivement.

--Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c'est M. l'abbé de Métastasio qui
m'a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son
excellence m'a promis de me faire avoir des leçons de maître Porpora, qui
est en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femme
ou la maîtresse de son excellence. Cette promesse m'avait comblé de joie;
devenir l'élève d'un aussi grand professeur, du premier maître de chant de
l'univers! Apprendre la composition, les principes purs et corrects de
l'art italien! Je me regardais comme sauvé, je bénissais mon étoile, je
me croyais déjà un grand maître moi-même. Mais, hélas! Malgré les bonnes
intentions de son excellence, sa promesse n'a pas été aussi facile à
réaliser que je m'en flattais; et si je ne trouve une recommandation
plus puissante auprès du Porpora, je crains bien de ne jamais approcher
seulement de sa personne. On dit que cet illustre maître est d'un caractère
bizarre; et qu'autant il se montre attentif, généreux et dévoué à certains
élèves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il paraît
que maître Reuter n'est rien au prix du Porpora, et je tremble à la seule
idée de le voir. Cependant, quoiqu'il ait commencé par refuser net les
propositions de l'ambassadeur à mon sujet, et qu'il ait signifié ne vouloir
plus faire d'élèves, comme je sais que monseigneur Corner insistera,
j'espère encore, et je suis déterminé à subir patiemment les plus cruelles
mortifications, pourvu qu'il m'enseigne quelque chose en me grondant.

--Vous avez formé là, dit Consuelo, une salutaire résolution. On ne vous a
pas exagéré les manières brusques et l'aspect terrible de ce grand maître.
Mais vous avez raison d'espérer; car si vous avez de la patience, une
soumission aveugle, et les véritables dispositions musicales que je
pressens en vous, si vous ne perdez pas la tête au milieu des premières
bourrasques, et que vous réussissiez à lui montrer de l'intelligence et de
la rapidité de jugement, au bout de trois ou quatre leçons, je vous promets
qu'il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maîtres.
Peut-être même, si votre coeur répond, comme je le crois, à votre
esprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un père équitable et
bienfaisant.

--Oh! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez,
et vous devez aussi connaître sa fameuse élève, la nouvelle comtesse
de Rudolstadt ... la Porporina....

--Mais où avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, et
qu'attendez-vous d'elle?

--J'attends d'elle une lettre pour le Porpora, et sa protection active
auprès de lui, quand elle viendra à Vienne; car elle va y venir sans doute
après son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg.

--D'où savez-vous ce mariage?

--Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le mois
dernier, mon ami Keller apprit qu'un parent qu'il avait à Pilsen venait de
mourir, lui laissant un peu de bien. Keller n'avait ni le temps ni le moyen
de faire le voyage, et n'osait s'y déterminer, dans la crainte que la
succession ne valût pas les frais de son déplacement et la perte de son
temps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui ai
offert de faire le voyage, et de prendre en main ses intérêts. J'ai
donc été à Pilsen; et, dans une semaine que j'y ai passée, j'ai eu la
satisfaction de voir réaliser l'héritage de Keller. C'est peu de chose sans
doute, mais ce peu n'est pas à dédaigner pour lui; et je lui rapporte les
titres d'une petite propriété qu'il pourra faire vendre ou exploiter selon
qu'il le jugera à propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouvé hier
soir dans un endroit qu'on appelle Klatau, et où j'ai passé la nuit. Il y
avait eu un marché dans la journée, et l'auberge était pleine de monde.
J'étais assis auprès d'une table où mangeait un gros homme, qu'on traitait
de docteur Wetzelius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plus
grand bavard que j'aie jamais rencontré. «Savez-vous la nouvelle? disait-il
à ses voisins: le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou,
et quasi enragé, épouse la maîtresse de musique de sa cousine, une
aventurière, une mendiante, qui a été, dit-on, comédienne en Italie, et qui
s'est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s'en est dégoûté
et l'a envoyée faire ses couches à Riesenburg. On a tenu l'événement fort
secret; et d'abord, comme on ne comprenait rien à la maladie et aux
convulsions de la demoiselle que l'on croyait très-vertueuse, on m'a fait
appeler comme pour une fièvre putride et maligne. Mais à peine avais-je
tâté le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute à
quoi s'en tenir sur cette vertu-là, m'a repoussé en se jetant sur moi comme
un furieux, et n'a pas souffert que je rentrasse dans l'appartement. Tout
s'est passé fort secrètement. Je crois que la vieille chanoinesse a fait
l'office de sage-femme; la pauvre dame ne s'était jamais vue à pareille
fête. L'enfant a disparu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que le jeune
comte, qui, vous le savez tous, ne connaît pas la mesure du temps, et prend
les mois pour des années, s'est imaginé être le père de cet enfant-là, et a
parlé si énergiquement à sa famille, que, plutôt que de le voir retomber
dans ses accès de fureur, on a consenti à ce beau mariage.»

