George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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--Et quand donc?

--Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force à entreprendre ce
nouvel exploit?

--Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route
moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d'être levée
demain avec l'aube et de franchir les portes aussitôt qu'elles seront
ouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d'ici au flanc de la
colline, là où vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de
guide.

--Eh bien, je vous le promets, répondit Consuelo non sans un dernier
battement de coeur.

--Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit la
chanoinesse en les abordant.»

Albert ne répondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se
sentait pas troublée par le genre d'émotion qu'elle éprouvait, passa
hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un
gros baiser sur l'épaule. Wenceslawa eût bien voulu lui battre froid;
mais elle subissait malgré elle l'ascendant de cette âme droite et
affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une prière
pour sa conversion.




LII.


Plusieurs jours s'écoulèrent pourtant sans que le voeu d'Albert put être
exaucé. Consuelo fut surveillée de si près par la chanoinesse, qu'elle eut
beau se lever avec l'aurore et franchir le pont-levis la première, elle
trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de
l'esplanade, et de là, observant tout le terrain découvert qu'il fallait
traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de
se promener seule à portée de leurs regards, et de renoncer à rejoindre
Albert, qui, de sa retraite ombragée, distingua les vedettes ennemies, fit
un grand détour dans le fourré, et rentra au château sans être aperçu.

«Vous avez été vous promener de grand matin, signora Porporina, dit à
déjeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l'humidité de la rosée
vous soit contraire?

--C'est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseillé à la
signora de respirer la fraîcheur du matin, et je ne doute pas que ces
promenades ne lui soient très-favorables.

--J'aurais cru qu'une personne qui se consacre à la musique vocale, reprit
la chanoinesse avec un peu d'affectation, ne devait pas s'exposer à nos
matinées brumeuses; mais si c'est d'après votre ordonnance....

--Ayez donc confiance dans les décisions d'Albert, dit le comte Christian;
il a assez prouvé qu'il était aussi bon médecin que bon fils et bon ami.»

La dissimulation à laquelle Consuelo fut forcée de se prêter en
rougissant, lui parut très-pénible. Elle s'en plaignit doucement à Albert,
quand elle put lui adresser quelques paroles à la dérobée, et le pria de
renoncer à son projet, du moins jusqu'à ce que la vigilance de sa tante
fût assoupie. Albert lui obéit, mais en la suppliant de continuer à se
promener le matin dans les environs du parc, de manière à ce qu'il put la
rejoindre lorsqu'un moment favorable se présenterait.

Consuelo eût bien voulu s'en dispenser. Quoiqu'elle aimât la promenade, et
qu'elle éprouvât le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette
enceinte de murailles et de fossés où sa pensée était comme étouffée sous
le sentiment de la captivité, elle souffrait de tromper des gens qu'elle
respectait et dont elle recevait l'hospitalité. Un peu d'amour lève
bien des scrupules; mais l'amitié réfléchit, et Consuelo réfléchissait
beaucoup. On était aux derniers beaux jours de l'été; car plusieurs mois
s'étaient écoulés déjà depuis qu'elle habitait le château des Géants.
Quel été pour Consuelo! le plus pâle automne de l'Italie avait plus de
lumière et de chaleur. Mais cet air tiède, ce ciel souvent voilé par de
légers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur
genre de beautés. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait
qu'augmentait peut-être aussi le peu d'empressement qu'elle avait à revoir
le souterrain. Malgré la résolution qu'elle avait prise, elle sentait
qu'Albert eût levé un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; et
lorsqu'elle n'était plus sous l'empire de son regard suppliant et de ses
paroles enthousiastes, elle se prenait à bénir secrètement la tante de
la soustraire à cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y
apportait.

Un matin, elle vit, des bords du torrent qu'elle côtoyait, Albert penché
sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d'elle. Malgré la
distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l'oeil
inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s'était laissé en
quelque sorte dominer. «Ma situation est fort étrange, se disait-elle;
tandis que cet ami persévérant m'observe pour voir si je suis fidèle au
dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du
château, je suis surveillée, pour que je n'aie point avec lui des rapports
que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se
passe dans l'esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient
pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard.
Le comte Christian redouble d'amitié, et prétend redouter le retour du
Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît
avoir oublié que je lui ai défendu d'espérer mon amour. Comme s'il devait
tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l'avenir, et n'abjure
point cette passion qui a l'air de le rendre heureux en dépit de mon
impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée,
l'attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu'il ne
puisse venir, m'exposant au blâme, que sais-je! au mépris d'une famille
qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui,
puisque je ne les comprends pas moi-même et n'en prévois point l'issue.
Bizarre destinée que la mienne! serais-je donc condamnée à me dévouer
toujours sans être aimée de ce que j'aime, ou sans aimer ce que j'estime?»

Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s'empara de son âme.
Elle éprouvait le besoin de s'appartenir à elle-même, ce besoin souverain
et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez
l'artiste supérieur. La sollicitude qu'elle avait vouée au comte Albert
lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu'elle avait conservé
d'Anzoleto et de Venise, s'attachait à elle dans l'inaction et dans la
solitude d'une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation
puissante.

