George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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«Dans ma chambre! répondit Amélie; et lors même que la bienséance ne me
défendrait pas de me coucher quand vous êtes là séparé de moi par une
seule porte, presque installé chez moi, pensez-vous que je puisse goûter
un repos bien paisible avec ces cris affreux et cette épouvantable agonie
à mes oreilles?»

Albert haussa les épaules, et lui répondit qu'il y avait beaucoup d'autres
appartements dans le château; qu'elle pouvait s'emparer du meilleur, en
attendant qu'on pût transporter la malade dans une chambre où son
voisinage n'incommoderait personne.

Amélie, pleine de dépit, suivit ce conseil. La vue des soins délicats, et
pour ainsi dire maternels, qu'Albert rendait à sa rivale, lui était plus
pénible que tout le reste.

«O ma tante! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse,
lorsque celle-ci l'eut installée dans sa propre chambre à coucher, où
elle se fit dresser un lit à côté d'elle, nous ne connaissions pas Albert.
Il nous montre maintenant comme il sait aimer!»

Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort; mais Albert
combattit le mal avec une persévérance et une habileté qui devaient en
triompher. Il l'arracha enfin à cette rude épreuve; et dès qu'elle fut
hors de danger, il la fit transporter dans une tour du château où le
soleil donnait plus longtemps, et d'où la vue était encore plus belle et
plus vaste que de toutes les autres croisées. Cette chambre, meublée à
l'antique, était aussi plus conforme aux goûts sérieux de Consuelo que
celle dont on avait disposé pour elle dans le principe: et il y avait
longtemps qu'elle avait laissé percer son désir de l'habiter. Elle y fut à
l'abri des importunités de sa compagne, et, malgré la présence continuelle
d'une femme que l'on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passer
dans une sorte de tête-à-tête avec celui qui l'avait sauvée, les jours
languissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnol
ensemble, et l'expression délicate et tendre de la passion d'Albert était
plus douce à l'oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelait
sa patrie, son enfance et sa mère. Pénétrée d'une vive reconnaissance,
affaiblie par des souffrances où Albert l'avait seul assistée et soulagée
efficacement, elle se laissait aller à cette molle quiétude qui suit les
grandes crises. Sa mémoire se réveillait peu à peu, mais sous un voile
qui n'était pas partout également léger. Par exemple, si elle se
retraçait avec un plaisir pur et légitime l'appui et le dévouement
d'Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyait
les égarements de sa raison, et le fond trop sérieux de sa passion pour
elle, qu'à travers un nuage épais. Il y avait même des heures où, après
l'affaissement du sommeil ou sous l'effet des potions assoupissantes, elle
s'imaginait encore avoir rêvé tout ce qui pouvait mêler de la méfiance et
de la crainte à l'image de son généreux ami. Elle s'était tellement
habituée à sa présence et à ses soins, que, s'il s'absentait à sa prière
pour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agitée
jusqu'à son retour. Elle s'imaginait que les calmants qu'il lui
administrait avaient un effet contraire, s'il ne les préparait et s'il
ne les lui versait de sa propre main; et quand il les lui présentait
lui-même, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchant
sur un beau visage encore à demi couvert des ombres de la mort:

«Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science des
enchantements; car il suffit que vous ordonniez à une goutte d'eau de
m'être salutaire, pour qu'aussitôt elle fasse passer en moi le calme et
la force qui sont en vous.»

Albert était heureux pour la première fois de sa vie; et comme si son âme
eût été puissante pour la joie autant qu'elle l'avait été pour la
douleur, il était, à cette époque de ravissement et d'ivresse, l'homme
le plus fortuné qu'il y eût sur la terre. Cette chambre, où il voyait sa
bien-aimée à toute heure et sans témoins importuns, était devenue pour lui
un lieu de délices. La nuit, aussitôt qu'il avait fait semblant de se
retirer et que tout le monde était couché dans la maison, il la traversait
à pas furtifs; et, tandis que la garde chargée de veiller dormait
profondément, il se glissait derrière le lit de sa chère Consuelo, et la
regardait sommeiller, pâle et penchée comme une fleur après l'orage. Il
s'installait dans un grand fauteuil qu'il avait soin de laisser toujours
là en partant; et il y passait la nuit entière, dormant d'un sommeil si
léger qu'au moindre mouvement de la malade il était courbé vers elle pour
entendre les faibles mots qu'elle venait d'articuler; ou bien sa main
toute prête recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitée de
quelque rêve, témoignait un reste d'inquiétude. Si la garde se réveillait,
Albert lui disait toujours qu'il venait d'entrer, et elle se persuadait
qu'il faisait une ou deux visites par nuit à sa malade, tandis qu'il ne
passait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageait
cette illusion. Quoiqu'elle s'aperçût bien plus souvent que sa gardienne
de la présence d'Albert, elle était encore si faible qu'elle se laissait
aisément tromper par lui sur la fréquence et la durée de ces visites.
Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu'elle le suppliait d'aller se
coucher, il lui disait que le jour était près de paraître et que lui-même
venait de se lever. Grâce à ces délicates tromperies, Consuelo ne
souffrait jamais de son absence, et elle ne s'inquiétait pas de la fatigue
qu'il devait ressentir.

