George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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--Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassurée et presque persuadée, avait
oublié sa main dans celles d'Albert. Expliquez-moi ce que c'est que Satan.
A vous dire vrai, quoique j'aie toujours cru en Dieu, et que je ne me sois
jamais révoltée ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamais
pu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchaînerait si loin de lui et
de nous, que nous ne pourrions pas le savoir.

--S'il existait, il ne pourrait être qu'une création monstrueuse de ce
Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aimé nier que de ne pas
le reconnaître pour le type et l'idéal de toute perfection, de toute
science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter
le mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversité? C'est
une fable qu'il faut renvoyer à l'enfance du genre humain, alors que les
fléaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs
enfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits créateurs et
souverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deux
principes presque égaux, puisque le règne d'Éblis devait durer des siècles
innombrables, et ne céder qu'après de formidables combats dans les sphères
de l'empyrée. Mais pourquoi, après la prédication de Jésus et la lumière
pure de l'Évangile, les prêtres osèrent-ils ressusciter et sanctionner
dans l'esprit des peuples cette croyance grossière de leurs antiques
aïeux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interprétation de la
doctrine apostolique, la notion du bien et du mal était restée obscure
et inachevée dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacré le
principe de division absolue dans les droits et dans les destinées de
l'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du
temporel. L'ascétisme chrétien exaltait l'âme, et flétrissait le corps.
Peu à peu, le fanatisme ayant poussé à l'excès cette réprobation de la vie
matérielle, et la société ayant gardé, malgré la doctrine de Jésus, le
régime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre
et de régner par l'intelligence, tandis que le grand nombre végéta dans
les ténèbres de la superstition. Il arriva alors en réalité que les castes
éclairées et puissantes, le clergé surtout, furent l'âme de la société,
et que le peuple n'en fut que le corps. Quel était donc, dans ce sens, le
vrai patron des êtres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Le
diable; car Dieu donnait la vie de l'âme, et proscrivait la vie des sens,
vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers.
Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d'autres, de
réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin
ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner
l'amour, l'égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur.
C'était une idée juste et sainte. Quels en furent les abus et les excès,
il n'importe. Elle chercha donc à relever de son abjection le prétendu
principe du mal, et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien.
Satan fut absous et réintégré par ces philosophes dans le choeur des
esprits célestes; et par de poétiques interprétations, ils affectèrent de
regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des
usurpateurs de gloire et de puissance. C'était bien vraiment la figure
des pontifes et des princes de l'Église, de ceux qui avaient refoulé dans
les fictions de l'enfer la religion de l'égalité et le principe du bonheur
pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des
abîmes où il rugissait enchaîné, comme le divin Prométhée, depuis tant de
siècles. Ses libérateurs n'osèrent l'invoquer hautement; mais dans des
formules mystérieuses et profondes, ils exprimèrent l'idée de son
apothéose et de son règne futur sur l'humanité, trop longtemps détrônée,
avilie et calomniée comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec ces
explications. Pardonnez-les-moi, chère Consuelo. On m'a représenté à vous
comme l'antechrist et l'adorateur du démon; je voulais me justifier, et me
montrer à vous un peu moins superstitieux que ceux qui m'accusent.

--Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un doux
sourire, et je suis fort satisfaite d'apprendre que je n'ai point fait un
pacte avec l'ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, de
la formule des Lollards.

--Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert.»

Et il continua de lui expliquer le sens élevé de ces grandes vérités dites
hérétiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous les
accusations et les arrêts de leur mauvaise foi. Il s'anima peu à peu en
révélant les études, les contemplations et les rêveries austères qui
l'avaient lui-même conduit à l'ascétisme et à la superstition, dans
des temps qu'il croyait plus éloignés qu'ils ne l'étaient en effet. En
s'efforçant de rendre cette confession claire et naïve, il arriva à
une lucidité d'esprit extraordinaire, parla de lui-même avec autant de
sincérité et de jugement que s'il se fût agi d'un autre, et condamna les
misères et les défaillances de sa propre raison comme s'il eût été depuis
longtemps guéri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de
sagesse, qu'à part la notion du temps, qui semblait inappréciable pour
lui dans le détail de sa vie présente (puisqu'il en vint à se blâmer de
s'être cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres
personnages du passé, sans se rappeler qu'une demi-heure auparavant il
était retombé dans cette aberration), il était impossible à Consuelo de ne
pas reconnaître en lui un homme supérieur, éclairé de connaissances
plus étendues et d'idées plus généreuses, et plus justes par conséquent,
qu'aucun de ceux qu'elle avait rencontrés.

