En parlant ainsi, avec des yeux égarés et des traits animés par une
exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait
avec une sorte d'épouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pour
arrêter cette bizarre conjuration.
Il ne fallut pas à Consuelo de longues réflexions pour comprendre la
tournure que prenait la démence de son hôte. Elle s'était fait assez
souvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ce
redoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite,
avait péri de douleur et de honte dans son couvent, outragée par un moine
abominable, et que la vie de Ziska avait été une longue et solennelle
vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramené par je ne sais
quelle transition d'idées, à sa fantaisie dominante, se croyait Jean
Ziska, et s'adressait à elle comme à l'ombre de Wanda, sa soeur
infortunée.
Elle résolut de ne point contrarier brusquement son illusion:
«Albert, lui dit-elle, car ton nom n'est plus Jean, de même que le mien
n'est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j'ai changé, ainsi
que toi, de visage et de caractère. Ce que tu viens de me dire, je venais
pour te le rappeler. Oui, le temps du zèle et de la fureur est passé. La
justice humaine est plus que satisfaite; et c'est le jour de la justice
divine que je t'annonce maintenant; Dieu nous commande le pardon et
l'oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination à exercer en toi
une faculté qu'il n'a point donnée aux autres hommes, cette mémoire
scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences antérieures, Dieu
s'en offense, et te la retire, parce que tu en as abusé. M'entends-tu,
Albert, et me comprends-tu, maintenant?
--O ma mère! répondit Albert, pâle et tremblant, en tombant sur ses
genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire,
je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous
transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'êtes plus la
Wanda de Ziska, la vierge outragée, la religieuse gémissante. Vous êtes
Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appelée comtesse de Rudolstadt,
Et qui a porté dans son sein l'infortuné qu'ils appellent aujourd'hui
Albert.
--Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi,
reprit Consuelo avec fermeté; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dans
d'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les
connaissez pas, Albert, ou vous les méprisez. Vous remontez le cours des
âges avec un orgueil impie; vous aspirez à pénétrer les secrets de la
destinée; vous croyez vous égaler à Dieu en embrassant d'un coup d'oeil
et le présent et le passé. Moi, je vous le dis; et c'est la vérité, c'est
la foi qui m'inspirent: cette pensée rétrograde est un crime et une
témérité. Cette mémoire surnaturelle que vous vous attribuez est une
illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la
certitude, et votre imagination vous a trompé. Votre orgueil a bâti un
édifice de chimères, lorsque vous vous êtes attribué les plus grands
rôles dans l'histoire de vos ancêtres. Prenez garde de n'être point ce
que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science éternelle ne
vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie
antérieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins
glorieux que ceux dont vous osez vous vanter.»
Albert écouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans
ses mains, et les genoux enfoncés dans la terre.
«Parlez! parlez! voix du ciel que j'entends et que je ne reconnais plus!
murmura-t-il en accents étouffés. Si vous êtes l'ange de la montagne, si
vous êtes, comme je le crois, la figure céleste qui m'est apparue si
souvent sur la pierre d'Épouvante, parlez; commandez à ma volonté, à ma
conscience, à mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumière
avec angoisse, et que si je m'égare dans les ténèbres, c'est à force de
vouloir les dissiper pour vous atteindre.
--Un peu d'humilité, de confiance et de soumission aux arrêts éternels de
la science incompréhensible aux hommes, voilà le chemin de la vérité pour
vous, Albert. Renoncez dans votre âme, et renoncez-y fermement une fois
pour toutes, à vouloir vous connaître au delà de cette existence passagère
qui vous est imposée; et vous redeviendrez agréable à Dieu, utile aux
autres hommes, tranquille avec vous-même. Abaissez votre science superbe;
et sans perdre la foi à votre immortalité, sans douter de la bonté divine,
qui pardonne au passé et protège l'avenir, attachez-vous à rendre féconde
et humaine cette vie présente que vous méprisez, lorsque vous devriez la
respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnégation
et votre charité. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient
dessillés. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre mère; je suis une
amie que le ciel vous a envoyée, et qu'il a conduite ici par des voies
miraculeuses pour vous arracher à l'orgueil et à la démence. Regardez-moi,
et dites-moi, dans votre âme et conscience, qui je suis et comment je
m'appelle.»
Albert, tremblant et éperdu, leva la tête, et la regarda encore, mais
avec moins d'égarement et de terreur que les premières fois.
«Vous me faites franchir des abîmes, lui dit-il; vous confondez par des
paroles profondes ma raison, que je croyais supérieure (pour mon malheur)
à celle des autres hommes, et vous m'ordonnez de connaître et de
comprendre le temps présent et les choses humaines. Je ne le puis. Pour
perdre la mémoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subisse
des crises terribles; et, pour retrouver le sentiment d'une phase
nouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisent
à l'agonie. Si vous m'ordonnez, au nom d'une puissance que je sens
supérieure à la mienne, d'assimiler ma pensée à la vôtre, il faut que
j'obéisse; mais je connais ces luttes épouvantables, et je sais que la
mort est au bout. Ayez pitié de moi, vous qui agissez sur moi par un
charme souverain; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous êtes, car
je ne vous connais pas; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue:
je ne sais de quel sexe vous êtes; et vous voilà devant moi comme une
statue mystérieuse dont j'essaie vainement de retrouver le type dans mes
souvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir.»
En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'était d'abord coloré d'un
éclat fébrile, redevint d'une pâleur effrayante. Il étendit les mains
vers Consuelo; mais il les abaissa aussitôt vers la terre pour se
soutenir, comme atteint d'une irrésistible défaillance.