Cette fatigue était, malgré tout, si légère, qu'Albert ne s'en apercevait
pas. L'amour donne des forces au plus faible; et outre qu'Albert était
d'une force d'organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n'avait
logé un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu'aux
premiers feux du soleil Consuelo s'était lentement traînée à sa chaise
longue, près de la fenêtre entr'ouverte, Albert venait s'asseoir derrière
elle, et cherchait dans la course des nuages ou dans le pourpre des
rayons, à saisir les pensées que l'aspect du ciel inspirait à sa
silencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voile
dont elle enveloppait sa tête, et dont un vent tiède faisait flotter les
plis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour se
reposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, en
le lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s'étonna de le trouver
chaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacité qu'elle n'en
mettait dans ses mouvements depuis l'accablement de sa maladie, elle
surprit une émotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses joues
étaient animées, un feu dévorant couvait dans ses yeux, et sa poitrine
était soulevée par de violentes palpitations....  Albert maîtrisa
rapidement son trouble: mais il avait eu le temps de voir l'effroi se
peindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l'affligea
profondément. Il eût mieux aimé la voir armée de dédain et de sévérité
qu'assiégée d'un reste de crainte et de méfiance. Il résolut de veiller
sur lui-même avec assez de soin pour que le souvenir de son délire ne vînt
plus alarmer celle qui l'en avait guéri au péril et presque au prix de sa
propre raison et de sa propre vie.

Il y parvint, grâce à une puissance que n'eût pas trouvée un homme placé
dans une situation d'esprit plus calme. Habitué dès longtemps à concentrer
l'impétuosité de ses émotions, et à faire de sa volonté un usage d'autant
plus énergique qu'il lui était plus souvent disputé par les mystérieuses
atteintes de son mal, il exerçait sur lui-même un empire dont on ne lui
tenait pas assez de compte. On ignorait la fréquence et la force des
accès qu'il avait su dompter chaque jour, jusqu'au moment où, dominé par
la violence du désespoir et de l'égarement, il fuyait vers sa caverne
inconnue, vainqueur encore dans sa défaite, puisqu'il conservait assez de
respect envers lui-même pour dérober à tous les yeux le spectacle de sa
chute. Albert était un fou de l'espèce la plus malheureuse et la plus
respectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu'à ce
qu'elle l'eût envahi complètement. Encore gardait-il, au milieu de ses
accès, le vague instinct et le souvenir confus d'un monde réel, où il ne
voulait pas se montrer tant qu'il ne sentait pas ses rapports avec lui
entièrement rétablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nous
l'avons tous, lorsque les rêves d'un sommeil pénible nous jettent dans la
vie des fictions et du délire. Nous nous débattons parfois contre ces
chimères et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu'elles sont
l'effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous réveiller;
mais un pouvoir ennemi semble nous saisir à plusieurs reprises, et nous
replonger dans cette horrible léthargie, où des spectacles toujours plus
lugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiègent et nous
torturent.

C'est dans une alternative analogue que s'écoulait la vie puissante et
misérable de cet homme incompris, qu'une tendresse active, délicate, et
intelligente, pouvait seule sauver de ses propres détresses. Cette
tendresse s'était enfin manifestée dans son existence. Consuelo était
vraiment l'âme candide qui semblait avoir été formée pour trouver le
difficile accès de cette âme sombre et jusque là fermée à toute sympathie
complète. Il y avait dans la sollicitude qu'un enthousiasme romanesque
avait fait naître d'abord chez cette jeune fille, et dans l'amitié
respectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie,
quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savait
particulièrement propre à la guérison d'Albert. Il est fort probable que
si Consuelo, oublieuse du passé, eût partagé l'ardeur de sa passion, des
transports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l'eussent
exalté de la manière la plus funeste. L'amitié discrète et chaste qu'elle
lui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plus
sûrs. C'était un frein en même temps qu'un bienfait; et s'il y avait une
sorte d'ivresse dans le coeur renouvelé de ce jeune homme, il s'y mêlait
une idée de devoir et de sacrifice qui donnait à sa pensée d'autres
aliments, et à sa volonté un autre but que ceux qui l'avaient dévoré
jusque là. Il éprouvait donc, à la fois, le bonheur d'être aimé comme il
ne l'avait jamais été, la douleur de ne pas l'être avec l'emportement
qu'il ressentait lui-même, et la crainte de perdre ce bonheur en ne
paraissant pas s'en contenter. Ce triple effet de son amour remplit
bientôt son âme, au point de n'y plus laisser de place pour les rêveries
vers lesquelles son inaction et son isolement l'avaient forcé pendant si
longtemps de se tourner. Il en fut délivré comme par la force d'un
enchantement; car il les oublia, et l'image de celle qu'il aimait tint
ses maux à distance, et sembla s'être placée entre eux et lui, comme un
bouclier céleste.

Le repos d'esprit et le calme de sentiment qui étaient si nécessaires au
rétablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien légèrement
et bien rarement troublés par les agitations secrètes de son médecin.
Comme le héros fabuleux, Consuelo était descendue dans le Tartare pour en
tirer son ami, et elle en avait rapporté l'épouvante et l'égarement. A son
tour il s'efforça de la délivrer des sinistres hôtes qui l'avaient suivie,
et il y parvint à force de soins délicats et de respect passionné. Ils
recommençaient ensemble une vie nouvelle, appuyés l'un sur l'autre,
n'osant guère regarder en arrière, et ne se sentant pas la force de se
replonger par la pensée dans cet abîme qu'ils venaient de parcourir.
L'avenir était un nouvel abîme, non moins mystérieux et terrible, qu'ils
n'osaient pas interroger non plus. Mais le présent, comme un temps de
grâce que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer.




L.


Il s'en fallait de beaucoup que les autres habitants du château fussent
aussi tranquilles. Amélie était furieuse, et ne daignait plus rendre la
moindre visite à la malade. Elle affectait de ne point adresser la parole
à Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas même
répondre à son salut du matin et du soir. Ce qu'il y eut de plus affreux,
c'est qu'Albert ne parut pas faire la moindre attention à son dépit.