--Oh! c'est horrible, C'est infâme! s'écria Consuelo hors d'elle-même;
c'est un tissu d'abominables calomnies et d'absurdités révoltantes!

--Ne croyez pas que j'y aie ajouté foi un instant, repartit Joseph Haydn;
la figure de ce vieux docteur était aussi sotte que méchante, et, avant
qu'on l'eût démenti, j'étais déjà sûr qu'il ne débitait que des faussetés
et des folies. Mais à peine avait-il achevé son conte, que cinq ou six
jeunes gens qui l'entouraient ont pris le parti de la jeune personne; et
c'est ainsi que j'ai appris la vérité. C'était à qui louerait la beauté, la
grâce, la pudeur, l'esprit et l'incomparable talent de la Porporina. Tous
approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur,
et admiraient le vieux comte d'avoir consenti à cette union. Le docteur
Wetzelius a été traité de radoteur et d'insensé; et comme on parlait de la
grande estime de maître Porpora pour une élève à laquelle il a voulu donner
son nom, je me suis mis dans la tête d'aller à Riesenburg, de me jeter aux
pieds de la future ou peut-être de la nouvelle comtesse (car on dit que le
mariage a été déjà célébré, mais qu'on le tient encore secret pour ne pas
indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d'elle
la faveur de devenir l'élève de son illustre maître.»

Consuelo resta quelques instants pensive; les dernières paroles de Joseph à
propos de la cour l'avaient frappée. Mais revenant bientôt à lui:

«Mon enfant, lui dit-elle, n'allez point à Riesenburg, vous n'y trouveriez
pas la Porporina. Elle n'est point mariée avec le comte de Rudolstadt, et
rien n'est moins assuré que ce mariage-là. Il en a été question, il est
vrai, et je crois que les fiancés étaient dignes l'un de l'autre; mais la
Porporina, quoiqu'elle eût pour le comte Albert une amitié solide, une
estime profonde et un respect sans bornes, n'a pas crû devoir se décider
légèrement à une chose aussi sérieuse. Elle a pesé, d'une part, le tort
qu'elle ferait à cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes
grâces et peut-être la protection de l'impératrice, en même temps que
l'estime des autres seigneurs et la considération de tout le pays; de
l'autre, le mal qu'elle se ferait à elle-même, en renonçant à exercer l'art
divin qu'elle avait étudié avec passion et embrassé avec courage. Elle
s'est dit que le sacrifice était grand de part et d'autre, et qu'avant de
s'y jeter tête baissée, elle devait consulter le Porpora, et donner au
jeune comte le temps de savoir si sa passion résisterait à l'absence; de
sorte qu'elle est partie pour Vienne à l'improviste, à pied, sans guide et
presque sans argent, mais avec l'espérance de rendre le repos et la raison
à celui qui l'aime, et n'emportant, de toutes les richesses qui lui étaient
offertes, que le témoignage de sa conscience et la fierté de sa condition
d'artiste.

--Oh! c'est une véritable artiste, en effet! c'est une forte tête et une
âme noble, si elle a agi ainsi! s'écria Joseph en fixant ses yeux brillants
sur Consuelo; et si je ne me trompe pas, c'est à elle que je parle, c'est
devant elle que je me prosterne.