Consuelo, en s'initiant peu à peu aux secrets de sa maladie mentale, se
sentit vivifiée et comme inspirée par une force et une intelligence
nouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forçant de se relever, elle le
conduisit vers le siége qui était auprès de la table. Il s'y laissa
tomber, accablé d'une fatigue inouïe, et se courba en avant comme s'il
eût été près de s'évanouir. Cette lutte dont il parlait n'était que trop
réelle. Albert avait la faculté de retrouver sa raison et de repousser
les suggestions de la fièvre qui dévorait son cerveau; mais il n'y
parvenait pas sans des efforts et des souffrances qui épuisaient ses
organes. Quand cette réaction s'opérait d'elle-même, il en sortait
rafraîchi et comme renouvelé; mais quand il la provoquait par une
résolution de sa volonté encore puissante, son corps succombait sous la
crise, et la catalepsie s'emparait de tous ses membres. Consuelo comprit
ce qui se passait en lui:
«Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tête brûlante,
je vous connais, et cela suffit. Je m'intéresse à vous, et cela doit vous
suffire aussi quant à présent. Je vous défends de faire aucun effort de
volonté pour me reconnaître et me parler. Écoutez-moi seulement; et si
mes paroles vous semblent obscures, attendez que je m'explique, et ne
vous pressez pas d'en savoir le sens. Je ne vous demande qu'une soumission
passive et l'abandon entier de votre réflexion. Pouvez-vous descendre
dans votre coeur, et y concentrer toute votre existence?
--Oh! que vous me faites de bien! répondit Albert. Parlez-moi encore,
parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon âme dans vos mains. Qui que
vous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s'échapper; car elle
irait frapper aux portes de l'Éternité, et s'y briserait. Dites-moi
qui vous êtes, dites-le-moi bien vite; et, si je ne le comprends pas,
expliquez-le-moi: car, malgré moi, je le cherche et je m'agite.
--Je suis Consuelo, répondit la jeune fille, et vous le savez, puisque
vous me parlez d'instinct une langue que seule autour de vous je puis
comprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et que
vous avez reconnue un jour qu'elle chantait. Depuis ce jour-là, vous avez
quitté votre famille, et vous êtes venu vous cacher ici. Depuis ce jour,
je vous ai cherché; et vous m'avez fait appeler par Zdenko à diverses
reprises, sans que Zdenko, qui exécutait vos ordres à certains égards,
ait voulu me conduire vers vous. J'y suis parvenue à travers mille
dangers....
--Vous n'avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l'a pas voulu, reprit Albert
en soulevant son corps appesanti et affaissé sur la table. Vous êtes un
rêve, je le vois bien, et tout ce que j'entends là se passe dans mon
imagination. O mon Dieu! vous me bercez de joies trompeuses, et tout à
coup le désordre et l'incohérence de mes songes se révèlent à moi-même,
je me retrouve seul, seul au monde, avec mon désespoir et ma folie! Oh!
Consuelo, Consuelo! rêve funeste et délicieux! Où est l'être qui porte
ton nom et qui revêt parfois ta figure? Non, tu n'existes qu'en moi, et
c'est mon délire qui t'a créé!».
Albert retomba sur ses bras étendus, qui se raidirent et devinrent froids
comme le marbre.
Consuelo le voyait approcher de la crise léthargique, et se sentait
elle-même si épuisée, si prête à défaillir, qu'elle craignait de ne
pouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mains
d'Albert dans ses mains qui n'étaient guère plus vivantes.
«Mon Dieu! dit-elle d'une voix éteinte et avec un coeur brisé, assiste
deux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l'un pour l'autre!»
Elle se voyait seule, enfermée avec un mourant, mourante elle-même, et ne
pouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dont
le retour lui semblait encore plus effrayant que désirable.
Sa prière parut frapper Albert d'une émotion inattendue.
«Quelqu'un prie à côté de moi, dit-il en essayant de soulever sa tête
accablée. Je ne suis pas seul! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-il
en regardant la main de Consuelo enlacée aux siennes. Main secourable,
pitié mystérieuse, sympathie humaine, fraternelle! tu rends mon agonie
bien douce et mon coeur bien reconnaissant!»
Il colla ses lèvres glacées sur la main de Consuelo, et resta longtemps
ainsi.
Une émotion pudique rendit à Consuelo le sentiment de la vie. Elle n'osa
point retirer sa main à cet infortuné; mais, partagée entre son embarras
et son épuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcée de
s'appuyer sur lui et de poser son autre main sur l'épaule d'Albert.
«Je me sens renaître, dit Albert au bout de quelques instants. Il me
semble que je suis dans les bras de ma mère. O ma tante Wenceslawa! Si
c'est vous qui êtes auprès de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliée,
vous et mon père, et toute ma famille, dont les noms même étaient sortis
de ma mémoire. Je reviens à vous, ne me quittez pas; mais rendez-moi
Consuelo; Consuelo, celle que j'avais tant attendue, celle que j'avais
Enfin trouvée ... et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plus
respirer!»
Consuelo voulut lui parler; mais à mesure que la mémoire et la force
d'Albert semblaient se réveiller, la vie de Consuelo semblait s'éteindre.
Tant de frayeurs, de fatigues, d'émotions et d'efforts surhumains
l'avaient brisée, qu'elle ne pouvait plus lutter. La parole expira sur
ses lèvres, elle sentit ses jambes fléchir, ses yeux se troubler. Elle
tomba sur ses genoux à côté d'Albert, et sa tête mourante vint frapper le
sein du jeune homme. Aussitôt Albert, sortant comme d'un songe, la vit,
la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dans
ses bras avec énergie. A travers les voiles de la mort qui semblaient
s'étendre sur ses paupières, Consuelo vit sa joie, et n'en fut point
effrayée. C'était une joie sainte et rayonnante de chasteté. Elle ferma
les yeux, et tomba dans un état d'anéantissement qui n'était ni le sommeil
ni la veille, mais une sorte d'indifférence et d'insensibilité pour toutes
les choses présentes.