--Peu à peu l'attention et l'intérêt avec lesquels elle l'écoutait, la
vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille,
prompte à comprendre, patiente à suivre toute étude, et puissante pour
s'assimiler tout élément de connaissance élevée, animèrent Rudolstadt
d'une conviction toujours plus profonde, et son éloquence devint
saisissante. Consuelo, après quelques questions et quelques objections
auxquelles il sut répondre heureusement, ne songea plus tant à satisfaire
sa curiosité naturelle pour les idées, qu'à jouir de l'espèce d'enivrement
d'admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l'avait émue
dans la journée, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu'elle avait
devant les yeux. Une sorte de fascination s'empara d'elle; et le lieu
pittoresque où elle se trouvait, avec ses cyprès, ses rochers terribles,
et son autel lugubre, lui parut, à la lueur mouvante des torches, une
sorte d'Elysée magique où se promenaient d'augustes et solennelles
apparitions. Elle tomba, quoique bien éveillée, dans une espèce de
somnolence de ces facultés d'examen qu'elle avait tenues un peu trop
tendues pour son organisation poétique. N'entendant plus ce que lui disait
Albert, mais plongée dans une extase délicieuse, elle s'attendrit à l'idée
de ce Satan qu'il lui avait montré comme une grande idée méconnue, et que
son imagination d'artiste reconstruisait comme une belle figure pâle et
douloureuse, soeur de celle du Christ, et doucement penchée vers elle la
fille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout à
coup elle s'aperçut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus sa
main, qu'il n'était plus assis à ses côtés, mais qu'il était debout à deux
pas d'elle, auprès de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'étrange
musique dont elle avait été déjà surprise et charmée.




LV.


Albert fit chanter d'abord à son instrument plusieurs de ces cantiques
anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-être oubliés
désormais en Bohème, mais dont Zdenko avait gardé la précieuse tradition,
et dont le comte avait retrouvé la lettre à force d'études et de
méditation. Il s'était tellement nourri l'esprit de ces compositions,
barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles
pour un goût sérieux et éclairé, qu'il se les était assimilées au point de
pouvoir improviser longtemps sur l'idée de ces motifs, y mêler ses propres
idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition,
et s'abandonner à son inspiration personnelle, sans que le caractère
original, austère et frappant, de ces chants antiques fût altéré par son
interprétation ingénieuse et savante. Consuelo s'était promis d'écouter et
de retenir ces précieux échantillons de l'ardent génie populaire de la
vieille Bohème. Mais tout esprit d'examen lui devint bientôt impossible,
tant à cause de la disposition rêveuse où elle se trouvait, qu'à cause du
vague répandu dans cette musique étrangère à son oreille.

Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'est
point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d'une
inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C'est
la musique populaire: c'est celle des paysans particulièrement. Que de
belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu
les honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer
dans la version absolue d'un thème arrêté! L'artiste inconnu qui improvise
sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa
charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les
moins poétiques), s'astreindra difficilement à retenir et à fixer ses
fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens,
enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en
hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie
individuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales,
si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la
plupart, et n'ont guère jamais plus d'un siècle d'existence dans la
mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l'art ne
s'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute
d'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez élevé pour les
comprendre; d'autres se rebutent de la difficulté qu'ils rencontrent
aussitôt qu'ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui
n'existe déjà peut-être plus pour l'auteur lui-même; et qui certainement
n'a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses
nombreux interprètes. Les uns l'ont altérée par ignorance; les autres
l'ont développée, ornée, ou embellie par l'effet de leur supériorité,
parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris à en refouler les
instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu'ils ont transformé l'oeuvre
primitive, et leurs naïfs auditeurs ne s'en aperçoivent pas davantage.
Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, il
chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisation
est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l'infini soient
toujours les mêmes. D'ailleurs le génie du peuple est d'une fécondité sans
limite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produit
sans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il crée à toute heure,
comme la nature qui l'inspire.

[Note 1: Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font
le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous
verrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositions
du même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées
les unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, ce
répertoire immense est entièrement renouvelé. J'ai eu dernièrement avec un
de ces ménestrels ambulants la conversation suivante:

«Vous avez appris un peu de musique?--Certainement j'ai appris à jouer de
la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs.---Où avez-vous pris
des leçons?--En Bourbonnais, dans les bois.--Quel était votre maître?---Un
homme des bois.--Vous connaissez donc les notes?--Je crois bien!--En quel
ton jouez-vous là?--En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?--N'est-ce
pas en _ré_ que vous jouez?--Je ne connais pas le _ré_.--Comment donc
s'appellent vos notes?--Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas de
noms particuliers.--Comment retenez-vous tant d'airs différents?--On
écoute!--Qui est-ce qui compose tous ces airs?--Beaucoup de personnes, des
fameux musiciens dans les bois.--Ils en font donc beaucoup?--Ils en font
toujours; ils ne s'arrêtent jamais.--Ils ne font rien autre chose?--Ils
coupent le bois.--Ils sont bûcherons?--Presque tous bûcherons. On dit chez
nous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours là qu'on la
trouve.--Et c'est là que vous allez la chercher?--Tous les ans. Les
petits musiciens n'y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins,
et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l'_accent_
véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais.--Et comment
cela leur vient-il?--En se promenant dans les bois, en rentrant le soir à
la maison, en se reposant le dimanche.--Et vous, composez-vous?--Un peu,
mais guère, et ça ne vaut pas grand'chose. Il faut être né dans les bois,
et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l'_accent_;
mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de ne
pas nous en mêler.

Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l'_accent_. Il n'en put
venir à bout, peut-être parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeait
indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro
de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant
pas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieues
avant le lever du soleil pour se transporter d'un village à l'autre. Il ne
s'en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un boeuf, et ne
se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir
_perdu son vent_. Plus il buvait, plus il était grave et fier. Il jouait
fort bien, et avait grandement raison d'être vain de son accent. Nous
observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème.
Il fut impossible d'écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour
chacun d'une cinquantaine de versions différentes. C'était là son mérite
probablement et son art. Ses réponses à mes questions m'ont fait
retrouver, je crois, l'étymologie du nom de _bourrée_ qu'on donne aux
danses de ce pays. _bourrée_ est le synonyme de fagot, et les bûcherons du
Bourbonnais ont donné ce nom à leurs compositions musicales, comme maître
Adam donna celui de _chevilles_ à ses poésies.]

Consuelo avait dans le coeur tout ce qu'il faut y avoir de candeur, de
poésie et de sensibilité, pour comprendre la musique populaire et pour
l'aimer passionnément. En cela elle était grande artiste, et les théories
savantes qu'elle avait approfondies n'avaient rien ôté à son génie de
cette fraîcheur et de cette suavité qui est le trésor de l'inspiration et
la jeunesse de l'âme. Elle avait dit quelquefois à Anzoleto, en cachette
du Porpora, qu'elle aimait mieux certaines barcarolles des pêcheurs de
l'Adriatique que toute la science de _Padre Martini_ et de _maestro
Durante_. Les boléros et les cantiques de sa mère étaient pour elle une
source de vie poétique, où elle ne se lassait pas de puiser tout au fond
de ses souvenirs chéris. Quelle impression devait donc produire sur elle
le génie musical de la Bohème, l'inspiration de ce peuple pasteur,
guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants éléments
de force et d'activité! C'étaient là des caractères frappants et tout à
fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare
intelligence de l'esprit national et du sentiment énergique et pieux qui
l'avait fait naître. Il y joignait, en improvisant, la profonde mélancolie
et le regret déchirant que l'esclavage, avait imprimé à son caractère
personnel et à celui de son peuple; et ce mélange de tristesse et de
bravoure, d'exaltation et d'abattement, ces hymnes de reconnaissance unis
à des cris de détresse, étaient l'expression la plus complète et la plus
profonde, et de la pauvre Bohème, et du pauvre Albert.

On a dit avec raison que le but de la musique, c'était l'émotion. Aucun
autre art ne réveillera d'une manière aussi sublime le sentiment humain
dans les entrailles de l'homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de
l'âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation,
et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les
langueurs de leurs souffrances. Le regret, l'espoir, la terreur, le
recueillement, la consternation, l'enthousiasme, la foi, le doute, la
gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et
nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre.
Elle crée même l'aspect des choses, et, sans tomber dans les puérilités
des effets de sonorité, ni dans l'étroite imitation des bruits réels, elle
nous fait voir, à travers un voile vaporeux qui les agrandit et les
divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination.
Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques
des antiques cathédrales, en même temps qu'ils nous feront pénétrer dans
la pensée des peuples qui les ont bâties et qui s'y sont prosternés pour
chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et
naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l'écouter
comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde,
de voir les différentes nations, d'entrer dans leurs monuments, de lire
leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs
jardins, ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer
dans la synagogue; toute l'Ecosse est dans un véritable air écossais,
comme toute l'Espagne est dans un véritable air espagnol. J'ai été souvent
ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l'Inde, et je
connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés
durant des années! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'y
faire vivre de toute la vie qui les anime. C'était l'essence de cette
vie que je m'assimilais sous le prestige de la musique.

Peu à peu Consuelo cessa d'écouter et même d'entendre le violon d'Albert.
Toute son âme était attentive; et ses sens, fermés aux perceptions
directes, s'éveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit à
travers des espaces inconnus habités par de nouveaux êtres. Elle voyait,
dans un chaos étrange, à la fois horrible et magnifique, s'agiter les
spectres des vieux héros de la Bohème; elle entendait le glas funèbre de
la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient
du sommet de leurs monts fortifiés, maigres, demi-nus, sanglants et
farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les
nuages, le calice et le glaive à la main. Suspendus en troupe serrée sur
la tête des pontifes prévaricateurs, elle les voyait verser sur la terre
maudite la coupe de la colère divine. Elle croyait entendre le choc de
leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes
derrière eux pour éteindre l'embrasement allumé par leur fureur. Tantôt
c'était une nuit d'épouvante et de ténèbres, où elle entendait gémir et
râler les cadavres abandonnés sur les champs de bataille. Tantôt c'était
un jour ardent dont elle osait soutenir l'éclat, et où elle voyait passer
comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond,
sa cuirasse rouillée, et le bandeau ensanglanté qui lui couvrait les yeux.
Les temples s'ouvraient d'eux-mêmes à son approche; les moines fuyaient
dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs
trésors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des
vieillards exténués, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fous
accouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souillés
d'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts
angéliques, les femmes guerrières portant des faisceaux de piques et des
torches de résine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange,
radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a placés dans ses compositions
apocalyptiques, venait offrir à leurs lèvres avides la coupe de bois, le
calice du pardon, de la réhabilitation, et de la sainte égalité.

Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passèrent en cet instant
devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le
plus beau des immortels après Dieu, le plus triste après Jésus, le plus
fier parmi les plus fiers. Il traînait après lui les chaînes qu'il avait
brisées; et ses ailes fauves, dépouillées et pendantes, portaient les
traces de la violence et de la captivité. Il souriait douloureusement aux
hommes souillés de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.