--C'est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitié, ses
conseils et son appui auprès du Porpora; car nous allons faire route
ensemble, à ce que je vois; et si Dieu nous protège, comme il nous a
protégés jusqu'ici l'un et l'autre, comme il protège tous ceux qui ne se
reposent qu'en lui, nous serons bientôt à Vienne, et nous prendrons les
leçons du même maître.

--Dieu soit loué! s'écria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras
au ciel avec enthousiasme; je devinais bien, en vous regardant dormir,
qu'il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon
avenir, étaient entre vos mains.»




LXVI.


Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, en
revenant de part et d'autre sur les détails de leur situation dans un
entretien amical, ils songèrent aux précautions et aux arrangements à
prendre pour retourner à Vienne. La première chose qu'ils firent fut de
tirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo était encore la
plus riche des deux; mais leurs fonds réunis pouvaient fournir de quoi
faire agréablement la route à pied, sans souffrir de la faim et sans
coucher à la belle étoile. Il ne fallait pas songer à autre chose, et
Consuelo en avait déjà pris son parti. Cependant, malgré la gaieté
philosophique qu'elle montrait à cet égard, Joseph était soucieux et
pensif.

«Qu'avez-vous? lui dit-elle; vous craignez peut-être l'embarras de ma
compagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous.

--Vous devez tout faire mieux que moi, répondit-il; ce n'est pas là ce qui
m'inquiète. Mais je m'attriste et je m'épouvante quand je songe que vous
êtes jeune et belle, et que tous les regards vont s'attacher sur vous avec
convoitise, tandis que je suis si petit et si chétif que, bien résolu à me
faire tuer pour vous, je n'aurai peut-être pas la force de vous préserver.

--A quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant? Si j'étais assez belle pour
fixer les regards des passants, je pense qu'une femme qui se respecte sait
imposer toujours par sa contenance....

--Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontée ou
modeste, vous n'êtes pas en sûreté sur ces routes couvertes de soldats et
de vauriens de toute espèce. Depuis que la paix est faite, le pays est
inondé de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de ces
volontaires aventuriers qui, se voyant licenciés, et ne sachant plus où
trouver fortune, se mettent à piller les passants, à rançonner les
campagnes, et à traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvreté nous
met à l'abri de leur talent de ce côté-là; mais il suffit que vous soyez
femme pour éveiller leur brutalité. Je pense sérieusement à changer de
route; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont des
places de guerre offrant un continuel prétexte au passage des troupes
licenciées et autres qui ne valent guère mieux, nous ferons bien de
descendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes à peu
près désertes, où la cupidité et les brigandages de ces messieurs ne
trouvent rien qui puisse les amorcer. Nous côtoierons la rivière jusque
vers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt.
Une fois sur les terres de l'Empire, nous serons protégés par une police
Moins impuissante que celle de la Bohême.

--Vous connaissez donc cette route-là?

--Je ne sais pas même s'il y en a une; mais j'ai une petite carte dans ma
poche, et j'avais projeté, en quittant Pilsen, d'essayer de m'en revenir
par les montagnes, afin de changer et de voir du pays.

--Eh bien soit! votre idée me paraît bonne, dit Consuelo en regardant la
carte que Joseph venait d'ouvrir. Il y a partout des sentiers pour les
piétons et des chaumières pour recueillir les gens sobres et courts
d'argent. Je vois là, en effet, une chaîne de montagnes qui nous conduit
jusqu'à la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve.

--C'est le plus grand Boehmer-Wald, dont les cimes les plus élevées se
trouvent là et servent de frontière entre la Bavière et la Bohême. Nous le
rejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs; elles nous
indiquent qu'à droite et à gauche sont les vallées qui descendent vers
les deux provinces. Puisque, Dieu  merci, je n'ai plus affaire à cet
introuvable château des Géants, je suis sûr de vous bien diriger, et de ne
pas vous faire faire plus de chemin qu'il ne faut.

--En route donc! dit Consuelo; je me sens tout à fait reposée. Le sommeil
et votre bon pain m'ont rendu mes forces, et je peux encore faire au
moins deux milles aujourd'hui. D'ailleurs j'ai hâte de m'éloigner de
ces environs, où je crains toujours de rencontrer quelque visage de
connaissance.