XLIV.
Lorsqu'elle reprit l'usage de ses facultés, se voyant assise sur un lit
assez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupières, elle essaya de
rassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait été si complète, que
ses facultés revinrent lentement; et, comme si la somme de fatigues et
d'émotions qu'elle avait supportées depuis un certain temps fût arrivée à
dépasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu'elle était
devenue depuis qu'elle avait quitté Venise. Son départ même de cette
patrie adoptive, où elle avait coulé des jours si doux, lui apparut comme
un songe; et ce fut pour elle un soulagement (hélas! trop court) de
pouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l'avaient causé.
Elle se persuada donc qu'elle était encore dans sa pauvre chambre de la
Corte-Minelli, sur le grabat de sa mère, et qu'après avoir eu avec
Anzoleto une scène violente et amère dont le souvenir confus flottait dans
Son esprit, elle revenait à la vie et à l'espérance en le sentant près
d'elle, en entendant sa respiration entrecoupée, et les douces paroles
qu'il lui adressait à voix basse. Une joie languissante et pleine de
délices pénétra son coeur à cette pensée, et elle se souleva avec effort
pour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle ne
pressa qu'une main froide et inconnue; et, au lieu du riant soleil qu'elle
était habituée à voir briller couleur de rose à travers son rideau blanc,
elle ne vit qu'une clarté sépulcrale, tombant d'une voûte sombre et
nageant dans une atmosphère humide; elle sentit sous ses bras la rude
dépouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la pâle
figure d'Albert se pencha vers elle comme un spectre.
Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau; elle ferma les yeux,
et retomba sur le lit de feuilles sèches, avec un douloureux gémissement.
Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre où elle était, et
à quel hôte sinistre elle se trouvait confiée. La peur, que l'enthousiasme
de son dévouement avait combattue et dominée jusque-là, s'empara d'elle,
au point qu'elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreux
spectacle, des apprêts de mort, un sépulcre ouvert devant elle. Elle
sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C'était une
guirlande de feuillage dont Albert l'avait couronnée. Elle l'ôta pour la
regarder, et vit une branche de cyprès.
«Je t'ai crue morte, ô mon âme, ô ma consolation! lui dit Albert en
s'agenouillant auprès d'elle, et j'ai voulu avant de te suivre dans le
tombeau te parer des emblèmes de l'hyménée. Les fleurs ne croissent point
autour de moi, Consuelo. Les noirs cyprès étaient les seuls rameaux où ma
main pût cueillir ta couronne de fiancée. La voilà, ne la repousse pas.
Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu à la vie, je
n'aurais jamais eu d'autre épouse que toi, et que je meurs avec toi, uni
à toi par un serment indissoluble.
--Fiancés, unis! s'écria Consuelo terrifiée en jetant des regards
consternés autour d'elle: qui donc a prononcé cet arrêt? qui donc a
célébré cet hyménée?
--C'est la destinée, mon ange, répondit Albert avec une douceur et une
tristesse inexprimables. Ne songe pas à t'y soustraire. C'est une destinée
bien étrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas,
Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la vérité. Tu m'as défendu
tout à l'heure de chercher dans le passé; tu m'as interdit le souvenir
de ces jours écoulés qu'on appelle la nuit des siècles. Mon être t'a obéi,
et je ne sais plus rien désormais de ma vie antérieure. Mais ma vie
présente, je l'ai interrogée, je la connais; je l'ai vue tout entière
d'un regard, elle m'est apparue en un instant pendant que tu reposais
dans les bras de la mort. Ta destinée, Consuelo, est de m'appartenir, et
cependant tu ne seras jamais à moi. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimeras
jamais comme je t'aime. Ton amour pour moi n'est que de la charité, ton
dévouement de l'héroïsme. Tu es une sainte que Dieu m'envoie, et jamais
tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consumé d'un amour que tu
ne peux partager; et cependant, Consuelo, tu seras mon épouse comme tu es
déjà ma fiancée, soit que nous périssions ici et que ta pitié consente à
me donner ce titre d'époux qu'un baiser ne doit jamais sceller, soit que
nous revoyions le soleil, et que ta conscience t'ordonne d'accomplir les
desseins de Dieu envers moi.
--Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de
peaux d'ours noirs qui ressemblaient à un drap mortuaire, je ne sais si
c'est l'enthousiasme d'une reconnaissance trop vive ou la suite de votre
délire qui vous fait parler ainsi. Je n'ai plus la force de combattre
vos illusions; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui
suis venue, au péril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens
que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberté. Si ma vue
vous irrite et si Dieu m'abandonne, que la volonté de Dieu soit faite!
Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie
est empoisonnée, et avec combien peu de regrets j'en ferais le sacrifice!
--Je sais que tu es bien malheureuse, ô ma pauvre sainte! je sais que tu
portes au front une couronne d'épines que je ne puis en arracher. La cause
et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas.