Tout à coup il sembla à Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'il
disait par la bouche de Satan: «Non, le Christ mon frère ne vous a pas
aimés plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, et
qu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi
l'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le démon, je suis
l'archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes. Comme
le Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprimé. Quand il
vous promettait le règne de Dieu sur la terre, quand il vous annonçait son
retour parmi vous, il voulait dire qu'après avoir subi la persécution,
vous seriez récompensés, en conquérant avec lui et avec moi la liberté et
le bonheur. C'est ensemble que nous devions revenir, et c'est ensemble que
nous revenons, tellement unis l'un à l'autre que nous ne faisons plus
qu'un. C'est lui, le divin principe, le Dieu de l'esprit, qui est descendu
dans les ténèbres où l'ignorance m'avait jeté, et où je subissais, dans
les flammes du désir et de l'indignation, les mêmes tourments que lui ont
fait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps.
Me voici pour jamais avec vos enfants; car il a rompu mes chaînes, il a
éteint mon bûcher, il m'a réconcilié avec Dieu et avec vous. Et désormais
la ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais la
fierté et la volonté. C'est lui, Jésus, qui est le miséricordieux, le
doux, le tendre, et le juste: moi, je suis le juste aussi; mais je suis
le fort, le belliqueux, le sévère, et le persévérant. O peuple! ne
reconnais-tu pas celui qui t'a parlé dans le secret de ton coeur, depuis
que tu existes, et qui, dans toutes tes détresses, t'a soulagé en te
disant: Cherche le bonheur, n'y renonce pas! Le bonheur t'est dû,
exige-le, et tu l'auras! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tes
souffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu as
portés? Bois le calice que je t'apporte, tu y trouveras mes larmes mêlées
à celles du Christ et aux tiennes; tu les sentiras aussi brûlantes, et tu
les boiras aussi salutaires!»

Cette hallucination remplit de douleur et de pitié le coeur de Consuelo.
Elle croyait voir et entendre l'ange déchu pleurer et gémir auprès d'elle.
Elle le voyait grand, pâle, et beau, avec ses longs cheveux en désordre
sur son front foudroyé, mais toujours fier et levé vers le ciel. Elle
l'admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtant
elle l'aimait de cet amour fraternel et pieux qu'inspire la vue des
puissantes infortunes. Il lui semblait qu'au milieu de la communion des
frères bohèmes, c'était à elle qu'il s'adressait; qu'il lui reprochait
doucement sa méfiance et sa peur, et qu'il l'attirait vers lui par un
regard magnétique auquel il lui était impossible de résister. Fascinée,
hors d'elle-même, elle se leva, et s'élança vers lui les bras ouverts, en
fléchissant les genoux. Albert laissa échapper son violon, qui rendit un
son plaintif en tombant, et reçut la jeune fille dans ses bras en poussant
un cri de surprise et de transport. C'était lui que Consuelo écoutait
et regardait, en rêvant à l'ange rebelle; c'était sa figure, en tout
semblable à l'image qu'elle s'en était formée, qui l'avait attirée et
subjuguée; c'était contre son coeur qu'elle venait appuyer le sien, en
disant d'une voix étouffée: «A toi! à toi! ange de douleur; à toi et à
Dieu pour toujours!»

Mais à peine les lèvres tremblantes d'Albert eurent-elles effleuré les
siennes, qu'elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer et
embraser tour à tour sa poitrine et son cerveau. Enlevée brusquement à son
illusion, elle éprouva un choc si violent dans tout son être qu'elle se
crut près de mourir; et, s'arrachant des bras du comte, elle alla tomber
contre les ossements de l'autel, dont une partie s'écroula sur elle avec
un bruit affreux. En se voyant couverte de ces débris humains, et en
regardant Albert qu'elle venait de presser dans ses bras et de rendre
en quelque sorte maître de son âme et de sa liberté dans un moment
d'exaltation insensée, elle éprouva une terreur et une angoisse si
horribles, qu'elle cacha son visage dans ses cheveux épars en criant avec
des sanglots: «Hors d'ici! loin d'ici! Au nom du ciel, de l'air, du jour!
O mon Dieu! tirez-moi de ce sépulcre, et rendez-moi à la lumière du
soleil!»

Albert, la voyant pâlir et délirer, s'élança vers elle, et voulut la
prendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans son
épouvante, elle ne le comprit pas; et, se relevant avec force, elle se mit
à fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte des
obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et
qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers.

«Au nom de Dieu! criait Albert, pas par ici! arrêtez-vous! La mort est
sous vos pieds! attendez-moi!»

Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois le
ruisseau en sautant avec la légèreté d'une biche, et sans savoir pourtant
ce qu'elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et planté de
cyprès, contre une éminence du terrain, et tomba, les mains en avant, sur
une terre fine et fraîchement remuée.

Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeur
succéda à son épouvante. Suffoquée, haletante, et ne comprenant plus rien
à ce qu'elle venait d'éprouver, elle laissa le comte la rejoindre et
s'approcher d'elle. Il s'était élancé sur ses traces, et avait eu la
présence d'esprit de prendre à la hâte, en passant, une  des torches
plantées sur les rochers, afin de pouvoir au moins l'éclairer au milieu
des détours du ruisseau, s'il ne parvenait pas à l'atteindre avant un
endroit qu'il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger.
Atterré, brisé par des émotions si soudaines et si contraires, le pauvre
jeune homme n'osait ni lui parler, ni la relever. Elle s'était assise sur
le monceau de terre qui l'avait fait trébucher, et n'osait pas non plus
lui adresser la parole. Confuse et les yeux baissés, elle regardait
machinalement le sol où elle se trouvait. Tout à coup elle s'aperçut que
cette éminence avait la forme et la dimension d'une tombe, et qu'elle
était effectivement assise sur une fosse récemment recouverte, que
jonchaient quelques branches de cyprès à peine flétries et des fleurs
desséchées. Elle se leva précipitamment, et, dans un nouvel accès d'effroi
qu'elle ne put maîtriser, elle s'écria:

«O Albert! qui donc avez-vous enterré ici?

--J'y ai enterré ce que j'avais de plus cher au monde avant de vous
connaître, répondit Albert en laissant voir la plus douloureuse émotion.
Si c'est un sacrilège, comme je l'ai commis dans un jour de délire et avec
l'intention de remplir un devoir sacré, Dieu me le pardonnera. Je vous
dirai plus tard quelle âme habita le corps qui repose ici. Maintenant vous
êtes trop émue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez,
Consuelo, sortons de ce lieu où vous m'avez fait dans un instant le plus
heureux et le plus malheureux des hommes.

--Oh! oui, s'écria-t-elle, sortons d'ici! Je ne sais quelles vapeurs
s'exhalent du sein de la terre; mais je me sens mourir, et ma raison
m'abandonne.»

Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait
devant, en s'arrêtant et en baissant sa torche à chaque pierre, pour que
sa compagne pût la voir et l'éviter. Lorsqu'il voulut ouvrir la porte de
la cellule, un souvenir en apparence éloigné de la disposition d'esprit où
elle se trouvait, mais qui s'y rattachait par une préoccupation d'artiste,
se réveilla chez Consuelo.

«Albert, dit-elle, vous avez oublié votre violon auprès de la source. Cet
admirable instrument qui m'a causé des émotions inconnues jusqu'à ce jour,
je ne saurais consentir à le savoir abandonné à une destruction certaine
dans cet endroit humide.»

Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu'il attachait
désormais à tout ce qui n'était pas Consuelo. Mais elle insista:

«II m'a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant....

--S'il ne vous a fait que du mal, laissez-le se détruire, répondit-il avec
amertume; je n'y veux plus toucher de ma vie. Ah! il me tarde qu'il soit
anéanti.

--Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue à un sentiment
de respect pour le génie musical du comte. L'émotion a dépassé mes forces,
voilà tout; et le ravissement s'est changé en agonie. Allez le chercher,
mon ami; je veux moi-même le remettre avec soin dans sa boîte, en
attendant que j'aie le courage de l'en tirer pour le replacer dans vos
mains, et l'écouter encore.»

Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le
comte en recevant cette espérance. Il rentra dans la grotte pour lui
obéir; et, restée seule quelques instants, elle se reprocha sa folle
terreur et ses soupçons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en
rougissant, ce mouvement de fièvre qui l'avait jetée dans ses bras; mais
elle ne pouvait se défendre d'admirer le respect modeste et la chaste
timidité de cet homme qui l'adorait, et qui n'osait pas profiter d'une
telle circonstance pour lui dire même un mot de son amour. La tristesse
qu'elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa démarche brisée,
annonçaient assez qu'il n'avait conçu aucune espérance audacieuse, ni pour
le présent, ni pour l'avenir. Elle lui sut gré d'une si grande délicatesse
de coeur, et se promit d'adoucir par de plus douces paroles l'espèce
d'adieux qu'ils allaient se faire en quittant le souterrain.

Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre
jusqu'au bout, et accuser Albert en dépit d'elle-même. En s'approchant de
la porte, ses yeux tombèrent sur une inscription en bohémien, dont,
excepté un seul elle comprit aisément tous les mots, puisqu'elle les
savait par coeur. Une main, qui ne pouvait être que celle de Zdenko, avait
tracé à la craie sur la porte noire et profonde: _Que celui à qui on a
fait tort te ..._ Le dernier mot était inintelligible pour Consuelo; et
cette circonstance lui causa une vive inquiétude. Albert revint, serra son
violon, sans qu'elle eût le courage ni même la pensée de l'aider, comme
elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l'impatience qu'elle avait
éprouvée de sortir du souterrain. Lorsqu'il tourna la clef avec effort
dans la serrure rouillée, elle ne put s'empêcher de mettre le doigt sur le
mot mystérieux, en regardant son hôte d'un air d'interrogation.

«Cela signifie, répondit Albert avec une sorte de calme, que l'ange
méconnu, l'ami du malheureux, celui dont nous parlions tout à l'heure,
Consuelo....

--Oui, Satan; je sais cela; et le reste?

--Que Satan, dis-je, te pardonne!

--Et quoi pardonner? reprit-elle en pâlissant.

--Si la douleur doit se faire pardonner, répondit le comte avec une
sérénité mélancolique, j'ai une longue prière à faire.»