--Attendez, dit Joseph; j'ai une idée singulière qui me trotte par la
cervelle.

--Voyons-la.

--Si vous n'aviez pas de répugnance à vous habiller en homme, votre
incognito serait assuré, et vous échapperiez à toutes les mauvaises
suppositions qu'on pourra faire dans nos gîtes sur le compte d'une jeune
fille voyageant seule avec un jeune garçon.

--L'idée n'est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assez
riches pour faire des emplettes. Où trouverais-je d'ailleurs des habits à
ma taille?

--Écoutez, je n'aurais pas eu cette idée si je ne m'étais senti pourvu de
ce qu'il fallait pour la mettre à exécution. Nous sommes absolument de la
même taille, ce qui fait plus d'honneur à vous qu'à moi; et j'ai dans
mon sac un habillement complet, absolument neuf, qui vous déguisera
parfaitement. Voici l'histoire de cet habillement: c'est un envoi de ma
brave femme de mère, qui, croyant me faire un cadeau très-utile, et voulant
me savoir équipé convenablement pour me présenter à l'ambassade, et donner
des leçons aux demoiselles, s'est avisée de me faire faire dans son village
un costume des plus élégants, à la mode de chez nous. Certes, le costume
est pittoresque, et les étoffes bien choisies; vous allez voir! Mais
imaginez-vous l'effet que j'aurais produit à l'ambassade, et le fou rire
qui se serait emparé de la nièce de M. de Métastasio, si je m'étais montré
avec cette rustique casaque et ce large pantalon bouffant! J'ai remercié ma
pauvre mère de ses bonnes intentions, et je me suis promis de vendre le
costume à quelque paysan au dépourvu, ou à quelque comédien en voyage.
Voilà pourquoi je l'ai emporté avec moi; mais par bonheur je n'ai pu
trouver l'occasion de m'en défaire. Les gens de ce pays-ci prétendent que
la mode de cet habit est antique, et ils demandent si cela est polonais ou
turc.

--Eh bien, l'occasion est trouvée, s'écria Consuelo en riant; votre idée
était excellente, et la comédienne en voyage s'accommode de votre habit à
la turque, qui ressemble assez à un jupon. Je vous achète ceci à crédit
toutefois, ou pour mieux dire à condition que vous allez être le caissier
de notre _chatouille_, comme dit le roi de Prusse de son trésor, et que
vous m'avancerez la dépense de mon voyage jusqu'à Vienne.

--Nous verrons cela, dit Joseph en mettant la bourse dans sa poche, et en
se promettant bien de ne pas se laisser payer. Maintenant reste à savoir si
l'habit vous est commode. Je vais m'enfoncer dans ce bois, tandis que vous
entrerez dans ces rochers. Ils vous offriront plus d'un cabinet de toilette
sûr et spacieux.

--Allez, et paraissez sur la scène, répondit Consuelo en lui montrant la
forêt: moi, je rentre dans la coulisse.

Et, se retirant dans les rochers, tandis que son respectueux compagnon
s'éloignait consciencieusement, elle procéda sur-le-champ à sa
transformation. La fontaine lui servit de miroir lorsqu'elle sortit de sa
retraite, et ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'elle y vit apparaître
le plus joli petit paysan que la race slave eût jamais produit. Sa taille
fine et souple comme un jonc jouait dans une large ceinture de laine rouge;
et sa jambe, déliée comme celle d'une biche, sortait modestement un peu
au-dessus de la cheville des larges plis du pantalon. Ses cheveux noirs,
qu'elle avait persévéré à ne pas poudrer, avaient été coupés dans sa
maladie, et bouclaient naturellement autour de son visage. Elle y passa ses
doigts pour leur donner tout à fait la négligence rustique qui convient à
un jeune pâtre; et, portant son costume avec l'aisance du théâtre, sachant
même, grâce à son talent mimique, donner tout à coup une expression de
simplicité sauvage à sa physionomie, elle se trouva si bien déguisée que le
courage et la sécurité lui vinrent en un instant. Ainsi qu'il arrive aux
acteurs dès qu'ils ont revêtu leur costume, elle se sentit dans son rôle,
et s'identifia même avec le personnage qu'elle allait jouer, au point
d'éprouver en elle-même comme l'insouciance, le plaisir d'un vagabondage
innocent, la gaîté, la vigueur et la légèreté de corps d'un garçon faisant
l'école buissonnière.