La chanoinesse, voyant la passion bien évidente et pour ainsi dire
déclarée de son neveu pour l'_aventurière_, n'avait plus un moment
de repos. Elle se creusait l'esprit pour imaginer un moyen de faire
cesser le danger et le scandale; et, à cet effet, elle avait de longues
conférences avec le chapelain. Mais celui-ci ne désirait pas très-vivement
la fin d'un tel état de choses. Il avait été longtemps inutile et inaperçu
dans les soucis de la famille. Son rôle reprenait une sorte d'importance
depuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisir
d'espionner, de révéler, d'avertir, de prédire, de conseiller, en un mot
de remuer à son gré les intérêts domestiques, en ayant l'air de ne
toucher à rien, et en se mettant à couvert de l'indignation du jeune
comte derrière les jupes de la vieille tante. A eux deux, ils trouvaient
sans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs de
précaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonne
Wenceslawa abordait son neveu avec une explication décisive au bord des
lèvres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisait
expirer la parole et avorter le projet. A chaque instant elle guettait
l'occasion de se glisser auprès de Consuelo, pour lui adresser une
réprimande adroite et ferme; à chaque instant Albert, comme averti par un
démon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seul
froncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber le
courroux et glaçait le courage des divinités contraires à sa chère Ilion.
La chanoinesse avait cependant entamé plusieurs fois la conversation
avec la malade; et comme les moments où elle pouvait la voir tête à tête
étaient rares, elle avait mis le temps à profit en lui adressant des
réflexions assez saugrenues, qu'elle croyait très-significatives. Mais
Consuelo était si éloignée de l'ambition qu'on lui supposait, qu'elle n'y
avait rien compris. Son étonnement, son air de candeur et de confiance,
désarmaient tout de suite la bonne chanoinesse, qui, de sa vie, n'avait pu
résister à un accent de franchise ou à une caresse cordiale. Elle s'en
allait, toute confuse, avouer sa défaite au chapelain, et le reste de la
journée se passait à faire des résolutions pour le lendemain.

Cependant Albert, devinant fort bien ce manège, et voyant que Consuelo
commençait à s'en étonner, et à s'en inquiéter, prit le parti de le faire
cesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage; et pendant qu'elle
croyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grand
matin, il se montra tout à coup, au moment où elle mettait la main sur la
clef pour entrer dans la chambre de la malade.

«Ma bonne tante, lui dit-il en s'emparant de cette main et en la portant à
ses lèvres, j'ai à vous dire bien bas une chose qui vous intéresse. C'est
que la vie et la santé de la personne qui repose ici près me sont plus
précieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bien
que votre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mon
dévouement pour elle, et de détruire l'effet de mes soins. Sans cela,
votre noble coeur n'eût jamais conçu la pensée de compromettre par des
paroles amères et des reproches injustes le rétablissement d'une malade à
peine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d'un
prêtre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruauté
aveugle la piété la plus sincère et la charité la plus pure, je
m'opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent à
se faire l'instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne la
quitterai plus d'un instant; et si malgré mon zèle on réussit à me
l'enlever, je jure, par tout ce qu'il y a de plus redoutable à la croyance
humaine, que je sortirai de la maison de mes pères pour n'y jamais
rentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaître ma détermination
à M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre les
généreux instincts de votre coeur maternel.»

La chanoinesse stupéfaite ne put répondre à ce discours qu'en fondant en
larmes. Albert l'avait emmenée à l'extrémité de la galerie, afin que cette
explication ne fût pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivement
du ton de révolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulut
profiter de l'occasion pour lui démontrer la folie de son attachement pour
une personne d'aussi basse extraction que la Nina.

«Ma tante, lui répondit Albert en souriant, vous oubliez que si nous
sommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancêtres les monarques
ne l'ont été que par la grâce des paysans révoltés et des soldats
aventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuse
origine qu'un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre,
puisque c'est là que sa force et sa puissance ont planté leurs racines,
il n'y a pas si longtemps qu'il puisse déjà l'avoir oublié.»

Quand Wenceslawa raconta au chapelain cette orageuse conférence, il fut
d'avis de ne pas exaspérer le jeune comte en insistant auprès de lui, et
de ne pas le pousser à la révolte en tourmentant sa protégée.

«C'est au comte Christian lui-même qu'il faut adresser vos
représentations, dit-il. L'excès de votre tendresse a trop enhardi le
fils; que la sagesse de vos remontrances éveille enfin l'inquiétude du
père, afin qu'il prenne à l'égard de la _dangereuse personne_ des mesures
décisives.

--Croyez-vous donc, reprit la chanoinesse, que je ne me sois pas encore
avisée de ce moyen? Mais, hélas! mon frère a vieilli de quinze ans pendant
les quinze jours de la dernière disparition d'Albert. Son esprit a
tellement baissé, qu'il n'est plus possible de lui faire rien comprendre
à demi-mot. Il semble qu'il fasse une sorte de résistance aveugle et
muette à l'idée d'un chagrin nouveau; il se réjouit comme un enfant
d'avoir retrouvé son fils, et de l'entendre raisonner en apparence comme
un homme sensé. Il le croit guéri radicalement, et ne s'aperçoit pas que
le pauvre Albert est en proie à un nouveau genre de folie plus funeste que
l'autre. La sécurité de mon frère à cet égard est si profonde, et il en
jouit si naïvement, que je ne me suis pas encore senti le courage de la
détruire, en lui ouvrant les yeux tout à fait sur ce qui se passe. Il me
semble que cette ouverture, lui venant de vous, serait écoutée avec plus
de résignation, et qu'accompagnée de vos exhortations religieuses, elle
serait plus efficace et moins pénible.

--Une telle ouverture est trop délicate, répondit le chapelain, pour être
abordée par un pauvre prêtre comme moi. Dans la bouche d'une soeur,
elle sera beaucoup mieux placée, et votre seigneurie saura en adoucir
l'amertume par les expressions d'une tendresse que je ne puis me permettre
d'exprimer familièrement à l'auguste chef de la famille.»

Ces deux graves personnages perdirent plusieurs jours à se renvoyer le
soin d'attacher le grelot; et pendant ces irrésolutions où la lenteur et
l'apathie de leurs habitudes trouvaient bien un peu leur compte, l'amour
faisait de rapides progrès dans le coeur d'Albert. La santé de Consuelo se
rétablissait à vue d'oeil, et rien ne venait troubler les douceurs d'une
intimité que la surveillance des argus les plus farouches n'eût pu rendre
plus chaste et plus réservée qu'elle ne l'était par le seul fait d'une
pudeur vraie et d'un amour profond.


