«Hélas! vous êtes plus fatiguée que vous ne voulez en convenir, lui dit
Joseph; mais notre étape touche à sa fin, car je vois briller au fond de
cette gorge les lumières d'un hameau. Vous croyez peut-être que je n'aurais
pas la force de vous porter, et cependant, si vous vouliez....
--Mon enfant, lui répondit-elle en souriant, vous êtes bien fier de votre
sexe. Je vous prie de ne pas tant mépriser le mien, et de croire que j'ai
plus de force qu'il ne vous en reste pour vous porter vous-même. Je suis
essoufflée d'avoir grimpé ce sentier, voilà tout; et si je me repose, c'est
que j'ai envie de chanter.
--Dieu soit loué! s'écria Joseph: chantez donc là, au pied de la croix.
Je vais me mettre à genoux.... Et cependant, si cela allait vous fatiguer
davantage!
--Ce ne sera pas long, dit Consuelo; mais c'est une fantaisie que j'ai de
dire ici un verset de cantique que ma mère me faisait chanter avec elle,
soir et matin, dans la campagne, quand nous rencontrions une chapelle ou
une croix plantée comme celle-ci à la jonction de quatre sentiers.»
L'idée de Consuelo était encore plus romanesque qu'elle ne voulait le
dire. En songeant à Albert, elle s'était représenté cette faculté quasi
surnaturelle qu'il avait souvent de voir et d'entendre à distance. Elle
s'imagina fortement qu'à cette heure même il pensait à elle, et la voyait
peut-être; et, croyant trouver un allégement à sa peine en lui parlant par
un chant sympathique à travers la nuit et l'espace, elle monta sur les
pierres qui assujettissaient le pied de la croix. Alors, se tournant du
côté de l'horizon derrière lequel devait être Riesenburg, elle donna sa
voix dans toute son étendue pour chanter le verset du cantique espagnol:
O Consuelo de mi alma, etc.
«Mon Dieu, mon Dieu! disait Haydn en se parlant à lui-même lorsqu'elle eut
fini, je n'avais jamais entendu chanter; je ne savais pas ce que c'est que
le chant! Y a-t-il donc d'autres voix humaines semblables à celle-ci?
Pourrai-je jamais entendre quelque chose do comparable à ce qui m'est
révélé aujourd'hui? O musique! Sainte musique! ô génie de l'art! que tu
m'embrases, et que tu m'épouvantes!»
Consuelo redescendit de la pierre, où comme une madone elle avait dessiné
sa silhouette élégante dans le bleu transparent de la nuit. A son tour,
inspirée à la manière d'Albert, elle s'imagina qu'elle le voyait, à
travers les bois, les montagnes et les vallées, assis sur la pierre du
Schreckenstein, calme, résigné, et rempli d'une sainte espérance. «Il m'a
entendue, pensait-elle, il a reconnu ma voix et le chant qu'il aime. Il m'a
comprise, et maintenant il va rentrer au château, embrasser son père, et
peut-être s'endormir paisiblement.»
«Tout va bien,» dit-elle à Joseph sans prendre garde à son délire
d'admiration.
Puis, retournant sur ses pas, elle déposa un baiser sur le bois grossier de
la croix. Peut-être en cet instant, par un rapprochement bizarre, Albert
éprouva-t-il comme une commotion électrique qui détendit les ressorts de sa
volonté sombre, et fit passer jusqu'aux profondeurs les plus mystérieuses
de son âme les délices d'un calme divin. Peut-être fut-ce le moment précis
du profond et bienfaisant sommeil où il tomba, et où son père, inquiet et
matinal, eut la satisfaction de le retrouver plongé le lendemain au retour
de l'aurore.
Le hameau dont ils avaient aperçu les feux dans l'ombre n'était qu'une
vaste ferme où ils furent reçus avec hospitalité. Une famille de bons
laboureurs mangeait en plein air devant la porte, sur une table de
bois brut, à laquelle on leur fit place, sans difficulté comme sans
empressement. On ne leur adressa point de questions, on les regarda à
peine. Ces braves gens, fatigués d'une longue et chaude journée de travail,
prenaient leur repas en silence, livrés à la béate jouissance d'une
alimentation simple et copieuse. Consuelo trouva le souper délicieux.
Joseph oublia de manger, occupé qu'il était à regarder cette pâle et noble
figure de Consuelo au milieu de ces larges faces hâlées de paysans, douces
et stupides comme celles de leurs boeufs qui paissaient l'herbe autour
d'eux, et ne faisaient guère un plus grand bruit de mâchoires en ruminant
avec lenteur.
Chacun des convives se retira silencieusement en faisant un signe de croix,
aussitôt qu'il se sentit repu, et alla se livrer au sommeil, laissant
les plus robustes prolonger les douceurs de la table autant qu'ils le
jugeraient à propos. Les femmes qui les servaient s'assirent à leurs
places, dès qu'ils se furent tous levés, et se mirent à souper avec les
enfants. Plus animées et plus curieuses, elles retinrent et questionnèrent
les jeunes voyageurs. Joseph se chargea des contes qu'il tenait tout prêts
pour les satisfaire, et ne s'écarta guère de la vérité, quant au fond, en
leur disant que lui et son camarade étaient de pauvres musiciens ambulants.
«Quel dommage que nous ne soyons pas au dimanche, répondit une des plus
jeunes, vous nous auriez fait danser!»
Elles examinèrent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garçon, et
qui affectait, pour bien remplir son rôle, de les regarder avec des yeux
hardis et bien éveillés. Elle avait soupiré un instant en se représentant
la douceur de ces moeurs patriarcales dont sa profession active et
vagabonde l'éloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes se
tenir debout derrière leurs maris, les servir avec respect, et manger
ensuite leurs restes avec gaîté, les unes allaitant un petit, les autres
esclaves déjà, par instinct, de leurs jeunes garçons, s'occupant d'eux
avant de songer à leurs filles et à elles-mêmes, elle ne vit plus dans tous
ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la nécessité; les
mâles enchaînés à la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femelles
enchaînées au maître, c'est-à-dire à l'homme, cloîtrées à la maison,
servantes à perpétuité, et condamnées à un travail sans relâche au milieu
des souffrances et des embarras de la maternité. D'un côté le possesseur
de la terre, pressant ou rançonnant le travailleur jusqu'à lui ôter le
nécessaire dans les profits de son aride labeur; de l'autre l'avarice et la
peur qui se communiquent du maître au tenancier, et condamnent celui-ci à
gouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sa
propre vie. Alors cette sérénité apparente ne sembla plus à Consuelo que
l'abrutissement du malheur ou l'engourdissement de la fatigue; et elle se
dit qu'il valait mieux être artiste ou bohémien, que seigneur ou paysan,
puisqu'à la possession d'une terre comme à celle d'une gerbe de blé
s'attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la
cupidité. _Viva la libertà!_ dit-elle à Joseph, à qui elle exprimait ses
pensées en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient la
vaisselle à grand bruit, et qu'une vieille impotente tournait son rouet
avec la régularité d'une machine.
