George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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--Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein,
que je ne t'aie pas reconnue dès le premier instant? En vain tu as grandi,
en vain tu t'es transformée et embellie avec les années. J'ai une mémoire
(présent merveilleux, quoique souvent funeste!) qui n'a pas besoin des
yeux et des paroles pour s'exercer à travers l'espace des siècles et des
jours. Je ne savais pas que tu étais ma Zingarella chérie; mais je savais
bien que je t'avais déjà connue, déjà aimée, déjà pressée sur mon coeur,
qui, dès ce moment, s'est attaché et identifié au tien, à mon insu, pour
toute ma vie.




XLVI.


En parlant ainsi, ils arrivèrent à l'embranchement des deux routes où
Consuelo avait rencontré Zdenko, et de loin ils aperçurent la lueur de sa
lanterne, qu'il avait posée à terre à côté de lui. Consuelo, connaissant
désormais les caprices dangereux et la force athlétique de l'_innocent_,
se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de son
approche.

--Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse créature? lui dit le
jeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vous
chérit, quoique depuis la nuit dernière un mauvais rêve qu'il a fait l'ait
rendu récalcitrant à mes désirs, et un peu hostile au généreux projet que
vous formiez de venir me chercher: mais il a la soumission d'un enfant dès
que j'insiste auprès de lui, et vous allez le voir à vos pieds si je dis
un mot.

--Ne l'humiliez pas devant moi, répondit Consuelo; n'aggravez pas
l'aversion que je lui inspire. Quand nous l'aurons dépassé, je vous dirai
quels motifs sérieux j'ai de le craindre et de l'éviter désormais.

--Zdenko est un être quasi céleste, reprit Albert, et je ne pourrai jamais
le croire redoutable pour qui que ce soit. Son état d'extase perpétuelle
lui donne la pureté et la charité des anges.

--Cet état d'extase que j'admire moi-même, Albert, est une maladie quand
il se prolonge. Ne vous abusez pas à cet égard. Dieu ne veut pas que
l'homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie réelle pour
s'élever trop souvent à de vagues conceptions d'un monde idéal. La démence
et la fureur sont au bout de ces sortes d'ivresses, comme un châtiment de
l'orgueil et de l'oisiveté.»

Cynabre s'arrêta devant Zdenko, et le regarda d'un air affectueux,
attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avait
la tête dans ses deux mains, dans la même attitude et sur le même rocher
où Consuelo l'avait laissé. Albert lui adressa la parole en bohémien, et
il répondit à peine. Il secouait la tête d'un air découragé; ses joues
étaient inondées de larmes, et il ne voulait pas seulement regarder
Consuelo. Albert éleva la voix, et l'interpella avec force; mais il y
Avait plus d'exhortation et de tendresse que de commandement et de
reproche dans les indexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et alla
tendre la main à Consuelo, qui la lui serra en tremblant.

«Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoique
avec tristesse, tu ne dois plus me craindre: mais tu me fais bien du mal,
et je sens que ta main est pleine de nos malheurs.»

Il marcha devant eux, en échangeant de temps en temps quelques paroles
avec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelo
n'avait pas encore parcourue de ce côté, et qui les conduisit à une
voûte ronde, où ils retrouvèrent l'eau de la source, affluant dans un
vaste bassin fait de main d'homme, et revêtu de pierres taillées. Elle
s'en échappait par deux courants, dont l'un se perdait dans les cavernes,
et l'autre se dirigeait vers la citerne du château. Ce fut celui-là que
Zdenko ferma, en replaçant de sa main herculéenne trois énormes pierres
qu'il dérangeait lorsqu'il voulait tarir la citerne jusqu'au niveau de
l'arcade et de l'escalier par où l'on remontait à la terrasse d'Albert.

«Asseyons-nous ici, dit le comte à sa compagne, pour donner à l'eau du
puits le temps de s'écouler par un déversoir....

--Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tête aux
pieds.

--Que voulez-vous dire? demanda Albert en la regardant avec surprise.

--Je vous l'apprendrai plus tard, répondit Consuelo. Je ne veux pas vous
attrister et vous émouvoir maintenant par l'idée des périls que j'ai
surmontés....

--Mais que veut-elle dire? s'écria Albert épouvanté, en regardant Zdenko.»

Zdenko répondit en bohémien d'un air d'indifférence, en pétrissant
Avec ses longues mains brunes des amas de glaise qu'il plaçait dans
l'interstice des pierres de son écluse, pour hâter l'écoulement de la
citerne.

«Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation; je ne peux rien
comprendre à ce qu'il me dit. Il prétend que ce n'est pas lui qui vous a
amenée jusqu'ici, que vous y êtes venue par des souterrains que je sais
impénétrables, et où une femme délicate n'eût jamais osé se hasarder ni pu
se diriger. Il dit (grand Dieu! que ne dit-il pas, le malheureux), que
c'est le destin qui vous a conduite, et que l'archange Michel (qu'il
appelle le superbe et le dominateur) vous a fait passer à travers l'eau
et les abîmes.

--Il est possible, répondit Consuelo avec un sourire, que l'archange
Michel s'en soit mêlé; car il est certain que je suis venue par le
déversoir de la fontaine, que j'ai devancé le torrent à la course, que je
me suis crue perdue deux ou trois fois, que j'ai traversé des cavernes
et des carrières où j'ai pensé devoir être étouffée ou engloutie à chaque
pas; et pourtant ces dangers n'étaient pas plus affreux que la colère de
Zdenko lorsque le hasard ou la Providence m'ont fait retrouver la bonne
route.»

