George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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La barque touchait au rivage, après avoir fait un biais assez considérable
à cause du courant de l'eau qui était un peu rude. M. Mayer adressa un
adieu amical aux jeunes artistes en leur souhaitant un bon voyage, et son
compagnon silencieux les empêcha de payer leur part au batelier. Après les
remerciements convenables, Consuelo et Joseph entrèrent dans un sentier qui
conduisait vers les montagnes, tandis que les deux étrangers suivaient
la rive aplanie du fleuve dans la même direction.

«Ce M. Mayer me paraît un brave homme, dit Consuelo en se retournant une
dernière fois sur la hauteur au moment de le perdre de vue. Je suis sûre
que c'est un bon père de famille.

--Il est curieux et bavard, dit Joseph, et je suis bien aise de vous voir
débarrassée de ses questions.

--Il aime à causer comme toutes les personnes qui ont beaucoup voyagé.
C'est un cosmopolite, à en juger par sa facilité à prononcer les divers
dialectes. De quel pays peut-il être?

--Il a l'accent saxon, quoiqu'il parle bien le bas autrichien. Je le crois
du nord de l'Allemagne, Prussien peut-être!

--Tant pis; je n'aime guère les Prussiens, et le roi Frédéric encore moins
que toute sa nation, d'après tout ce que j'ai entendu raconter de lui au
château des Géants.

--En ce cas, vous vous plairez à Vienne; ce roi batailleur et philosophe
n'a de partisans ni à la cour, ni à la ville.»

En devisant ainsi, ils gagnèrent l'épaisseur des bois, et suivirent des
sentiers qui tantôt se perdaient sous les sapins, et tantôt côtoyaient
un amphithéâtre de montagnes accidentées. Consuelo trouvait ces monts
hyrcinio-carpathiens plus agréables que sublimes; après avoir traversé
maintes fois les Alpes, elle n'éprouvait pas les mêmes transports que
Joseph, qui n'avait jamais vu de cimes aussi majestueuses. Les impressions
de celui-ci le portaient donc à l'enthousiasme, tandis que sa compagne se
sentait plus disposée à la rêverie. D'ailleurs Consuelo était très-fatiguée
ce jour-là, et faisait de grands efforts pour le dissimuler, afin de ne
point affliger Joseph, qui ne s'en affligeait déjà que trop.

Ils prirent du sommeil pendant quelques heures, et après le repas et la
musique, ils repartirent, au coucher du soleil. Mais bientôt Consuelo,
quoiqu'elle eût baigné longtemps ses pieds délicats dans le cristal des
fontaines, à la manière des héroïnes de l'idylle, sentit ses talons se
déchirer sur les cailloux, et fut contrainte d'avouer qu'elle ne pouvait
faire son étape de nuit. Malheureusement le pays était tout à fait désert
de ce côté-là: pas une cabane, pas un moutier, pas un chalet sur le versant
de la Moldaw. Joseph était désespéré. La nuit était trop froide pour
permettre le repos en plein air. A une ouverture entre deux collines, ils
aperçurent enfin des lumières au bas du versant opposé. Cette vallée, où
ils descendirent, c'était la Bavière; mais la ville qu'ils apercevaient
était plus éloignée qu'ils ne l'avaient pensé: il semblait au désolé Joseph
qu'elle reculait à mesure qu'ils marchaient. Pour comble de malheur, le
temps se couvrait de tous côtés, et bientôt une pluie fine et froide se mit
à tomber. En peu d'instants elle obscurcit tellement l'atmosphère, que les
lumières disparurent, et que nos voyageurs, arrivés, non sans péril et sans
peine, au bas de la montagne, ne surent plus de quel côté se diriger.
Ils étaient cependant sur une route assez unie, et ils continuaient à s'y
traîner en la descendant toujours, lorsqu'ils entendirent le bruit d'une
voiture qui venait à leur rencontre. Joseph n'hésita pas à l'aborder pour
demander des indications sur le pays et sur la possibilité d'y trouver un
gîte.

«Qui va là? lui répondit une voix forte; et il entendit en même temps
claquer la batterie d'un pistolet: Éloignez-vous, ou je vous fais sauter
la tête!

--Nous ne sommes pas bien redoutables, répondit Joseph sans se déconcerter.
Voyez! nous sommes deux enfants, et nous ne demandons rien qu'un
renseignement.

--Eh mais! s'écria une autre voix, que Consuelo reconnut aussitôt pour
celle de l'honnête M. Mayer, ce sont mes petits drôles de ce matin; je
reconnais l'accent de l'aîné. Êtes-vous là aussi, le gondolier? ajouta-t-il
en vénitien et en appelant Consuelo.

--C'est moi, répondit-elle dans le même dialecte. Nous nous sommes égarés,
et nous vous demandons, mon bon Monsieur, où nous pourrons trouver un
palais ou une écurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez.

--Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous êtes à deux grands milles
au moins de toute espèce d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement un
chenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitié de vous: montez dans ma
voiture; je puis vous y donner deux places sans me gêner. Allons, point de
façons, montez!

--Monsieur, vous êtes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie de
l'hospitalité de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous vers
l'Autriche.

--Non, je vais à l'ouest. Dans une heure au plus je vous déposerai à
Biberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche.
Cela même abrégera votre route. Allons, décidez-vous, si vous ne trouvez
pas de plaisir à recevoir la pluie, et à nous retarder.

--Eh bien, courage et confiance!» dit Consuelo tout bas à Joseph; et ils
montèrent dans la voiture.

Ils remarquèrent qu'il y avait trois personnes, deux sur le devant, dont
l'une conduisait, l'autre, qui était M. Mayer, occupait la banquette de
derrière. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture était une
chaise à six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouetté
par une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de son
collier, en secouant la tête avec impatience.




LXX.