Joseph était surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemand
tant bien que mal. Il apprit d'elles que le chef de la famille, qu'il avait
vu habillé en paysan, était d'origine noble, et avait eu un peu de fortune
et d'éducation dans sa jeunesse; mais que, ruiné entièrement dans la guerre
de la Succession, il n'avait plus eu d'autres ressources pour élever sa
nombreuse famille que de s'attacher comme fermier à une abbaye voisine.
Cette abbaye le rançonnait horriblement, et il venait de payer le droit de
mitre, c'est-à-dire l'impôt levé par le fisc impérial sur les communautés
religieuses à chaque mutation d'abbé. Cet impôt n'était jamais payé en
réalité que par les vassaux et tenanciers des biens ecclésiastiques, en
surplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la ferme
étaient serfs, et ne s'estimaient pas plus malheureux que le chef qui les
employait. Le fermier du fisc était juif; et, renvoyé, de l'abbaye qu'il
tourmentait, aux cultivateurs qu'il tourmentait plus encore, il était
venu dans la matinée réclamer et toucher une somme qui était l'épargne
de plusieurs années. Entre les prêtres catholiques et les exacteurs
israélites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels haïr et redouter le
plus.
«Voyez, Joseph, dit Consuelo à son compagnon; ne vous disais-je pas bien
que nous étions seuls riches en ce monde, nous qui ne payons pas d'impôt
sur nos voix, et qui ne travaillons que quand il nous plaît?»
L'heure du coucher étant venue, Consuelo éprouvait tant de fatigue qu'elle
s'endormit sur un banc à la porte de la maison. Joseph profita de ce moment
pour demander des lits à la fermière.
«Des lits, mon enfant? répondit-elle en souriant; si nous pouvions vous en
donner un, ce serait beaucoup, et vous sauriez bien vous en contenter pour
deux.»
Cette réponse fit monter le sang au visage du pauvre Joseph. Il regarda
Consuelo; et, voyant qu'elle n'entendait rien de ce dialogue, il surmonta
son émotion.
«Mon camarade est très-fatigué, dit-il, et si vous pouvez lui céder un
petit lit, nous le paierons ce que vous voudrez. Pour moi, un coin dans la
grange ou dans l'étable me suffira.
--Eh bien, si cet enfant est malade, par humanité nous lui donnerons un lit
dans la chambre commune. Nos trois filles coucheront ensemble. Mais dites à
votre camarade de se tenir tranquille, au moins, et de se comporter
décemment; car mon mari et mon gendre, qui dorment dans la même pièce, le
mettraient à la raison.
--Je vous réponds de la douceur et de l'honnêteté de mon camarade; reste
à savoir s'il ne préférera pas encore dormir dans le foin que dans une
chambre où vous êtes tant de monde.»
II fallut bien que le bon Joseph réveillât le signor Bertoni pour lui
proposer cet arrangement. Consuelo n'en fut pas effarouchée comme il
s'y attendait. Elle trouva que puisque les jeunes filles de la maison
reposaient dans la même pièce que le père et le gendre, elle y serait plus
en sûreté que partout ailleurs; et ayant souhaité le bonsoir à Joseph, elle
se glissa derrière les quatre rideaux de laine brune qui enfermaient le lit
désigné, où, prenant à peine le temps de se déshabiller, elle s'endormit
profondément.
LXVIII.
Cependant, après les premières heures de ce sommeil accablant, elle fut
réveillée par le bruit continuel qui se faisait autour d'elle. D'un côté,
la vieille grand'mère, dont le lit touchait presque au sien, toussait et
râlait sur le ton le plus aigu et le plus déchirant; de l'autre, une
jeune femme allaitait son petit enfant et chantait pour le rendormir;
les ronflements des hommes ressemblaient à des rugissements; un autre
enfant, quatrième dans un lit, pleurait en se querellant avec ses frères;
les femmes se relevaient pour les mettre d'accord, et faisaient plus
de bruit encore par leurs réprimandes et leurs menaces. Ce mouvement
perpétuel, ces cris d'enfants, la malpropreté, la mauvaise odeur et la
chaleur de l'atmosphère chargée de miasmes épais, devinrent si désagréables
à Consuelo, qu'elle n'y put tenir longtemps. Elle se rhabilla sans bruit,
et, profitant d'un moment où tout le monde était endormi, elle sortit de la
maison, et chercha un coin pour dormir jusqu'au jour.
Elle se flattait de dormir mieux en plein air. Ayant passé la nuit
précédente à marcher, elle ne s'était pas aperçue du froid; mais, outre
qu'elle était dans une disposition d'accablement bien différente de
l'excitation de son départ, le climat de cette région élevée se manifestait
déjà plus âpre qu'aux environs de Riesenburg. Elle sentit le frisson la
saisir, et un horrible malaise lui fît craindre de ne pouvoir supporter
une suite de journées de marche et de nuits sans repos, dont le début
s'annonçait si désagréablement. C'est en vain qu'elle se reprocha d'être
devenue princesse dans les douceurs de la vie de château: elle eût donné
le reste de ses jours en cet instant pour une heure de bon sommeil.
Cependant, n'osant rentrer dans la maison de peur d'éveiller et
d'indisposer ses hôtes, elle chercha la porte des granges; et, trouvant
l'étable ouverte à demi, elle y pénétra à tâtons. Un profond silence y
régnait. Jugeant cet endroit désert, elle s'étendit sur une crèche remplie
de paille dont la chaleur et l'odeur saine lui parurent délicieuses.