Ici, Consuelo, qui s'exprimait toujours en espagnol avec Albert, lui
raconta en peu de mots l'accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait,
et la tentative de l'enterrer vivante, qu'il avait presque entièrement
exécutée, au moment où elle avait eu la présence d'esprit de l'apaiser par
une phrase singulièrement hérétique. Une sueur froide ruissela sur le
front d'Albert en apprenant ces détails incroyables, et il lança plusieurs
fois sur Zdenko des regards terribles, comme s'il eût voulu l'anéantir.
Zdenko, en les rencontrant, prit une étrange expression de révolte et de
dédain. Consuelo trembla de voir ces deux insensés se tourner l'un contre
l'autre; car, malgré la haute sagesse et l'exquisité de sentiments qui
inspiraient la plupart des discours d'Albert, il était bien évident
pour elle que sa raison avait reçu de graves atteintes dont elle ne se
relèverait peut-être jamais entièrement. Elle essaya de les réconcilier
en leur disant à chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant,
et remettant les clefs de son ermitage à Zdenko, lui adressa quelques mots
très-froids, auxquels Zdenko se soumit à l'instant même. Il reprit sa
lanterne, et s'éloigna en chantant des airs bizarres sur des paroles
incompréhensibles.

«Consuelo, dit Albert lorsqu'il l'eut perdu de vue, si ce fidèle animal
qui se couche à vos pieds devenait enragé; oui, si mon pauvre Cynabre
compromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bien
le tuer; et croyez que je n'hésiterais pas, quoique ma main n'ait jamais
versé de sang, même celui des êtres inférieurs à l'homme.... Soyez donc
tranquille, aucun danger ne vous menacera plus.

--De quoi parlez-vous, Albert? répondit la jeune fille inquiète de cette
allusion imprévue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme,
bien qu'il ait perdu la raison par sa faute peut-être, et aussi un peu
par la vôtre. Ne parlez ni de sang ni de châtiment. C'est à vous de le
ramener à la vérité et de le guérir au lieu d'encourager son délire.
Venez, partons; je tremble que le jour ne se lève et ne nous surprenne à
notre arrivée.

--Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par ta
bouche, Consuelo. Ma folie a été contagieuse pour cet infortuné, et il
était temps que tu vinsses-nous tirer de cet abîme où nous roulions tous
les deux. Guéri par toi, je tâcherai de guérir Zdenko.... Et si pourtant
je n'y réussis point, si sa démence met encore ta vie en péril, quoique
Zdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi,
quoiqu'il soit le seul véritable ami que j'aie eu jusqu'ici sur la
terre ... sois certaine, Consuelo, que je l'arracherai de mes entrailles
et que tu ne le reverras jamais.

--Assez, assez, Albert! murmura Consuelo, incapable après tant de frayeurs
de supporter une frayeur nouvelle. N'arrêtez pas votre pensée sur de
pareilles suppositions. J'aimerais mieux cent fois perdre la vie que de
mettre dans la vôtre une nécessité et un désespoir semblables.»

Albert ne l'écoutait point, et semblait égaré. Il oubliait de la soutenir,
et ne la voyait plus défaillir et se heurter à chaque pas. Il était
absorbé par l'idée des dangers qu'elle avait courus pour lui; et dans
sa terreur en se les retraçant, dans sa sollicitude ardente, dans sa
reconnaissance exaltée, il marchait rapidement, faisant retentir le
souterrain de ses exclamations entrecoupées, et la laissant se traîner
derrière lui avec des efforts de plus en plus pénibles.

Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa à Zdenko, qui était derrière
elle, et qui pouvait revenir sur ses pas; au torrent, qu'il tenait
toujours pour ainsi dire dans sa main, et qu'il pouvait déchaîner encore
une fois au moment où elle remonterait le puits seule et privée du secours
d'Albert. Car celui-ci, en proie à une fantaisie nouvelle, semblait la
voir devant lui et suivre un fantôme trompeur, tandis qu'il l'abandonnait
dans les ténèbres. C'en était trop pour une femme, et pour Consuelo
elle-même. Cynabre marchait aussi vite que son maître, et fuyait emportant
le flambeau; Consuelo avait laissé le sien dans la cellule. Le chemin
faisait des angles nombreux, derrière lesquels la clarté disparaissait à
chaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne put
se relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une dernière
appréhension se présenta rapidement à son esprit. Zdenko, pour cacher
l'escalier et l'issue de la citerne, avait probablement reçu l'ordre de
lâcher l'écluse après un temps déterminé. Lors même que la haine ne
l'inspirerait pas, il devait obéir par habitude à cette précaution
nécessaire. C'en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vaines
tentatives pour se traîner sur ses genoux. Je suis la proie d'un destin
impitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste; mes yeux ne
reverront plus la lumière du ciel.

Déjà un voile plus épais que celui des ténèbres extérieures s'étendait sur
sa vue, ses mains s'engourdissaient, et une apathie qui ressemblait au
dernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout à coup elle se sent pressée
et soulevée dans des bras puissants, qui la saisissent et l'entraînent
vers la citerne. Un sein embrasé palpite contre le sien, et le réchauffe;
une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles; Cynabre bondit
devant elle en agitant la lumière. C'est Albert, qui, revenu à lui,
l'emporte et la sauve, avec la passion d'une mère qui vient de perdre et
de retrouver son enfant. En trois minutes ils arrivèrent au canal où l'eau
de la source venait de s'épancher; ils atteignirent l'arcade et l'escalier
de la citerne. Cynabre, habitué à cette dangereuse ascension, s'élança le
premier, comme s'il eût craint d'entraver les pas de son maître en se
tenant trop près de lui. Albert, portant Consuelo d'un bras et se
cramponnant de l'autre à la chaîne, remonta cette spirale au fond de
laquelle l'eau s'agitait déjà pour remonter aussi. Ce n'était pas le
moindre des dangers que Consuelo eût traversés; mais elle n'avait plus
peur. Albert était doué d'une force musculaire auprès de laquelle celle
de Zdenko n'était qu'un jeu, et dans ce moment il était animé d'une
puissance surnaturelle. Lorsqu'il déposa son précieux fardeau sur la
margelle du puits, à la clarté de l'aube naissante, Consuelo respirant
enfin, et se détachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voile
son large front baigné de sueur.

«Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j'allais mourir, et vous
m'avez rendu tout ce que j'ai fait pour vous; mais je sens maintenant
votre fatigue plus que vous-même, et il me semble que je vais y succomber
à votre place.

--O ma petite Zingarella! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant le
voile qu'elle appuyait sur son visage, tu es aussi légère dans mes bras
que le jour où je t'ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrer
dans ce château.