«Quand je vous le disais! s'écria M. Mayer, reprenant son propos où il
l'avait laissé le matin: y a-t-il un métier plus rude et plus fâcheux que
celui que vous faites? Quand le soleil luit, tout semble beau; mais le
soleil ne luit pas toujours, et votre destinée est aussi variable que
l'atmosphère.

--Quelle destinée n'est pas variable et incertaine? Dit Consuelo. Quand le
ciel est inclément, la Providence met des coeurs secourables sur notre
route: ce n'est donc pas en ce moment que nous sommes tentés de l'accuser.

--Vous avez de l'esprit, mon petit ami, répondit Mayer; vous êtes de ce
beau pays où tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit ni
votre belle voix ne vous empêcheront de mourir de faim dans ces tristes
provinces autrichiennes. A votre place, j'irais chercher fortune dans un
pays riche et civilisé, sous la protection d'un grand prince.

--Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation.

--Ah! ma foi, je ne sais; il y en a plusieurs.

--Mais la reine de Hongrie n'est-elle pas une grande princesse, dit Haydn?
n'est-on pas aussi bien protégé dans ses États?...

--Eh! sans doute, répondit Mayer; mais vous ne savez pas que Sa Majesté
Marie-Thérèse déteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vous
Serez chassés de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours,
comme vous voilà.»

En ce moment, Consuelo revit, à peu de distance, dans une profondeur
De terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumières qu'elle avait
aperçues, et fit part de son observation à Joseph, qui sur-le-champ
manifesta à M. Mayer le désir de descendre, pour gagner ce gîte plus
rapproché que la ville de Biberek.»

«Cela? répondit M. Mayer; vous prenez cela pour des lumières? Ce sont des
lumières, en effet; mais elles n'éclairent d'autres gîtes que des marais
dangereux où bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vous
jamais vu des feux follets?

--Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur les
petits lacs de la Bohême.

--Eh bien, mes enfants, ces lumières que vous voyez ne sont pas autre
chose.

M. Mayer reparla longtemps encore à nos jeunes gens de la nécessité de se
fixer, et du peu de ressources qu'ils trouveraient à Vienne, sans toutefois
déterminer le lieu où il les engageait à se rendre. D'abord Joseph fut
frappé de son obstination, et craignit qu'il n'eût découvert le sexe de sa
compagne; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme à un garçon
(allant jusqu'à lui dire qu'elle ferait mieux d'embrasser l'état militaire,
quand elle serait en âge, que de traîner la semelle à travers champs) le
rassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer était un de ces
cerveaux faibles, à idées fixes, qui répètent un jour entier le premier
propos qui leur est venu à l'esprit en s'éveillant. Consuelo, de son côté,
le prit pour un maître d'école, ou pour un ministre protestant qui n'avait
en tête qu'éducations, bonnes moeurs et prosélytisme.

Au bout d'une heure, ils arrivèrent à Biberek, par une nuit si obscure
qu'ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s'arrêta dans une cour
d'auberge, et aussitôt M. Mayer fut abordé par deux hommes qui le tirèrent
à part pour lui parler. Lorsqu'ils entrèrent dans la cuisine, où Consuelo
et Joseph étaient occupés à se sécher et à se réchauffer auprès du feu,
Joseph reconnut dans ces deux personnages, les mêmes qui s'étaient séparés
de M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l'avait traversée,
les laissant sur la rive gauche. L'un des deux était borgne, et l'autre,
quoiqu'il eût ses deux yeux, n'avait pas une figure plus agréable. Celui
qui avait passé l'eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaient
retrouvé dans la voiture, vint les rejoindre: le quatrième ne parut pas.
Ils parlèrent tous ensemble un langage inintelligible pour Consuelo
elle-même qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sur
eux une sorte d'autorité et influencer tout au moins leurs décisions; car,
après un entretien assez animé à voix basse, sur les dernières paroles
qu'il leur dit, ils se retirèrent, à l'exception de celui que Consuelo, en
le désignant à Joseph, appelait _le silencieux_: c'était celui qui n'avait
point quitté M. Mayer.

Haydn s'apprêtait à faire servir le souper frugal de sa compagne et le
sien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant vers
eux, les invita à partager son repas, et insista avec tant de bonhomie
qu'ils n'osèrent le refuser. Il les emmena dans la salle à manger, où ils
trouvèrent un véritable festin, du moins c'en était un pour deux pauvres
enfants privés de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d'une
marche assez pénible. Cependant Consuelo n'y prit part qu'avec retenue;
la bonne chère que faisait M. Mayer, l'empressement avec lequel les
domestiques paraissaient le servir, et la quantité de vin qu'il absorbait,
ainsi que son muet compagnon, la forçaient à rabattre un peu de la haute
opinion qu'elle avait prise des vertus presbytériennes de l'amphitryon.
Elle était choquée surtout du désir qu'il montrait de faire boire Joseph
et elle-même au delà de leur soif, et de l'enjouement très-vulgaire avec
lequel il les empêchait de mettre de l'eau dans leur vin. Elle voyait avec
plus d'inquiétude encore que, soit distraction, soit besoin réel de
réparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commençait à devenir
plus communicatif et plus animé qu'elle ne l'eût souhaité. Enfin elle prit
un peu d'humeur lorsqu'elle trouva son compagnon insensible aux coups de
coude qu'elle lui donnait pour arrêter ses fréquentes libations; et lui
retirant son verre au moment où M. Mayer allait le remplir de nouveau:

«Non, Monsieur, lui dit-elle, non; permettez-nous de ne pas vous imiter;
cela ne nous convient pas.

--Vous êtes de drôles de musiciens! s'écria Mayer en riant, avec son air
de franchise et d'insouciance; des musiciens qui ne boivent pas! Vous êtes
les premiers de ce caractère que je rencontre!

--Et vous, Monsieur, êtes-vous musicien? dit Joseph. Je gage que vous
l'êtes! Le diable m'emporte si vous n'êtes pas maître de chapelle de
quelque principauté saxonne!