Elle eut à siffler trois fois avant que Haydn, qui s'était éloigné dans le
bois plus qu'il n'était nécessaire, soit pour témoigner son respect, soit
pour échapper à la tentation de tourner ses yeux vers les fentes du rocher,
revînt auprès d'elle. Il fit un cri de surprise et d'admiration en la
voyant ainsi; et même, quoiqu'il s'attendit à la retrouver bien déguisée,
il eut peine à en croire ses yeux dans le premier moment. Cette
transformation embellissait prodigieusement Consuelo: et en même temps
elle lui donnait un aspect tout différent pour l'imagination du jeune
musicien.

L'espèce de plaisir que la beauté de la femme produit sur un adolescent est
toujours mêlé de frayeur; et le vêtement qui en fait, même aux yeux du
moins chaste, un être si voilé et si mystérieux, est pour beaucoup dans
cette impression de trouble et d'angoisse. Joseph était une âme pure,
et, quoi qu'en aient dit quelques biographes, un jeune homme chaste et
craintif. Il avait été ébloui en voyant Consuelo, animée par les rayons du
soleil qui l'inondaient, dormir au bord de la source, immobile comme une
belle statue. En lui parlant, en l'écoutant, son coeur s'était senti agité
de mouvements inconnus, qu'il n'avait attribués qu'à l'enthousiasme et à la
joie d'une si heureuse rencontre. Mais dans le quart d'heure qu'il avait
passé loin d'elle dans le bois, pendant cette mystérieuse toilette, il
avait éprouvé de violentes palpitations. La première émotion était revenue;
et il s'approchait, résolu à faire de grands efforts pour cacher encore
sous un air d'insouciance et d'enjouement le trouble mortel qui s'élevait
dans son âme.

Le changement de costume, si bien _réussi_ qu'il semblait être un véritable
changement de sexe, changea subitement aussi la disposition d'esprit du
jeune homme.  Il ne sentit plus en apparence que l'élan fraternel d'une
vive amitié improvisée entre lui et son agréable compagnon de voyage. La
même ardeur de courir et de voir du pays, la même sécurité quant aux
dangers de la route, la même gaieté sympathique, qui animaient Consuelo
dans cet instant, s'emparèrent de lui; et ils se mirent en marche à travers
bois et prairies, aussi légers que deux oiseaux de passage.

Cependant, après quelques pas, il oublia qu'elle était garçon, en lui
voyant porter sur l'épaule, au bout d'un bâton, son petit paquet de hardes,
grossi des habillements de femme dont elle venait de se dépouiller. Une
contestation s'éleva entre eux à ce sujet. Consuelo prétendait qu'avec son
sac, son violon, et son cahier du _gradus ad Parnassum_, Joseph était bien
assez chargé. Joseph, de son côté, jurait qu'il mettrait tout le paquet
de Consuelo dans son sac, et qu'elle ne porterait rien. Il fallut qu'elle
cédât; mais, pour la vraisemblance de son personnage, et afin qu'il y eût
apparence d'égalité entre eux, il consentit à lui laisser porter le violon
en bandoulière.

«Savez-vous, lui disait Consuelo pour le décider à cette concession, qu'il
faut que j'aie l'air de votre serviteur, ou tout au moins de votre guide?
car je suis un paysan, il n'y a pas à dire; et vous, vous êtes un citadin.

--Quel citadin! répondait Haydn en riant. Je n'ai pas mal la tournure du
garçon perruquier de Keller!»

Et en disant ceci, le bon jeune homme se sentait un peu mortifié de ne
pouvoir se montrer à Consuelo sous un accoutrement plus coquet que ses
habits fanés par le soleil et un peu délabrés par le voyage.