Elle commençait à s'endormir, lorsqu'elle sentit sur son front une haleine
chaude et humide, qui se retira avec un souffle violent et une sorte
d'imprécation étouffée. La première frayeur passée, elle aperçut, dans le
crépuscule qui commençait à poindre, une longue figure et deux formidables
cornes au-dessus de sa tête: c'était une belle vache qui avait passé le cou
au râtelier, et qui, après l'avoir flairée avec étonnement, se retirait
avec épouvante. Consuelo se tapit dans le coin, de manière à ne pas la
contrarier, et dormit fort tranquillement. Son oreille fut bientôt habituée
à tous les bruits de l'étable, au cri des chaînes dans leurs anneaux, au
mugissement des génisses et au frottement des cornes contre les barres de
la crèche. Elle ne s'éveilla même pas lorsque les laitières entrèrent pour
faire sortir leurs bêtes et les traire en plein air. L'étable se trouva
vide; l'endroit sombre où Consuelo s'était retirée avait empêché qu'on ne
la découvrit; et le soleil était levé lorsqu'elle ouvrit de nouveau les
yeux. Enfoncée dans la paille, elle goûta encore quelques instants le
bien-être de sa situation, et se réjouit de se sentir rafraîchie et
reposée, prête à reprendre sa marche sans effort et sans inquiétude.
Lorsqu'elle sauta à bas de la crèche pour chercher Joseph, le premier objet
qu'elle rencontra fut Joseph lui-même, assis vis-à-vis d'elle sur la crèche
d'en face.
«Vous m'avez donné bien de l'inquiétude, cher signor Bertoni, lui dit-il.
Lorsque les jeunes filles m'ont appris que vous n'étiez plus dans la
chambre, et qu'elles ne savaient ce que vous étiez devenue, je vous ai
cherchée partout, et ce n'est qu'en désespoir de cause que je suis revenu
ici où j'avais passé la nuit, et où je vous ai trouvée, à ma grande
surprise. J'en étais sorti dans l'obscurité du matin, et ne m'étais pas
avisé de vous découvrir, là vis-à-vis de moi, blottie dans cette paille et
sous le nez de ces animaux qui eussent pu vous blesser. Vraiment, signora,
vous êtes téméraire, et vous ne songez pas aux périls de toute espèce que
vous affrontez.
--Quels périls, mon cher Beppo? dit Consuelo en souriant et en lui tendant
la main. Ces bonnes vaches ne sont pas des animaux bien féroces, et je leur
ai fait plus de peur qu'elles ne pouvaient me faire de mal.
--Mais, signora, reprit Joseph en baissant la voix, vous venez au milieu
de la nuit vous réfugier dans le premier endroit qui se présente.
D'autres hommes que moi pouvaient se trouver dans cette étable, quelque
Vagabond moins respectueux que votre fidèle et dévoué Beppo, quelque serf
grossier!... Si, au lieu de la crèche où vous avez dormi, vous aviez choisi
l'autre, et qu'au lieu de moi vous y eussiez éveillé en sursaut quelque
soldat ou quelque rustre!»
Consuelo rougit en songeant qu'elle avait dormi si près de Joseph et toute
seule avec lui dans les ténèbres; mais cette honte ne fit qu'augmenter sa
confiance et son amitié pour le bon jeune homme.
«Joseph, lui dit-elle, vous voyez que, dans mes imprudences, le ciel ne
m'abandonne pas, puisqu'il m'avait conduite auprès de vous. C'est lui qui
m'a fait vous rencontrer hier matin au bord de la fontaine où vous m'avez
donné votre pain, votre confiance et votre amitié; c'est lui encore qui a
placé, cette nuit, mon sommeil insouciant sous votre sauvegarde
fraternelle.»
Elle lui raconta en riant la mauvaise nuit qu'elle avait passée dans la
chambre commune avec la bruyante famille de la ferme, et combien elle
s'était sentie heureuse et tranquille au milieu des vaches.
«II est donc vrai, dit Joseph, que les animaux ont une habitation plus
agréable et des moeurs plus élégantes que l'homme qui les soigne!
--C'est à quoi je songeais tout en m'endormant sur cette crèche. Ces bêtes
ne me causaient ni frayeur ni dégoût, et je me reprochais d'avoir contracté
des habitudes tellement aristocratiques, que la société de mes semblables
et le contact de leur indigence me fussent devenus insupportables. D'où
vient cela, Joseph? Celui qui est né dans la misère devrait, lorsqu'il y
retombe, ne pas éprouver cette répugnance dédaigneuse à laquelle j'ai cédé.
Et quand le coeur ne s'est pas vicié dans l'atmosphère de la richesse,
pourquoi reste-t-on délicat d'habitudes, comme je l'ai été cette nuit en
fuyant la chaleur nauséabonde et la confusion bruyante de cette pauvre
couvée humaine?
--C'est que la propreté, l'air pur et le bon ordre domestique sont sans
doute des besoins légitimes et impérieux pour toutes les organisations
choisies, répondit Joseph. Quiconque est né artiste a le sentiment du beau
et du bien, l'antipathie du grossier et du laid. Et la misère est laide!
Je suis paysan, moi aussi, et mes parents m'ont donné le jour sous le
chaume; mais ils étaient artistes: notre maison, quoique pauvre et petite,
était propre et bien rangée. Il est vrai que notre pauvreté était voisine
de l'aisance, tandis que l'excessive privation ôte peut-être jusqu'au
sentiment du mieux.
--Pauvres gens! dit Consuelo. Si j'étais riche, je voudrais tout de suite
leur faire bâtir une maison; et si j'étais reine, je leur ôterais ces
impôts, ces moines et ces juifs qui les dévorent.
--Si vous étiez riche, vous n'y penseriez pas; et si vous étiez née reine,
vous ne le voudriez pas. Ainsi va le monde!
--Le monde va donc bien mal!
--Hélas oui! et sans la musique qui transporte l'âme dans un monde idéal,
il faudrait se tuer, quand on a le sentiment de ce qui se passe dans
celui-ci.
--Se tuer est fort commode, mais ne fait de bien qu'à soi. Joseph, il
faudrait devenir, riche et rester humain.
--Et comme cela ne paraît guère possible, il faudrait, du moins, que tous
les pauvres fussent artistes.
--Vous n'avez pas là une mauvaise idée, Joseph. Si les malheureux avaient
tous le sentiment et l'amour de l'art pour poétiser la souffrance et
embellir la misère, il n'y aurait plus ni malpropreté, ni découragement,
ni oubli de soi-même, et alors les riches ne se permettraient plus de
tant fouler et mépriser les misérables. On respecte toujours un peu les
artistes.
--Eh! vous m'y faites songer pour la première fois, reprit Haydn. L'art
peut donc avoir un but bien sérieux, bien utile pour les hommes?...
--Aviez-vous donc pensé jusqu'ici que ce n'était qu'un amusement?
--Non, mais une maladie, une passion, un orage qui gronde dans le coeur,
une fièvre qui s'allume en nous et que nous communiquons aux autres... Si
vous savez ce que c'est, dites-le-moi.
--Je vous le dirai quand je le comprendrai bien moi-même; mais c'est
quelque chose de grand, n'en doutez pas, Joseph. Allons, partons et
n'oublions pas le violon, votre unique propriété, ami Beppo, la source de
votre future opulence.»