Elle s'arrêta auprès du rocher qu'Albert lui avait souvent montré comme
étant celui où, par une étrange fatalité, il l'avait vue enfant une
première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme
la balle d'un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant
comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension
de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. O ma pauvre mère!
pensa la jeune Zingarella; me voici ramenée, par d'incompréhensibles
destinées, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vague
souvenir et le gage d'une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle,
et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l'amour t'eût reçue, où
la société eût pu t'absoudre et te transformer, où enfin la vie dure et
vagabonde eût pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-être et du
repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c'était la
contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux âmes d'artiste. Tu avais
raison, je le sens bien; car me voici dans ce château où tu n'as voulu
passer qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici à l'abri du
besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur
à mes pieds.... Et pourtant la contrainte m'y étouffe, et l'ennui m'y
consume.

Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'était assise sur le
rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y
retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant,
avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d'un
brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap
grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l'avait si
longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la
pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. «Et nous
aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous
laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins; mais
nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre
chère liberté!»

En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier
de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui,
s'élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une
grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères.
Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole et
l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent pour
moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux
qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils doivent
être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement
sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d'or mat
qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui le coupent de
leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides
charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à regarder les grandes
lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds
chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout
d'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache à demi dans
les bois m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses
mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanité, c'est la
route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître qui puisse le fermer
ou l'ouvrir à son gré. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui
ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages
parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond
peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade
ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la
vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté. A droite, à
gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin
appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l'aime!
Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui
bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des
prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand
chemin! O ma mère! ma mère! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit!
Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'algue
des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me
porter là-bas, là-bas où vole l'hirondelle vers les collines bleues, où
le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre
l'artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaque
jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa
liberté! Pauvre mère! que ne peux-tu encore me chérir et m'opprimer,
m'accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt
caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever
et les coucher encore à sa fantaisie! Tu étais une âme mieux trempée que
la mienne, et tu m'aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me
laisse prendre à chaque pas!

Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par
le son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût
posé sur son coeur. C'était une voix d'homme, qui partait du ravin
assez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant
de l'_Echo_, l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1]
La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration
semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase, au hasard,
comme si elle eût voulu se distraire de l'ennui du chemin, et
s'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait
sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour
s'exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu
où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait
entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop
loin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empêchait de
plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle
méconnaître un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien,
et les fragments de ce morceau qu'elle-même avait enseigné et fait répéter
tant de fois à son ingrat élève!

[Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.]

Enfin les deux voyageurs invisibles s'étant rapprochés, elle entendit l'un
des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l'autre en mauvais
italien et avec l'accent du pays:

«Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas
vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent.
Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est un
Sentier pour les piétons.»

La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'éloigner et redescendre,
et bientôt elle l'entendit demander, quel était ce beau château qu'on
voyait sur l'autre rive.

«C'est _Riesenburg_, comme qui dirait _il castello dei giganti_» répondit
le guide; car c'en était un de profession.

Et Consuelo commençait à le voir au bas de la colline, à pied et
conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais état
du chemin, dévasté récemment par le torrent, avait forcé les cavaliers
de mettre pied à terre. Le voyageur suivait à quelque distance, et enfin
Consuelo put l'apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protégeait.
Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa
tournure et jusqu'à sa démarche. Si elle n'eût entendu sa voix, elle eût
 que ce n'était pas lui. Mais il s'arrêta pour regarder le château, et,
ôtant son large chapeau, il s'essuya le visage avec son mouchoir.
Quoiqu'elle ne le vît qu'en plongeant d'en haut sur sa tête, elle reconnut
cette abondante chevelure dorée et bouclée, et le mouvement qu'il avait
coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et
sur sa nuque lorsqu'il avait chaud.

«Ce château a l'air très-respectable, dit-il; et si j'en avais le temps,
j'aurais envie d'aller demander à déjeuner aux géants qui l'habitent.

--Oh! n'y essayez pas, répondit le guide en secouant la tête. Les
Rudolstadt ne reçoivent que les mendiants ou les parents.

--Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte!

--Écoutez donc! c'est qu'ils ont quelque chose à cacher.

--Un trésor, ou un crime?

--Oh! rien; c'est leur fils qui est fou.

--Le diable l'emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service.»

Le guide se mit à rire. Anzoleto se remit à chanter.

«Allons, dit le guide en s'arrêtant, voici le mauvais chemin passé; si
vous voulez remonter à cheval, nous allons faire un temps de galop
jusqu'à Tusta. La route est magnifique jusque là; rien que du sable.
Vous trouverez là la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.

--Alors, dit Anzoleto en rajustant ses étriers, je pourrai dire: Le diable
t'emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi,
commencez à m'ennuyer singulièrement.»

En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonça ses deux
éperons dans le ventre, et, sans s'inquiéter de son guide qui le suivait
à grand'peine, il partit comme un trait dans la direction du nord,
soulevant des tourbillons de poussière sur ce chemin que Consuelo venait
de contempler si longtemps, et où elle s'attendait si peu à voir passer
comme une vision fatale l'ennemi de sa vie, l'éternel souci de son coeur.

Elle le suivit des yeux dans un état de stupeur impossible à exprimer.
Glacée par le dégoût et la crainte, tant qu'il avait été à portée de sa
voix, elle s'était tenue cachée et tremblante. Mais quand elle le vit
s'éloigner, quand elle songea qu'elle allait le perdre de vue et peut-être
pour toujours, elle ne sentit plus qu'un horrible désespoir. Elle s'élança
sur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l'indestructible amour
qu'elle lui portait se réveillant avec délire, elle voulut crier vers lui
pour l'appeler. Mais sa voix expira sur ses lèvres; il lui sembla que la
main de la mort serrait sa gorge et déchirait sa poitrine: ses yeux se
voilèrent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles;
et, en retombant épuisée au bas du rocher, elle se trouva dans les bras
d'Albert, qui s'était approché sans qu'elle prît garde à lui, et qui
l'emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus caché de la montagne.