Mais je t'aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion,
si, dès le jour où je t'ai rencontrée, je n'avais pas pressenti et reconnu
en toi la tristesse qui remplit ton âme et abreuve ta vie. Que peux-tu
craindre de moi, Consuelo de mon âme? Toi, si ferme et si sage, toi à qui
Dieu a inspiré des paroles qui m'ont subjugué et ranimé en un instant, tu
sens donc défaillir étrangement la lumière de ta foi et de ta raison,
puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave? Reviens à toi,
mon ange; regarde-moi. Me voici à tes pieds, et pour toujours, le front
dans la poussière. Que veux-tu, qu'ordonnes-tu? Veux-tu sortir d'ici à
l'instant même, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant
toi? Quel sacrifice exiges-tu? Quel serment veux-tu que je te fasse? Je
puis te promettre tout et t'obéir en tout. Oui, Consuelo, je peux même
devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable
que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins
effrayant? Jusqu'ici je n'ai jamais pu ce que j'ai voulu; mais tout ce
que tu voudras désormais me sera accordé. Je mourrai peut-être en me
transformant selon ton désir; mais c'est à mon tour de te dire que ma
vie a toujours été empoisonnée, et que je ne pourrais pas la regretter en
la perdant pour toi.
--Cher et généreux Albert, dit Consuelo rassurée et attendrie,
expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette
âme impénétrable. Vous êtes à mes yeux un homme supérieur à tous les
autres; et, dès le premier instant où je vous ai vu, j'ai senti pour
vous un respect et une sympathie que je n'ai point de raisons pour vous
dissimuler. J'ai toujours entendu dire que vous étiez insensé, je n'ai pas
pu le croire. Tout ce qu'on me racontait de vous ajoutait à mon estime et
à ma confiance. Cependant il m'a bien fallu reconnaître que vous étiez
accablé d'un mal moral profond et bizarre. Je me suis, présomptueusement
persuadée que je pouvais adoucir ce mal. Vous-même avez travaillé à me le
faire croire. Je suis venue vous trouver, et voilà que vous me dites sur
moi et sur vous-même des choses d'une profondeur et d'une vérité qui
me rempliraient d'une vénération sans bornes, si vous n'y mêliez des idées
étranges, empreintes d'un esprit de fatalisme que je ne saurais partager.
Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir?...
--Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez à me dire.
--Eh bien, je le dirai, car je me l'étais promis. Tous ceux qui vous
aiment désespèrent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-à-dire
ménager, ce qu'ils appellent votre démence; ils craignent de vous
exaspérer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent,
et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vous
demandant pourquoi, étant si sage, vous avez parfois les dehors d'un
insensé; pourquoi, étant si bon, vous faites les actes de l'ingratitude
et de l'orgueil; pourquoi, étant si éclairé et si religieux, vous vous
abandonnez aux rêveries d'un esprit malade et désespéré; pourquoi, enfin,
vous voilà seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre
famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous
chérissez avec un zèle ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que
vous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'à vous sans des miracles
de volonté et une protection divine?
--Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinée, et vous le
savez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la révélation
de mon être, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulez
m'amener à une confession, à un repentir efficace, à une résolution
victorieuse. Vous serez obéie. Mais ce n'est pas à l'instant même que je
puis me connaître, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi
quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour
m'apprendre à moi-même si je suis fou, ou si je jouis de ma raison.
Hélas! hélas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'en
pouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entièrement le jugement
et la volonté, ou si je puis triompher du démon qui m'obsède, voilà ce que
je ne puis en cet instant. Prenez pitié de moi, Consuelo! je suis encore
sous le coup d'une émotion plus puissante que moi-même. J'ignore ce que
je vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont écoulées depuis que vous
êtes ici; j'ignore comment vous pouvez y être sans Zdenko, qui ne voulait
pas vous y amener; j'ignore même dans quel monde erraient mes pensées
quand vous m'êtes apparue. Hélas! j'ignore depuis combien de siècles je
suis enfermé ici, luttant avec des souffrances inouïes, contre le fléau
qui me dévore! Ces souffrances, je n'en ai même plus conscience quand
elles sont passées; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur,
et comme un effroi que je voudrais chasser.... Consuelo, laissez-moi
m'oublier, ne fût-ce que pour quelques instants. Mes idées s'éclairciront,
ma langue se déliera. Je vous le promets, je vous le jure. Ménagez-moi
cette lumière de la réalité longtemps éclipsée dans d'affreuses ténèbres,
et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonné de
concentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; ma
raison et ma mémoire ne datent plus que du moment où vous m'avez parlé.
Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angélique dans mon sein.
Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore.
Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'égarer et vous effrayer
encore par mes rêveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'est
une vie inconnue pour moi; ce serait une vie de délices, si je pouvais
m'y abandonner sans vous déplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vous
dit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-même;
laissez-moi ne m'occuper que de vous, ne voir et ne comprendre que
vous ... aimer, enfin. O mon Dieu! j'aime! j'aime un être vivant,
semblable à moi! je l'aime de toute la puissance de mon être! Je puis
concentrer sur lui toute l'ardeur, toute la sainteté de mon affection!
C'est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n'ai pas la folie
de demander davantage!
--Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre âme dans ce doux sentiment
d'une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m'est témoin que vous le
pouvez sans crainte et sans danger; car je sens pour vous une amitié
fervente, une sorte de vénération que les discours frivoles et les vains
jugements du vulgaire ne sauraient ébranler. Vous avez compris, par une
sorte d'intuition divine et mystérieuse, que ma vie était brisée par la
douleur; vous l'avez dit, et c'est la vérité suprême qui a mis cette
parole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que comme
un frère; mais ne dites pas que c'est la charité, la pitié seule qui me
guide. Si l'humanité et la compassion m'ont donné le courage de venir
ici, une sympathie, une estime particulière pour vos vertus, me donnent
aussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez donc
dès à présent et pour toujours l'illusion où vous êtes sur votre propre
sentiment. Ne parlez pas d'amour, ne parlez pas d'hyménée. Mon passé, mes
souvenirs, rendent le premier impossible; la différence de nos conditions
rendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant sur
de telles rêveries, vous rendriez mon dévouement pour vous téméraire,
coupable peut-être. Scellons par une promesse sacrée cet engagement que
je prends d'être votre soeur, votre amie, votre consolatrice, quand vous
serez disposé à m'ouvrir votre coeur; votre garde-malade, quand la
souffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pas
en moi autre chose, et que vous ne m'aimerez pas autrement.