Ils commencèrent par faire leurs petites provisions pour le déjeuner qu'ils
méditaient de manger sur l'herbe dans quelque lieu romantique. Mais quand
Joseph tira la bourse et voulut payer, la fermière sourit, et refusa sans
affectation, quoique avec fermeté. Quelles que fussent les instances de
Consuelo, elle ne voulut jamais rien accepter, et même elle surveilla ses
jeunes hôtes de manière à ce qu'ils ne pussent pas glisser le plus léger
don aux enfants.
«Rappelez-vous, dit-elle enfin avec un peu de hauteur à Joseph qui
insistait, que mon mari est noble de naissance, et croyez bien que le
malheur ne l'a pas avili au point de lui faire vendre l'hospitalité.
--Cette fierté-là me semble un peu outrée, dit Joseph à sa compagne
lorsqu'ils furent sur le chemin. Il y a plus d'orgueil que de charité
dans le sentiment qui les anime.
--Je n'y veux voir que de la charité, répondit Consuelo, et j'ai le
coeur gros de honte et de repentir en songeant que je n'ai pu supporter
l'incommodité de cette maison qui n'a pas craint d'être souillée et
surchargée par la présence du vagabond que je représente. Ah! maudite
recherche! sotte délicatesse des enfants gâtés de ce monde! tu es une
maladie, puisque tu n'es la santé pour les uns qu'au détriment des autres!
--Pour une grande artiste comme vous l'êtes, je vous trouve trop sensible
aux choses d'ici-bas, lui dit Joseph. Il me semble qu'il faut à l'artiste
un peu plus d'indifférence et d'oubli de tout ce qui ne tient pas à sa
profession. On disait dans l'auberge de Klatau, où j'ai entendu parler de
vous et du château des Géants, que le comte Albert de Rudolstadt était un
grand philosophe dans sa bizarrerie. Vous avez senti, signora, qu'on ne
pouvait être artiste et philosophe en même temps; c'est pourquoi vous avez
pris la fuite. Ne vous affectez donc plus du malheur des humains, et
reprenons notre leçon d'hier.
--Je le veux bien, Beppo; mais sachez auparavant que le comte Albert est un
plus grand artiste que nous, tout philosophe qu'il est.
--En vérité! Il ne lui manque donc rien pour être aimé? reprit Joseph avec
un soupir.
--Rien à mes yeux que d'être pauvre et sans naissance, répondit Consuelo.»
Et doucement gagnée par l'attention que Joseph lui prêtait, stimulée par
d'autres questions naïves qu'il lui adressa en tremblant, elle se laissa
entraîner au plaisir de lui parler assez longuement de son fiancé. Chaque
réponse amenait une explication, et, de détails en détails, elle en vint à
lui raconter minutieusement toutes les particularités de l'affection
qu'Albert lui avait inspirée. Peut-être cette confiance absolue en un jeune
homme qu'elle ne connaissait que depuis la veille eût-elle été inconvenante
en toute autre situation. Il est vrai que cette situation bizarre était
seule capable de la faire naître. Quoi qu'il en soit, Consuelo céda à un
besoin irrésistible de se rappeler à elle-même et de confier à un coeur ami
les vertus de son fiancé; et, tout en parlant ainsi, elle sentit, avec la
même satisfaction qu'on éprouve à faire l'essai de ses forces après une
maladie grave, qu'elle aimait Albert plus qu'elle ne s'en était flattée en
lui promettant de travailler à n'aimer que lui. Son imagination s'exaltait
sans inquiétude, à mesure qu'elle s'éloignait de lui; et tout ce qu'il y
avait de beau, de grand et de respectable dans son caractère, lui apparut
sous un jour plus brillant, lorsqu'elle ne sentit plus en elle la crainte
de prendre trop précipitamment une résolution absolue. Sa fierté ne
souffrait plus de l'idée qu'on pouvait l'accuser d'ambition, car elle
fuyait, elle renonçait en quelque sorte aux avantages matériels attachés à
cette union; elle pouvait donc, sans contrainte et sans honte, se livrer à
l'affection dominante de son âme. Le nom d'Anzoleto ne vint pas une seule
fois sur ses lèvres, et elle s'aperçut encore avec plaisir qu'elle n'avait
pas même songé à faire mention de lui dans le récit de son séjour en
Bohême.
Ces épanchements, tout déplacés et téméraires qu'ils pussent être,
amenèrent les meilleurs résultats. Ils firent comprendre à Joseph combien
l'âme de Consuelo était sérieusement occupée; et les espérances vagues
qu'il pouvait avoir involontairement conçues s'évanouirent comme des
songes, dont il s'efforça même de dissiper le souvenir. Après une ou deux
heures de silence qui succédèrent à cet entretien animé, il prit la ferme
résolution de ne plus voir en elle ni une belle sirène, ni un dangereux et
problématique camarade, mais une grande artiste et une noble femme, dont
les conseils et l'amitié étendraient sur toute sa vie une heureuse
influence.
Autant pour répondre à sa confiance que pour mettre à ses propres désirs
une double barrière, il lui ouvrit son âme, et lui raconta comme quoi, lui
aussi, était engagé, et pour ainsi dire fiancé. Son roman de coeur était
moins poétique que celui de Consuelo; mais pour qui sait l'issue de ce
roman dans la vie de Haydn, il n'était pas moins pur et moins noble. Il
avait témoigné de l'amitié à la fille de son généreux hôte, le perruquier
Keller, et celui-ci, voyant cette innocente liaison, lui avait dit:
«Joseph, je me fie à toi. Tu parais aimer ma fille, et je vois que
tu ne lui es pas indifférent. Si tu es aussi loyal que laborieux et
reconnaissant, quand tu auras assuré ton existence, tu seras mon gendre.»
Dans un mouvement de gratitude exaltée, Joseph avait promis, juré!... et
quoique sa fiancée ne lui inspirât pas la moindre passion, il se regardait
comme enchaîné pour jamais.
Il raconta ceci avec une mélancolie qu'il ne put vaincre en songeant à la
différence de sa position réelle et des rêves enivrants auxquels il lui
fallait renoncer. Consuelo regarda cette tristesse comme l'indice d'un
amour profond et invincible pour la fille de Keller. Il n'osa la détromper;
et son estime, son abandon complet dans la loyauté et la pureté de Beppo en
augmentèrent d'autant.