LIII.


La crainte de trahir par son émotion un secret qu'elle avait jusque là
Si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se
contraindre, et de laisser croire à Albert que la situation où il l'avait
surprise n'avait rien d'extraordinaire. Au moment où le jeune comte
l'avait reçue dans ses bras, pâle et prête à défaillir, Anzoleto et son
guide venaient de disparaître au loin dans les sapins, et Albert put
s'attribuer à lui-même le danger qu'elle avait couru de tomber dans
le précipice. L'idée de ce danger, qu'il avait causé sans doute en
l'effrayant par son approche, venait de le troubler lui-même à tel point
qu'il ne s'aperçut guère du désordre de ses réponses dans les premiers
instants. Consuelo, à qui il inspirait encore parfois un certain effroi
superstitieux, craignit d'abord qu'il ne devinât, par la force de ses
pressentiments, une partie de ce mystère. Mais Albert, depuis que l'amour
le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les
facultés en quelque sorte surnaturelles qu'il avait possédées auparavant.
Elle put maîtriser bientôt son agitation, et la proposition qu'il lui fit
de la conduire à son ermitage ne lui causa pas en ce moment le déplaisir
qu'elle en eût ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que
l'âme austère et l'habitation lugubre de cet homme si sérieusement dévoué
à son sort s'ouvraient devant elle comme un refuge où elle trouverait le
calme et la force nécessaires pour lutter contre les souvenirs de sa
passion. «C'est la Providence qui m'envoie cet ami au sein des épreuves,
pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire où il veut m'entraîner est là comme
un emblème de la tombe où je dois m'engloutir, plutôt que de suivre la
trace du mauvais génie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu!
Plutôt que de m'attacher à ses pas, faites que la terre s'entr'ouvre
sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!».

«Chère Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante,
ayant ce matin à recevoir et à examiner les comptes de ses fermiers, ne
songeait point à nous, et que nous avions enfin la liberté d'accomplir
notre pèlerinage. Pourtant, si vous éprouvez encore quelque répugnance à
revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs...

--Non, mon ami, non, répondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamais
je n'ai été mieux disposée à prier dans votre église, et à joindre mon âme
à la vôtre sur les ailes de ce chant sacré que vous avez promis de me
faire entendre.»

Ils prirent ensemble, le chemin du Schreckenstein; et, en s'enfonçant
Sous les bois dans la direction opposée à celle qu'Anzoleto avait prise,
Consuelo se sentit soulagée, comme si chaque pas qu'elle faisait pour
s'éloigner de lui eût détruit de plus en plus le charme funeste dont elle
venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si résolument,
quoique grave et recueillie, que le comte Albert eût pu attribuer cet
empressement naïf au seul désir de lui complaire, s'il n'eût conservé
cette défiance de lui-même et de sa propre destinée qui faisait le fond de
son caractère.

Il la conduisit au pied du Schreckenstein, à l'entrée d'une grotte remplie
d'eau dormante et toute obstruée par une abondante végétation.

«Cette grotte, où vous pouvez remarquer quelques traces de construction
voûtée, lui dit-il, s'appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns
pensent que c'était le cellier d'une maison de religieux, lorsque, à la
place de ces décombres, il y avait un bourg fortifié; d'autres racontent
que ce fut postérieurement la retraite d'un criminel repentant qui s'était
fait ermite par esprit de pénitence. Quoi qu'il en soit, personne n'ose y
pénétrer, et chacun prétend que l'eau dont elle s'est remplie est profonde
et mortellement vénéneuse, à cause des veines de cuivre par lesquelles
elle s'est frayé un passage. Mais cette eau n'est effectivement ni
profonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la
traverser aisément si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier
à la force de mes bras et à la sainteté de mon amour pour vous.»

En parlant ainsi après s'être assuré que personne ne les avait suivis et
ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu'elle n'eût point
à mouiller sa chaussure, et, entrant dans l'eau jusqu'à mi-jambes, il se
fraya un passage à travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui
cachaient le fond de la grotte. Au bout d'un très-court trajet, il la
déposa sur un sable sec et fin, dans un endroit complètement sombre, où
aussitôt il alluma la lanterne dont il s'était muni; et après quelques
détours dans des galeries souterraines assez semblables à celles que
Consuelo avait déjà parcourues avec lui, ils se trouvèrent à une porte de
la cellule opposée à celle qu'elle avait franchie la première fois.