«Non! vous avez l'air, dit Consuelo pour lui ôter ce petit chagrin, d'un
fils de famille ruiné reprenant le chemin de la maison paternelle avec son
garçon jardinier, compagnon de ses escapades.

--Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des rôles appropriés à notre
situation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que nous
sommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et,
comme c'est la coutume du métier de s'habiller comme on peut, avec ce
que l'on trouve, et selon l'argent qu'on a; comme on voit souvent les
troubadours de notre espèce traîner par les champs la défroque d'un
marquis ou celle d'un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l'habit noir
râpé d'un petit professeur, et vous la toilette, inusitée dans ce pays-ci,
d'un villageois de la Hongrie. Nous ferons même bien de dire si l'on nous
interroge, que nous avons été dernièrement faire une tournée de ce côté-là.
Je pourrai parler _ex professo_ du célèbre village de Rohran que personne
ne connaît, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie.
Quant à vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vous
ferez bien de ne pas nier que vous êtes Italien et chanteur de profession.

--A propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c'est l'usage: le
vôtre est tout trouvé pour moi. Je dois, conformément à mes manières
italiennes, vous appeler Beppo, c'est l'abréviation de Joseph.

--Appelez-moi comme vous voudrez. J'ai l'avantage d'être aussi inconnu
sous un nom que sous un autre. Vous, c'est différent. II vous faut un nom
absolument: lequel choisissez-vous?

--La première abréviation vénitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto....
Oh! non pas celui-là, s'écria-t-elle après avoir laissé échapper par
habitude la contraction enfantine du nom d'Anzoleto.

--Pourquoi pas celui-là? reprit Joseph qui remarqua l'énergie de son
exclamation.

--Il me porterait malheur. On dit qu'il y a des noms comme cela.

--Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous?

--Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espèce de diminutif du
nom d'Albert.

--Il signor Bertoni! cela fait bien! dit Joseph en s'efforçant de sourire.»

Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiancé lui enfonça un poignard
dans le coeur. Il la regarda marcher devant lui, leste et dégagée:

«A propos, se dit-il pour se consoler, j'oubliais que c'est un garçon!»




LXVII.


Ils trouvèrent bientôt la lisière du bois, et se dirigèrent vers le
sud-est. Consuelo marchait la tête nue, et Joseph, voyant le soleil
enflammer son teint blanc et uni, n'osait en exprimer son chagrin. Le
chapeau qu'il portait lui-même n'était pas neuf, il ne pouvait pas le lui
offrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l'exprimer;
mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui fut
remarqué de sa compagne.

«Voilà une singulière idée, lui dit-elle. Il paraît que vous trouvez le
temps couvert et la plaine ombragée? Cela me fait penser que je n'ai rien
sur la tête; mais comme je n'ai pas toujours eu toutes mes aises, je sais
bien des manières de me les procurer à peu de frais.»

En parlant ainsi, elle arracha à un buisson un rameau de pampre sauvage,
et, le roulant sur lui-même, elle s'en fit un chapeau de verdure.

«Voilà qu'elle a l'air d'une Muse, pensa Joseph, et le garçon disparaît
encore!» Ils traversèrent un village, où, apercevant une de ces boutiques
où l'on vend de tout, il y entra précipitamment sans qu'elle pût prévoir
son dessein, et en sortit bientôt avec un petit chapeau de paille à larges
bords retroussés sur les oreilles comme les portent les paysans des vallées
danubiennes.

«Si vous commencez par nous jeter dans le luxe, lui dit-elle en essayant
cette nouvelle coiffure, songez que le pain pourra bien manquer vers la fin
du voyage.

--Le pain vous manquer! s'écria Joseph vivement; j'aimerais mieux tendre
la main aux voyageurs, faire des cabrioles sur les places publiques pour
recevoir des gros sous! que sais-je? Oh! non, vous ne manquerez de rien
avec moi.» Et voyant que son enthousiasme étonnait un peu Consuelo, il
ajouta en tâchant de rabaisser ses bons sentiments: «Songez, signor
Bertoni, que mon avenir dépend de vous, que ma fortune est dans vos mains,
et qu'il est de mes intérêts de vous ramener saine et sauve à maître
Porpora.»