Leur voyage ne fut donc troublé par aucune de ces crises et de ces
explosions que l'on eût pu présager en voyant partir ensemble pour un
tête-à-tête de quinze jours, et au milieu de toutes les circonstances qui
pouvaient garantir l'impunité, deux jeunes gens aimables, intelligents, et
remplis de sympathie l'un pour l'autre. Quoique Joseph n'aimât pas la fille
de Keller, il consentit à laisser prendre sa fidélité de conscience pour
une fidélité de coeur; et quoiqu'il sentît encore parfois l'orage gronder
dans son sein, il sut si bien l'y maîtriser, que sa chaste compagne,
dormant au fond des bois sur la bruyère, gardée par lui comme par un chien
fidèle, traversant à ses côtés des solitudes profondes, loin de tout regard
humain, passant maintes fois la nuit avec lui dans la même grange ou dans
la même grotte, ne se douta pas une seule fois de ses combats et des
mérites de sa victoire. Dans sa vieillesse, lorsque Haydn lut les premiers
livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il sourit avec des yeux
baignés de larmes en se rappelant sa traversée du Boehmer-Wald avec
Consuelo, l'amour tremblant et la pieuse innocence pour compagnons de
voyage.
Une fois, pourtant, la vertu du jeune musicien se trouva à une rude
épreuve. Lorsque le temps était beau, les chemins faciles, et la lune
brillante, ils adoptaient la vraie et bonne manière de voyager pédestrement
sans courir les risques des mauvais gîtes. Ils s'établissaient dans quelque
lieu tranquille et abrité pour y passer la journée à causer, à dîner, à
faire de la musique et à dormir. Aussitôt que la soirée devenait froide,
ils achevaient de souper, pliaient bagage, et reprenaient leur course
jusqu'au jour. Ils échappaient ainsi à la fatigue d'une marche au soleil,
aux dangers d'être examinés curieusement, à la malpropreté et à la dépense
des auberges. Mais lorsque la pluie, qui devint assez fréquente dans la
partie élevée du Boehmer-Wald où la Moldaw prend sa source, les forçait de
chercher un abri, ils se retiraient où ils pouvaient, tantôt dans la cabane
de quelque serf, tantôt dans les hangars de quelque châtellenie. Ils
fuyaient avec soin les cabarets, où ils eussent pu trouver plus facilement
à se loger, dans la crainte des mauvaises rencontres, des propos grossiers,
et des scènes bruyantes.
Un soir donc, pressés par l'orage, ils entrèrent dans la hutte d'un
chevrier, qui, pour toute démonstration d'hospitalité, leur dit en bâillant
et en étendant les bras du côté de sa bergerie:
«Allez au foin.»
Consuelo se glissa dans un coin bien sombre, comme elle avait coutume
de faire, et Joseph allait s'installer à distance dans un autre coin,
lorsqu'il heurta les jambes d'un homme endormi qui l'apostropha rudement.
D'autres jurements répondirent à l'imprécation du dormeur, et Joseph,
effrayé de cette compagnie, se rapprocha de Consuelo et lui saisit le bras
pour être sûr que personne ne se mettrait entre eux. D'abord leur pensée
fut de sortir; mais la pluie ruisselait à grand bruit sur le toit de
planches de la hutte, et tout le monde était rendormi.
«Restons, dit Joseph à voix basse, jusqu'à ce que la pluie ait cessé. Vous
pouvez dormir sans crainte, je ne fermerai pas l'oeil, je resterai près de
vous. Personne ne peut se douter qu'il y ait une femme ici. Aussitôt que le
temps redeviendra supportable, je vous éveillerai, et nous nous glisserons
dehors.»
Consuelo n'était pas fort rassurée; mais il y avait plus de danger à sortir
tout de suite qu'à rester. Le chevrier et ses hôtes remarqueraient cette
crainte de demeurer avec eux; ils en prendraient des soupçons, ou sur leur
sexe, ou sur l'argent qu'on pourrait leur supposer; et si ces hommes
étaient capables de mauvaises intentions, ils les suivraient dans la
campagne pour les attaquer. Consuelo, ayant fait toutes ces réflexions,
se tint tranquille; mais elle enlaça son bras à celui de Joseph, par un
sentiment de frayeur bien naturelle et de confiance bien fondée en sa
sollicitude.
Quand la pluie cessa, comme ils n'avaient dormi ni l'un ni l'autre, ils
Se disposaient à partir, lorsqu'ils entendirent remuer leurs compagnons
inconnus, qui se levèrent et s'entretinrent à voix basse dans un argot
incompréhensible. Après avoir soulevé de lourds paquets qu'ils chargèrent
sur leurs dos, ils se retirèrent en échangeant avec le chevrier quelques
mots allemands qui firent juger à Joseph qu'ils faisaient la contrebande,
et que leur hôte était dans la confidence. Il n'était guère que minuit,
la lune se levait, et, à la lueur d'un rayon qui tombait obliquement
sur la porte entr'ouverte, Consuelo vit briller leurs armes, tandis qu'ils
s'occupaient à les cacher sous leurs manteaux. En même temps, elle s'assura
qu'il n'y avait plus personne dans la hutte, et le chevrier lui-même l'y
laissa seule avec Haydn; car il suivit les contrebandiers, pour les guider
dans les sentiers de la montagne, et leur enseigner un passage à la
frontière, connu, disait-il, de lui seul.
«Si tu nous trompes, au premier soupçon je te fais sauter la cervelle,»
lui dit un de ces hommes à figure énergique et grave.
Ce fut la dernière parole que Consuelo entendit. Leurs pas mesurés firent
craquer le gravier pendant quelques instants. Le bruit d'un ruisseau
voisin, grossi par la pluie, couvrit celui de leur marche, qui se perdait
dans l'éloignement.
«Nous avions tort de les craindre, dit Joseph sans quitter cependant le
bras de Consuelo qu'il pressait toujours contre sa poitrine. Ce sont des
gens qui évitent les regards encore plus que nous.
--Et à cause de cela, je crois que nous avons couru quelque danger,
répondit Consuelo. Quand vous les avez heurtés dans l'obscurité, vous avez
bien fait de ne rien répondre à leurs jurements; ils vous ont pris pour
un des leurs. Autrement, ils nous auraient peut-être craints comme des
espions, et nous auraient fait un mauvais parti. Grâce à Dieu, il n'y a
plus rien à craindre, et nous voilà enfin seuls.
--Reposez-vous donc, dit Joseph en sentant à regret le bras de Consuelo se
détacher du sien. Je veillerai encore, et au jour nous partirons.»
Consuelo avait été plus fatiguée par la peur que par la marche; elle était
si habituée à dormir sous la garde de son ami, qu'elle céda au sommeil.