Cependant la baronne Amélie ne pouvant plus supporter l'humiliation de son
rôle, demandait vivement à son père de la reconduire à Prague. Le baron
Frédérick, lui préférait le séjour des forêts à celui des villes, lui
promettait tout ce qu'elle voulait, et remettait chaque jour au lendemain
la notification et les apprêts de son départ. La jeune fille vit qu'il
fallait brusquer les choses, et s'avisa d'un expédient inattendu. Elle
s'entendit avec sa soubrette, jeune Française, passablement fine et
décidée; et un matin, au moment où son père partait pour la chasse,
elle le pria de la conduire en voiture au château d'une dame de leur
connaissance, à qui elle devait depuis longtemps une visite. Le baron eut
bien un peu de peine à quitter son fusil et sa gibecière pour changer sa
toilette et l'emploi de sa journée. Mais il se flatta que cet acte de
condescendance rendrait Amélie moins exigeante; que la distraction de
cette promenade emporterait sa mauvaise humeur, et l'aiderait à passer
sans trop murmurer quelques jours de plus au château des Géants. Quand
le brave homme avait une semaine devant lui, il croyait avoir assuré
l'indépendance de toute sa vie; sa prévoyance n'allait point au delà.
Il se résigna donc à renvoyer Saphyr et Panthère au chenil; et Attila, le
faucon, retourna sur son perchoir d'un air mutin et mécontent qui arracha
un gros soupir à son maître.

Enfin le baron monte en voiture avec sa fille, et au bout de trois tours
de roue s'endort profondément selon son habitude en pareille circonstance.
Aussitôt le cocher reçoit d'Amélie l'ordre de tourner bride et de se
Diriger vers la poste la plus voisine. On y arrive après deux heures de
marche rapide; et lorsque le baron ouvre les yeux, il voit des chevaux de
poste attelés à son brancard tout prêts à l'emporter sur la route de
Prague.

«Eh bien, qu'est-ce? où sommes-nous? où allons-nous? Amélie, ma chère
enfant, quelle distraction est la vôtre? Que signifie ce caprice, ou
cette plaisanterie?»

A toutes les questions de son père la jeune baronne ne répondait que par
des éclats de rire et des caresses enfantines. Enfin, quand elle vit le
postillon à cheval et la voiture rouler légèrement sur le sable de la
grande route, elle prit un air sérieux, et d'un ton fort décidé elle parla
ainsi:

«Cher papa, ne vous inquiétez de rien. Tous nos paquets ont été fort
bien faits. Les coffres de la voiture sont remplis de tous les effets
nécessaires au voyage. Il ne reste au château des Géants que vos armes et
vos bêtes, dont vous n'avez que faire à Prague, et que d'ailleurs on vous
renverra dès que vous les redemanderez. Une lettre sera remise à mon oncle
Christian, à l'heure de son déjeuner. Elle est tournée de manière à lui
faire comprendre la nécessité de notre départ, sans l'affliger trop, et
sans le fâcher contre vous ni contre moi. Maintenant je vous demande
humblement pardon de vous avoir trompé; mais il y avait près d'un mois que
vous aviez consenti à ce que j'exécute en cet instant. Je ne contrarie
donc pas vos volontés en retournant à Prague dans un moment où vous n'y
songiez pas précisément, mais où vous êtes enchanté, je gage, d'être
délivré de tous les ennuis qu'entraînent la dissolution et les préparatifs
d'un déplacement. Ma position devenait intolérable, et vous ne vous en
aperceviez pas. Voilà mon excuse et ma justification. Daignez m'embrasser
et ne pas me regarder avec ces yeux courroucés qui me font peur.»

En parlant ainsi, Amélie étouffait, ainsi que sa suivante, une forte envie
de rire; car jamais le baron n'avait eu un regard de colère pour qui que
ce fût, à plus forte raison pour sa fille chérie. Il roulait en ce moment
de gros yeux effarés et, il faut l'avouer, un peu hébétés par la surprise.
S'il éprouvait quelque contrariété de se voir jouer de la sorte, et un
chagrin réel de quitter son frère et sa soeur aussi brusquement, sans leur
avoir dit adieu, il était si émerveillé de ce qui arrivait, que son
mécontentement se changeait en admiration, et il ne pouvait que dire:

«Mais comment avez-vous fait pour arranger tout cela sans que j'en aie eu
le moindre soupçon? Pardieu, j'étais loin de croire, en ôtant mes bottes
et en faisant rentrer mon cheval, que je partais pour Prague, et que je
ne dînerais pas ce soir avec mon frère! Voilà une singulière aventure, et
personne ne voudra me croire quand je la raconterai ... Mais où avez-vous
mis mon bonnet de voyage, Amélie, et comment voulez-vous que je dorme dans
la voiture avec ce chapeau galonné sur les oreilles?

--Votre bonnet? le voici, cher papa, dit la jeune espiègle en lui
présentant sa toque fourrée, qu'il mit à l'instant sur son chef avec
une naïve satisfaction.

--Mais ma bouteille de voyage? vous l'avez oubliée certainement, méchante
petite fille?

--Oh! certainement non, s'écria-t-elle en lui présentant un large flacon
de cristal, garni de cuir de Russie, et monté en argent; je l'ai remplie
moi-même du meilleur vin de Hongrie qui soit dans la cave de ma tante.
Goûtez plutôt, c'est celui que vous préférez.

--Et ma pipe? et mon sac de tabac turc?

--Rien ne manque, dit la soubrette. Monsieur le baron trouvera tout dans
les poches de la voiture; nous n'avons rien oublié, rien négligé pour
qu'il fit le voyage agréablement.