«Cette construction souterraine, lui dit Albert, a été destinée dans le
principe à servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux
habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du château
des Géants dont ce bourg était un fief, et qui pouvaient s'y rendre
secrètement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupé
depuis, comme on l'assure, la Cave du Moine, il est probable qu'il a eu
connaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons de
parcourir m'a semblé déblayée assez nouvellement, tandis que j'ai trouvé
celles qui conduisent au château encombrées, en beaucoup d'endroits, de
terres et de gravois dont j'ai eu bien de la peine à les dégager. En
outre, les vestiges que j'ai retrouvés ici, les débris de natte, la
cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d'un homme couché
sur le dos, les mains encore croisées sur la poitrine, dans l'attitude
d'une dernière prière à l'heure du dernier sommeil, m'ont prouvé qu'un
solitaire y avait achevé pieusement et paisiblement son existence
mystérieuse. Nos paysans croient que l'âme de l'ermite habite encore
les entrailles de la montagne. Ils disent qu'ils l'ont vue souvent errer
alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu'ils l'ont
entendue prier, soupirer, gémir, et même qu'une musique étrange et
incompréhensible est venue parfois, comme un souffle à peine saisissable,
expirer autour d'eux sur les ailes de la nuit. Moi-même, Consuelo, lorsque
l'exaltation du désespoir peuplait la nature autour de moi de fantômes et
de prodiges, j'ai cru voir le sombre pénitent prosterné sous le _Hussite_;
je me suis figuré entendre sa voix plaintive et ses soupirs déchirants
monter des profondeurs de l'abîme. Mais depuis que j'ai découvert et
habité cette cellule, je ne me souviens pas d'y avoir trouvé d'autre
solitaire que moi, rencontré d'autre spectre que ma propre figure, ni
entendu d'autres gémissements que ceux qui s'échappaient de ma poitrine.»

Consuelo, depuis sa première entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne
lui avait plus jamais entendu tenir de discours insensés. Elle n'avait
donc jamais osé lui rappeler les étranges paroles qu'il lui avait dites
cette nuit-là, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l'avait
surpris. Elle s'étonna de voir en cet instant qu'il en avait absolument
perdu le souvenir; et, n'osant les lui rappeler, elle se contenta de lui
demander si la tranquillité d'une telle solitude l'avait effectivement
délivré des agitations dont il parlait.

«Je ne saurais vous le dire bien précisément, lui répondit-il; et, à moins
que vous ne l'exigiez, je ne veux point forcer ma mémoire à ce travail.
Je crois bien avoir été en proie auparavant a une véritable démence.
Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en
l'exaspérant. Lorsque, grâce à Zdenko, qui possédait par tradition le
secret de ces constructions souterraines, j'eus enfin trouvé un moyen de
me soustraire à la sollicitude de mes parents et de cacher mes accès de
désespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d'empire sur
moi-même; et, certain de pouvoir me dérober  aux témoins importuns,
lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins à bout de
jouer dans ma famille le rôle d'un homme tranquille et résigné à tout.

Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques
points; mais elle sentit que ce n'était pas le moment de le dissuader;
et, s'applaudissant de le voir parler de son passé avec tant de sang-froid
et de détachement, elle se mit à examiner la cellule avec plus d'attention
qu'elle n'avait pu le faire la première fois. Elle vit alors que l'espèce
de soin et de propreté qu'elle y avait remarquée n'y régnait plus du tout,
et que l'humidité des murs, le froid de l'atmosphère, et la moisissure
des livres, constataient au contraire un abandon complet.

«Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, à
grand'peine, venait de rallumer le poêle; je n'ai pas mis les pieds ici
depuis que vous m'en avez arraché par l'effet de la toute-puissance que
vous avez sur moi.» Consuelo eut sur les lèvres une question qu'elle
s'empressa de retenir. Elle était sur le point de demander si l'ami
Zdenko, le serviteur fidèle, le gardien jaloux, avait négligé et abandonné
aussi l'ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu'elle
avait réveillée chez Albert toutes les fois qu'elle s'était hasardée à lui
demander ce qu'il était devenu, et pourquoi elle ne l'avait jamais revu
depuis sa terrible rencontre avec lui dans le  souterrain. Albert avait
toujours éludé ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre,
soit en la priant d'être tranquille, et de ne plus rien craindre de la
part de l'_innocent_. Elle s'était donc persuadé d'abord que Zdenko avait
reçu et exécuté fidèlement l'ordre de ne jamais se présenter devant ses
yeux. Mais lorsqu'elle avait repris ses promenades solitaires, Albert,
pour la rassurer complètement, lui avait juré, avec une mortelle pâleur
sur le front, qu'elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu'il était parti
pour un long voyage. En effet, personne ne l'avait revu depuis cette
époque, et on pensait qu'il était mort dans quelque coin, ou qu'il avait
quitté le pays.

