Il y avait tant de solennité dans ce reproche, le premier qu'Albert eût
osé faire à Consuelo, qu'elle en fut pénétrée de crainte, et sentit, plus
qu'il ne lui était encore arrivé de le faire, la terreur qu'il lui
inspirait. Une sorte d'humiliation, puérile peut-être, mais inhérente au
coeur de la femme, succédait au doux orgueil dont elle n'avait pu se
défendre en écoutant Albert lui peindre sa vénération passionnée. Elle
se sentit abaissée, méconnue sans doute; car elle n'avait cherché à
surprendre son secret qu'avec l'intention, ou du moins avec le désir de
répondre à son amour s'il venait à se justifier. En même temps, elle
voyait que dans la pensée de son amant elle était coupable; car s'il avait
tué Zdenko, la seule personne au monde qui n'eût pas eu le droit de le
condamner irrévocablement, c'était celle dont la vie avait exigé le
sacrifice d'une autre vie infiniment précieuse d'ailleurs au malheureux
Albert.
Consuelo ne put rien répondre: elle voulut parler d'autre chose, et ses
larmes lui coupèrent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant,
voulut s'humilier à son tour; mais elle le pria de ne plus jamais revenir
sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte
de consternation arrière, de ne jamais prononcer un nom qui réveillait en
elle comme en lui les émotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet
fut rempli de contrainte et d'angoisses. Ils essayèrent vainement un
autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elle
entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus
après l'accomplissement du sacrifice ordonné par les destins farouches.
Cette tranquillité triste, mais profonde, avec un pareil poids sur
La poitrine, ressemblait à un reste de folie; et Consuelo ne pouvait
justifier son ami qu'en se rappelant qu'il était fou. Si, dans un combat
à force ouverte contre quelque bandit, il eût tué son adversaire pour la
sauver, elle n'eût trouvé là qu'un motif de plus de reconnaissance, et
peut-être d'admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtre
mystérieux, accompli sans doute dans les ténèbres du souterrain; cette
tombe creusée dans le lieu de la prière, et ce farouche silence après une
pareille crise; ce fanatisme stoïque avec lequel il avait osé la conduire
dans la grotte, et s'y livrer lui-même aux charmes de la musique, tout
cela était horrible, et Consuelo sentait que l'amour de cet homme refusait
d'entrer dans son coeur. «Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre? Se
demandait-elle. Je n'ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pli
assez profond pour me faire présumer un remords! N'a-t-il pas eu quelques
gouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne.
Horreur! Il faut qu'il soit de pierre ou de glace, ou qu'il m'aime jusqu'à
La férocité. Et moi, qui avais tant désiré d'inspirer un amour sans
bornes! moi, qui regrettais si amèrement d'avoir été faiblement aimée!
Voilà donc l'amour que le ciel me réservait pour compensation!»
Puis elle recommençait à chercher dans quel moment Albert avait pu
accomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait être pendant
cette grave maladie qui l'avait rendue indifférente à toutes les choses
extérieures; et lorsqu'elle se rappelait les soins tendres et délicats
qu'Albert lui avait prodigués, elle ne pouvait concilier les deux faces
d'un être si dissemblable à lui-même et à tous les autres hommes.
Perdue dans ces rêveries sinistres, elle recevait d'une main tremblante et
d'un air préoccupé les fleurs qu'Albert avait l'habitude de cueillir en
chemin pour les lui donner; car il savait qu'elle les aimait beaucoup.
Elle ne pensa même pas à le quitter, pour rentrer seule au château et
dissimuler le long tête-à-tête qu'ils avaient eu ensemble. Soit qu'Albert
n'y songeât pas non plus, soit qu'il ne crût pas devoir feindre davantage
avec sa famille, il ne l'en fit pas ressouvenir; et ils se trouvèrent à
l'entrée du château face à face avec la chanoinesse. Consuelo (et sans
doute Albert aussi) vit pour la première fois la colère et le dédain
enflammer les traits de cette femme, que la bonté de son coeur empêchait
d'être laide ordinairement, malgré sa maigreur et sa difformité.
«Il est bien temps que vous rentriez, Mademoiselle, dit-elle à la
Porporina d'une voix tremblante et saccadée par l'indignation. Nous étions
fort en peine du comte Albert. Son père, qui n'a pas voulu déjeuner sans
lui, désirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez jugé à
propos de lui faire oublier; et quant à vous, il y a dans le salon un
petit jeune homme qui se dit votre frère, et qui vous attend avec une
impatience peu polie.»