--A la bonne heure!, dit le baron en chargeant sa pipe; ce n'en est pas
moins une grande scélératesse que vous faites là, ma chère Amélie. Vous
rendez votre père ridicule, et vous êtes cause que tout le monde va se
moquer de moi.

--Cher papa, répondit Amélie, c'est moi qui suis bien ridicule aux yeux
du monde, quand je parais m'obstiner à épouser un aimable cousin qui ne
daigne pas me regardez, et qui, sous mes yeux, fait une cour assidue à
ma maîtresse de musique. Il y a assez longtemps que je subis cette
humiliation, et je ne sais trop s'il est beaucoup de filles de mon rang,
de mon air et de mon âge, qui n'en eussent pas pris un dépit plus sérieux.
Ce que je sais fort bien, c'est qu'il y a des filles qui s'ennuient moins
que je ne le fais depuis dix-huit mois, et qui, pour en finir, prennent la
fuite ou se font enlever. Moi, je me contente de fuir en enlevant mon
père. C'est plus nouveau et plus honnête: qu'en pense mon cher papa?

--Tu as le diable au corps!» répondit le baron en embrassant sa fille; et
il fit le reste du voyage fort gaiement, buvant, fumant et dormant tour à
tour, sans se plaindre et sans s'étonner davantage.

Cet événement ne produisit pas autant d'effet dans la famille que la
petite baronne s'en était flattée. Pour commencer par le comte Albert, il
eût pu passer une semaine sans y prendre garde; et lorsque la chanoinesse
le lui annonça, il se contenta de dire:

«Voici la seule chose spirituelle que la spirituelle Amélie ait su faire
depuis qu'elle a mis le pied ici. Quant à mon bon oncle, j'espère qu'il ne
sera pas longtemps sans nous revenir.

--Moi, je regrette mon frère, dit le vieux Christian, parce qu'à mon âge
on compte par semaines et par jours. Ce qui ne vous paraît pas longtemps,
Albert, peut être pour moi l'éternité, et je ne suis pas aussi sûr que
Vous de revoir mon pacifique et insouciant Frédérick. Allons! Amélie l'a
voulu, ajouta-t-il en repliant et jetant de côté avec un sourire la
lettre singulièrement cajoleuse et méchante que la jeune baronne lui avait
laissée: rancune de femme ne pardonne pas. Vous n'étiez pas nés l'un pour
l'autre, mes enfants, et mes doux rêves se sont envolés!»

En parlant ainsi, le vieux comte regardait son fils avec une sorte
d'enjouement mélancolique, comme pour surprendre quelque trace de regret
dans ses yeux. Mais il n'en trouva aucune; et Albert, en lui pressant le
bras avec tendresse, lui fit comprendre qu'il le remerciait de renoncer à
des projets si contraires à son inclination.

«Que ta volonté soit faite, mon Dieu, reprit le vieillard, et que ton
coeur soit libre, mon fils! Tu te portes bien, tu parais calme et heureux
désormais parmi nous. Je mourrai consolé, et la reconnaissance de ton père
te portera bonheur après notre séparation.

--Ne parlez pas de séparation, mon père! s'écria le jeune comte, dont les
yeux se remplirent subitement de larmes. Je n'ai pas la force de supporter
cette idée.»

La chanoinesse, qui commençait à s'attendrir, fut aiguillonnée en cet
instant par un regard du chapelain, qui se leva et sortit du salon avec
une discrétion affectée.

C'était lui donner l'ordre et le signal. Elle pensa, non sans douleur et
sans effroi, que le moment était venu de parler; et, fermant les yeux
comme une personne qui se jette par la fenêtre pour échapper à l'incendie,
elle commença ainsi en balbutiant et en devenant plus pâle que de coutume:

«Certainement Albert chérit tendrement son père, et il ne voudrait pas lui
causer un chagrin mortel....»

Albert leva la tête, et regarda sa tante avec des yeux si clairs et si
pénétrants, qu'elle fut toute décontenancée, et n'en put dire davantage.
Le vieux comte parut ne pas avoir entendu cette réflexion bizarre, et,
dans le silence qui suivit, la pauvre Wenceslawa resta tremblante sous
le regard de son neveu, comme la perdrix sous l'arrêt du chien qui la
fascine et l'enchaîne.

Mais le comte Christian, sortant de sa rêverie au bout de quelques
instants, répondit à sa soeur comme si elle eût continué de parler, ou
comme s'il eût pu lire dans son esprit les révélations qu'elle voulait lui
faire.

«Chère soeur, dit-il, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas
vous tourmenter de choses auxquelles vous n'entendez rien. Vous n'avez su
de votre vie ce que c'était qu'une inclination de coeur, et l'austérité
d'une chanoinesse n'est pas la règle qui convient à un jeune homme.

--Dieu vivant! murmura la chanoinesse bouleversée, ou mon frère ne
veut pas me comprendre, ou sa raison et sa piété l'abandonnent.
Serait-il possible qu'il voulût encourager par sa faiblesse ou traiter
légèrement....

--Quoi? ma tante, dit Albert d'un ton ferme et avec une physionomie
sévère. Parlez, puisque vous êtes condamnée à le faire. Formulez
clairement votre pensée. Il faut que cette contrainte finisse, et que
nous nous connaissions les uns les autres.

--Non, ma soeur, ne parlez pas, répondit le comte Christian; vous n'avez
rien de neuf à me dire. Il y a longtemps que je vous entends à merveille
sans en avoir l'air. Le moment n'est pas venu de s'expliquer sur ce sujet.
Quand il en sera temps, je sais ce que j'aurai à faire.»

Il affecta aussitôt de parler d'autre chose, et laissa la chanoinesse
consternée, Albert incertain et troublé.