--Femme généreuse, dit Albert en pâlissant, tu comptes bien sur mon
courage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareille
promesse. Je serais capable de mentir pour la première fois de ma vie;
je pourrais m'avilir jusqu'à prononcer un faux serment, si tu l'exigeais
de moi. Mais tu ne l'exigeras pas, Consuelo; tu comprendras que ce serait
mettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience un
remords qui ne l'a pas encore souillée. Ne t'inquiète pas de la manière
dont je t'aime, je l'ignore tout le premier; seulement, je sens que
retirer le nom d'amour à cette affection serait dire un blasphème. Je me
soumets à tout le reste: j'accepte ta pitié, tes soins, ta bonté, ton
amitié paisible; je ne te parlerai que comme tu le permettras; je ne te
dirai pas une seule parole qui te trouble; je n'aurai pas pour toi un
seul regard qui doive faire baisser tes yeux; je ne toucherai jamais ta
main, si le contact de la mienne te déplaît; je n'effleurerai pas même
ton vêtement, si tu crains d'être flétrie par mon souffle. Mais tu
aurais tort de me traiter avec cette méfiance, et tu ferais mieux
d'entretenir en moi cette douceur d'émotions qui me vivifie, et dont tu
ne peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s'alarmerait de
l'expression d'un amour que tu ne veux point partager; je sais que ta
fierté repousserait les témoignages d'une passion que tu ne veux ni
provoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainte
d'être ma soeur et ma consolatrice: je jure d'être ton frère et ton
serviteur. Ne m'en demande pas davantage; je ne serai ni indiscret ni
importun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et me
gouverner despotiquement ... comme on ne gouverne pas un frère, mais
comme on dispose d'un être qui s'est donné à vous tout entier et pour
toujours.»
XLV.
Ce langage rassurait Consuelo sur le présent, mais ne la laissait pas
sans appréhension pour l'avenir. L'abnégation fanatique d'Albert prenait
sa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le sérieux
de son caractère et l'expression solennelle de sa physionomie ne pouvaient
laisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement émue, se
demandait si elle pourrait continuer à consacrer ses soins à cet homme
épris d'elle sans réserve et sans détour. Elle n'avait jamais traité
légèrement dans sa pensée ces sortes de relations, et elle voyait qu'avec
Albert aucune femme n'eût pu les braver sans de graves conséquences.
Elle ne doutait ni de sa loyauté ni de ses promesses; mais le calme
qu'elle s'était flattée de lui rendre devait être inconciliable avec un
amour si ardent et l'impossibilité où elle se voyait d'y répondre. Elle
lui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attachés à
terre, plongée dans une méditation mélancolique.
«Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et en
trouvant les siens remplis d'une attente pleine d'angoisse et de douleur,
vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d'un rôle qui me
convient si peu. Une femme capable d'en abuser serait seule capable de
l'accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas être
vaine, et je n'ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait,
si je pouvais le partager; et si cela était, je vous le dirais tout de
suite. Vous affliger par l'assurance réitérée du contraire est, dans la
situation où je vous trouve, un acte de cruauté froide que vous auriez
bien dû m'épargner, et qui m'est cependant imposé par ma conscience,
quoique mon coeur le déteste, et se déchire en l'accomplissant.
Plaignez-moi d'être forcée de vous affliger, de vous offenser, peut-être,
en un moment où je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur et
la santé.
--Je le sais, enfant sublime, répondit Albert avec un triste sourire.
Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier des
hommes; mais ta conscience, je sais bien qu'elle ne pliera pour personne.
Ne crains donc pas de m'offenser, en me dévoilant cette rigidité que
j'admire, cette froideur stoïque que ta vertu conserve au milieu de la
plus touchante pitié. Quant à m'affliger, cela n'est pas en ton pouvoir,
Consuelo. Je ne me suis point fait d'illusions; je suis habitué aux plus
atroces douleurs; je sais que ma vie est dévouée aux sacrifices les plus
cuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfant
sans coeur et sans fierté, en me répétant ce que je sais de reste, que tu
n'auras jamais d'amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien que
je ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait matériel qui te
concerne. Je sais l'histoire de ton âme; le reste ne m'intéresse pas.
Tu as aimé, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un être dont je ne
sais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai que
si tu me l'ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni à
lui, ni à moi, ni à toi-même. Dieu t'a réservé une existence à part, dont
je ne cherche ni ne prévois les circonstances; mais dont je connais le but
et la fin. Esclave et victime de ta grandeur d'âme, tu n'en recueilleras
jamais d'autre récompense en cette vie que la conscience de ta force et
le sentiment de ta bonté. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en dépit
de tout, la plus calme et la plus heureuse des créatures humaines, parce
que tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les méchants et
les lâches sont seuls à plaindre, ô ma soeur chérie, et la parole du
Christ sera vraie, tant que l'humanité sera injuste et aveugle:
_Heureux ceux qui sont persécutés!_ heureux ceux qui pleurent et qui
travaillent dans la peine!»
La force et la dignité qui rayonnaient sur le front large et majestueux
d'Albert exercèrent en ce moment une si puissante fascination sur
Consuelo, qu'elle oublia ce rôle de fière souveraine et d'amie austère
qui lui était imposé, pour se courber sous la puissance de cet homme
inspiré par la foi et l'enthousiasme. Elle se soutenait à peine, encore
brisée par la fatigue, et toute vaincue par l'émotion. Elle se laissa
glisser sur ses genoux, déjà pliés par l'engourdissement de la lassitude,
et, joignant les mains, elle se mit à prier tout haut avec effusion.