--D'où vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n'oubliez pas
vos serments!

--Ni toi les tiens, lui répondit-il en s'agenouillant devant elle.»

Il l'aida à s'envelopper avec le voile et à traverser sa chambre, d'où
elle s'échappa furtive pour regagner la sienne propre. On commençait à
s'éveiller dans le château. Déjà la chanoinesse faisait entendre à l'étage
inférieur une toux sèche et perçante, signal de son lever. Consuelo eut
le bonheur de n'être vue ni entendue de personne. La crainte lui fit
retrouver des ailes pour se réfugier dans son appartement. D'une main
agitée elle se débarrassa de ses vêtements souillés et déchirés, et les
cacha dans un coffre dont elle ôta la clef. Elle recouvra la force et la
mémoire nécessaires pour faire disparaître toute trace de son mystérieux
voyage. Mais à peine eut-elle laissé tomber sa tête accablée sur son
chevet, qu'un sommeil lourd et brûlant plein de rêves fantastiques et
d'événements épouvantables, vint l'y clouer sous le poids de la fièvre
envahissante et inexorable.




XLVII.


Cependant la chanoinesse Wenceslawa, après une demi-heure d'oraisons,
monta l'escalier, et, suivant sa coutume, consacra le premier soin de sa
journée à son cher neveu. Elle se dirigea vers la porte de sa chambre,
et colla son oreille contre la serrure, quoique avec moins d'espérance
que jamais d'entendre les légers bruits qui devaient lui annoncer son
retour. Quelles furent sa surprise et sa joie, lorsqu'elle saisit le son
égal de sa respiration durant le sommeil! Elle fit un grand signe de
croix, et se hasarda à tourner doucement la clef dans la serrure, et à
s'avancer sur la pointe du pied. Elle vit Albert paisiblement endormi dans
son lit, et Cynabre couché en rond sur le fauteuil voisin. Elle n'éveilla
ni l'un ni l'autre, et courut trouver le comte Christian, qui, prosterné
dans son oratoire, demandait avec sa résignation accoutumée que son fils
lui fût rendu, soit dans le ciel, soit sur la terre.

«Mon frère, lui dit-elle à voix basse en s'agenouillant auprès de lui,
suspendez vos prières, et cherchez dans votre coeur les plus ferventes
bénédictions. Dieu vous a exaucé!»

Elle n'eut pas besoin de s'expliquer davantage. Le vieillard, se
retournant vers elle, et rencontrant ses petits yeux clairs animés d'une
joie profonde et sympathique, leva ses mains desséchées vers l'autel, en
s'écriant d'une voix éteinte:

«Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils!»

Et tous deux, par une même inspiration, se mirent à réciter
alternativement à demi-voix les versets du beau cantique de Siméon:
_Maintenant je puis mourir_, etc.

On résolut de ne pas réveiller Albert. On appela le baron, le chapelain,
tous les serviteurs, et l'on écouta dévotement la messe d'actions de
grâces dans la chapelle du château. Amélie apprit avec une joie sincère le
retour de son cousin; mais elle trouva fort injuste que, pour célébrer
pieusement cet heureux événement, on la fît lever à cinq heures du matin
pour avaler une messe durant laquelle il lui fallut étouffer bien des
bâillements.

«Pourquoi votre amie, la bonne Porporina, ne s'est-elle pas unie à nous
pour remercier la Providence? dit le comte Christian à sa nièce lorsque
la messe fut finie.

--J'ai essayé de la réveiller, répondit Amélie. Je l'ai appelée, secouée,
et avertie de toutes les façons; mais je n'ai jamais pu lui rien faire
comprendre, ni la décider à ouvrir les yeux. Si elle n'était brûlante et
rouge comme le feu, je l'aurais crue morte. Il faut qu'elle ait bien mal
dormi cette nuit et qu'elle ait la fièvre.

--Elle est malade, en ce cas, cette digne personne! reprit le vieux comte.
Ma chère soeur Wenceslawa, vous devriez aller la voir et lui porter les
soins que son état réclame. A Dieu ne plaise qu'un si beau jour soit
attristé par la souffrance de cette noble fille!

--J'irai, mon frère, répondit la chanoinesse, qui ne disait plus un mot
et ne faisait plus un pas à propos de Consuelo sans consulter les regards
du chapelain. Mais ne vous tourmentez pas, Christian; ce ne sera rien!
La signora Nina est très nerveuse. Elle sera bientôt guérie.

--N'est-ce pas pourtant une chose bien singulière, dit-elle au chapelain
un instant après, lorsqu'elle put le prendre à part, que cette fille ait
prédit le retour d'Albert avec tant d'assurance et de vérité! Monsieur
le chapelain, nous nous sommes peut-être trompés sur son compte. C'est
peut-être une espèce de sainte qui a des révélations?

--Une sainte serait venue entendre la messe, au lieu d'avoir la fièvre
dans un pareil moment, objecta le chapelain d'un air profond.»

Cette remarque judicieuse arracha un soupir à la chanoinesse. Elle alla
néanmoins voir Consuelo, et lui trouva une fièvre brûlante, accompagnée
d'une somnolence invincible. Le chapelain fut appelé, et déclara qu'elle
serait fort malade si cette fièvre continuait. Il interrogea la jeune
baronne pour savoir si sa voisine de chambre n'avait pas eu une nuit très
agitée.

«Tout au contraire, répondit Amélie, je ne l'ai pas entendue remuer. Je
m'attendais, d'après ses prédictions et les beaux contes qu'elle nous
faisait depuis quelques jours, à entendre le sabbat danser dans son
appartement.

Mais il faut que le diable l'ait emportée bien loin d'ici, ou qu'elle ait
affaire à des lutins fort bien appris, car elle n'a pas bougé, que je
sache, et mon sommeil n'a pas été troublé un seul instant.»