L'idée que son compagnon pouvait bien tomber subitement amoureux d'elle
Ne vint pas à Consuelo. Les femmes chastes et simples ont rarement ces
prévisions, que les coquettes ont, au contraire, en toute rencontre,
peut-être à cause de la préoccupation où elles sont d'en faire naître la
cause. En outre, il est rare qu'une femme très-jeune ne regarde pas comme
un enfant un homme de son âge. Consuelo avait deux ans de plus qu'Haydn,
et ce dernier était si petit et si malingre qu'on lui en eût donné à peine
quinze. Elle savait bien qu'il en avait davantage; mais elle ne pouvait
s'aviser de penser que son imagination et ses sens fussent déjà éveillés
par l'amour. Elle s'aperçut cependant d'une émotion extraordinaire lorsque,
s'étant arrêtée pour reprendre haleine dans un autre endroit, d'où elle
admirait un des beaux sites qui s'offrent à chaque pas dans ces régions
élevées, elle surprit les regards de Joseph attachés sur les siens avec une
sorte d'extase.

«Qu'avez-vous, ami Beppo? lui dit-elle naïvement. Il me semble que vous
êtes soucieux, et je ne puis m'ôter de l'idée que ma compagnie vous
embarrasse.

--Ne dites pas cela! s'écria-t-il avec douleur; c'est manquer d'estime pour
moi, c'est me refuser votre confiance et votre amitié que je voudrais payer
de ma vie.

--En ce cas, ne soyez pas triste, à moins que vous n'ayez quelque autre
sujet de chagrin que vous ne m'avez pas confié.»

Joseph tomba dans un morne silence, et ils marchèrent longtemps sans qu'il
pût trouver la force de le rompre. Plus ce silence se prolongeait, plus le
jeune homme en ressentait d'embarras; il craignait de se laisser deviner.
Mais il ne trouvait rien de convenable à dire pour renouer la conversation.
Enfin, faisant un grand effort sur lui-même:

«Savez-vous, lui dit-il, à quoi je songe très-sérieusement?

--Non, je ne le devine pas, répondit Consuelo, qui, pendant tout ce temps,
s'était perdue dans ses propres préoccupations, et qui n'avait rien trouvé
d'étrange à son silence.

--Je pensais, chemin faisant, que, si cela ne vous ennuyait pas, vous
devriez m'enseigner l'italien. Je l'ai commencé avec des livres cet hiver;
mais, n'ayant personne pour me guider dans la prononciation, je n'ose pas
articuler un seul mot devant vous. Cependant je comprends ce que je lis, et
si, pendant notre voyage, vous étiez assez bonne pour me forcer à secouer
ma mauvaise honte, et pour me reprendre à chaque syllabe, il me semble que
j'aurais l'oreille assez musicale pour que votre peine ne fût pas perdue.

--Oh! de tout mon coeur, répondit Consuelo. J'aime qu'on ne perde pas
un seul des précieux instants de la vie pour s'instruire; et comme on
s'instruit soi-même en enseignant, il ne peut être que très-bon pour nous
deux de nous exercer à bien prononcer la langue musicale par excellence.
Vous me croyez Italienne, et je ne le suis pas, quoique j'aie très-peu
d'accent dans cette langue. Mais je ne la prononce vraiment bien qu'en
chantant; et quand je voudrai vous faire saisir l'harmonie des sons
italiens, je chanterai les mots qui vous présenteront des difficultés.
Je suis persuadée qu'on ne prononce mal que parce qu'on entend mal. Si
votre oreille perçoit complètement les nuances, ce ne sera plus pour vous
qu'une affaire de mémoire de les bien répéter.

--Ce sera donc à la fois une leçon d'italien et une leçon de chant! s'écria
Joseph.--Et une leçon qui durera cinquante lieues! pensa-t-il dans son
ravissement. Ah! ma foi, vive l'art! le moins dangereux, le moins ingrat
de tous les amours!»