Après avoir dit ces paroles étranges, la pauvre Wenceslawa, effrayée de
son courage, tourna le dos brusquement, et courut à sa chambre, où elle
toussa et pleura pendant plus d'une heure.
LVII.
«Ma tante est dans une singulière disposition d'esprit, dit Albert à
Consuelo en remontant avec elle l'escalier du perron. Je vous demande
pardon pour elle, mon amie; soyez sûre qu'aujourd'hui même elle changera
de manières et de langage.
--Mon frère? dit Consuelo stupéfaite de la nouvelle qu'on venait de lui
annoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte.
--Je ne savais pas que vous eussiez un frère, reprit Albert, qui avait
été plus frappé de l'aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute,
c'est un bonheur pour vous de le revoir, chère Consuelo, et je me
réjouis....
--Ne vous réjouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu'un triste
pressentiment envahissait rapidement; c'est peut-être un grand chagrin
pour moi qui se prépare, et....»
Elle s'arrêta tremblante; car elle était sur le point de lui demander
conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et,
n'osant ni accueillir ni éviter celui qui s'introduisait auprès d'elle à
la faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya en
pâlissant contre la rampe, à la dernière marche du perron.
«Craignez-vous quelque fâcheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert,
dont l'inquiétude commençait à s'éveiller.
--Je n'ai pas de famille,» répondit Consuelo en s'efforçant de reprendre
sa marche.
Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frère; une crainte vague l'en
empêcha. Mais en traversant la salle à manger, elle entendit crier sur le
parquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long en
large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du
jeune comte, et lui pressa le bras en y enlaçant le sien, comme pour se
réfugier dans son amour, à l'approche des souffrances qu'elle prévoyait.
Albert, frappé de ce mouvement, sentit s'éveiller en lui des appréhensions
mortelles.
«N'entrez pas sans moi, lui dit-il à voix basse; je devine, à mes
pressentiments qui ne m'ont jamais trompé, que ce frère est votre ennemi
et le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais être forcé de haïr
quelqu'un!»
Consuelo dégagea son bras qu'Albert serrait étroitement contre sa
poitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-être concevoir une de
ces idées singulières, une de ces implacables résolutions dont la mort
présumée de Zdenko était un déplorable exemple pour elle.
«Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la pièce voisine on
pouvait déjà l'entendre). Je n'ai rien à craindre du moment présent; mais
si l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours à vous.»
Albert céda avec une mortelle répugnance. Craignant de manquer à la
délicatesse, il n'osait lui désobéir; mais il ne pouvait se résoudre à
s'éloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hésitation, referma les
deux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne pût ni voir ni entendre
ce qui allait se passer.
Anzoleto (car c'était lui; elle ne l'avait que trop bien deviné à son
audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'était préparé à
l'aborder effrontément par une embrassade fraternelle en présence des
témoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pâle, mais froide et sévère, il
perdit tout son courage, et vint se jeter à ses pieds en balbutiant.
Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il éprouvait
violemment et réellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'il
n'avait jamais cessé d'aimer malgré sa trahison. Il fondit en pleurs; et,
comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de
baisers et de larmes le bord de son vêtement. Consuelo ne s'était pas
attendue à le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le rêvait tel
qu'il s'était montré la nuit de leur rupture, amer, ironique, méprisable
et haïssable entre tous les hommes. Ce matin même, elle l'avait vu passer
avec une démarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Et
voilà qu'il était à genoux, humilié, repentant, baigné de larmes, comme
dans les jours orageux de leurs réconciliations passionnées; plus beau que
jamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porté, lui
seyait à merveille, et le hâle des chemins avait donné un caractère plus
mâle à ses traits admirables.
Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle fut
forcée de s'asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour se
dérober à la fascination de son regard. Ce mouvement, qu'Anzoleto prit
pour de la honte, l'encouragea; et le retour des mauvaises pensées vint
bien vite gâter l'élan naïf de son premier transport. Anzoleto, en fuyant
Venise et les dégoûts qu'il y avait éprouvés en punition de ses fautes,
n'avait pas eu d'autre pensée que celle de chercher fortune; mais en même
temps il avait toujours nourri le désir et l'espérance de retrouver sa
chère Consuelo. Un talent aussi éblouissant ne pouvait, selon lui, rester
caché bien longtemps, et nulle part il n'avait négligé de prendre des
informations, en faisant causer ses hôteliers, ses guides, ou les
voyageurs dont il faisait la rencontre. A Vienne, il avait retrouvé des
personnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confessé son
coup de tête et sa fuite. Elles lui avaient conseillé d'aller attendre
plus loin de Venise que le comte Zustiniani eût oublié ou pardonné son
escapade; et en lui promettant de s'y employer, elles lui avaient donné
des lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passant
devant le château des Géants, Anzoleto n'avait pas songé à questionner son
guide; mais, au bout d'une heure de marche rapide, s'étant ralenti pour
laisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en lui
demandant des détails sur le pays et ses habitants. Naturellement le guide
lui avait parlé des seigneurs de Rudolstadt, de leur manière de vivre, des
bizarreries du comte Albert, dont la folie n'était plus un secret pour
personne, surtout depuis l'aversion que le docteur Wetzélius lui avait
vouée très-cordialement. Ce guide n'avait pas manqué d'ajouter, pour
compléter la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert
venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d'épouser sa
noble cousine la belle baronne Amélie de Rudolstadt, pour se coiffer d'une
aventurière, médiocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux
cependant lorsqu'elle chantait, parce qu'elle avait une voix
extraordinaire.
Ces deux circonstances étaient trop applicables à Consuelo pour que notre
voyageur ne demandât pas le nom de l'aventurière; et en apprenant qu'elle
s'appelait Porporina, il ne douta plus de la vérité. Il rebroussa chemin
à l'instant même; et, après avoir rapidement improvisé le prétexte et le
titre sous lesquels il pouvait s'introduire dans ce château si bien gardé,
il avait encore arraché quelques médisances à son guide. Le bavardage de
cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo était la
maîtresse du jeune comte, en attendant qu'elle fût sa femme; car elle
avait ensorcelé, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser
comme elle le méritait, on avait pour elle dans la maison des égards et
des soins qu'on n'avait jamais eus pour la baronne Amélie.
Ces détails stimulèrent Anzoleto tout autant et peut-être plus encore que
son véritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupiré après le
retour de cette vie si douce qu'elle lui avait faite; il avait bien senti
qu'en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis
pour longtemps son avenir musical; enfin il était bien entraîné vers elle
par un amour à la fois égoïste, profond, et invincible. Mais à tout cela
vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo à un amant
riche et noble, de l'arracher à un mariage brillant, et de faire dire,
dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux
aimé courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et châtelaine.
Il s'amusait donc à faire répéter à son guide que la Porporina régnait en
souveraine à Riesenburg, et il se complaisait dans l'espérance puérile de
faire dire par ce même homme à tous les voyageurs qui passeraient après
lui, qu'un beau garçon étranger était entré au galop dans le manoir
inhospitalier des Géants, qu'il n'avait fait que VENIR, VOIR et VAINCRE,
et que, peu d'heures ou peu de jours après, il en était ressorti, enlevant
la perle des cantatrices à très-haut, très-puissant seigneur le comte de
Rudolstadt.
A cette idée, il enfonçait l'éperon dans le ventre de son cheval, et riait
de manière à faire croire à son guide que le plus fou des deux n'était pas
le comte Albert.
La chanoinesse le reçut avec méfiance, mais n'osa point l'éconduire, dans
l'espoir qu'il allait peut-être emmener sa prétendue soeur. Il apprit
d'elle que Consuelo était à la promenade, et eut de l'humeur. On lui fit
servir à déjeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait
quelque peu l'italien, et n'entendit pas malice à dire qu'il avait vu la
signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver
Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si
elle n'était encore que l'honnête fiancée du fils de la maison, elle
aurait l'attitude superbe d'une personne fière de sa position; mais que
si elle était déjà sa maîtresse, elle devait être moins sûre de son fait,
et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gâter ses affaires.
Innocente, sa conquête était difficile, partant plus glorieuse; corrompue,
c'était le contraire; et dans l'un ou l'autre cas, il y avait lieu
d'entreprendre ou d'espérer.
Anzoleto était trop fin pour ne pas s'apercevoir de l'humeur et de
l'inquiétude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu
inspirait à la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il
put croire que le guide avait été mal informé; que la famille voyait avec
crainte et déplaisir l'amour du jeune comte pour l'aventurière, et que
celle-ci baisserait la tête devant son premier amant.