--Peut-être, répondit Mayer en souriant; et voilà pourquoi vous m'inspirez
de la sympathie, mes enfants.

--Si Monsieur est un maître, reprit Consuelo, il y a trop de distance
entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour
l'intéresser bien vivement.

--Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on ne
pense, dit Mayer; et il y a de très-grands maîtres, voire des maîtres de
chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commencé par chanter
dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures,
j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de la
Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec
accompagnement de ritournelles agréables, et même savantes sur le violon!
Eh bien, cela m'est arrivé, tandis que je déjeunais sur un coteau avec mes
amis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciens
qui venaient de me charmer, j'ai été fort surpris de trouver en eux deux
pauvres enfants, l'un vêtu en petit paysan, l'autre ... bien gentil, bien
simple, mais peu fortuné en apparence.... Ne soyez donc ni honteux ni
surpris de l'amitié que je vous témoigne, mes petits amis, et faites-moi
celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.

--Monsieur, maestro! s'écria Joseph tout joyeux et tout à fait gagné, je
veux boire à la vôtre. Oh! Vous êtes un véritable musicien, j'en suis
certain, puisque vous avez été enthousiasmé du talent de ... du signor
Bertoni, mon camarade.

--Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientée en lui
arrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien.
Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin
gâte la voix; vous devez donc nous encourager à rester sobres, au lieu de
chercher à nous débaucher.

--Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replaçant au milieu de
la table la carafe qu'il avait mise derrière lui. Oui, ménageons la voix,
c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre âge ne comporte, ami
Bertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette épreuve de vos bonnes
moeurs. Vous irez loin, je le vois à votre prudence autant qu'à votre
talent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le mérite d'y
contribuer.»

Alors le prétendu professeur, se mettant à l'aise, et parlant avec un air
de bonté et de loyauté extrême, leur offrit de les emmener avec lui à
Dresde, où il leur procurerait les leçons du célèbre Hasse et la protection
Spéciale de la reine de Pologne, princesse électorale de Saxe.

Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, était précisément
élève du Porpora. C'était une rivalité de faveur entre ce maître et le
_Sassone_[1], auprès de la souveraine dilettante, qui avait été la première
cause de leur profonde inimitié. Lors même que Consuelo eût été disposée à
chercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eût pas choisi pour
son début cette cour, où elle se serait trouvée en lutte avec l'école et la
coterie qui avaient triomphé de son maître. Elle en avait assez entendu
parler à ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pour
être, en tout état de choses, fort peu tentée de suivre le conseil du
professeur Mayer.

[Note 1: Surnom que les Italiens donnaient à Jean-Adolphe Hasse, qui était
Saxon.]

Quant à Joseph, sa situation était fort différente. La tête montée par
Le souper, il se figurait avoir rencontré un puissant protecteur et le
promoteur de sa fortune future. La pensée ne lui venait pas d'abandonner
Consuelo pour suivre ce nouvel ami; mais, un peu gris comme il l'était,
Il se livrait à l'espérance de le retrouver un jour. Il se fiait à sa
bienveillance, et l'en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement de
joie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l'en
applaudit que davantage, soit qu'il ne voulût pas le chagriner en lui
faisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo,
qu'il fût lui-même un très-médiocre musicien. L'erreur où il était
très-réellement sur le sexe de cette dernière, quoiqu'il l'eût entendue
chanter, achevait de lui démontrer qu'il ne pouvait pas être un professeur
bien exercé d'oreille, puisqu'il s'en laissait imposer comme eût pu le
faire un serpent de village ou un professeur de trompette.

Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu'ils se laissassent emmener à
Dresde. Tout en refusant, Joseph écoutait ses offres d'un air ébloui,
et faisait de telles promesses de s'y rendre le plus tôt possible, que
Consuelo se vit forcée de détromper M. Mayer sur la possibilité de cet
arrangement.

«Il n'y faut pas songer quant à présent, dit-elle d'un ton très-ferme;
Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-même avez
d'autres projets. Mayer renouvela ses offres séduisantes, et fut surpris de
la trouver inébranlable, ainsi que Joseph, à qui la raison revenait lorsque
le signor Bertoni reprenait la parole.»

Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n'avait fait qu'une courte
apparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consuelo
profita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilité à écouter les
belles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin.

«Ai-je donc dit quelque chose de trop? dit Joseph effrayé.

--Non, reprit-elle; mais c'est déjà une imprudence que de faire société
aussi longtemps avec des inconnus. A force de me regarder, on peut
s'apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garçon.
J'ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et les
tenir le plus possible sous la table, il eût été impossible qu'on ne
remarquât point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieurs
n'avaient été absorbés, l'un par la bouteille, et l'autre par son propre
babil. Maintenant le plus prudent serait de nous éclipser, et d'aller
dormir dans une autre auberge; car je ne suis pas tranquille avec ces
nouvelles connaissances qui semblent vouloir s'attacher à nos pas.

--Eh quoi! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sans
saluer et sans remercier cet honnête homme, cet illustre professeur,
peut-être? Qui sait si ce n'est pas le grand Hasse lui-même que nous
venons d'entretenir.

--Je vous réponds que non; et si vous aviez eu votre tête, vous auriez
remarqué une foule de lieux communs misérables qu'il a dits sur la musique.
Un maître ne parle point ainsi. C'est quelque musicien des derniers rangs
de l'orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne sais
pourquoi je crois voir, à sa figure, qu'il n'a jamais soufflé que dans du
cuivre; et, à son regard de travers, on dirait qu'il a toujours un oeil
sur son chef d'orchestre.

--_Corno_, ou _clarino secondo_, s'écria Joseph en éclatant de rire, ce
n'en est pas moins un convive agréable.

--Et vous, vous ne l'êtes guère, répliqua Consuelo avec un peu d'humeur;
allons, dégrisez-vous, et faisons nos adieux; mais partons.