Consuelo n'avait cru ni à cette mort, ni à ce départ. Elle connaissait
trop l'attachement passionné de Zdenko pour regarder comme possible une
séparation absolue entre lui et Albert. Quant à sa mort, elle n'y songeait
point sans une profonde terreur qu'elle n'osait s'avouer à elle-même,
 lorsqu'elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation,
Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle
qu'il aimait, si cela devenait nécessaire. Mais elle chassait cet affreux
soupçon, en se rappelant la douceur et l'humanité dont toute la vie
d'Albert rendait témoignage. En outre, il avait joui d'une tranquillité
parfaite depuis plusieurs mois, et aucune démonstration apparente de
la part de Zdenko n'avait rallumé la fureur que le jeune comte avait
manifestée un instant. D'ailleurs il l'avait oublié, cet instant
douloureux que Consuelo s'efforçait d'oublier aussi. Il n'avait conservé
des événements du souterrain que le souvenir de ceux où il avait été en
possession de sa raison. Consuelo s'était donc arrêtée à l'idée qu'il
avait interdit à Zdenko l'entrée et l'approche du château, et que par
dépit ou par douleur le pauvre homme s'était condamné à une captivité
volontaire dans l'ermitage. Elle présumait qu'il en sortait peut-être
seulement la nuit pour prendre l'air ou pour converser sur le
Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins à sa
subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veillé à la sienne. En voyant
l'état de la cellule, Consuelo fut réduite à croire qu'il boudait son
maître en ne soignant plus sa retraite délaissée; et comme Albert lui
avait encore affirmé, en entrant dans la grotte, qu'elle n'y trouverait
aucun sujet de crainte, elle prit le moment où elle le vit occupé à ouvrir
péniblement la porte rouillée de ce qu'il appelait son église, pour aller
de son côté essayer d'ouvrir celle qui conduisait à la cellule de Zdenko,
où sans doute elle trouverait des traces récentes de sa présence. La porte
céda dès qu'elle eut tourné la clef; mais l'obscurité qui régnait dans
cette cave l'empêcha de rien distinguer. Elle attendit qu'Albert fût passé
dans l'oratoire mystérieux qu'il voulait lui montrer et qu'il allait
préparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avec
précaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu à l'idée de
l'y trouver en personne. Mais elle n'y trouva pas même un souvenir de son
existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait été enlevé. Le
siège grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait
disparu; et on eût dit, à voir l'humidité qui faisait briller les parois
éclairées par la torche, que cette voûte n'avait jamais abrité le sommeil
d'un vivant.

Un sentiment de tristesse et d'épouvante s'empara d'elle à cette
découverte. Un sombre mystère enveloppait la destinée de ce malheureux,
et Consuelo se disait avec terreur qu'elle était peut-être la cause d'un
événement déplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l'un sage, et
l'autre fou; l'un débonnaire, charitable et tendre; l'autre bizarre,
farouche, peut-être violent et impitoyable dans ses décisions. Cette sorte
d'identification étrange qu'il avait autrefois rêvée entre lui et le
fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la
Bohême hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et
profonde, qu'il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant
à l'esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus pénibles
soupçons. Immobile et glacée d'horreur, elle osait à peine regarder le sol
nu et froid de la grotte, comme si elle eût craint d'y trouver des traces
de sang.

Elle était encore plongée dans ces réflexions sinistres, lorsqu'elle
entendit Albert accorder son violon; et bientôt le son admirable de
l'instrument lui chanta le psaume ancien qu'elle avait tant désiré
d'écouter une seconde fois. La musique en était originale, et Albert
l'exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu'elle oublia toutes
ses angoisses pour approcher doucement du lieu où il se trouvait, attirée
et comme charmée par une puissance magnétique.




LIV.


La porte de _l'église_ était restée ouverte; Consuelo s'arrêta sur le
seuil pour examiner et le virtuose inspiré et l'étrange sanctuaire. Cette
prétendue église n'était qu'une grotte immense, taillée, ou, pour mieux
dire, brisée dans le roc, irrégulièrement, par les mains de la nature, et
creusée en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques
torches éparses plantées sur des blocs gigantesques éclairaient de reflets
fantastiques les flancs verdâtres du rocher, et tremblotaient devant
de sombres profondeurs, où nageaient les formes vagues des longues
stalactites, semblables à des spectres qui cherchent et fuient tour à tour
la lumière. Les énormes sédiments que l'eau avait déposés autrefois sur
les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantôt ils
se roulaient comme de monstrueux serpents qui s'enlacent et se dévorent
les uns les autres, tantôt ils partaient du sol et descendaient de la
voûte en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler
à des dents colossales hérissées à l'entrée des gueules béantes que
formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eût dit d'informes
statues, géantes représentations des dieux barbares de l'antiquité. Une
végétation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des écailles de
dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes,
des massifs de jeunes cyprès plantés récemment dans le milieu de
l'enceinte sur des éminences de terres rapportées qui ressemblaient à des
tombeaux, tout donnait à ce lieu un caractère sombre, grandiose, et
terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment
d'effroi succéda bientôt l'admiration. Elle approcha, et vit Albert
debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette
eau, quoique abondante en jaillissement, était encaissée dans un bassin si
profond, qu'aucun bouillonnement n'était sensible à la surface. Elle était
unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes
aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entouré ses marges n'étaient pas
agitées du moindre tressaillement. La source était chaude à son point de
départ, et les tièdes exhalaisons qu'elle répandait dans la caverne y
entretenaient une atmosphère douce et moite qui favorisait la végétation.
Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes
se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se
promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l'intérieur de la
grotte, pour disparaître dans les enfoncements obscurs qui en reculaient
indéfiniment les limites.

Lorsque le comte Albert, qui jusque-là n'avait fait qu'essayer les cordes
de son violon, vit Consuelo s'avancer vers lui, il vint à sa rencontre, et
l'aida à franchir les méandres que formait la source, et sur lesquels il
avait jeté quelques troncs d'arbres aux endroits profonds.

En d'autres endroits, des rochers épars à fleur d'eau offraient un passage
facile à des pas exercés. Il lui tendit la main pour l'aider, et la
souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non
du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce
guide mystérieux vers lequel une sympathie irrésistible la portait, tandis
qu'une répulsion indéfinissable l'en éloignait en même temps. Arrivée au
bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de
quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C'était une sorte
de monument quadrangulaire, formé d'ossements et de crânes humains,
artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.

«N'en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces
nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'autel
devant lequel j'aime à méditer et à prier.

--Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naïveté
mélancolique. Sont-ce là les ossements des Hussites ou des Catholiques?
Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, et
martyrs d'une foi également vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la
croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les
réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez
austères ni assez énergiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce
qu'on m'a dit de vous?

--Si l'on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des
Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je
préfère les exploits des Taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on
vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous
qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux
que moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour
surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des
méditations et des tourments de ma rêverie! Restez comme vous êtes,
Consuelo! Vous êtes née pieuse et sainte; de plus, vous êtes née pauvre
et obscure, et rien n'a tenté d'altérer en vous la droiture de la raison
et la lumière de l'équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter,
vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après
avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la
voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de la
vraie foi embrasera votre âme. Ce n'est donc pas pour vous instruire,
mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j'ai désiré l'union
de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les
ossements de mes pères.

--Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous
les appelez, sont ceux des  Hussites précipités par la fureur sanguinaire
des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l'époque de
votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles représailles. On
m'a raconté aussi qu'après avoir brûlé le village, il avait fait combler
le puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurité de cette voûte,
au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous
sommes précisément au-dessous de l'endroit où plusieurs fois je suis venue
m'asseoir, après m'être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte
Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptisé la
Pierre d'Expiation?

--Oui, c'est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences
atroces ont consacré l'asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur.
Vous voyez d'énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d'autres
parsemés sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y
lança, par l'ordre de celui qu'on appelait _le redoutable aveugle_; mais
ils ne servirent qu'à repousser les eaux vers les lits souterrains
qu'elles tendaient à se frayer. La construction du puits fut rompue, et
j'en ai fait disparaître les ruines sous les cyprès que j'y ai plantés; il
eût fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette
caverne. Les blocs qui s'entassèrent dans le col de la citerne y furent
arrêtés par un escalier tournant, semblable à celui que vous avez eu le
courage de descendre dans le puits de mon parterre, au château des Géants.
Depuis, le travail d'affaissement de la montagne les a serrés et contenus
chaque jour davantage. S'il s'en échappe parfois quelque parcelle, c'est
seulement dans les fortes gelées des nuits d'hiver: vous n'avez donc rien
à craindre maintenant de la chute de ces pierres.

--Ce n'est pas là ce qui me préoccupe, Albert, reprit Consuelo en
reportant ses regards sur l'autel lugubre où il avait posé son
stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif à la
mémoire et à la dépouille de ces victimes, comme s'il n'y avait pas eu des
martyrs dans l'autre parti, et comme si les crimes des uns étaient plus
pardonnables que ceux des autres.»

Consuelo parlait ainsi d'un ton sévère et en regardant Albert avec
méfiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait à l'esprit, et toutes ses
questions avaient trait dans sa pensée à une sorte d'interrogatoire de
haute justice criminelle qu'elle lui eût fait subir, si elle l'eût osé.

L'émotion douloureuse qui s'empara tout à coup du comte lui sembla être
l'aveu d'un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa
contre sa poitrine, comme s'il l'eût sentie se déchirer. Son visage
changea d'une manière effrayante, et Consuelo craignit qu'il ne l'eût
trop bien comprise.

«Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s'écria-t-il enfin en
s'appuyant sur l'ossuaire, et en courbant sa tête vers ces crânes
desséchés qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non,
vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides réflexions
réveillent en moi la mémoire des jours funestes que j'ai traversés.
Vous ne savez pas que vous parlez à un homme qui a vécu des siècles de
douleur, et qui, après avoir été dans la main de Dieu, l'instrument
aveugle de l'inflexible justice, a reçu sa récompense et subi son
châtiment. J'ai tant souffert, tant pleuré, tant expié ma destinée
farouche, tant réparé les horreurs où la fatalité m'avait entraîné, que je
me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c'était le besoin qui
dévorait ma poitrine ardente! c'était ma prière et mon voeu de tous les
instants! c'était le signe de mon alliance avec les hommes et de ma
réconciliation avec Dieu, que j'implorais ici depuis des années, prosterné
sur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la première fois, Consuelo,
je commençai à espérer. Et lorsque vous avez eu pitié de moi, j'ai
commencé à croire que j'étais sauvé. Tenez, voyez cette couronne de fleurs
flétries et déjà prêtes à tomber en poussière, dont j'ai entouré le crâne
qui surmonte l'autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les ai
arrosées de bien des larmes amères et délicieuses: c'est vous qui les
aviez cueillies, c'est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de
ma misère, à l'hôte fidèle de ma sépulture. Eh bien, en les couvrant de
pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiété si vous pourriez
jamais avoir une affection véritable et profonde pour un criminel tel que
moi, pour un fanatique sans pitié, pour un tyran sans entrailles...

--Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avec
force, partagée entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond
abattement d'Albert. Si vous avez une confession à faire, faites-la ici,
faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous
absoudre et vous aimer.

--M'absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albert
de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d'un petit enfant. Mais
celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a été entraîné
par la colère du ciel dans une carrière d'iniquités!»

Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en réveillant le feu qui
couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert
aux préoccupations de sa monomanie. Ce n'était plus le moment de les
combattre par le raisonnement: elle s'efforça de le calmer par les moyens
mêmes que sa démence lui indiquait.

«Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a été
consacrée à la prière et au repentir, vous n'avez plus rien à expier, et
Dieu pardonne à Jean Ziska.