La leçon commença sur l'heure, et Consuelo, qui eut d'abord de la peine
A ne pas éclater de rire à chaque mot que Joseph disait en italien,
s'émerveilla bientôt de la facilité et de la justesse avec lesquelles il
se corrigeait. Cependant le jeune musicien, qui souhaitait avec ardeur
d'entendre la voix de la cantatrice, et qui n'en voyait pas venir
l'occasion assez vite, la fit naître par une petite ruse. Il feignit
d'être embarrassé de donner à l'_à_ italien la franchise et la netteté
convenables, et il chanta une phrase de Leo où le mot _felicità_ se
trouvait répété plusieurs fois. Aussitôt Consuelo, sans s'arrêter, et sans
être plus essoufflée que si elle eût été assise à son piano, lui chanta
la phrase à plusieurs reprises. A cet accent si généreux et si pénétrant
qu'aucun autre ne pouvait, à cette époque, lui être comparé dans le monde,
Joseph sentit un frisson passer dans tout son corps, et froissa ses mains
l'une contre l'autre avec un mouvement convulsif et une exclamation
passionnée.

«A votre tour, essayez donc,» dit Consuelo sans s'apercevoir de ses
transports.

Haydn essaya la phrase et la dit si bien que son jeune professeur battit
des mains.

«C'est à merveille, lui dit-elle avec un accent de franchise et de bonté.
Vous apprenez vite, et vous avez une voix magnifique.

--Vous pouvez me dire là-dessus tout ce qu'il vous plaira, répondit Joseph;
mais moi je sens que je ne pourrai jamais vous rien dire de vous-même.

--Et pourquoi donc?» dit Consuelo.

Mais, en se retournant vers lui, elle vit qu'il avait les yeux gros
de larmes, et qu'il serrait encore ses mains, en faisant craquer les
phalanges, comme un enfant folâtre et comme un homme enthousiaste.

«Ne chantons plus, lui dit-elle. Voici des cavaliers qui viennent à notre
rencontre.

--Ah! mon Dieu, oui, taisez-vous! s'écria Joseph tout hors de lui. Qu'ils
ne vous entendent pas! car ils mettraient pied à terre, et vous salueraient
à genoux.

--Je ne crains pas ces mélomanes; ce sont des garçons bouchers qui portent
des veaux en croupe.

--Ah! baissez votre chapeau, détournez la tête! dit Joseph en se
rapprochant d'elle avec un sentiment de jalousie exaltée. Qu'ils ne vous
voient pas! qu'ils ne vous entendent pas! que personne autre que moi ne
vous voie et ne vous entende!»

Le reste de la journée s'écoula dans une alternative d'études sérieuses et
de causeries enfantines. Au milieu de ses agitations, Joseph éprouvait une
joie enivrante, et ne savait s'il était le plus tremblant des adorateurs
de la beauté, ou le plus rayonnant des amis de l'art. Tour à tour idole
resplendissante et camarade délicieux, Consuelo remplissait toute sa vie et
transportait tout son être. Vers le soir il s'aperçut qu'elle se traînait
avec peine, et que la fatigue avait vaincu son enjouement. Il est vrai que,
depuis plusieurs heures, malgré les fréquentes haltes qu'ils faisaient
sous les ombrages du chemin, elle se sentait brisée de lassitude; mais
elle voulait qu'il en fût ainsi; et n'eût-il pas été démontré qu'elle
devait s'éloigner de ce pays au plus vite, elle eût encore cherché, dans
le mouvement et dans l'étourdissement d'une gaîté un peu forcée, une
distraction contre le déchirement de son coeur. Les premières ombres du
soir, en répandant de la mélancolie sur la campagne, ramenèrent les
sentiments douloureux qu'elle combattait avec un si grand courage. Elle se
représenta la morne soirée qui commençait au château des Géants, et la
nuit, peut-être terrible, qu'Albert allait passer. Vaincue par cette idée,
elle s'arrêta involontairement au pied d'une grande croix de bois, qui
marquait, au sommet d'une colline nue, le théâtre de quelque miracle ou de
quelque crime traditionnels.
                
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