Ils entrèrent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu'à la
Cave du Moine. Mais lorsque la clarté du jour extérieur vint, à travers le
feuillage, tomber en reflets bleuâtres sur le visage du comte, Consuelo
vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses
joues. Elle en fut affectée; et cependant, lorsqu'il s'approcha d'un air
craintif pour la transporter jusqu'à la sortie, elle préféra mouiller ses
pieds dans cette eau saumâtre que de lui permettre de la soulever dans ses
bras. Elle prit pour prétexte l'état de fatigue et d'abattement où elle le
voyait, et hasardait déjà sa chaussure délicate dans la vase, lorsque
Albert lui dit en éteignant son flambeau:

«Adieu donc, Consuelo! je vois à votre aversion pour moi que je dois
rentrer dans la nuit éternelle, et, comme un spectre évoqué par vous un
instant, retourner à ma tombe après n'avoir réussi qu'à vous faire peur.

--Non! votre vie m'appartient! s'écria Consuelo en se retournant et en
l'arrêtant; vous m'avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans
cette caverne, et vous n'avez pas le droit de le reprendre.

--Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantôme
d'un homme? Le solitaire n'est que l'ombre d'un mortel, et celui qui n'est
point aimé est seul partout et avec tous.

--Albert, Albert! vous me déchirez le coeur. Venez, portez-moi dehors.
Il me semble qu'à la pleine lumière du jour, je verrai enfin clair dans ma
propre destinée.»




LVI.


Albert obéit; et quand ils commencèrent à descendre de la base du
Schreckenstein vers les vallons inférieurs, Consuelo sentit, en effet,
ses agitations se calmer.

«Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s'appuyant
doucement sur son bras pour marcher; il est bien certain pour moi
maintenant que j'ai eu tout à l'heure un accès de folie dans la grotte.

--Pourquoi vous le rappeler, Consuelo? Je ne vous en aurais jamais parlé,
moi; je sais bien que vous voudriez l'effacer de votre souvenir.
Il faudra aussi que je parvienne à l'oublier!

--Mon ami, je ne veux pas l'oublier, mais vous en demander pardon. Si
je vous racontais la vision étrange que j'ai eue en écoutant vos airs
bohémiens, vous verriez que j'étais hors de sens quand je vous ai causé
une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que
j'aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos....  Mon Dieu! Le
ciel m'est témoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.

--Je sais que vous ne tenez point à la vie, Consuelo! Et moi je sens que
j'y tiendrais avec tant d'âpreté, si....

--Achevez donc!

--Si j'étais aimé comme j'aime!

--Albert, je vous aime autant qu'il m'est permis de le faire. Je vous
aimerais sans doute comme vous méritez de l'être, si ...

--Achevez à votre tour!

--Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime.

--Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous;
je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sans
doute!

--Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieux
mourir tout de suite que de recommencer le passé. Mais votre rang dans le
monde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, où
voudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possède
rien au monde que ma fierté et mon désintéressement; que me resterait-il
si j'en faisais le sacrifice?

--Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens que
cela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitié. Comment
pourrais-tu être humiliée de me faire l'aumône de quelque bonheur? Lequel
de nous serait donc prosterné devant l'autre? En quoi ma fortune te
dégraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres,
si elle te pesait autant qu'à moi? Crois-tu que je n'aie pas pris dès
longtemps la ferme résolution de l'employer comme il convient à mes
croyances et à mes goûts, c'est-à-dire de m'en débarrasser, quand la perte
de mon père viendra ajouter la douleur de l'héritage à la douleur de la
séparation! Eh bien, as-tu peur d'être riche? j'ai fait voeu de pauvreté.
Crains-tu d'être illustrée par mon nom? c'est un faux nom, et le véritable
est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure à la
mémoire de mon père; mais, dans l'obscurité où je me plongerai, nul n'en
sera ébloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin,
quant à l'opposition de mes parents ... Oh! s'il n'y avait que cet
obstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras!

--C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon dévouement, toute ma
reconnaissance pour vous ne saurait lever.

--Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas là le seul
obstacle.»

Consuelo hésita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eût voulu
réparer le mal qu'elle avait fait à son ami, à celui qui lui avait sauvé
la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude
d'une mère tendre et intelligente. Elle s'était flattée d'adoucir ses
refus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet,
insurmontables. Mais les questions réitérées d'Albert la troublaient,
et son propre coeur était un dédale où elle se perdait; car elle ne
pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haïssait cet
homme étrange, vers lequel une sympathie mystérieuse et puissante l'avait
poussée, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose qui
ressemblait à l'aversion, la faisaient trembler à la seule idée d'un
engagement.

Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haïssait Anzoleto. Pouvait-il en
être autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal égoïsme, son
ambition abjecte, ses lâchetés, ses perfidies, à cet Albert si généreux,
si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et
les plus romanesques? Le seul nuage qui pût obscurcir la conclusion du
parallèle, c'était cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvait
se défendre de présumer. Mais ce soupçon n'était-il pas une maladie de son
imagination, un cauchemar qu'un instant d'explication pouvait dissiper?
Elle résolut de l'essayer; et, feignant d'être distraite et de n'avoir pas
entendu la dernière question d'Albert:

«Mon Dieu! dit-elle en s'arrêtant pour regarder un paysan qui passait à
quelque distance, j'ai cru voir Zdenko.»

Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu'il tenait sous le
sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s'arrêta, et revint vers elle
en disant:

«Quelle erreur est la vôtre, Consuelo! cet homme-ci n'a pas le moindre
trait de ... »

Il ne put se résoudre à prononcer le nom de Zdenko; sa physionomie était
bouleversée.

«Vous l'avez cru cependant vous-même un instant, dit Consuelo, qui
l'examinait avec attention.

--J'ai la vue fort basse, et j'aurais dû me rappeler que cette rencontre
était impossible.

--Impossible! Zdenko est donc bien loin d'ici?

--Assez loin pour que vous n'ayez plus rien à redouter de sa folie.

--Ne sauriez-vous me dire d'où lui était venue cette haine subite contre
moi, après les témoignages de sympathie qu'il m'avait donnés?

--Je vous l'ai dit, d'un rêve qu'il fit la veille de votre descente
dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre à l'autel, où vous
consentiez à me donner votre foi; et là vous vous mîtes à chanter nos
vieux hymnes bohémiens d'une voix éclatante qui fit trembler toute
l'église. Et pendant que vous chantiez, il me voyait pâlir et m'enfoncer
dans le pavé de l'église, jusqu'à ce que je me trouvasse enseveli et
couché mort dans le sépulcre de mes aïeux. Alors il vous vit jeter à la
hâte votre couronne de mariée, pousser du pied une dalle qui me couvrit
à l'instant, et danser sur cette pierre funèbre en chantant des choses
incompréhensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la
joie la plus effrénée et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur
vous; mais vous vous étiez déjà envolée en fumée, et il s'éveilla baigné
de sueur et transporté de colère. Il m'éveilla moi-même car ses cris et
ses imprécations faisaient retentir la voûte de sa cellule. J'eus beaucoup
de peine à lui faire raconter son rêve, et j'en eus plus encore à
l'empêcher d'y voir un sens réel de ma destinée future. Je ne pouvais le
convaincre aisément; car j'étais moi-même sous l'empire d'une exaltation
d'esprit tout à fait maladive, et je n'avais jamais tenté jusqu'alors de
le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi à ses visions et à ses
songes. Cependant j'eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette
nuit agitée, qu'il ne s'en souvenait pas, ou qu'il n'y attachait aucune
importance; car il n'en dit plus un mot, et lorsque je le priai d'aller
vous parler de moi, il ne fit aucune résistance ouverte. Il ne pensait
pas que vous eussiez jamais la pensée ni la possibilité de venir me
chercher où j'étais, et son délire ne se réveilla que lorsqu'il vous vit
l'entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu'au
moment où nous le rencontrâmes à notre retour par les galeries
souterraines. C'est alors qu'il me dit laconiquement en bohémien que
son intention et sa résolution étaient de me délivrer de vous (c'était
son expression), et de vous _détruire_ la première fois qu'il vous
rencontrerait seule, parce que vous étiez le fléau de ma vie, et que vous
aviez ma mort écrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous répéter les
paroles de sa démence, et comprenez maintenant pourquoi j'ai dû l'éloigner
de vous et de moi. N'en parlons pas davantage, je vous en supplie; ce
sujet de conversation m'est fort pénible. J'ai aimé Zdenko comme un autre
moi-même. Sa folie s'était assimilée et identifiée à la mienne, au point
que nous avions spontanément les mêmes pensées, les mêmes visions, et
jusqu'aux mêmes souffrances physiques. Il était plus naïf, et partant plus
poëte que moi; son humeur était plus égale, et les fantômes que je
voyais affreux et menaçants, il les voyait doux et tristes à travers
son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande
différence qui existait entre nous deux, c'était l'irrégularité de mes
accès et la continuité de son enthousiasme. Tandis que j'étais tour à tour
en proie au délire ou spectateur froid et consterné de ma misère, il
vivait constamment dans une sorte de rêve où tous les objets extérieurs
venaient prendre des formes symboliques; et cette divagation était
toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les
plus douloureux pour moi à coup sûr!) j'avais besoin de la démence
paisible et ingénieuse de Zdenko pour me ranimer et me réconcilier avec
la vie.

--O mon ami, dit Consuelo, vous devriez me haïr, et je me hais moi-même,
pour vous avoir privé de cet ami si précieux et si dévoué. Mais son exil
n'a-t-il pas duré assez longtemps? A cette heure, il est guéri sans doute
d'un accès passager de violence....

--Il en est guéri ... _probablement!_ dit Albert avec un sourire étrange
et plein d'amertume.

--Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait à repousser l'idée de la mort de
Zdenko, que ne le rappelez-vous? Je le reverrais sans crainte, je vous
assure; et à nous deux, nous lui ferions oublier ses préventions contre
moi.

--Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement; ce retour est
impossible désormais. J'ai sacrifié mon meilleur ami, celui qui était mon
compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mère prévoyante et laborieuse,
mon enfant naïf, ignorant et soumis; celui qui pourvoyait à tous mes
besoins, à tous mes innocents et tristes plaisirs; celui qui me défendait
contre moi-même dans mes accès de désespoir, et qui employait la force
et la ruse pour m'empêcher de quitter ma cellule, lorsqu'il me voyait
incapable de préserver ma propre dignité et ma propre vie dans le monde
des vivants et dans la société des autres hommes. J'ai fait ce sacrifice
sans regarder derrière moi et sans avoir de remords, parce que je le
devais; parce qu'en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant la
raison et le sentiment de mes devoirs, vous étiez plus précieuse, plus
sacrée pour moi que Zdenko lui-même.