Mais Joseph, qui avait pris, lui aussi, après bien des agitations,
l'habitude de dormir auprès d'elle, ne put cette fois goûter aucun repos.
Cette main de Consuelo, qu'il avait tenue toute tremblante dans la sienne
pendant deux heures, ces émotions de terreur et de jalousie qui avaient
réveillé toute l'intensité de son amour, et jusqu'à cette dernière parole
que Consuelo lui disait en s'endormant: «Nous voilà enfin seuls!»
allumaient en lui une fièvre brûlante. Au lieu de se retirer au fond de la
hutte pour lui témoigner son respect, comme il avait accoutumé de faire,
voyant qu'elle-même ne songeait pas à s'éloigner de lui, il resta assis à
ses côtés; et les palpitations de son coeur devinrent si violentes, que
Consuelo eût pu les entendre, si elle n'eût pas été endormie. Tout
l'agitait, le bruit mélancolique du ruisseau, les plaintes du vent dans les
sapins, et les rayons de la lune qui se glissaient par une fente de la
toiture, et venaient éclairer faiblement le visage pâle de Consuelo encadré
dans ses cheveux noirs; enfin, ce je ne sais quoi de terrible et de
farouche qui passe de la nature extérieure dans le coeur de l'homme
quand la vie est sauvage autour de lui. Il commençait à se calmer et à
s'assoupir, lorsqu'il crut sentir des mains sur sa poitrine. Il bondit
sur la fougère, et saisit dans ses bras un petit chevreau qui était venu
s'agenouiller et se réchauffer sur son sein. Il le caressa, et, sans savoir
pourquoi, il le couvrit de larmes et de baisers. Enfin le jour parut; et en
voyant plus distinctement le noble front et les traits graves et purs de
Consuelo, il eut honte de ses tourments. Il sortit pour aller tremper son
visage et ses cheveux dans l'eau glacée du torrent. Il semblait vouloir se
purifier des pensées coupables qui avaient embrasé son cerveau.
Consuelo vint bientôt l'y joindre, et faire la même ablution pour dissiper
l'appesantissement du sommeil et se familiariser courageusement avec
l'atmosphère du matin, comme elle faisait gaiement tous les jours. Elle
s'étonna de voir Haydn si défait et si triste.
«Oh! pour le coup, frère Beppo, lui dit-elle, vous ne supportez pas aussi
bien que moi les fatigues et les émotions; vous voilà aussi pâle que ces
petites fleurs qui ont l'air de pleurer sur la face de l'eau.
--Et vous, vous êtes aussi fraîche que ces belles roses sauvages qui ont
l'air de rire sur ses bords, répondit Joseph. Je crois bien que je sais
braver la fatigue, malgré ma figure terne; mais l'émotion, il est vrai,
signora, que je ne sais guère la supporter.»
Il fut triste pendant toute la matinée; et lorsqu'ils s'arrêtèrent pour
manger du pain et des noisettes dans une belle prairie en pente rapide,
sous un berceau de vigne sauvage, elle le tourmenta de questions si
ingénues pour lui faire avouer la cause de son humeur sombre, qu'il ne put
s'empêcher de lui faire une réponse où entrait un grand dépit contre
lui-même et contre sa propre destinée.
«Eh bien, puisque vous voulez le savoir, dit-il, je songe que je suis bien
malheureux; car j'approche tous les jours un peu plus de Vienne, où ma
destinée est engagée, bien que mon coeur ne le soit pas. Je n'aime pas ma
fiancée; je sens que je ne l'aimerai jamais, et pourtant j'ai promis, et je
tiendrai parole.
--Serait-il possible? s'écria Consuelo, frappée de surprise. En ce cas, mon
pauvre Beppo, nos destinées, que je croyais conformes en bien des points,
sont donc entièrement opposées; car vous courez vers une fiancée que vous
n'aimez pas, et moi, je fuis un fiancé que j'aime. Étrange fortune! qui
donne aux uns ce qu'ils redoutent, pour arracher aux autres ce qu'ils
chérissent.»
Elle lui serra affectueusement la main en parlant ainsi, et Joseph vit bien
que cette réponse ne lui était pas dictée par le soupçon de sa témérité et
le désir de lui donner une leçon. Mais la leçon n'en fut que plus efficace.
Elle le plaignait de son malheur et s'en affligeait avec lui, tout en lui
montrant, par un cri du coeur, sincère et profond, qu'elle en aimait un
autre sans distraction et sans défaillance.
Ce fut la dernière folie de Joseph envers elle. Il prit son violon, et, le
raclant avec force, il oublia cette nuit orageuse. Quand ils se remirent en
route, il avait complètement abjuré un amour impossible, et les événements
qui suivirent ne lui firent plus sentir que la force du dévouement et de
l'amitié. Lorsque Consuelo voyait passer un nuage sur son front, et qu'elle
tâchait de l'écarter par de douces paroles:
«Ne vous inquiétez pas de moi, lui répondait-il. Si je suis condamné à
n'avoir pas d'amour pour ma femme, du moins j'aurai de l'amitié pour elle,
et l'amitié peut consoler de l'amour, je le sens mieux que vous ne croyez!»
LXIX.
Haydn n'eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu'il
avait combattues; car il y prit les meilleures leçons d'italien, et même
les meilleures notions de musique qu'il eût encore eues dans sa vie. Durant
les longues haltes qu'ils firent dans les beaux jours, sous les solitaires
ombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se révélèrent l'un à l'autre
tout ce qu'ils possédaient d'intelligence et de génie. Quoique Joseph Haydn
eût une belle voix et sût en tirer grand parti comme choriste, quoiqu'il
jouât agréablement du violon et de plusieurs instruments, il comprit
bientôt, en écoutant chanter Consuelo, qu'elle lui était infiniment
supérieure comme virtuose, et qu'elle eût pu faire de lui un chanteur
habile sans l'aide du Porpora. Mais l'ambition et les facultés de Haydn ne
se bornaient pas à cette branche de l'art; et Consuelo, en le voyant si peu
avancé dans la pratique, tandis qu'en théorie il exprimait des idées si
élevées et si saines, lui dit un jour en souriant:
«Je ne sais pas si je fais bien de vous rattacher à l'étude du chant; car
si vous venez à vous passionner pour la profession de chanteur, vous
sacrifierez peut-être de plus hautes facultés qui sont en vous. Voyons
donc un peu vos compositions! Malgré mes longues et sévères études de
contre-point avec un aussi grand maître que le Porpora, ce que j'ai appris
ne me sert qu'à bien comprendre les créations du génie, et je n'aurai plus
le temps, quand même j'en aurais l'audace, de créer moi-même des oeuvres de
longue haleine; au lieu que si vous avez le génie créateur, vous devez
suivre cette route, et ne considérer le chant et l'étude des instruments
que comme vos moyens matériels.»