«Si c'est toi, mon Dieu, s'écria-t-elle, qui mets cette prophétie dans la
bouche d'un saint, que ta volonté soit faite et qu'elle soit bénie! Je
t'ai demandé le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puérile,
tu me le réservais sous une face rude et sévère, que je ne pouvais pas
comprendre. Fais que mes yeux s'ouvrent et que mon coeur se soumette.
Cette destinée qui me semblait si injuste et qui se révèle peu à peu, je
saurai l'accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l'homme a le
droit d'attendre de ton amour et de ta justice: la foi, l'espérance et la
charité.»
En priant ainsi, Consuelo se sentit baignée de larmes. Elle ne chercha
point à les retenir. Après tant d'agitation et de fièvre, elle avait
besoin de cette crise, qui la soulagea en l'affaiblissant encore. Albert
pria et pleura avec elle, en bénissant ces larmes qu'il avait si longtemps
versée dans la solitude, et qui se mêlaient enfin à celles d'un être
généreux et pur.
«Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c'est assez penser à
nous-mêmes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappeler
nos devoirs. J'ai promis de vous ramener à vos parents, qui gémissent
dans la désolation, et qui déjà prient pour vous comme pour un mort. Ne
voulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert? Ne
voulez-vous pas me suivre?
--Déjà! s'écria le jeune comte avec amertume; déjà nous séparer! Déjà
quitter cet asile sacré où Dieu seul est entre nous, cette cellule que je
chéris depuis que tu m'y es apparue, ce sanctuaire d'un bonheur que je ne
retrouverai peut-être jamais, pour rentrer dans la vie froide et fausse
des préjugés et des convenances! Ah! pas encore, mon âme, ma vie! Encore
un jour, encore un siècle de délices. Laisse-moi oublier ici qu'il existe
un monde de mensonge et d'iniquité, qui me poursuit comme un rêve funeste;
laisse-moi revenir lentement et par degrés à ce qu'ils appellent la
raison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leur
soleil et le spectacle de leur démence. J'ai besoin de te contempler,
de t'écouter encore. D'ailleurs je n'ai jamais quitté ma retraite par une
résolution soudaine et sans de longues réflexions; ma retraite affreuse
et bienfaisante, lieu d'expiation terrible et salutaire, où j'arrive en
courant et sans détourner la tête, où je me plonge avec une joie sauvage,
et dont je m'éloigne toujours avec des hésitations trop fondées et des
regrets trop durables! Tu ne sais pas quels liens puissants m'attachent à
cette prison volontaire, Consuelo! tu ne sais pas qu'il y a ici un moi
que j'y laisse, et qui est le véritable Albert, et qui n'en saurait
sortir; un moi que j'y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle
et m'obsède quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma
lumière, ma vie sérieuse en un mot. J'y apporte le désespoir, la peur,
la folie; elles s'y acharnent souvent après moi, et m'y livrent une lutte
effroyable. Mais vois-tu, derrière cette porte, il y a un tabernacle où
je les dompte et où je me retrempe. J'y entre souillé et assailli par le
vertige; j'en sors purifié, et nul ne sait au prix de quelles tortures
j'en rapporte la patience et la soumission. Ne m'arrache pas d'ici,
Consuelo; permets que je m'en éloigne à pas lents et après avoir prié.
--Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitôt
après. L'heure s'avance, le jour est peut-être près de paraître. Il faut
qu'on ignore le chemin qui vous ramène au château, il faut qu'on ne vous
voie pas rentrer, il faut peut-être aussi qu'on ne nous voie pas rentrer
ensemble: car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert,
et jusqu'ici nul ne se doute de ma découverte. Je ne veux pas être
interrogée, je ne veux pas mentir. Il faut que j'aie le droit de me
renfermer dans un respectueux silence vis-à-vis de vos parents, et de
leur laisser croire que mes promesses n'étaient que des pressentiments et
des rêves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discrétion passerait
pour de la révolte; et quoique je sois capable de tout braver pour vous,
Albert, je ne veux pas sans nécessité m'aliéner la confiance et
l'affection de votre famille. Hâtons-nous donc; je suis épuisée de
fatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre le
reste de force dont j'ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons,
priez, vous dis-je, et partons.
--Tu es épuisée de fatigue! repose-toi donc ici, ma bien-aimée! Dors,
je veillerai sur toi religieusement; ou si ma présence t'inquiète, tu
m'enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entre
toi et moi; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toi
dans _mon église_.
--Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votre
père subira encore de longues heures d'agonie, pâle et immobile, comme je
l'ai vu une fois, courbé sous la vieillesse et la douleur, pressant de
ses genoux affaiblis le pavé de son oratoire, et semblant attendre que la
nouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle! Et votre
pauvre tante s'agitera dans une sorte de fièvre à monter sur tous les
donjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne!
Et ce matin encore on s'abordera dans le château, et on se séparera le
soir avec le désespoir dans les yeux et la mort dans l'âme! Albert, vous
n'aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrir
ainsi sans pitié ou sans remords?
--Consuelo, Consuelo! s'écria Albert en paraissant sortir d'un songe, ne
parle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis?
quels désastres ai-je donc causés? pourquoi sont-ils si inquiets? Combien
d'heures se sont donc écoulées depuis celle où je les ai quittés?
--Vous demandez combien d'heures! demandez combien de jours, combien de
nuits, et presque combien de semaines!