Ces plaisanteries parurent de fort mauvais goût au chapelain; et la
chanoinesse, que son coeur sauvait des travers de son esprit, les trouva
déplacées au chevet d'une compagne gravement malade. Elle n'en témoigna
pourtant rien, attribuant l'aigreur de sa nièce à une jalousie trop bien
fondée; et elle demanda au chapelain quels médicaments il fallait
administrer à la Porporina.

Il ordonna un calmant, qu'il fut impossible de lui faire avaler. Ses dents
étaient contractées, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Le
chapelain prononça que c'était un mauvais signe. Mais avec une apathie
malheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit à un nouvel
examen le jugement qu'il pouvait porter sur la malade: _On verra; il faut
attendre; on ne peut encore rien décider_. Telles étaient les sentences
favorites de l'Esculape tonsuré.

«Si cela continue, répéta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, il
faudra songer à appeler un médecin; car je ne prendrai pas sur moi de
soigner un cas extraordinaire d'affection morale. Je prierai pour cette
demoiselle; et peut-être dans la situation d'esprit où elle s'est
trouvée depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul des
secours plus efficaces que ceux de l'art.»

On laissa une servante auprès de Consuelo, et on alla se préparer à
déjeuner. La chanoinesse pétrit elle-même le plus beau gâteau qui fût
jamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu'Albert, après un
long jeûne, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amélie fit une
toilette éblouissante de fraîcheur, en se disant que son cousin aurait
peut-être quelque regret de l'avoir offensée et irritée quand il la
retrouverait si séduisante. Chacun songeait à ménager quelque agréable
surprise au jeune comte; et l'on oublia le seul être dont on eut dû
s'occuper, la pauvre Consuelo, à qui on était redevable de son retour,
et qu'Albert allait être impatient de revoir.

Albert s'éveilla bientôt, et au lieu de faire d'inutiles efforts pour se
rappeler les événements de la veille, comme il lui arrivait toujours après
les accès de démence qui le conduisaient à sa demeure souterraine, il
retrouva promptement la mémoire de son amour et du bonheur que Consuelo
lui avait donné. Il se leva à la hâte, s'habilla, se parfuma, et courut
se jeter dans les bras de son père et de sa tante. La joie de ces bons
parents fut portée au comble lorsqu'ils virent qu'Albert jouissait de
toute sa raison, qu'il avait conscience de sa longue absence, et qu'il
leur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant de
ne plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquiétudes. Il vit les
transports qu'excitait ce retour au sentiment de la réalité. Mais il
remarqua les ménagements qu'on s'obstinait à garder pour lui cacher sa
position, et il se sentit un peu humilié d'être traité encore comme un
enfant, lorsqu'il se sentait redevenu un homme. Il se soumit à ce
châtiment trop léger pour le mal qu'il avait causé, en se disant que
c'était un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait gré
de le comprendre et de l'accepter.

Lorsqu'il s'assit à table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur,
et des soins empressés de sa famille, il chercha des yeux avec anxiété
celle qui était devenue nécessaire à sa vie et à son repos. 11 vit sa
place vide, et n'osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas.
Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tête et tressaillir
chaque fois qu'on ouvrait les portes, crut devoir éloigner de lui toute
inquiétude en lui disant que leur jeune hôtesse avait mal dormi, qu'elle
se reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journée.

Albert comprit bien que sa libératrice devait être accablée de fatigue,
et néanmoins l'effroi se peignit sur son visage à cette nouvelle.

«Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son émotion, je
pense que si la fille adoptive du Porpora était sérieusement indisposée,
nous ne serions pas tous ici, occupés tranquillement à manger et à causer
autour d'une table.

--Rassurez-vous donc, Albert, dit Amélie en rougissant de dépit, la Nina
est occupée à rêver de vous, et à augurer votre retour qu'elle attend en
dormant, tandis que-nous le fêtons ici dans la joie.»

Albert devint pâle d'indignation, et lançant à sa cousine un regard
foudroyant:

«Si quelqu'un ici m'a attendu en dormant, dit-il, ce n'est pas la personne
que vous nommez qui doit en être remerciée; la fraîcheur de vos joues,
ma belle cousine, atteste que vous n'avez pas perdu en mon absence une
heure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoin
de repos. Je vous en rends grâce de tout mon coeur; car il me serait
très-pénible de vous en demander pardon comme j'en demande pardon, avec
honte et douleur à tous les autres membres et amis de ma famille.

--Grand merci de l'exception, repartit Amélie, vermeille de colère: je
m'efforcerai de la mériter toujours, en gardant mes veilles et mes soucis
pour quelqu'un qui puisse m'en savoir gré, et ne pas s'en faire un jeu.»

Cette petite altercation, qui n'était pas nouvelle entre Albert et sa
fiancée, mais qui n'avait jamais été aussi vive de part et d'autre,
jeta, malgré tous les efforts qu'on fit pour en distraire Albert, de la
tristesse et de la contrainte sur le reste de la matinée. La chanoinesse
alla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brûlante et
plus accablée. Amélie, que l'inquiétude d'Albert blessait comme une injure
personnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononça au
point de dire à la chanoinesse qu'il faudrait envoyer chercher un médecin
le soir, si la fièvre ne cédait pas. Le comte Christian retint son fils
auprès de lui, pour le distraire d'une sollicitude qu'il ne comprenait pas
et qu'il croyait encore maladive. Mais en l'enchaînant à ses côtés par
des paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindre
sujet de conversation et d'épanchement avec cet esprit qu'il n'avait
jamais voulu sonder, dans la crainte d'être vaincu et dominé par une
raison supérieure à la sienne en matière de religion. Il est bien vrai
que le comte Christian appelait folie et révolte cette vive lumière qui
perçait au milieu des bizarreries d'Albert, et dont les faibles yeux d'un
rigide catholique n'eussent pu soutenir l'éclat; mais il se raidissait
contre la sympathie qui l'excitait à l'interroger sérieusement. Chaque
fois qu'il avait essayé de redresser ses hérésies, il avait été réduit au
silence par des arguments pleins de droiture et de fermeté. La nature ne
l'avait point fait éloquent. Il n'avait pas cette faconde animée qui
entretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussion
qui, à défaut de logique, en impose par un air de science et des
fanfaronnades de certitude. Naïf et modeste, il se laissait fermer la
bouche; il se reprochait de n'avoir pas mis à profit les années de sa
jeunesse pour s'instruire de ces choses profondes qu'Albert lui opposait;
et, certain qu'il y avait dans les abîmes de la science théologique des
trésors de vérité, dont un plus habile et plus érudit que lui eût pu
écraser l'hérésie d'Albert, il se cramponnait à sa foi ébranlée, se
rejetant, pour se dispenser d'agir plus énergiquement, sur son ignorance
et sa simplicité, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaient
ainsi plus de mal que de bien.

Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle,
et vingt fois repris avec effort de part et d'autre, finit donc par tomber
de lui-même. Le vieux Christian s'assoupit sur son fauteuil, et Albert
le quitta pour aller s'informer de l'état de Consuelo, qui l'alarmait
d'autant plus qu'on faisait plus d'efforts pour le lui cacher.

Il passa plus de deux heures à errer dans les corridors du château,
guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demander
des nouvelles. Le chapelain s'obstinait à lui répondre avec concision
et réserve; la chanoinesse se composait un visage riant dès qu'elle
l'apercevait, et affectait de lui parler d'autre chose, pour le tromper
par une apparence de sécurité. Mais Albert voyait bien qu'elle commençait
à se tourmenter sérieusement,  qu'elle faisait des voyages toujours plus
fréquents à la chambre de Consuelo; et il remarquait qu'on ne craignait
pas d'ouvrir et de fermer à chaque instant les portes, comme si ce sommeil
prétendu paisible et nécessaire, n'eût pu être troublé par le bruit et
l'agitation.

Il s'enhardit jusqu'à approcher de cette chambre où il eût donné sa vie
pour pénétrer un seul instant. Elle était précédée d'une première pièce,
et séparée du corridor par deux portes épaisses qui ne laissaient de
passage ni à l'oeil ni à l'oreille. La chanoinesse, remarquant cette
tentative, avait tout fermé et verrouillé, et ne se rendait plus auprès de
la malade qu'en passant par la chambre d'Amélie qui y était contiguë, et
où Albert n'eût été chercher des renseignements qu'avec une mortelle
répugnance. Enfin, le voyant exaspéré, et craignant le retour de son mal,
elle prit sur elle de mentir; et, tout en demandant pardon à Dieu dans son
coeur, elle lui annonça que la malade allait beaucoup mieux, et qu'elle
se promettait de descendre pour dîner avec la famille.

Albert ne se méfia pas des paroles de sa tante, dont les lèvres pures
n'avaient jamais offensé la vérité ouvertement comme elles venaient de
le faire; et il alla retrouver le vieux comte, en hâtant de tous ses
voeux l'heure qui devait lui rendre Consuelo et le bonheur.

Mais cette heure sonna en vain; Consuelo ne parut point. La chanoinesse,
faisant de rapides progrès dans l'art du mensonge, raconta qu'elle s'était
levée, mais qu'elle s'était sentie un peu faible, et avait préféré dîner
dans sa chambre. On feignit même de lui envoyer une part choisie des mets
les plus délicats. Ces ruses triomphèrent de l'effroi d'Albert. Quoiqu'il
éprouvât une tristesse accablante et comme un pressentiment d'un malheur
inouï, il se soumit, et fit des efforts pour paraître calme.

Le soir, Wenceslawa vint, avec un air de satisfaction qui n'était presque
plus joué, dire que la Porporina était mieux; qu'elle n'avait plus le
teint animé, que son pouls était plutôt faible que plein, et qu'elle
passerait certainement une excellente nuit. «Pourquoi donc suis-je glacé
de terreur, malgré ces bonnes nouvelles?» pensa le jeune comte en prenant
congé de ses parents à l'heure accoutumée.

Le fait est que la bonne chanoinesse, qui, malgré sa maigreur et sa
difformité, n'avait jamais été malade de sa vie, n'entendait rien du tout
aux maladies des autres. Elle voyait Consuelo passer d'une rougeur
dévorante à une pâleur bleuâtre, son sang agité se congeler dans ses
artères, et sa poitrine, trop oppressée pour se soulever sous l'effort de
la respiration, paraître calme et immobile. Un instant elle l'avait crue
guérie, et avait annoncé cette nouvelle avec une confiance enfantine.
Mais le chapelain, qui en savait quelque peu davantage, voyait bien
Que ce repos apparent était l'avant-coureur d'une crise violente. Dès
qu'Albert se fut retiré, il avertit la chanoinesse que le moment était
venu d'envoyer chercher le médecin. Malheureusement la ville était
éloignée, la nuit obscure, les chemins détestables, et Hanz bien lent,
malgré son zèle. L'orage s'éleva, la pluie tomba par torrents. Le vieux
cheval que montait le vieux serviteur s'effraya, trébucha vingt fois, et
finit par s'égarer dans les bois avec son maître consterné, qui prenait
toutes les collines pour le Schreckenstein, et tous les éclairs pour le
vol flamboyant d'un mauvais esprit. Ce ne fut qu'au grand jour que Hanz
retrouva sa route. Il approcha, au trot le plus allongé qu'il put faire
prendre à sa monture, de la ville, où dormait profondément le médecin;
celui-ci s'éveilla, se para lentement, et se mit enfin en route. On avait
perdu à décider et à effectuer tout ceci vingt-quatre heures.