--Ceci est un erreur, un blasphème peut-être, Albert! Un instant de
courage ne saurait être comparé à toute une vie de dévouement.

--Ne croyez pas qu'un amour égoïste et sauvage m'ait donné le conseil
d'agir comme je l'ai fait. J'aurais su étouffer un tel amour dans mon
sein, et m'enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutôt que de briser le
coeur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parlé
clairement. J'avais résisté à l'entraînement qui me maîtrisait; je vous
avais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les rêves et les
pressentiments qui me faisaient espérer en vous l'ange de mon salut ne se
seraient pas réalisés. Jusqu'au désordre apporté par un songe menteur dans
l'organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspiration
vers vous, mes craintes, mes espérances, et mes religieux désirs.
L'infortuné, il vous méconnut le jour même où vous vous révéliez! La
lumière céleste qui avait toujours éclairé les régions mystérieuses de
son esprit s'éteignit tout à coup, et Dieu le condamna en lui envoyant
l'esprit de vertige et de fureur. Je devais l'abandonner aussi; car vous
m'apparaissiez enveloppée d'un rayon de la gloire, vous descendiez vers
moi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller les
yeux, des paroles que votre intelligence calme et votre éducation
d'artiste ne vous avaient pas permis d'étudier et de préparer. La pitié,
la charité, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vous
me disiez ce que je devais entendre pour connaître et concevoir la vie
humaine.

--Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort? Vraiment, Albert,
je n'en sais rien.

--Ni moi non plus; mais Dieu même était dans le son de votre voix et dans
la sérénité de votre regard. Auprès de vous je compris en un instant ce
que dans toute ma vie je n'eusse pas trouvé seul. Je savais auparavant que
ma vie était une expiation, un martyre; et je cherchais l'accomplissement
de ma destinée dans les ténèbres, dans la solitude, dans les larmes, dans
l'indignation, dans l'étude, dans l'ascétisme et les macérations. Vous me
fîtes pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, de
douceur, de tolérance et de dévouement. Les devoirs que vous me traciez
naïvement et simplement, en commençant par ceux de la famille, je les
avais oubliés; et ma famille, par excès de bonté, me laissait ignorer mes
crimes. Je les ai réparés, grâce à vous; et dès le premier jour j'ai
connu, au calme qui se faisait en moi, que c'était là tout ce que Dieu
exigeait de moi pour le présent. Je sais bien que ce n'est pas tout, et
j'attends que Dieu se révèle sur la suite de mon existence. Mais j'ai
confiance maintenant, parce que j'ai trouvé l'oracle que je pourrai
interroger. C'est vous, Consuelo! La Providence vous a donné pouvoir sur
moi, et je ne me révolterai pas contre ses décrets, en cherchant à m'y
soustraire. Je ne devais donc pas hésiter un instant entre la puissance
supérieure investie du don de me régénérer, et la pauvre créature passive
qui jusqu'alors n'avait fait que partager mes détresses et subir mes
orages.

--Vous parlez de Zdenko? Mais que savez-vous si Dieu ne m'avait pas
destinée à le guérir, lui aussi? Vous voyez bien que j'avais déjà quelque
pouvoir sur lui, puisque j'avais réussi à le convaincre d'un mot, lorsque
sa main était levée sur moi pour me tuer.

--O mon Dieu, il est vrai, j'ai manqué de foi, j'ai eu peur.
Je connaissais les serments de Zdenko. Il m'avait fait malgré moi celui
de ne vivre que pour moi, et il l'avait tenu depuis que j'existe, en mon
absence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu'il jurait de vous
_détruire_, je ne pensais même pas qu'il fût possible d'arrêter l'effet de
sa résolution, et je pris le parti de l'offenser, de le bannir, de le
briser, de le _détruire_ lui-même.

--De le _détruire_, mon Dieu! Que signifie ce mot dans votre bouche,
Albert? Où est Zdenko?

--Vous me demandez comme Dieu à Caïn: Qu'as-tu fait de ton frère?

--O ciel, ciel! Vous ne l'avez pas tué, Albert!»

Consuelo, en laissant échapper cette parole terrible, s'était attachée
avec énergie au bras d'Albert, et le regardait avec un effroi mêlé d'une
douloureuse pitié. Elle recula terrifiée de l'expression fière et froide
que prit ce visage pâle, où la douleur semblait parfois s'être pétrifiée.

«Je ne l'ai pas _tué_, répondit-il, et pourtant je lui ai ôté la vie, à
coup sûr. Oseriez-vous donc m'en faire un crime, vous pour qui je tuerais
peut-être mon propre père de la même manière; vous pour qui je braverais
tous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, les
existences les plus sacrées? Si j'ai préféré, à la crainte de vous voir
assassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vous
assez peu de pitié dans le coeur pour remettre toujours cette douleur sous
mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu'il ait été en
mon pouvoir de vous faire? Ah! Vous aussi, vous avez donc des moments de
cruauté! La cruauté ne saurait s'éteindre dans les entrailles de quiconque
appartient à la race humaine!»
                
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