Quand le chapelain sut de quelle manière le chef de la famille avait reçu
l'avis indirect qu'il lui avait fait donner, il fut saisi de crainte.
Le comte Christian, sous un air d'indolence et d'irrésolution, n'avait
Jamais été un homme faible. Parfois on l'avait vu sortir d'une sorte de
Somnolence par des actes de sagesse et d'énergie. Le prêtre eut peur
d'avoir été trop loin et d'être réprimandé. Il s'attacha donc à détruire
son ouvrage au plus vite, et à persuader à la chanoinesse de ne plus se
mêler de rien. Quinze jours s'écoulèrent de la manière la plus paisible,
sans que rien pût faire pressentir à Consuelo qu'elle était un sujet de
trouble dans la famille. Albert continua ses soins assidus auprès d'elle,
et lui annonça le départ d'Amélie comme une absence passagère dont il ne
lui fit pas soupçonner le motif. Elle commença à sortir de sa chambre; et
la première fois qu'elle se promena dans le jardin, le vieux Christian
soutint de son bras faible et tremblant les pas chancelants de la
convalescente.




LI.


Ce fut un bien beau jour pour Albert que celui où il vit sa Consuelo
reprendre à la vie, appuyée sur le bras de son vieux père, et lui tendre
la main en présence de sa famille, en disant avec un sourire ineffable:

«Voici celui qui m'a sauvée, et qui m'a soignée comme si j'étais sa
soeur.»

Mais ce jour, qui fut l'apogée de son bonheur, changea tout à coup, et
plus qu'il ne l'avait voulu prévoir, ses relations avec Consuelo.
Désormais associée aux occupations et rendue aux habitudes de la famille,
elle ne se trouva plus que rarement seule avec lui. Le vieux comte, qui
paraissait avoir pris pour elle une prédilection plus vive qu'avant sa
maladie, l'entourait de ses soins avec une sorte de galanterie paternelle
dont elle se sentait profondément touchée. La chanoinesse, qui ne disait
plus rien, ne s'en faisait pas moins un devoir de veiller sur tous ses
pas, et de venir se mettre en tiers dans tous ses entretiens avec Albert.
Enfin, comme celui-ci ne donnait plus aucun signe d'aliénation mentale,
On se livra au plaisir de recevoir et même d'attirer les parents et les
voisins, longtemps négligés. On mit une sorte d'ostentation naïve et
tendre à leur montrer combien le jeune comte de Rudolstadt était redevenu
sociable et gracieux; et Consuelo paraissant exiger de lui, par ses
regards et son exemple, qu'il remplit le voeu de ses parents, il lui
fallut bien reprendre les manières d'un homme du monde et d'un châtelain
hospitalier.

Cette rapide transformation lui coûta extrêmement. Il s'y résigna pour
obéir à celle qu'il aimait. Mais il eût voulu en être récompensé par des
entretiens plus longs et des épanchements plus complets. Il supportait
patiemment des journées de contrainte et d'ennui, pour obtenir d'elle le
soir un mot d'approbation et de remerciement. Mais, quand la chanoinesse
venait, comme un spectre importun, se placer entre eux, et lui arracher
cette pure jouissance, il sentait son âme s'aigrir et sa force
l'abandonner. Il passait des nuits cruelles, et souvent il approchait
de la citerne, qui n'avait pas cessé d'être pleine et limpide depuis le
jour où il l'avait remontée portant Consuelo dans ses bras. Plongé dans
une morne rêverie, il maudissait presque le serment qu'il avait fait de
ne plus retourner à son ermitage. Il s'effrayait de se sentir malheureux,
et de ne pouvoir ensevelir le secret de sa douleur dans les entrailles
de la terre.

L'altération de ses traits, après ces insomnies, le retour passager, mais
de plus en plus fréquent, de son air sombre et distrait, ne pouvaient
manquer de frapper ses parents et son amie. Mais celle-ci avait trouvé le
moyen de dissiper ces nuages, et de reprendre son empire chaque fois
qu'elle était menacée de le perdre. Elle se mettait à chanter; et aussitôt
le jeune comte, charmé ou subjugué, se soulageait par des pleurs, ou
s'animait d'un nouvel enthousiasme. Ce remède était infaillible, et, quand
il pouvait lui dire quelques mots à la dérobée:

«Consuelo, s'écriait-il, tu connais le chemin de mon âme. Tu possèdes la
puissance refusée au vulgaire, et tu la possèdes plus qu'aucun être vivant
en ce monde. Tu parles le langage divin, tu sais exprimer les sentiments
les plus sublimes, et communiquer les émotions puissantes de ton âme
inspirée. Chante donc toujours quand tu me vois succomber. Les paroles que
tu prononces dans tes chants ont peu de sens pour moi; elles ne sont qu'un
thème abrégé, une indication incomplète, sur lesquels la pensée musicale
s'exerce et se développe. Je les écoute à peine; ce que j'entends, ce qui
pénètre au fond de mon coeur, c'est ta voix, c'est ton accent, c'est ton
inspiration. La musique dit tout ce que l'âme rêve et pressent de plus
mystérieux et de plus élevé. C'est la manifestation d'un ordre d'idées et
de sentiments supérieurs à ce que la parole humaine pourrait exprimer.
C'est la révélation de l'infini; et, quand tu chantes, je n'appartiens
plus à l'humanité que par ce que l'humanité a puisé de divin et d'éternel
dans le sein du Créateur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolation
et d'encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que la
tyrannie sociale défend à ton coeur de me révéler, tes chants me le
rendent au centuple. Tu me communiques alors tout ton être, et mon âme te
possède dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte;
dans le transport de l'enthousiasme et dans les langueurs de la rêverie.»

Quelquefois Albert disait ces choses à Consuelo en espagnol, en présence
de sa famille. Mais la contrariété évidente que donnaient à la chanoinesse
ces sortes d'_a parte_, et le sentiment de la convenance, empêchaient la
jeune fille d'y répondre. Un jour enfin elle se trouva seule avec lui au
jardin, et comme il lui parlait encore du bonheur qu'il éprouvait à
l'entendre chanter:

«Puisque la musique est un langage plus complet et plus persuasif que la
parole, lui dit-elle, pourquoi ne le parlez-vous jamais avec moi, vous qui
le connaissez peut-être encore mieux?