Albert essaya vainement de dormir. Une inquiétude dévorante et les
Bruits sinistres de l'orage le tinrent éveillé toute la nuit. Il n'osait
descendre, craignant encore de scandaliser sa tante, qui lui avait fait
un sermon le matin, sur l'inconvenance de ses importunités auprès de
l'appartement de deux demoiselles. Il laissa sa porte ouverte, et entendit
plusieurs fois des pas à l'étage inférieur. Il courait sur l'escalier;
mais ne voyant personne et n'entendant plus rien, il s'efforçait de se
rassurer, et de mettre sur le compte du vent et de la pluie ces bruits
trompeurs qui l'avaient effrayé. Depuis que Consuelo l'avait exigé, il
soignait sa raison, sa santé morale, avec patience et fermeté. Il
repoussait les agitations et les craintes, et tâchait de s'élever
au-dessus de son amour, par la force dé son amour même. Mais tout à coup,
au milieu des roulements de la foudre et du craquement de l'antique
charpente du château qui gémissait sous l'effort de l'ouragan, un long
cri déchirant s'élève jusqu'à lui, et pénètre dans ses entrailles comme
un coup de poignard. Albert, qui s'était jeté tout habillé sur son lit
avec la résolution de s'endormir, bondit, s'élance, franchit l'escalier
comme un trait, et frappe à la porte de Consuelo. Le silence était
rétabli; personne ne venait ouvrir. Albert croyait encore avoir rêvé; mais
un nouveau cri, plus affreux, plus sinistre encore que le premier, vint
déchirer son coeur. Il n'hésite plus, fait le tour par un corridor sombre,
arrive à la porte d'Amélie, la secoue et se nomme. Il entend pousser un
verrou, et la voix d'Amélie lui ordonne impérieusement de s'éloigner.
Cependant les cris et les gémissements redoublent: c'est la voix de
Consuelo en proie à un supplice intolérable. Il entend son propre nom
s'exhaler avec désespoir de cette bouche adorée. Il pousse la porte avec
rage, fait sauter serrure et verrou, et, repoussant Amélie, qui joue la
pudeur outragée en se voyant surprise en robe de chambre de damas et en
coiffe de dentelles, il la fait tomber sur son sofa, et s'élance dans la
chambre de Consuelo, pâle comme un spectre, et les cheveux dressés sur la
tête.




XLVIII.


Consuelo, en proie à un délire épouvantable, se débattait dans les bras
des deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand'peine
à l'empêcher de se jeter hors de son lit. Tourmentée, ainsi qu'il arrive
dans certains cas de fièvre cérébrale, par des terreurs inouïes, la
malheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle était assaillie;
elle croyait voir, dans les personnes qui s'efforçaient de la retenir
et de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnés à sa perte. Le
chapelain consterné, qui la croyait prête à retomber foudroyée par son
mal, répétait déjà auprès d'elle les prières des agonisants: elle le
prenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l'ensevelir, en
psalmodiant ses chansons mystérieuses. La chanoinesse tremblante, qui
joignait ses faibles efforts à ceux des autres femmes pour la retenir
dans son lit, lui apparaissait comme le fantôme des deux Wanda, la soeur
de Ziska et la mère d'Albert, se montrant tour à tour dans la grotte du
solitaire, et lui reprochant d'usurper leurs droits et d'envahir leur
domaine. Ses exclamations, ses gémissements, et ses prières délirantes et
incompréhensibles pour les assistants, étaient en rapport direct avec les
pensées et les objets qui l'avaient si vivement agitée et frappée la nuit
précédente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elle
imitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure éparse
sur épaules, et croyait en voir tomber des flots d'écume. Toujours elle
sentait Zdenko derrière elle, occupé à ouvrir l'écluse, ou devant elle,
acharné à lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d'eau et de pierres,
avec  une continuité d'images qui faisait dire au chapelain en secouant
la tête:«Voilà un rêve bien long et bien pénible. Je ne sais pourquoi elle
s'est tant préoccupé l'esprit dernièrement de cette citerne; c'était sans
doute un commencement de fièvre, et vous voyez que son délire a toujours
cet objet en vue.»

Au moment où Albert entra éperdu dans sa chambre, Consuelo, épuisée de
fatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticulés qui se
terminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonté ne
gouvernant plus ses terreurs, comme au moment où elle les avait
affrontées, elle en subissait l'effet rétroactif avec une intensité
horrible. Elle retrouvait cependant une sorte de réflexion tirée de son
délire même, et se prenait à appeler Albert d'une voix si pleine et si
vibrante que toute la maison semblait en devoir être ébranlée sur ses
fondements; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots qui
paraissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d'un
éclat effrayant.

«Me voici, me voici!» s'écria Albert en se précipitant vers son lit.

Consuelo l'entendit, reprit toute son énergie, et, s'imaginant aussitôt
qu'il fuyait devant elle, se dégagea des mains qui la tenaient, avec cette
rapidité de mouvements et cette force musculaire que donne aux êtres les
plus faibles le transport de la fièvre. Elle bondit au milieu de la
chambre, échevelée, les pieds nus, le corps enveloppé d'une légère robe
de nuit blanche et froissée, qui lui donnait l'air d'un spectre échappé de
la tombe; et au moment où on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessus
l'épinette qui se trouvait devant elle, avec l'agilité d'un chat sauvage,
atteignit la fenêtre qu'elle prenait pour l'ouverture de la fatale
citerne, y posa un pied, étendit les bras, et, criant de nouveau le nom
d'Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait se
précipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu'elle,
l'entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas;
mais elle ne fit aucune résistance, et cessa de crier. Albert lui prodigua
en espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prières: elle
l'écoutait, les yeux fixes et sans le voir ni lui répondre; mais tout à
coup, se relevant et se plaçant à genoux sur son lit, elle se mit à
chanter une strophe du _Te Deum_ de Haendel qu'elle avait récemment lue
et admirée. Jamais sa voix n'avait eu plus d'expression et plus d'éclat.
Jamais elle n'avait été aussi belle que dans cette attitude extatique,
avec ses cheveux flottants, ses joues embrasées du feu de la fièvre, et
ses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr'ouvert pour eux seuls.
La chanoinesse en fut émue au point de s'agenouiller elle-même au pied du
lit en fondant en larmes; et le chapelain, malgré son peu de sympathie,
courba la tête et fut saisi d'un respect religieux. A peine Consuelo
eut-elle fini la strophe, qu'elle fit un grand soupir; une joie divine
brilla sur son visage.

«Je suis sauvée!» s'écria-t-elle; et elle tomba à la renverse, pâle et
froide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais éteints, les lèvres
bleues et les bras raides.