--Des jours, des nuits! Taisez-vous, Consuelo, ne m'apprenez pas mon
malheur! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, et
que la mémoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendait
point dans ce sépulcre.... Mais je ne croyais pas que la durée de cet
oubli et de cette ignorance pût être comptée par jours et par semaines.
--N'est-ce pas un oubli volontaire, mon ami? Rien ne vous rappelle ici
les jours qui s'effacent et se renouvellent, d'éternelles ténèbres y
entretiennent la nuit. Vous n'avez même pas, je crois, un sablier pour
compter les heures. Ce soin d'écarter les moyens de mesurer le temps
n'est-il pas une précaution farouche pour échapper aux cris de la nature
et aux reproches de la conscience?
--Je l'avoue, j'ai besoin d'abjurer, quand je viens ici, tout ce qu'il y a
en moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu! que la douleur
et la méditation pussent absorber mon âme au point de me faire paraître
indistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapides
comme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m'a-t-on jamais
éclairé sur cette nouvelle disgrâce de mon organisation?
--Cette disgrâce est, au contraire, la preuve d'une grande puissance
intellectuelle, mais détournée de son emploi et consacrée à de funestes
préoccupations. On s'est imposé de vous cacher les maux dont vous êtes la
cause; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celle
d'autrui. Mais, selon moi, c'était vous traiter avec trop peu d'estime,
c'était douter de votre coeur; et moi qui n'en doute pas, Albert, je ne
vous cache rien.
--Partons! Consuelo, partons! dit Albert en jetant précipitamment son
manteau sur ses épaules. Je suis un malheureux! J'ai fait souffrir mon
père que j'adore, ma tante que je chéris! Je suis à peine digne de
les revoir! Ah! plutôt que de renouveler de pareilles cruautés, je
m'imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici! Mais non, je suis
heureux; car j'ai rencontré un coeur ami, pour m'avertir et me réhabiliter.
Quelqu'un enfin m'a dit la vérité sur moi-même, et me la dira toujours,
n'est-ce pas, ma soeur chérie?
--Toujours, Albert, je vous le jure.
--Bonté divine! et l'être qui vient à mon secours est celui-là seul que
je puis écouter et croire! Dieu sait ce qu'il fait! Ignorant ma folie,
j'ai toujours accusé celle des autres. Hélas! mon noble père, lui-même,
m'aurait appris ce que vous venez de m'apprendre, Consuelo, que je ne
l'aurais pas cru! C'est que vous êtes la vérité et la vie, c'est que vous
seule pouvez porter en moi la conviction, et donner à mon esprit troublé
la sécurité céleste qui émane de vous.
--Partons, dit Consuelo en l'aidant à agrafer son manteau, que sa main
convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son épaule.
--Oui, partons, dit-il en la regardant d'un oeil attendri remplir ce soin
amical; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne
m'y abandonneras pas; jure que tu viendras m'y chercher encore, fut-ce
pour m'accabler de reproches, pour m'appeler ingrat, parricide, et me dire
que je suis indigne de ta sollicitude. Oh! ne me laisse plus en proie à
moi-même! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu'un mot de ta
bouche me persuade et me guérit mieux que ne feraient des siècles de
méditation et de prière.
--Vous allez me jurer, vous, lui répondit Consuelo en appuyant sur ses
deux épaules ses mains enhardies par l'épaisseur du manteau; et en lui
souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi!
--Tu y reviendras donc avec moi, s'écria-t-il en la regardant avec
ivresse, mais sans oser l'entourer de ses bras: jure-le-moi, et moi je
fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon père sans ton ordre
ou ta permission.
--Eh bien, que Dieu entende et reçoive cette mutuelle promesse, répondit
Consuelo transportée de joie. Nous reviendrons prier dans _votre église_,
Albert, et vous m'enseignerez à prier; car personne ne me l'a appris,
et j'ai de connaître Dieu un besoin qui me consume. Vous me révélerez le
ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses
terrestres et les devoirs de la vie humaine.
--Divine soeur! dit Albert, les yeux noyés de larmes délicieuses, va! Je
n'ai rien à t'apprendre, et c'est toi qui dois me confesser, me connaître,
et me régénérer! C'est toi qui m'enseigneras tout, même la prière. Ah!
Je n'ai plus besoin d'être seul pour élever mon âme à Dieu. Je n'ai plus
besoin de me prosterner sur les ossements de mes pères, pour comprendre
et sentir l'immortalité. Il me suffit de te regarder pour que mon âme
vivifiée monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens
de purification.»
Consuelo l'entraîna; elle-même ouvrit et referma les portes.
«A moi, Cynabre!»dit Albert à son fidèle compagnon en lui présentant une
lanterne, mieux construite que celle dont s'était munie Consuelo, et
mieux appropriée au genre de voyage qu'elle devait protéger. L'animal
intelligent prit d'un air de fierté satisfaite l'anse du fanal, et se mit
à marcher en avant d'un pas égal, s'arrêtant chaque fois que son maître
s'arrêtait, hâtant ou ralentissant son allure au gré de la sienne, et
gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son précieux
dépôt en le heurtant contre les rochers et les broussailles.
Consuelo avait bien de la peine à marcher; elle se sentait brisée; et sans
le bras d'Albert, qui la soutenait et l'enlevait à chaque instant, elle
serait tombée dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la
source, en côtoyant ses marges gracieuses et fraîches.
«C'est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naïade de ces
grottes mystérieuses. Il aplanit son lit souvent encombré de gravier et de
coquillages. Il entretient les pâles fleurs qui naissent sous ses pas, et
les protège contre ses embrassements parfois un peu rudes.»
Consuelo regarda le ciel à travers les fentes du rocher. Elle vit briller
une étoile.