--La pluie tombe à torrents; écoutez comme elle bat les vitres!

--J'espère que vous n'allez pas vous endormir sur cette table? dit Consuelo
en le secouant pour l'éveiller.»

M, Mayer rentra en cet instant.

«En voici bien d'une autre! s'écria-t-il gaiement. Je croyais pouvoir
coucher ici et repartir demain pour Chamb; mais voilà mes amis qui me font
rebrousser chemin, et qui prétendent que je leur suis nécessaire pour une
affaire d'intérêt qu'ils ont à Passaw. Il faut que je cède! Ma foi, mes
enfants, si j'ai un conseil à vous donner, puisqu'il me faut renoncer au
plaisir de vous emmener à Dresde, c'est de profiter de l'occasion. J'ai
toujours deux places à vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant la
leur. Nous serons demain matin à Passaw, qui n'est qu'à six milles d'ici.
Là, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez près de la frontière
d'Autriche, et vous pourrez même descendre le Danube en bateau jusqu'à
Vienne, à peu de frais et sans fatigue.»

Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds de
Consuelo. L'occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur le
Danube était une ressource à laquelle ils n'avaient point encore pensé.
Consuelo accepta donc, voyant d'ailleurs que Joseph n'entendrait rien aux
précautions à prendre pour la sécurité de leur gîte ce soir-là. Dans
l'obscurité, retranchée au fond de la voiture, elle n'avait rien à craindre
des observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu'on
arriverait à Passaw avant le jour. Joseph fut enchanté de sa détermination.
Cependant Consuelo éprouvait je ne sais quelle répugnance, et la tournure
des amis de M. Mayer lui déplaisait de plus en plus. Elle lui demanda si
eux aussi étaient musiciens.

«Tous plus ou moins, lui répondit-il laconiquement.»

Ils trouvèrent les voitures attelées, les conducteurs sur leur banquette,
et les valets d'auberge, fort satisfaits des libéralités de M. Mayer,
s'empressant autour de lui pour le servir jusqu'au dernier moment. Dans un
intervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit un
gémissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna vers
Joseph, qui n'avait rien remarqué; et ce gémissement s'étant répété une
seconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses veines. Cependant
personne ne parut s'apercevoir de rien, et elle put attribuer cette plainte
à quelque chien ennuyé de sa chaîne. Mais quoi qu'elle fit pour s'en
distraire, elle en reçut une impression sinistre. Ce cri étouffé au milieu
des ténèbres, du vent, et de la pluie, parti d'un groupe de personnes
animées ou indifférentes, sans qu'elle pût savoir précisément si c'était
une voix humaine ou un bruit imaginaire, la frappa de terreur et de
tristesse. Elle pensa tout de suite à Albert; et comme si elle eût cru
pouvoir participer à ces révélations mystérieuses dont il semblait doué,
elle s'effraya de quelque danger suspendu sur la tête de son fiancé ou sur
la sienne propre.

Cependant la voiture roulait déjà. Un nouveau cheval plus robuste encore
que le premier la traînait avec vitesse. L'autre voiture, également rapide,
marchait tantôt devant, tantôt derrière. Joseph babillait sur nouveaux
frais avec M. Mayer, et Consuelo essayait de s'endormir, faisant semblant
de dormir déjà pour autoriser son silence.

La fatigue surmonta enfin la tristesse et l'inquiétude, et elle tomba
dans un profond sommeil. Lorsqu'elle s'éveilla, Joseph dormait aussi, et
M. Mayer était enfin silencieux. La pluie avait cessé, le ciel était pur,
et le jour commençait à poindre. Le pays avait un aspect tout à fait
inconnu pour Consuelo. Seulement elle voyait de temps en temps paraître
à l'horizon les cimes d'une chaîne de montagnes qui ressemblait au
Boehmer-Wald.

A mesure que la torpeur du sommeil se dissipait, Consuelo remarquait avec
surprise la position de ces montagnes, qui eussent dû se trouver à sa
gauche, et qui se trouvaient à sa droite. Les étoiles avaient disparu,
et le soleil, qu'elle s'attendait à voir lever devant elle, ne se montrait
pas encore. Elle pensa que ce qu'elle voyait était une autre chaîne que
celle du Boehmer-Wald. M. Mayer ronflait, et elle n'osait adresser la
parole au conducteur de la voiture, seul personnage éveillé qui s'y trouvât
en ce moment.

Le cheval prit le pas pour monter une côte assez rapide, et le bruit
des roues s'amortit dans le sable humide des ornières. Ce fut alors que
Consuelo entendit très-distinctement, le même sanglot sourd et douloureux
qu'elle avait entendu dans la cour de l'auberge à Biberek. Cette voix
semblait partir de derrière elle. Elle se retourna machinalement, et ne vit
que le dossier de cuir contre lequel elle était appuyée. Elle crut être
en proie à une hallucination; et, ses pensées se reportant toujours sur
Albert, elle se persuada avec angoisse qu'en cet instant même il était à
l'agonie, et qu'elle recueillait, grâce à la puissance incompréhensible de
l'amour que ressentait cet homme bizarre, le bruit lugubre et déchirant
de ses derniers soupirs. Cette fantaisie s'empara tellement de son cerveau,
qu'elle se sentit défaillir; et, craignant de suffoquer tout à fait, elle
demanda au conducteur, qui s'arrêtait pour faire souffler son cheval à
mi-côte, la permission de monter le reste à pied. Il y consentit, et
mettant pied à terre lui-même, il marcha auprès du cheval en sifflant.