--Dieu ne se révèle pas directement aux humbles créatures qui le servent,
répondit le comte en secouant la tête. Il les abaisse ou les encourage en
se servant des  unes pour le salut ou pour le châtiment des autres. Nous
sommes tous les interprètes de sa volonté, quand nous cherchons à
réprimander ou à consoler nos semblables dans un esprit de charité. Vous
n'avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de
l'absolution. Le prêtre lui-même n'a pas cette haute mission que l'orgueil
ecclésiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grâce
divine en m'aimant. Votre amour peut me réconcilier avec le ciel, et me
donner l'oubli des jours qu'on appelle l'histoire des siècles passés...
Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses,
que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu'un noble et
généreux fanatisme. Mettez la main sur votre coeur, demandez-lui si ma
pensée l'habite, si mon amour le remplit, et s'il vous répond __oui_, ce
_oui_ sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma
réhabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur,
l'_oubli!_ C'est ainsi seulement que vous pourrez être la prêtresse de
mon culte, et que mon âme sera déliée dans le ciel, comme celle du
catholique croit l'être par la bouche de son confesseur. Dites que vous
m'aimez, s'écria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour
l'entourer de ses bras.» Mais elle recula, effrayée du serment qu'il lui
demandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gémissement
profond, et en s'écriant: «Je savais bien qu'elle ne pourrait pas m'aimer,
que je ne serais jamais pardonné, que je n'_oublierais_ jamais les jours
où je ne l'ai pas connue!

--Albert, cher Albert, dit Consuelo profondément émue de la douleur qui
le déchirait, écoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de
vouloir vous leurrer par l'idée d'un miracle, et cependant vous m'en
demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprécie nos
mérites, peut tout pardonner. Mais une créature faible et bornée, comme
moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa
pensée et de son dévouement, un amour aussi étrange que le vôtre? Il me
semble que c'est à vous de m'inspirer cette affection exclusive que vous
demandez, et qu'il ne dépend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je
vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique
de la dévotion qui m'a été un peu enseignée dans mon enfance, je vous
dirai qu'il faut être en état de grâce pour être relevé de ses fautes.
Eh bien, l'espèce d'absolution que vous demandez à mon amour, la
méritez-vous? Vous réclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le
plus doux; et il me semble que votre âme n'est disposée ni à la douceur,
ni à la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensées, et comme
d'éternels ressentiments.

--Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas.

--Je veux dire que vous êtes toujours en proie à des rêves funestes, à des
idées de meurtre, à des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes
que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siècles, et dont vous
chérissez en même temps le souvenir; car vous les appelez glorieux et
sublimes, vous les attribuez à la volonté du ciel, à la juste colère de
Dieu. Enfin, vous êtes effrayé et orgueilleux à la fois de jouer dans
votre imagination le rôle d'une espèce d'ange exterminateur. En supposant
que vous ayez été vraiment, dans le passé, un homme de vengeance et de
destruction, on dirait que vous avez gardé l'instinct, la tentation,
et presque le goût de cette destinée affreuse, puisque vous regardez
toujours au delà de votre vie présente, et que vous pleurez sur vous comme
sur un criminel condamné à l'être encore.

--Non, grâce au Père tout-puissant des âmes, qui les reprend et les
retrempe dans l'amour de son sein pour les rendre à l'activité de la vie!
s'écria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n'ai conservé
aucun instinct de violence et de férocité. C'est bien assez de savoir que
j'ai été condamné à traverser, le glaive et la torche à la main, ces temps
barbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi,
_le temps du zèle et de la fureur_. Mais vous ne savez point l'histoire,
sublime enfant; vous ne comprenez pas le passé; et les destinées des
nations, où vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un rôle
d'ange consolateur, sont devant vos yeux comme des énigmes. Il faut que
vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes vérités, et que
vous ayez une idée de ce que la justice de Dieu commande parfois aux
hommes infortunés.

--Parlez donc, Albert; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur les
cérémonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacré de
part ou d'autre, pour que les nations se soient égorgées au nom de la
divine Eucharistie.

--Vous avez raison de l'appeler divine, répondit Albert en s'asseyant
auprès de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l'égalité,
cette cérémonie instituée par un être divin entre tous les hommes, pour
éterniser le principe de la fraternité, ne mérite pas moins de votre
bouche, ô vous qui êtes l'égale des plus grandes puissances et des plus
nobles créatures dont puisse s'enorgueillir la race humaine! Et cependant
il est encore des êtres vaniteux et insensés qui vous regarderont comme
d'une race inférieure à la leur, et qui croiront votre sang moins précieux
que celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi,
Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, je
m'élevais dans ma pensée au-dessus de vous?

--Je vous pardonnerais un préjugé que toute votre caste regarde comme
sacré, et contre lequel je n'ai jamais songé à me révolter, heureuse que
je suis d'être née libre et pareille aux petits, que j'aime plus que les
grands.