--Que voulez-vous dire, Consuelo? s'écria le jeune comte frappé de
surprise. Je ne suis musicien qu'en vous écoutant.

--Ne cherchez pas à me tromper, reprit-elle: je n'ai jamais entendu tirer
d'un violon une voix divinement humaine qu'une seule fois dans ma vie, et
c'était par vous, Albert; c'était dans la grotte du Schreckenstein. Je
vous ai entendu ce jour-là, avant que vous m'ayez vue. J'ai surpris votre
secret; il faut que vous me le pardonniez, et que vous me fassiez entendre
encore cet admirable chant, dont j'ai retenu quelques phrases, et qui m'a
révélé des beautés inconnues dans la musique.»

Consuelo essaya à demi-voix ces phrases, dont elle se souvenait
confusément et qu'Albert reconnut aussitôt.

«C'est un cantique populaire sur des paroles hussitiques, lui dit-il.
Les vers sont de mon ancêtre Hyncko Podiebrad, le fils du roi Georges,
et l'un des poètes de la patrie. Nous avons une foule de poésies
admirables de Streye, de Simon Lomnicky, et de plusieurs autres, qui ont
été mis à l'index par la police impériale. Ces chants religieux et
nationaux, mis en musique par les génies inconnus de la Bohême, ne se sont
pas tous conservés dans la mémoire des Bohémiens. Le peuple en a retenu
quelques-uns, et Zdenko, qui est doué d'une mémoire et d'un sentiment
musical extraordinaires, en sait par tradition un assez grand nombre que
j'ai recueillis et notés. Ils sont bien beaux, et vous aurez du plaisir à
les connaître. Mais je ne pourrai vous les faire entendre que dans mon
ermitage. C'est là qu'est mon violon et toute ma musique. J'ai des
recueils manuscrits fort précieux des vieux auteurs catholiques et
protestants. Je gage que vous ne connaissez ni Josquin, dont Luther nous
a transmis plusieurs thèmes dans ses chorals, ni Claude le jeune, ni
Arcadelt, ni George Rhaw, ni Benoît Ducis, ni Jean de Weiss. Cette
curieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chère Consuelo, à venir
revoir ma grotte, dont je suis exilé depuis si longtemps, et visiter
mon église, que vous ne connaissez pas encore non plus?»

Cette proposition, tout en piquant la curiosité de la jeune artiste, fut
écoutée en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirs
qu'elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l'idée d'y retourner
seule avec Albert, malgré toute la confiance qu'elle avait prise en lui,
lui causa une émotion pénible dont il s'aperçut bien vite.

«Vous avez de la répugnance pour ce pèlerinage, que vous m'aviez pourtant
promis de renouveler; n'en parlons plus, dit-il. Fidèle à mon serment, je
ne le ferai pas sans vous.

--Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle; je le tiendrai dès que
vous l'exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n'ai pas
encore la force nécessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me faire
voir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue du
violon beaucoup mieux que je ne chante?

--Je ne sais pas si vous raillez, chère soeur; mais je sais bien que vous
ne m'entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C'est là que j'ai essayé
de faire parler selon mon coeur cet instrument dont j'ignorais le sens,
après avoir eu pendant plusieurs années un professeur brillant et frivole,
chèrement payé par mon père. C'est là que j'ai compris ce que c'est que la
musique, et quelle sacrilège dérision une grande partie des hommes y a
substituée. Quant à moi, j'avoue qu'il me serait impossible de tirer un
son de mon violon, si je n'étais prosterné en esprit devant la Divinité.
Même si je vous voyais froide à mes côtés, attentive seulement à la forme
des morceaux que je joue, et curieuse d'examiner le plus ou moins de
talent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiez
m'écouter. Je n'ai jamais, depuis que je sais un peu m'en servir, touché
cet instrument, consacré pour moi à la louange du Seigneur ou au cri de
ma prière ardente, sans me sentir transporté dans le monde idéal, et sans
obéir au souffle d'une sorte d'inspiration mystérieuse que je ne puis
appeler à mon gré, et qui me quitte sans que j'aie aucun moyen de la
soumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suis
de sang-froid, et, malgré le désir que j'aurai de vous complaire, ma
mémoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d'un
enfant qui essaie ses premières notes.

--Je ne suis pas indigne, répondit Consuelo attentive et pénétrée, de
comprendre votre manière d'envisager la musique. J'espère bien pouvoir
m'associer à votre prière avec une âme assez recueillie et assez fervente
pour que ma présence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah! pourquoi
mon maître Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l'art sacré,
mon cher Albert! il serait à vos genoux. Et pourtant ce grand artiste
lui-même ne pousse pas la rigidité aussi loin que vous, et il croit que le
chanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans la
sympathie et l'admiration de l'auditoire qui les écoute.