Cet homme était trop bien habillé pour être un voiturier de profession.
Dans un mouvement qu'il fit, Consuelo crut voir qu'il avait des pistolets
à sa ceinture. Cette précaution dans un pays aussi désert que celui où
ils se trouvaient, n'avait rien que de naturel; et d'ailleurs la forme de
la voiture, que Consuelo examina en marchant à côté de la roue, annonçait
qu'elle portait des marchandises. Elle était trop profonde pour qu'il n'y
eût pas, derrière la banquette du fond, une double caisse, comme celles où
l'on met les valeurs et les dépêches. Cependant elle ne paraissait pas
très-chargée, un seul cheval la traînait sans peine. Une observation qui
frappa Consuelo bien davantage fut de voir son ombre s'allonger devant
elle; et, en se retournant, elle trouva le soleil tout à fait sorti de
l'horizon au point opposé où elle eût dû le voir, si la voiture eût marché
dans la direction de Passaw.

«De quel côté allons-nous donc? demanda-t-elle au conducteur en se
rapprochant de lui avec empressement: nous tournons le dos à l'Autriche.

--Oui, pour une demi-heure, répondit-il avec beaucoup de tranquillité; nous
revenons sur nos pas, parce que le pont de la rivière que nous avons à
traverser est rompu, et qu'il nous faut faire un détour d'un demi-mille
pour en retrouver un autre.»

Consuelo, un peu tranquillisée, remonta dans la voiture, échangea quelques
paroles indifférentes avec M. Mayer, qui s'était éveillé, et qui se
rendormit bientôt (Joseph ne s'était pas dérangé un moment de son somme),
et l'on arriva au sommet de la côte. Consuelo vit se dérouler devant elle
un long chemin escarpé et sinueux, et la rivière dont lui avait parlé le
conducteur se montra au fond d'une gorge; mais aussi loin que l'oeil
pouvait s'étendre, on n'apercevait aucun pont, et l'on marchait toujours
vers le nord. Consuelo inquiète et surprise ne put se rendormir.

Une nouvelle montée se présenta bientôt, le cheval semblait très-fatigué.
Les voyageurs descendirent tous, excepté Consuelo, qui souffrait toujours
des pieds. C'est alors que le gémissement frappa de nouveau ses oreilles,
mais si nettement et à tant de reprises différentes, qu'elle ne put
l'attribuer davantage à une illusion de ses sens; le bruit partait sans
aucun doute du double fond de la voiture. Elle l'examina avec soin, et
découvrit, dans le coin où s'était toujours tenu M. Mayer, une petite
lucarne de cuir en forme de guichet, qui communiquait avec ce double fond.
Elle essaya de la pousser, mais elle n'y réussit pas. Il y avait une
serrure, dont la clef était probablement dans la poche du prétendu
professeur.

Consuelo, ardente et courageuse dans ces sortes d'aventures, tira de
Son gousset un couteau à lame forte et bien coupante, dont elle s'était
munie en partant, peut-être par une inspiration de la pudeur, et avec
l'appréhension vague de dangers auxquels le suicide peut toujours
soustraire une femme énergique. Elle profita d'un moment où tous les
voyageurs étaient en avant sur le chemin, même le conducteur, qui n'avait
plus rien à craindre de l'ardeur de son cheval; et élargissant, d'une main
prompte et assurée, la fente étroite que présentait la lucarne à son point
de jonction avec le dossier, elle parvint à l'écarter assez pour y coller
son oeil et voir dans l'intérieur de cette case, mystérieuse. Quels furent
sa surprise et son effroi, lorsqu'elle distingua, dans cette logette
étroite et sombre, qui ne recevait d'air et de jour que par une fente
pratiquée en haut, un homme d'une taille athlétique, bâillonné, couvert de
sang, les mains et les pieds étroitement liés et garrottés, et le corps
replié sur lui-même, dans un état de gêne et de souffrances horribles!
Ce qu'on pouvait distinguer de son visage était d'une pâleur livide, et il
paraissait en proie aux convulsions de l'agonie.




LXXI.


Glacée d'horreur, Consuelo sauta à terre; et, allant rejoindre Joseph, elle
lui pressa le bras à la dérobée, pour qu'il s'éloignât du groupe avec elle.
Lorsqu'ils eurent une avance de quelques pas:

«Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite à l'instant même, lui
dit-elle à voix basse; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Je
viens d'en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous à travers
champs; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font.»

Joseph crut qu'un mauvais rêve avait troublé l'imagination de sa compagne.
Il comprenait à peine ce qu'elle lui disait. Lui-même se sentait appesanti
par une langueur inusitée; et les tiraillements d'estomac qu'il éprouvait
lui faisaient croire que le vin qu'il avait bu la veille était frelaté par
l'aubergiste et mêlé de méchantes drogues capiteuses. Il est certain qu'il
n'avait pas fait une assez notable infraction à sa sobriété habituelle pour
se sentir assoupi et abattu comme il l'était.

«Chère signora, répondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l'avoir en
vous écoutant. Quand même ces braves gens seraient des bandits, comme il
vous plaît de l'imaginer, quelle riche capture pourraient-ils espérer en
s'emparant de nous?

--Je l'ignore, mais j'ai peur; et si vous aviez vu comme moi un homme
assassiné dans cette même voiture où nous voyageons....»

Joseph ne put s'empêcher de rire; car cette affirmation de Consuelo avait
en effet l'air d'une vision.

«Eh! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu'ils nous égarent? reprit-elle
avec feu; qu'ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le
Danube sont derrière nous? Regardez où est le soleil, et voyez dans quel
désert nous marchons, au lieu d'approcher d'une grande ville!»

La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commença à dissiper
la sécurité, pour ainsi dire léthargique, où il était plongé.

«Eh bien, dit-il, avançons; et s'ils ont l'air de vouloir nous retenir
malgré nous, nous verrons bien leurs intentions.

--Et si nous ne pouvons leur échapper tout de suite, du sang-froid, Joseph,
entendez-vous? Il faudra jouer au plus fin, et leur échapper dans un autre
moment.»

Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la
souffrance ne l'y forçait, et gagnant du terrain néanmoins. Mais ils ne
purent faire dix pas de la sorte sans être rappelés par M. Mayer, d'abord
d'un ton amical, bientôt avec un accent plus sévère, et enfin comme ils
n'en tenaient pas compte, par les jurements énergiques des autres. Joseph
tourna la tête, et vit avec terreur un pistolet braqué sur eux par le
conducteur qui accourait à leur poursuite.