Depuis que Haydn avait rencontré Consuelo, il est bien vrai qu'il ne
songeait plus qu'à se faire chanteur. La suivre ou vivre auprès d'elle,
la retrouver partout dans sa vie nomade, tel était son rêve ardent
depuis quelques jours. Il fit donc difficulté de lui montrer son dernier
manuscrit, quoiqu'il l'eût avec lui, et qu'il eût achevé de l'écrire en
allant à Pilsen. Il craignait également et de lui sembler médiocre en ce
genre, et de lui montrer un talent qui la porterait à combattre son envie
de chanter. Il céda enfin, et, moitié de gré, moitié de force, se laissa
arracher le cahier mystérieux. C'était une petite sonate pour piano, qu'il
destinait à ses jeunes élèves. Consuelo commença par la lire des yeux, et
Joseph s'émerveilla de la lui voir saisir aussi parfaitement par une simple
lecture que si elle l'eût entendu exécuter. Ensuite elle lui fit essayer
divers passages sur le violon, et chanta elle-même ceux qui étaient
possibles pour la voix. J'ignore si Consuelo devina, d'après cette bluette,
le futur auteur de _la Création_ et de tant d'autres productions éminentes;
mais il est certain qu'elle pressentit un bon maître, et elle lui dit, en
lui rendant son manuscrit:
«Courage, Beppo! tu es un artiste distingué, et tu peux être un grand
compositeur, si tu travailles. Tu as des idées, cela est certain. Avec des
idées et de la science, on peut beaucoup. Acquiers donc de la science, et
triomphons de la mauvaise humeur du Porpora; c'est le maître qu'il te faut.
Mais ne songe plus aux coulisses; ta place est ailleurs, et ton bâton de
commandement est ta plume. Tu ne dois pas obéir, mais imposer. Quand on
peut être l'âme de l'oeuvre, comment songe-t-on à se ranger parmi les
machines? Allons! maestro en herbe, n'étudiez plus le trille et la cadence
avec votre gosier. Sachez où il faut les placer, et non comment il faut les
faire. Ceci regarde votre très-humble servante et subordonnée, qui vous
retient le premier rôle de femme que vous voudrez bien écrire pour un
mezzo-soprano.
--O Consuelo _de mi alma!_ s'écria Joseph, transporté de joie et
d'espérance; écrire pour vous, être compris et exprimé par vous! Quelle
gloire, quelles ambitions vous me suggérez! Mais non, c'est un rêve,
une folie. Enseignez-moi à chanter. J'aime mieux m'exercer à rendre, selon
votre coeur et votre intelligence, les idées d'autrui, que de mettre sur
vos lèvres divines des accents indignes de vous!
--Voyons, voyons, dit Consuelo, trêve de cérémonie. Essayez-vous à
improviser, tantôt sur le violon, tantôt avec la voix. C'est ainsi que
l'âme vient sur les lèvres et au bout des doigts. Je saurai si vous avez
le souffle divin, où si vous n'êtes qu'un écolier adroit, farci de
réminiscences.»
Haydn lui obéit. Elle remarqua avec plaisir qu'il n'était pas savant, et
qu'il y avait de la jeunesse, de la fraîcheur et de la simplicité dans ses
idées premières. Elle l'encouragea de plus en plus, et ne voulut désormais
lui enseigner le chant que pour lui indiquer, comme elle le disait, la
manière de s'en servir.
Ils s'amusèrent ensuite à dire ensemble des petits duos italiens qu'elle
lui fit connaître, et qu'il apprit par coeur.
«Si nous venons à manquer d'argent avant la fin du voyage, lui dit-elle, il
nous faudra bien chanter par les rues. D'ailleurs, la police peut vouloir
mettre nos talents à l'épreuve, si elle nous prend pour des vagabonds
coupeurs de bourses, comme il y en a tant qui déshonorent la profession,
les malheureux! Soyons donc prêts à tout événement. Ma voix, en la prenant
tout à fait en contralto, peut passer pour celle d'un jeune garçon avant la
mue. Il faut que vous appreniez aussi sur le violon quelques chansonnettes
que vous m'accompagnerez. Vous allez voir que ce n'est pas une mauvaise
étude. Ces facéties populaires sont pleines de verve et de sentiment
original; et quant à mes vieux chants espagnols, c'est du génie tout pur,
du diamant brut. Maestro, faites-en votre profit: les idées engendrent les
idées.»
Ces études furent délicieuses pour Haydn. C'est là peut-être qu'il conçut
le génie de ces compositions enfantines et mignonnes qu'il fit plus tard
pour les marionnettes des petits princes Esterhazy. Consuelo mettait à
ces leçons tant de gaieté, de grâce, d'animation et d'esprit, que le bon
jeune homme, ramené à la pétulance et au bonheur insouciant de l'enfance,
oubliait ses pensées d'amour, ses privations, ses inquiétudes, et
souhaitait que cette éducation ambulante ne finît jamais.
Nous ne prétendons pas faire l'itinéraire du voyage de Consuelo et d'Haydn.
Peu familiarisé avec les sentiers du Boehmer-Wald, nous donnerions
peut-être des indications inexactes, si nous en suivions la trace dans
les souvenirs confus qui nous les ont transmis. Il nous suffira de dire que
la première moitié de ce voyage fut, en somme, plus agréable que pénible,
jusqu'au moment d'une aventure que nous ne pouvons nous dispenser de
rapporter.
Ils avaient suivi, dès la source, la rive septentrionale de la Moldaw,
parce qu'elle leur avait semblé la moins fréquentée et la plus pittoresque.
Ils descendirent donc, pendant tout un jour, la gorge encaissée qui
se prolonge en s'abaissant dans la même direction que le Danube; mais
quand ils furent à la hauteur de Schenau, voyant la chaîne de montagnes
s'abaisser vers la plaine, ils regrettèrent de n'avoir pas suivi l'autre
rive du fleuve, et par conséquent l'autre bras de la chaîne qui s'éloignait
en s'élevant du côté de la Bavière. Ces montagnes boisées leur offraient
plus d'abris naturels et de sites poétiques que les vallées de la Bohême.
Dans les stations qu'ils faisaient de jour dans les forêts, ils s'amusaient
à chasser les petits oiseaux à la glu et au lacet; et quand, après leur
sieste, ils trouvaient leurs pièges approvisionnés de ce menu gibier, ils
faisaient avec du bois mort une cuisine en plein vent qui leur paraissait
somptueuse. On n'accordait la vie qu'aux rossignols, sous prétexte que ces
oiseaux musiciens étaient des confrères.