«C'est Aldébaram, l'étoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour ne
paraîtra que dans une heure.
--C'est mon étoile, répondit Consuelo; car je suis, non de race, mais de
condition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mère ne portait pas
d'autre nom à Venise, quoiqu'elle se révoltât contre cette appellation,
injurieuse, selon ses préjugés espagnols. Et moi j'étais, je suis encore
connue dans ce pays-là, sous le titre de Zingarella.
--Que n'es-tu en effet un enfant de cette race persécutée! Répondit
Albert: je t'aimerais encore davantage, s'il était possible!»
Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt
La différence de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce
qu'Amélie lui avait appris des sympathies d'Albert pour les pauvres et
les vagabonds. Elle craignit de s'être abandonnée involontairement à un
sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.
Mais Albert le rompit au bout de quelques instants.
«Ce que vous venez de m'apprendre, dit-il, a réveillé en moi, par je ne
sais quel enchaînement d'idées, un souvenir de ma jeunesse, assez puéril,
mais qu'il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue,
il s'est présenté plusieurs fois à ma mémoire avec une sorte d'insistance.
Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chère soeur.
«J'avais environ quinze ans; je revenais seul, un soir, par un des
sentiers qui côtoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les
collines, dans la direction du château. Je vis devant moi une femme grande
et maigre, misérablement vêtue, qui portait un fardeau sur ses épaules,
et qui s'arrêtait de roche en roche pour s'asseoir et reprendre haleine.
Je l'abordai. Elle était belle, quoique hâlée par le soleil et flétrie par
la misère et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierté
douloureuse; et lorsqu'elle me tendit la main, elle eut l'air de commander
à ma pitié plutôt que de l'implorer. Je n'avais plus rien dans ma bourse,
et je la priai de venir avec moi jusqu'au château, où je pourrais lui
offrir des secours, des aliments, et un gîte pour la nuit.
«--Je l'aime mieux ainsi, me répondit-elle avec un accent étranger que je
pris pour celui des vagabonds égyptiens; car je ne savais pas à cette
époque les langues que j'ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai,
ajouta-t-elle, vous payer l'hospitalité que vous m'offrez, en vous faisant
entendre quelques chansons des divers pays que j'ai parcourus. Je demande
rarement l'aumône; il faut que j'y sois forcée par une extrême détresse.
--Pauvre femme! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd; vos
pauvres pieds presque nus sont blessés. Donnez-moi ce paquet, je le
porterai jusqu'à ma demeure, et vous marcherez plus librement.
--Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, répondit-elle avec un
sourire mélancolique qui l'embellit tout à fait; mais je ne m'en plains
pas. Je le porte depuis plusieurs années, et j'ai fait des centaines
de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais à
personne; mais vous avez l'air d'un enfant si bon, que je vous le
prêterai jusque là-bas.
A ces mots, elle ôta l'agrafe du manteau qui la couvrait tout entière,
et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors
un enfant de cinq à six ans, pâle et hâlé comme sa mère, mais d'une
physionomie douce et calme qui me remplit le coeur d'attendrissement.
C'était une petite fille toute déguenillée, maigre, mais forte, et qui
dormait du sommeil des anges sur ce dos brûlant et brisé de la chanteuse
ambulante. Je la pris dans mes bras, et j'eus bien de la peine à l'y
garder: car, en s'éveillant, et en se voyant sur un sein étranger, elle
se débattit et pleura. Mais sa mère lui parla dans sa langue pour la
rassurer. Mes caresses et mes soins la consolèrent, et nous étions les
meilleurs amis du monde en arrivant au château. Quand la pauvre femme eut
soupé, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait préparer,
fit une espèce de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons,
et vint dans la salle où nous mangions, chanter des romances espagnoles,
françaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une
franchise de sentiment qui nous charmèrent. Ma bonne tante eut pour elle
mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne dépouilla
pas sa fierté, et ne fit à nos questions que des réponses évasives. Son
enfant m'intéressait plus qu'elle encore. J'aurais voulu le revoir,
l'amuser, et même le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude
s'éveillait en moi pour ce pauvre petit être, voyageur et misérable sur
la terre. Je rêvai de lui toute la nuit, et dès le matin je courus pour
le voir. Mais déjà la Zingara était partie, et je gravis la montagne sans
pouvoir la découvrir. Elle s'était levée avant le jour, et avait pris la
route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnée, la
sienne étant brisée à son grand regret.
--Albert! Albert! s'écria Consuelo saisie d'une émotion extraordinaire.
Cette guitare est à Venise chez mon maître Porpora, qui me la conserve,
et à qui je la redemanderai pour ne jamais m'en séparer. Elle est en
ébène, avec un chiffre incrusté en argent, un chiffre que je me rappelle
bien: «A.R.» Ma mère, qui manquait de mémoire, pour avoir vu trop de
choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre château,
ni même du pays où cette aventure lui était arrivée. Mais elle m'a souvent
parlé de l'hospitalité qu'elle avait reçue chez le possesseur de cette
guitare, et de la charité touchante d'un jeune et beau seigneur qui
m'avait portée dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle
comme avec son égale. O mon cher Albert! je me souviens aussi de tout
cela! A chaque parole de votre récit, ces images, longtemps assoupies dans
mon cerveau, se sont réveillées une à une; et voilà pourquoi vos montagnes
ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles à mes yeux; voilà pourquoi
je m'efforçais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui
venaient m'assaillir dans ce paysage; voilà pourquoi surtout j'ai senti
pour vous, à la première vue, mon coeur tressaillir et mon front
s'incliner respectueusement, comme si j'eusse retrouvé un ami et un
protecteur longtemps perdu et regretté.