Un instant de silence et de stupeur succéda à cette scène. Amélie, qui,
debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assisté, sans oser
faire un pas, à ce spectacle effrayant, tomba évanouie d'horreur. La
chanoinesse et les deux femmes coururent à elle pour la secourir. Consuelo
resta étendue et livide, appuyée sur le bras d'Albert qui avait laissé
tomber son front sur le sein de l'agonisante et ne paraissait pas plus
vivant qu'elle. La chanoinesse n'eut pas plus tôt fait déposer Amélie sur
son lit, qu'elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo.

«Eh bien, monsieur le chapelain? dit-elle d'un air abattu.

--Madame, c'est la mort! répondit le chapelain d'une voix profonde, en
laissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d'interroger le pouls
avec attention.

--Non, ce n'est pas la mort! non, mille fois non! s'écria Albert en se
soulevant impétueusement. J'ai consulté son coeur, mieux que vous n'avez
consulté son bras. Il bat encore; elle respire, elle vit. Oh! elle vivra!
Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas maintenant qu'elle doit finir. Qui donc a
eu la témérité de croire que Dieu avait prononcé sa mort? Voici le moment
de la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boîte.
Je sais ce qu'il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vous
êtes, obéissez-moi! Vous ne l'avez pas secourue; vous pouviez empêcher
l'invasion de cette horrible crise; vous ne l'avez pas fait, vous ne
l'avez pas voulu; vous m'avez caché son mal, vous m'avez tous trompé. Vous
vouliez donc la perdre? Votre lâche prudence, votre hideuse apathie, vous
ont lié la langue et les mains! Donnez-moi votre boîte, vous dis-je, et
laissez-moi agir.»

Et comme le chapelain hésitait à lui remettre ces médicaments qui, sous la
main inexpérimentée d'un homme exalté et à demi fou, pouvaient devenir des
poisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante,
il choisit et dosa lui-même les calmants impérieux qui pouvaient agir avec
promptitude. Albert était plus savant en beaucoup de choses qu'on ne le
pensait. Il avait étudié sur lui-même, à une époque de sa vie où il se
rendait encore compte des fréquents désordres de son cerveau, l'effet des
révulsifs les plus énergiques. Inspiré par un jugement prompt, par un zèle
courageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n'eût jamais
osé conseiller. Il réussit, avec une patience et une douceur incroyables,
à desserrer les dents de la malade, et à lui faire avaler quelques gouttes
de ce remède efficace. Au bout d'une heure, pendant laquelle il réitéra
plusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement; ses mains
avaient repris de la tiédeur, et ses traits de l'élasticité. Elle
n'entendait et ne sentait rien encore, mais son accablement était une
sorte de sommeil, et une pâle coloration revenait à ses lèvres. Le médecin
arriva, et, voyant le cas sérieux, déclara qu'on l'avait appelé bien tard
et qu'il ne répondait de rien. Il eût fallu pratiquer une saignée la
veille; maintenant le moment n'était plus favorable. Sans aucun doute la
saignée ramènerait la crise. Ceci devenait embarrassant.

«Elle la ramènera, dit Albert; et cependant il faut saigner.»

Le médecin allemand, lourd personnage plein d'estime pour lui-même, et
habitué, dans son pays, où il n'avait point de concurrent, à être écouté
comme un oracle, souleva son épaisse paupière, et regarda en clignotant
celui qui se permettait de trancher ainsi la question.

«Je vous dis qu'il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans la
saignée la crise doit revenir.

--Permettez, dit le docteur Wetzelius; ceci n'est pas aussi certain que
vous paraissez le croire.»

Et il sourit d'un air un peu dédaigneux et ironique.

«Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert; vous devez
le savoir. Cette somnolence conduit droit à l'engourdissement des facultés
du cerveau, à la paralysie, et à la mort. Votre devoir est de vous emparer
de la maladie, d'en ranimer l'intensité pour la combattre, de lutter
enfin! Sans cela, que venez-vous faire ici? Les prières et les sépultures
ne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-même.»

Le docteur savait bien qu'Albert raisonnait juste, et il avait eu tout
d'abord l'intention de saigner; mais il ne convenait pas à un homme de
son importance de prononcer et d'exécuter aussi vite. C'eût été donner à
penser que le cas était simple et le traitement facile, et notre Allemand
avait coutume de feindre de grandes perplexités, un pénible examen, afin
de sortir de là triomphant, comme par une soudaine illumination de son
génie, afin de faire répéter ce que mille fois il avait fait dire de lui:
«La maladie était si avancée, si dangereuse, que le docteur Wetzelius
lui-même ne savait à quoi se résoudre. Nul autre que lui n'eût saisi le
moment et deviné le remède. C'est un homme bien prudent, bien savant, bien
fort. Il n'a pas son pareil, même à Vienne!»

Quand il se vit contrarié, et mis au pied du mur sans façon par
l'impatience d'Albert:

«Si vous êtes médecin, lui répondit-il, et si vous avez autorité ici, je
ne vois pas pourquoi l'on m'a fait appeler, et je m'en retourne chez moi.

--Si vous ne voulez point vous décider en temps opportun, vous pouvez
vous retirer, dit Albert.»

Le docteur Wetzelius, profondément blessé d'avoir été associé à un
confrère inconnu, qui le traitait avec si peu de déférence, se leva et
passa dans la chambre d'Amélie, pour s'occuper des nerfs de cette jeune
personne, qui le demandait instamment, et pour prendre congé de la
chanoinesse; mais celle-ci le retint.

«Hélas! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonner
dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilité pèse sur nous!
Mon neveu vous a offensé; mais devez-vous prendre au sérieux la vivacité
d'un homme si peu maître de lui-même?...

--Est-ce donc là le comte Albert? demanda le docteur stupéfait. Je ne
l'aurais jamais reconnu. Il est tellement changé!...

--Sans doute; depuis près de dix ans que vous ne l'avez vu, il s'est fait
en lui bien du changement.

--Je le croyais complètement rétabli, dit le docteur avec malignité; car
on ne m'a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.

--Ah! mon cher docteur! vous savez bien qu'Albert n'a jamais voulu se
soumettre aux arrêts de la science.