Nos pauvres enfants allaient donc cherchant un gué, et ne le trouvaient
pas; la rivière était rapide, encaissée, profonde, et grossie par les
pluies des jours précédents. Ils rencontrèrent enfin un abordage auquel
était amarrée une petite barque gardée par un enfant. Ils hésitèrent un
peu à s'en approcher, en voyant plusieurs personnes s'en approcher avant
eux et marchander le passage. Ces hommes se divisèrent après s'être dit
adieu. Trois se préparèrent à suivre la rive septentrionale de la Moldaw,
tandis que les deux autres entrèrent dans le bateau. Cette circonstance
détermina Consuelo.
«Rencontre à droite, rencontre à gauche, dit-elle à Joseph; autant vaut
traverser, puisque c'était notre intention.»
Haydn hésitait encore et prétendait que ces gens avaient mauvaise mine, le
parler haut et des manières brutales, lorsqu'un d'entre eux, qui semblait
vouloir démentir cette opinion défavorable, fit arrêter le batelier, et,
s'adressant à Consuelo:
«Hé! mon enfant! approchez donc, lui cria-t-il en allemand et en lui
faisant signe d'un air de bienveillance enjouée; le bateau n'est pas bien
chargé, et vous pouvez passer avec nous, si vous en avez envie.
--Bien obligé, Monsieur, répondit Haydn; nous profiterons de votre
permission.
--Allons, mes enfants, reprit celui qui avait déjà parlé, et que son
compagnon appelait M. Mayer; allons, sautez!»
Joseph, à peine assis dans la barque, remarqua que les deux inconnus
regardaient alternativement Consuelo et lui avec beaucoup d'attention et
de curiosité. Cependant la figure de ce M. Mayer n'annonçait que douceur
et gaieté; sa voix était agréable, ses manières polies, et Consuelo prenait
confiance dans ses cheveux grisonnants et dans son air paternel.
«Vous êtes musicien, mon garçon? dit-il bientôt à cette dernière.
--Pour vous servir, mon bon Monsieur, répondit Joseph.
--Vous aussi? dit M. Mayer à Joseph; et, lui montrant Consuelo:--C'est
votre frère, sans doute? ajouta-t-il.
--Non, Monsieur, c'est mon ami, dit Joseph; nous ne sommes pas de même
nation, et il entend peu l'allemand.
--De quel pays est-il donc? continua M. Mayer en regardant toujours
Consuelo.
--De l'Italie, Monsieur, répondit encore Haydn.
--Vénitien, Génois, Romain, Napolitain ou Calabrais? dit M. Mayer en
articulant chacune de ces dénominations dans le dialecte qui s'y rapporte,
avec une admirable facilité.
--Oh! Monsieur, je vois bien que vous pouvez parler avec toutes sortes
d'Italiens, répondit enfin Consuelo, qui craignait de se faire remarquer
par un silence prolongé; moi je suis de Venise.
--Ah! c'est un beau pays! reprit M. Mayer en se servant tout de suite du
dialecte familier à Consuelo. Est-ce qu'il y a longtemps que vous l'avez
quitté?
--Six mois seulement.
--Et vous courez le pays en jouant du violon?
--Non; c'est lui qui accompagne, répondit Consuelo en montrant Joseph; moi
je chante.
--Et vous ne jouez d'aucun instrument? ni hautbois, ni flûte, ni tambourin?
--Non; cela m'est inutile.
--Mais si vous êtes bon musicien, vous apprendriez facilement, n'est-ce
pas?
--Oh! certainement, s'il le fallait!
--Mais vous ne vous en souciez pas?
--Non, j'aime mieux chanter.
--Et vous avez raison; cependant vous serez forcé d'en venir là, ou de
changer de profession, du moins pendant un certain temps.
--Pourquoi cela, Monsieur?
--Parce que votre voix va bientôt muer, si elle n'a commencé déjà. Quel âge
avez-vous? quatorze ans, quinze ans, tout au plus?
--Quelque chose comme cela.
--Eh bien, avant qu'il soit un an, vous chanterez comme une petite
grenouille, et il n'est pas sûr que vous redeveniez un rossignol. C'est
une épreuve douteuse pour un garçon que de passer de l'enfance à la
jeunesse. Quelquefois on perd la voix en prenant de la barbe. A votre
place, j'apprendrais à jouer du fifre; avec cela on trouve toujours à
gagner sa vie.
--Je verrai, quand j'en serai là.
--Et vous, mon brave? dit M. Mayer en s'adressant à Joseph en allemand, ne
jouez-vous que du violon?
--Pardon, Monsieur, répondit Joseph qui prenait confiance à son tour en
voyant que le bon Mayer ne causait aucun embarras à Consuelo; je joue un
peu de plusieurs instruments.
--Lesquels, par exemple?
--Le piano, la harpe, la flûte; un peu de tout quand je trouve l'occasion
d'apprendre.
--Avec tant de talents, vous avez grand tort de courir les chemins comme
vous faites; c'est un rude métier. Je vois que votre compagnon, qui est
encore plus jeune et plus délicat que vous, n'en peut déjà plus, car il
boite.
--Vous avez remarqué cela? dit Joseph qui ne l'avait que trop remarqué
aussi, quoique sa compagne n'eût pas voulu avouer l'enflure et la
souffrance de ses pieds.
--Je l'ai très-bien vu se traîner avec peine jusqu'au bateau, reprit Mayer.
--An! que voulez-vous, Monsieur! dit Haydn en dissimulant son chagrin sous
un air d'indifférence philosophique: on n'est pas né pour avoir toutes ses
aises, et quand il faut souffrir, on souffre!
--Mais quand on pourrait vivre plus heureux et plus honnête en se fixant!
Je n'aime pas à voir des enfants intelligents et doux, comme vous me
paraissez l'être, faire le métier de vagabonds. Croyez-en un bon homme qui
a des enfants, lui aussi, et qui vraisemblablement ne vous reverra jamais,
mes petits amis. On se tue et on se corrompt à courir les aventures.
Souvenez-vous de ce que je vous dis là.
--Merci de votre bon conseil, Monsieur, reprit Consuelo avec un sourire
affectueux; nous en profiterons peut-être.
--Dieu vous entende, mon petit gondolier! dit M. Mayer à Consuelo, qui
avait pris une rame, et, machinalement, par une habitude toute populaire et
vénitienne, s'était mise à naviguer.»