--Vous me le pardonneriez, Consuelo; mais vous ne m'estimeriez guère; et
vous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille auprès d'un homme qui
vous adore, et certaine qu'il vous respectera autant que si vous étiez
proclamée, par droit de naissance, impératrice de la Germanie. Oh!
laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractère et de mes
principes, vous n'auriez pas eu pour moi cette céleste pitié qui vous a
amenée ici la première fois. Eh bien, ma soeur chérie, reconnaissez donc
dans votre coeur, auquel je m'adresse (sans vouloir fatiguer votre esprit
de raisonnements philosophiques), que l'égalité est sainte, que c'est la
volonté du père des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher à
l'établir entre eux. Lorsque les peuples étaient fortement attachés aux
cérémonies de leur culte, la communion représentait pour eux toute
l'égalité dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvres
et les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse,
qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et espérer, dans l'avenir
du monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation bohème
avait toujours voulu observer les mêmes rites eucharistiques que les
apôtres avaient enseignés et pratiqués. C'était bien la communion antique
et fraternelle, le banquet de l'égalité, la représentation du règne de
Dieu, c'est-à-dire de la vie de communauté, qui devait se réaliser sur la
face de la terre. Un jour, l'église romaine qui avait rangé les peuples et
les rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut séparer le chrétien
du prêtre, la nation du sacerdoce, le peuple du clergé. Elle mit le calice
dans les mains de ses ministres, afin qu'ils pussent cacher la Divinité
dans des tabernacles mystérieux; et, par des interprétations absurdes, ces
prêtres érigèrent l'Eucharistie en un culte idolâtrique, auquel les
citoyens n'eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ils
prirent les clefs des consciences dans le secret de la confession; et
la coupe sainte, la coupe glorieuse où l'indigent allait désaltérer et
retremper son âme, fut enfermée dans des coffres de cèdre et d'or, d'où
elle ne sortait plus que pour approcher des lèvres du prêtre. Lui seul
était digne de boire le sang et les larmes du Christ. L'humble croyant
devait s'agenouiller devant lui, et lécher sa main pour manger le pain des
anges! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s'écria tout d'une
voix: _La coupe! rendez-nous la coupe!_ La coupe aux petits, la coupe
aux enfants, aux femmes, aux pécheurs et aux aliénés! la coupe à tous les
pauvres, à tous les infirmes de corps et d'esprit; tel fut le cri de
révolte et de ralliement de toute la Bohême. Vous savez le reste,
Consuelo; vous savez qu'à cette idée première, qui résumait dans un
symbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d'un peuple fier
et généreux, vinrent se rattacher, par suite de la persécution, et au
sein d'une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes les
idées de liberté patriotique et d'honneur national. La conquête de la
coupe entraîna les plus nobles conquêtes, et créa une société nouvelle.
Et maintenant si l'histoire, interprétée par des juges ignorants ou
sceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l'or allumèrent
seules ces guerres funestes, soyez sûre que c'est un mensonge fait à
Dieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitions
Particulières vinrent souiller les exploits de nos pères; mais c'était le
vieil esprit de domination et d'avidité qui rongeait toujours les riches
et les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la cause
sainte. Le peuple, barbare mais sincère, fanatique mais inspiré, s'incarna
dans des sectes dont les noms poétiques vous sont connus. Les Taborites,
les Orébites, les Orphelins, les Frères de l'union, c'était là le peuple
martyr de sa croyance, réfugié sur les montagnes, observant dans sa
rigueur la loi de partage et d'égalité absolue, ayant foi à la vie
éternelle de l'âme dans les habitants du monde terrestre, attendant la
venue et le festin de Jésus-Christ, la résurrection de Jean Huss, de Jean
Ziska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaient
prêché et servi la liberté. Cette croyance n'est point une fiction, selon
moi, Consuelo. Notre rôle sur la terre n'est pas si court qu'on le suppose
communément, et nos devoirs s'étendent au delà de la tombe. Quant à
l'attachement étroit et puéril qu'il plaît au chapelain, et peut-être
à mes bons et faibles parents, de m'attribuer pour les pratiques et
les formules du culte hussitique, s'il est vrai que, dans mes jours
d'agitation et de fièvre, j'aie paru confondre le symbole avec le
principe, la figure avec l'idée, ne me méprisez pas trop, Consuelo. Au
fond de ma pensée je n'ai jamais voulu faire revivre en moi ces rites
oubliés, qui n'auraient plus de sens aujourd'hui. Ce sont d'autres
figures et d'autres symboles qui conviendraient aujourd'hui à des hommes
plus éclairés, s'ils consentaient à ouvrir les yeux, et si le joug de
l'esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberté.
On a durement et faussement interprété mes sympathies, mes goûts et mes
habitudes. Las de voir la stérilité et la vanité de l'intelligence des
hommes de ce siècle, j'ai eu besoin de retremper mon coeur compatissant
dans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, ces
vagabonds, tous ces enfants déshérités des biens de la terre et de
l'affection de leurs semblables, j'ai pris plaisir à converser avec eux;
à retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu'on appelle
insensés, les lueurs fugitives, mais souvent éclatantes, de la logique
divine; dans les aveux de ceux qu'on appelle coupables et réprouvés, les
traces profondes, quoique souillées, de la justice et de l'innocence,
sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi,
m'asseoir à la table de l'ignorant et au chevet du bandit, on en a conclu
charitablement que je me livrais à des pratiques d'hérésie, et même de
sorcellerie. Que puis-je répondre à de telles accusations? Et quand mon
esprit, frappé de lectures et de méditations sur l'histoire de mon pays,
s'est trahi par des paroles qui ressemblaient au délire, et qui en étaient
peut-être, on a eu peur de moi, comme d'un frénétique, inspiré par le
diable ... Le diable! savez-vous ce que c'est, Consuelo, et dois-je vous
expliquer cette mystérieuse allégorie, créée par les prêtres de toutes les
religions?
                
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