--Et cependant le voilà médecin lui-même, à ce que je vois?

--Il a quelques notions de tout; mais il porte en tout sa précipitation
bouillante. L'état affreux où il vient de voir cette jeune fille l'a
beaucoup troublé; autrement vous l'eussiez trouvé plus poli, plus sensé,
et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnés dans son
enfance.

--Je crains qu'il n'en ait plus besoin que jamais,» reprit le docteur,
qui, malgré son respect pour la famille et le château, aimait mieux
affliger la chanoinesse par cette dure réflexion, que de quitter son
attitude dédaigneuse, et de renoncer à la petite vengeance de traiter
Albert comme un insensé.

La chanoinesse souffrit de cette cruauté, d'autant plus que le dépit du
docteur pouvait lui faire divulguer l'état de son neveu, qu'elle prenait
tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le désarmer, et lui
demanda humblement ce qu'il pensait de cette saignée conseillée par
Albert.

«Je pense que c'est une absurdité pour le moment, dit le docteur, qui
voulait garder l'initiative et laisser tomber l'arrêt en toute liberté de
sa bouche révérée. J'attendrai une heure ou deux; je ne perdrai pas de vue
la malade, et si le moment se présente, fût-ce plus tôt que je ne pense,
j'agirai; mais dans la crise présente, l'état du pouls ne me permet pas de
rien préciser.

--Vous nous restez donc? Béni soyez-vous, excellent docteur!

--Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en
souriant d'un air de pitié protectrice, je ne m'étonne plus de rien, et je
laisse dire.»

Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait
poussé la porte pour qu'Albert n'entendît pas ce colloque, lorsque le
chapelain lui-même, pâle et tout effaré, quitta la malade et vint trouver
le docteur.

«Au nom du ciel! docteur, s'écria-t-il, venez employer votre autorité;
la mienne est méconnue, et la voix de Dieu même le serait, je crois, par
le comte Albert. Le voilà qui s'obstine à saigner la moribonde, malgré
votre défense; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle
adresse, nous ne réussissons à l'arrêter. Dieu sait s'il a jamais touché
une lancette. Il va l'estropier; s'il ne la tue sur le coup par une
émission de sang pratiquée hors de propos.

--Oui-da! dit le docteur d'un ton goguenard, et en se traînant pesamment
vers la porte avec l'enjouement égoïste et blessant d'un homme que le
coeur n'inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui
fais pas quelque conte pour le mettre à la raison.»

Mais lorsqu'il arriva auprès du lit, Albert avait sa lancette rougie entre
ses dents: d'une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l'autre
l'assiette. La veine était ouverte, un sang noir coulait en abondance.

Le chapelain voulut murmurer, s'exclamer, prendre le ciel à témoin. Le
docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son
temps pour fermer la veine, sauf à la rouvrir un instant après quand son
caprice et sa vanité pourraient s'emparer du succès. Mais Albert le tint à
distance par la seule expression de son regard; et dès qu'il eut tiré la
quantité de sang voulue, il plaça l'appareil avec toute la dextérité d'un
opérateur exercé; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les
couvertures, et, passant un flacon à la chanoinesse pour qu'elle le tint
près des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans
la chambre d'Amélie:

«Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez être d'aucune utilité à la
personne que je soigne. L'irrésolution ou les préjugés paralysent votre
zèle et votre savoir. Je vous déclare que je prends tout sur moi, et que
je ne veux être ni distrait ni contrarié dans l'accomplissement d'une
tâche aussi sérieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de réciter ses
prières, et monsieur le docteur d'administrer ses potions à ma cousine.
Je ne souffrirai plus qu'on fasse des pronostics et des apprêts de mort
Autour du lit d'une personne qui va reprendre connaissance tout à l'heure.
Qu'on se le tienne pour dit. Si j'offense ici un savant, si je suis
coupable envers un ami, j'en demanderai pardon quand je pourrai songer à
moi-même.»

Après avoir parlé ainsi, d'un ton dont le calme et la douceur
contrastaient avec la sécheresse de ses paroles, Albert rentra dans
l'appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et
dit à la chanoinesse: «Personne n'entrera ici, et personne n'en sortira
sans ma volonté.»




XLIX.


La chanoinesse, interdite, n'osa lui répondre un seul mot. Il y avait dans
son air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonne
tante en eut peur et se mit à lui obéir d'instinct avec un empressement et
une ponctualité sans exemple. Le médecin, voyant son autorité complètement
méconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d'entrer
en lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelain
alla dire des prières, et Albert, secondé par sa tante et par les deux
femmes de service, passa toute la journée auprès de sa malade, sans
ralentir ses soins un seul instant. Après quelques heures de calme, la
crise d'exaltation revint presque aussi forte que la nuit précédente; mais
elle dura moins longtemps, et lorsqu'elle eut cédé à l'effet de puissants
réactifs, Albert engagea la chanoinesse à aller se coucher et à lui
envoyer seulement une nouvelle femme pour l'aider pendant que les deux
autres iraient se reposer.

«Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert? demanda Wenceslawa en
tremblant.

--Non, ma chère tante, répondit-il; je n'en ai aucun besoin.

--Hélas! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant! Voici une étrangère
qui nous coûte bien cher! ajouta-t-elle en s'éloignant enhardie par
l'inattention du jeune comte.»

Il consentit cependant à prendre quelques aliments, pour ne pas perdre les
forces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor,
l'oeil attaché sur la porte; et dès qu'il eut fini, il jeta sa serviette
par terre et rentra. Il avait fermé désormais la communication entre la
chambre de Consuelo et celle d'Amélie, et ne laissait plus passer que par
la galerie le peu de personnes auxquelles il donnait accès. Amélie voulut
pourtant être admise, et feignit de rendre quelques soins à sa compagne;
mais elle s'y prenait si gauchement, et à chaque mouvement fébrile de
Consuelo elle témoignait tant d'effroi de la voir retomber dans les
convulsions, qu'Albert, impatienté, la pria de ne se mêler de rien, et
d'aller dans sa chambre s'occuper d'elle-même.
                
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