«Ils vont nous tuer, dit-il à Consuelo en ralentissant sa marche.

--Sommes-nous hors de portée? lui dit-elle avec sang-froid, en l'entraînant
toujours et en commençant à courir.

--Je ne sais, répondit Joseph en tâchant de l'arrêter; croyez-moi, le
moment n'est pas venu. Ils vont tirer sur vous.

--Arrêtez-vous, ou vous êtes morts, cria le conducteur qui courait plus
vite qu'eux, et les tenait à portée du pistolet, le bras étendu.

--C'est le moment de payer d'assurance, dit Consuelo en s'arrêtant;
Joseph, faites et dites comme moi. Ah! Ma foi, dit-elle à haute voix en se
retournant, et en riant avec l'aplomb d'une bonne comédienne, si je n'avais
pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir
que la plaisanterie ne prend pas.»

Et, regardant Joseph qui était pâle comme la mort, elle affecta de rire
Aux éclats, en montrant cette figure bouleversée aux autres voyageurs qui
s'étaient rapprochés d'eux.

«Il l'a cru! s'écria-t-elle avec une gaieté parfaitement jouée. Il l'a cru,
mon pauvre camarade! Ah! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh!
monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s'est imaginé tout de bon que
monsieur voulait lui envoyer une balle!»

Consuelo affectait de parler vénitien, tenant ainsi en respect par sa
gaieté l'homme au pistolet, qui n'y entendait rien. M. Mayer affecta de
rire aussi.

Puis, se tournant vers le conducteur:

«Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie? lui dit-il non sans un
clignement d'oeil que Consuelo observa très-bien. Pourquoi effrayer ainsi
ces pauvres enfants?

Je voulais savoir s'ils avaient du coeur, répondit l'autre en remettant ses
pistolets dans son ceinturon.

--Hélas! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste
opinion de toi, mon ami Joseph. Quant à moi, je n'ai pas eu peur,
rendez-moi justice! monsieur Pistolet.

--Vous êtes un brave, répondit M. Mayer; vous feriez un joli tambour, et
vous battriez la charge à la tête d'un régiment, sans sourciller au milieu
de la mitraille.

--Ah! cela, je n'en sais rien, répliqua-t-elle; peut-être aurais-je eu
peur, si j'avais cru que monsieur voulût nous tuer tout de bon. Mais nous
autres Vénitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas
comme cela.

--C'est égal, la mystification est de mauvais goût, reprit M. Mayer.»

Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu; mais
Consuelo n'en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue
qu'il s'agissait d'une explication dont le résultat était qu'on croyait
s'être mépris sur son intention de fuir.

Consuelo étant remontée dans la voiture avec les autres:

«Convenez, dit-elle en riant à M. Mayer, que votre conducteur à pistolets
est un drôle de corps! Je vais l'appeler à présent _signor Pistola_.
Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n'était pas bien
neuf, ce jeu-là!

--C'est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer; on a plus d'esprit
que cela à Venise, n'est-ce pas?

--Oh! savez-vous ce que des Italiens eussent fait à votre place pour nous
jouer un bon tour? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier
buisson venu de la route, et ils se seraient tous cachés. Alors, quand nous
nous serions retournés, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait
tout emporté, qui eût été bien attrapé? moi, surtout qui ne peux plus me
traîner; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Boehmer-Wald,
et qui se serait cru abandonné dans ce désert.»

M. Mayer riait de ses facéties enfantines qu'il traduisait à mesure au
_signor Pistola_, non moins égayé que lui de la simplicité du _gondolier_.
Oh! vous êtes par trop madré! répondait Mayer; on ne se frottera plus à
vous faire des niches! Et Consuelo, qui voyait l'ironie profonde de ce faux
bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son
côté à jouer ce rôle du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout
mélodrame.

Il est certain que leur aventure en était un assez sérieux; et, tout en
faisant sa partie avec habileté, Consuelo sentait qu'elle avait la fièvre.
Heureusement c'est dans la fièvre qu'on agit, et dans la stupeur qu'on
succombe.

Elle se montra dès lors aussi gaie qu'elle avait été réservée jusque-là; et
Joseph, qui avait repris toutes ses facultés, la seconda fort bien. Tout en
paraissant ne pas douter qu'ils approchassent de Passaw, ils feignirent
d'ouvrir l'oreille aux propositions d'aller à Dresde, sur lesquelles
M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnèrent toute sa
confiance, et le mirent à même de trouver quelque expédient pour leur
avouer honnêtement qu'il les y menait sans leur permission. L'expédient fut
bientôt trouvé. M. Mayer n'était pas novice dans ces sortes d'enlèvements.
Il y eut un dialogue animé en langue étrangère entre ces trois individus,
M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout à coup ils se
mirent à parler allemand, et comme s'ils continuaient le même sujet:

«Je vous le disais bien; s'écria M. Mayer, nous avons fait fausse route; à
preuve que leur voiture ne reparaît pas. Il y a plus de deux heures que
nous les avons laissés derrière nous, et j'ai eu beau regarder à la montée,
je n'ai rien aperçu.

--Je ne la vois pas du tout! dit le conducteur en sortant la tête de la
voiture, et en la rentrant d'un air découragé.»

Consuelo avait fort bien remarqué, dès la première montée, la disparition
de cette autre voiture avec laquelle on était parti de Bibereck.

«J'étais bien sûr que nous étions égarés, observa Joseph; mais je ne
voulais pas le dire.

--Eh! pourquoi diable ne le disiez-vous pas? reprit le silencieux,
affectant un grand déplaisir de cette découverte.