--C'est peut-être que le Porpora, quoi qu'il en dise, confond en musique
le sentiment religieux avec la pensée humaine; c'est peut-être aussi qu'il
entend la musique sacrée en catholique; et si j'étais à son point de vue,
je raisonnerais comme lui. Si j'étais en communion de foi et de sympathie
avec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais,
dans le contact de ces âmes animées du même sentiment religieux que moi,
une inspiration que jusqu'ici j'ai été forcé de chercher dans la solitude,
et que par conséquent j'ai imparfaitement rencontrée. Si j'ai jamais le
bonheur d'unir, dans une prière selon mon coeur, ta voix divine, Consuelo,
aux accents de mon violon, sans aucun doute je m'élèverai plus haut que
je n'ai jamais fait, et ma prière sera plus digne de la Divinité. Mais
n'oublie pas, chère enfant, que jusqu'ici mes croyances ont été
abominables à tous les êtres qui m'environnent; ceux qu'elles n'auraient
pas scandalisés en auraient fait un sujet de moquerie. Voilà pourquoi j'ai
caché, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible don
que je possède. Mon père aime la musique, et voudrait que cet instrument,
aussi sacré pour moi que les cistres des mystères d'Eleusis, servît à son
amusement. Que deviendrais-je, grand Dieu! s'il me fallait accompagner une
cavatine à Amélie, et que deviendrait mon père si je lui jouais un de ces
vieux airs hussitiques qui ont mené tant de Bohémiens aux mines ou au
supplice, ou un cantique plus moderne de nos pères luthériens, dont il
rougit de descendre? Hélas! Consuelo, je ne sais guère de choses plus
nouvelles. Il en existe sans doute; et d'admirables. Ce que vous
m'apprenez de Haendel et des autres grands maîtres dont vous êtes nourrie
me paraît supérieur, à beaucoup d'égards, à ce que j'ai à vous enseigner
à mon tour. Mais, pour connaître et apprendre cette musique, il eût fallu
me mettre en relation avec un nouveau monde musical; et c'est avec vous
seule que je pourrai me résoudre à y entrer, pour y chercher les trésors
longtemps ignorés ou dédaignés que vous allez verser sur moi à pleines
mains.

--Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point
de cette éducation. Ce que j'ai entendu dans la grotte est si beau, si
grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier
dans une source de cristal et de diamant. O Albert! Je vois bien que vous
en savez plus que moi-même en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous
rien de cette musique profane dont je suis forcée de faire profession?
Je crains de découvrir que, dans celle-là comme dans l'autre, j'ai été
jusqu'à ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la même ignorance
ou la même légèreté.

--Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre rôle comme sacré; et
comme votre profession est la plus sublime qu'une femme puisse embrasser,
votre âme est la plus digne d'en remplir le sacerdoce.

--Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que
je vous ai parlé souvent du couvent où j'ai appris la musique, et de
l'église où j'ai chanté les louanges du Seigneur, vous en concluez que je
m'étais destinée au service des autels, ou aux modestes enseignements du
cloître. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidèle à son
origine, était vouée au hasard dès son enfance, et que toute son éducation
a été un mélange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonté
portait une égale ardeur, insouciante d'aboutir au monastère ou au
théâtre....

--Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu'il t'a vouée à la
sainteté dès le ventre de ta mère, je m'inquiéterais fort peu pour toi du
hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois être
sainte sur le théâtre aussi bien que dans le cloître.

--Eh quoi! l'austérité de vos pensées ne s'effraierait pas du contact
d'une comédienne!

--A l'aurore des religions, reprit-il, le théâtre et le temple sont un
même sanctuaire. Dans la pureté des idées premières, les cérémonies du
culte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pied
des autels; la danse elle-même, cet art aujourd'hui consacré à des idées
d'impure volupté, est la musique des sens dans les fêtes des dieux. La
musique et la poésie sont les plus hautes expressions de la foi, et la
femme douée de génie et de beauté est prêtresse, sibylle et initiatrice.
A ces formes sévères et grandes du passé ont succédé d'absurdes et
coupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beauté de ses
fêtes, et la femme de ses solennités; au lieu de diriger et d'ennoblir
l'amour, elle l'a banni et condamné. La beauté, la femme et l'amour, ne
pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont élevé d'autres temples
qu'ils ont appelés théâtres et où nul autre dieu n'est venu présider.
Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de
corruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s'inquiéter de
l'accueil que recevront ses chefs-d'oeuvre parmi les hommes, vous avait
formée pour briller entre toutes les femmes, et pour répandre sur le monde
les trésors de la puissance et du génie. Le cloître et le tombeau sont
synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons
de la Providence. Vous avez dû chercher votre essor dans un air plus
libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le voeu
de la nature les y pousse irrésistiblement; et la volonté de Dieu à cet
égard est si positive, qu'il leur retire les facultés dont il les avait
douées, dès qu'elles en méconnaissent l'usage. L'artiste dépérit et
s'éteint dans l'obscurité, comme le penseur s'égare et s'exaspère dans la
solitude absolue, comme tout esprit humain se détériore et se détruit dans
l'isolement et la claustration. Allez donc au théâtre, Consuelo, si vous
voulez, et subissez-en l'apparente flétrissure avec la résignation d'une
âme pieuse, destinée à souffrir, à chercher vainement sa patrie en ce
monde d'aujourd'hui, mais forcée de fuir les ténèbres qui ne sont pas
l'élément de sa vie, et hors desquelles le souffle de l'Esprit Saint la
rejette impérieusement.

Albert parla longtemps ainsi avec animation, entraînant Consuelo à pas
rapides sous les ombrages de la garenne. Il n'eut pas de peine à lui
communiquer l'enthousiasme qu'il portait dans le sentiment de l'art, et à
lui faire oublier la répugnance qu'elle avait eue d'abord à retourner à
la grotte. En voyant qu'il le désirait vivement, elle se mit à désirer
elle-même de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre
les idées que cet homme ardent et timide n'osait émettre que devant
elle. C'étaient des idées bien nouvelles pour Consuelo, et peut-être
l'étaient-elles tout à fait dans la bouche d'un patricien de ce temps et
de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une
formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Dévote
et comédienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain
damner sans rémission les histrions et les baladins ses confrères. En se
voyant réhabilitée, comme elle croyait avoir droit de l'être, par un homme
sérieux et pénétré, elle sentit sa poitrine s'élargir et son coeur y
battre plus à l'aise, comme s'il l'eût fait entrer dans la véritable
région de sa vie. Ses yeux s'humectaient de larmes, et ses joues
brillaient d'une vive et sainte rougeur, lorsqu'elle aperçut au fond
d'une allée la chanoinesse qui la cherchait.

«Ah! ma prêtresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras
enlacé au sien, vous viendrez prier dans mon église!

--Oui, lui répondit-elle, j'irai certainement.
                
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