--C'est que cela m'amusait! dit Joseph, inspiré par l'innocent
machiavélisme de Consuelo; c'est drôle de se perdre en voiture! je croyais
que cela n'arrivait qu'aux piétons.

--Ah bien! voilà qui m'amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais à présent que
nous fussions sur la route de Dresde!

--Si je savais où nous sommes, repartit M. Mayer, je me réjouirais avec
vous, mes enfants; car je vous avoue que j'étais assez mécontent d'aller à
Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous
nous fussions assez détournés pour avoir un prétexte de borner là notre
complaisance envers eux.

--Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu'il vous
plaira; ce sont vos affaires. Si nous ne vous gênons pas, et si vous voulez
toujours de nous pour aller à Dresde, nous voilà tout prêts à vous suivre,
fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu'en dis-tu?

--J'en dis autant, répondit Consuelo. Vogue la galère!

--Vous êtes de braves enfants! répondit Mayer en cachant sa joie sous son
air de préoccupation; mais je voudrais bien savoir pourtant où nous sommes.

--Où que nous soyons, il faut nous arrêter, dit le conducteur; le cheval
n'en peut plus. Il n'a rien mangé depuis hier soir, et il a marché toute la
nuit. Nous ne serons fâchés, ni les uns ni les autres, de nous restaurer
aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions; halte!»

On entra dans le bois, le cheval fut dételé. Joseph et Consuelo offrirent
leurs services avec empressement; on les accepta sans méfiance. On pencha
la chaise sur ses brancards; et, dans ce mouvement, la position du
prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo
l'entendit encore gémir; Mayer l'entendit aussi, et regarda fixement
Consuelo pour voir si elle s'en était aperçue. Mais, malgré la pitié qui
déchirait son coeur, elle sut paraître sourde et impassible. Mayer fit
le tour de la voiture, Consuelo, qui s'était éloignée, le vit ouvrir à
l'extérieur une petite porte de derrière, jeter un coup d'oeil dans
l'intérieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa
poche.

«_La marchandise est-elle avariée?_ cria le silencieux à M. Mayer.

--Tout est bien, répondit-il avec une indifférence brutale, et il fit tout
disposer pour le déjeuner.

--Maintenant, dit Consuelo rapidement à Joseph en passant auprès de lui,
fais comme moi et suis tous mes pas.»

Elle aida à étendre les provisions sur l'herbe, et à déboucher les
bouteilles. Joseph l'imita en affectant beaucoup de gaieté; M. Mayer vit
avec plaisir ces serviteurs volontaires se dévouer à son bien-être. Il
aimait ses aises, et se mit à boire et à manger ainsi que ses compagnons
avec des manières plus gloutonnes et plus grossières qu'il n'en avait
montré la veille. Il tendait à chaque instant son verre à ses deux nouveaux
pages, qui, à chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient
pour courir, de côté et d'autre, épiant le moment de courir une fois
pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins
clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur
l'herbe et déboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornée
de pistolets; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le
silencieux se mit à chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord
duquel on s'était arrêté, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la
délivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s'engagea avec elle
dans les buissons; et, dès qu'ils se virent cachés dans l'épaisseur du
feuillage, ils prirent leur course comme deux lièvres à travers bois. Ils
n'avaient plus guère à craindre les balles dans ce taillis épais; et quand
ils s'entendirent rappeler, ils jugèrent qu'ils avaient pris assez d'avance
pour continuer sans danger.

«II vaut pourtant mieux répondre, dit Consuelo en s'arrêtant; cela
détournera les soupçons, et nous donnera le temps d'un nouveau trait de
course.»

Joseph, répondit donc:

«Par ici, par ici! il y a de l'eau!

--Une source, une source!» cria Consuelo.

Et courant aussitôt à angle droit, afin de dérouter l'ennemi, ils
repartirent légèrement. Consuelo ne pensait plus à ses pieds malades et
enflés, Joseph avait triomphé du narcotique que M. Mayer lui avait versé
la veille. La peur leur donnait des ailes.

Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposée à celle
qu'ils avaient prise d'abord, et ne se donnant pas le temps d'écouter
les voix qui les appelaient de deux côtés différents, lorsqu'ils trouvèrent
la lisière du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonné qui
s'abaissait jusqu'à une route battue, et des bruyères semées de massifs
d'arbres.

«Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit
élevé ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.

Consuelo hésita un instant, explora le pays d'un coup d'oeil rapide, et lui
dit:

«Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une
route, et l'espérance d'y rencontrer quelqu'un.

--Eh! s'écria Joseph, c'est la même route que nous suivions tout à l'heure.
Voyez! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le
lieu d'où nous sommes partis. Que l'un des trois monte à cheval, et il nous
rattrapera avant que nous ayons gagné le bas du terrain.

--C'est ce qu'il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je
vois quelque chose là-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce
côté. Il ne s'agit que de l'atteindre avant d'être atteints nous-mêmes.
Allons!»

Il n'y avait pas de temps à perdre en délibérations. Joseph se fia aux
inspirations de Consuelo: la colline fut descendue par eux en un instant,
et ils avaient gagné les premiers massifs, lorsqu'ils entendirent les voix
de leurs ennemis à la lisière du bois. Cette fois, ils se gardèrent de
répondre, et coururent encore, à la faveur des arbres et des buissons,
jusqu'à ce qu'ils rencontrèrent un ruisseau encaissé, que ces mêmes arbres
leur avaient caché. Une longue planche servait de pont; ils traversèrent,
et jetèrent ensuite la planche au fond de l'eau.

Arrivés à l'autre rive, ils la descendirent, toujours protégés par une
épaisse végétation; et, ne s'entendant plus appeler, ils jugèrent qu'on
avait perdu leurs traces, ou bien qu'on ne se méprenait plus sur leurs
intentions, et qu'on cherchait à les atteindre par surprise. Mais bientôt
la végétation du rivage fut interrompue, et ils s'arrêtèrent, craignant
d'être vus. Joseph avança la tête avec précaution parmi les dernières
broussailles, et vit un des brigands en observation à la sortie du bois, et
l'autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient déjà éprouvé
la supériorité à la course), au bas de la colline, non loin de la rivière.
Tandis que Joseph s'assurait de la position de l'ennemi, Consuelo s'était
dirigée du côté de la route; et tout à coup elle revint vers Joseph:

«C'est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauvés! Il faut la
joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avisé de passer l'eau.»

Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgré la
nudité du terrain; la voiture venait à eux au galop.

«Oh! mon Dieu! dit Joseph, si c'était l'autre voiture, celle des complices?

--Non, répondit Consuelo, c'est une berline à six chevaux, deux postillons,
et deux courriers; nous sommes sauvés, te dis-je, encore un peu de
courage.»

Il était bien temps d'arriver au chemin; le Pistola avait retrouvé
l'empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la
force et la rapidité d'un sanglier. Il vit bientôt dans quel endroit la
trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il
devina la ruse, franchit l'eau à la nage, retrouva la marque des pas sur la
rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons; il voyait
les deux fugitifs traverser la bruyère ... mais il vit aussi la voiture; il
comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s'y opposer, il rentra dans les
broussailles et s'y tint sur ses gardes.

Aux cris des deux jeunes gens, qui d'abord furent pris pour des mendiants,
la berline ne s'arrêta pas. Les voyageurs jetèrent quelques pièces de
monnaie; et leurs courriers d'escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu de
les ramasser, continuaient à courir en criant à la portière, marchèrent sur
eux au galop pour débarrasser leurs maîtres de cette importunité. Consuelo,
essoufflée et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au moment
du succès, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait les
mains d'un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph,
cramponné à la portière, au risque de manquer prise et de se faire écraser,
criait d'une voix haletante:

«Au secours! au secours! nous sommes poursuivis; au voleur! à l'assassin!»

Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin à comprendre
ces paroles entrecoupées, et fit signe à un des courriers qui arrêta les
postillons. Consuelo, lâchant alors la bride de l'autre courrier à laquelle
elle s'était suspendue, quoique le cheval se cabrât et que le cavalier la
menaçât de son fouet, vint se joindre à Joseph; et sa figure animée par la
course frappa les voyageurs, qui entrèrent en pourparler.

«Qu'est-ce que cela signifie, dit l'un des deux: est-ce une nouvelle
manière de demander l'aumône! On vous a donné, que voulez-vous encore?
ne pouvez-vous répondre?»

Consuelo était comme prête à expirer. Joseph, hors d'haleine, ne pouvait
que dire:

«Sauvez-nous, sauvez-nous! et il montrait le bois et la colline sans
réussir à retrouver la parole.

--Ils ont l'air de deux renards forcés à la chasse, dit l'autre voyageur;
attendons que la voix leur revienne.» Et les deux seigneurs, magnifiquement
équipés, les regardèrent en souriant d'un air de sang-froid qui contrastait
avec l'agitation des pauvres fugitifs.

Enfin, Joseph réussit à articuler encore les mots de voleurs et
d'assassins; aussitôt les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et,
s'avançant sur le marche-pied, regardèrent de tous côtés, étonnés de ne
rien voir qui pût motiver une pareille alerte. Les brigands s'étaient
cachés, et la campagne était déserte et silencieuse. Enfin, Consuelo,
revenant à elle, leur parla ainsi, en s'arrêtant à chaque phrase pour
respirer:

«Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants; nous avons été enlevés par
des hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous prétexte de nous
rendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toute
la nuit. Au point du jour, nous nous sommes aperçus qu'on nous trompait, et
qu'on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nous
avons voulu fuir; ils nous ont menacés, le pistolet à la main. Enfin, ils
se sont arrêtés dans les bois que voici, nous nous sommes échappés, et nous
avons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommes
perdus; ils sont à deux pas de la route, l'un dans les buissons, les autres
dans le bois.

--Combien sont-ils donc? demanda un des courriers.

--Mon ami, dit en français un des voyageurs auquel Consuelo s'était
adressée parce qu'il était plus près d'elle, sur le marchepied, apprenez
que cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils? voilà une belle question!
Votre devoir est de vous battre si je vous l'ordonne, et je ne vous charge
point de compter les ennemis.

--Vraiment, voulez-vous vous amuser à pourfendre? reprit en français
l'autre seigneur; songez, baron, que cela prend du temps.

--Ce ne sera pas long, et cela nous dégourdira. Voulez-vous être de la
partie, comte?

--Soit! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolence
son épée dans une main, et dans l'autre deux pistolets dont la crosse était
ornée de pierreries.

--Oh! vous faites bien, Messieurs,» s'écria Consuelo, à qui l'impétuosité
de son coeur fit oublier un instant son humble rôle, et qui pressa de ses
deux mains le bras du comte.

Le comte, surpris d'une telle familiarité de la part d'un petit drôle de
cette espèce, regarda sa manche d'un air de dégoût railleur, la secoua,
et releva ses yeux avec une lenteur méprisante sur Consuelo qui ne put
s'empêcher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comte
Zustiniani et tant d'autres illustrissimes Vénitiens lui avaient demandé,
en d'autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l'insolence
paraissait maintenant si choquante. Soit qu'il y eût en elle, en cet
instant, un rayonnement de fierté calme et douce qui démentait les
apparences de sa misère, soit que sa facilité à parler la langue du bon ton
en Allemagne fit penser qu'elle était un jeune gentilhomme travesti, soit
enfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comte
changea de physionomie tout à coup, et, au lieu d'un sourire de mépris, lui
adressa un sourire de bienveillance. Le comte était encore jeune et beau;
on eût pu être ébloui des avantages de sa personne, si le baron ne l'eût
surpassé en jeunesse, en régularité de traits, et en luxe de stature.
C'étaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait
d'eux, et probablement de beaucoup d'autres.
                
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