Après quatre mortelles heures d'attente, Anzoleto, qui avait eu le temps
de faire bien des réflexions, et dont les moeurs n'étaient pas assez
pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain
qu'un aussi long tête-à-tête entre Consuelo et son rival attestait une
intimité sans réserve. Il en fut plus hardi, plus déterminé à l'attendre
sans se rebuter; et après l'attendrissement irrésistible que lui causa son
premier aspect, il se crut certain, dès qu'il la vit se troubler et
tomber suffoquée sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se délia
donc bien vite. Il s'accusa de tout le passé, s'humilia hypocritement,
pleura tant qu'il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les
peignant plus poétiques que de dégoûtantes distractions ne lui avaient
permis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toute
l'éloquence d'un Vénitien et d'un comédien consommé.
D'abord émue au son de sa voix, et plus effrayée de sa propre faiblesse
que de la puissance de la séduction, Consuelo, qui depuis quatre mois
avait fait, elle aussi, des réflexions, retrouva beaucoup de lucidité pour
reconnaître, dans ces protestations et dans cette éloquence passionnée,
tout ce qu'elle avait entendu maintes fois à Venise dans les derniers
temps de leur malheureuse union. Elle fut blessée de voir qu'il avait
répété les mêmes serments et les mêmes prières, comme s'il ne se fût rien
passé depuis ces querelles où elle était si loin encore de pressentir
l'odieuse conduite d'Anzoleto. Indignée de tant d'audace, et de si beaux
discours là où il n'eût fallu que le silence de la honte et les larmes du
repentir, elle coupa court à la déclamation en se levant et en répondant
avec froideur:
«C'est assez, Anzoleto; je vous ai pardonné depuis longtemps, et je ne
vous en veux plus. L'indignation a fait place à la pitié, et l'oubli de
vos torts est venu avec l'oubli de mes souffrances. Nous n'avons plus
rien à nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait
interrompre votre voyage pour vous réconcilier avec moi. Votre pardon
vous était accordé d'avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre
chemin.
--Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s'écria Anzoleto
véritablement effrayé. Non, j'aime mieux que tu m'ordonnes tout de suite
de me tuer. Non, jamais je ne me résoudrai à vivre sans toi. Je ne le peux
pas, Consuelo. Je l'ai essayé, et je sais que c'est inutile. Là où tu n'es
pas, il n'y a rien pour moi. Ma détestable ambition, ma misérable vanité,
auxquelles j'ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice,
et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout;
le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si délicieux (et où
pourrais-tu en retrouver un semblable toi même?) est toujours devant mes
yeux; toutes les chimères dont je veux m'entourer me causent le plus
profond dégoût. O Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise,
de notre bateau, de nos étoiles, de nos chants interminables, de tes
bonnes leçons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, où j'ai dormi
seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t'aimais
pas alors? Est-ce que l'homme qui t'a toujours respectée, même durant ton
sommeil, enfermé tête à tête avec toi, n'est pas capable d'aimer? Si j'ai
été infâme avec les autres, est-ce que je n'ai pas été un ange auprès de
toi? Et Dieu sait s'il m'en coûtait! Oh! n'oublie donc pas tout cela!
Tu disais m'aimer tant, et tu l'as oublié! Et moi, qui suis un ingrat, un
monstre, un lâche, je n'ai pas pu l'oublier un seul instant! et je n'y
veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Mais
tu ne m'as jamais aimé, quoique tu fusses une sainte; et moi je t'adore,
quoique je sois un démon.
--Il est possible, répondit Consuelo, frappée de l'accent de vérité qui
avait accompagné ces paroles, que vous ayez un regret sincère de ce
bonheur perdu et souillé par vous. C'est une punition que vous devez
accepter, et que je ne dois pas vous empêcher de subir. Le bonheur vous a
corrompu, Anzoleto. Il faut qu'un peu de souffrance vous purifie. Allez,
et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon,
oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n'ai rien à expier ni à
réparer.
--Ah! tu as un coeur de fer! s'écria Anzoleto, surpris et offensé de
tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est
possible que mon arrivée te gêne, et que ma présence te pèse. Je sais fort
bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour à l'ambition du rang
et de la fortune. Mais il n'en sera pas ainsi. Je m'attache à toi; et si
je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutté. Je te rappellerai le passé,
et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m'y contrains.
Je te redirai les serments que tu m'as faits au chevet du lit de ta mère
expirante, et que tu m'as renouvelés cent fois sur sa tombe et dans les
églises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout près l'un
de l'autre, pour écouter la belle musique et nous parler tout bas. Je
rappellerai humblement à toi seule, prosterné devant toi, des choses que
tu ne refuseras pas d'entendre; et si tu le fais, malheur à nous deux! Je
dirai devant ton nouvel amant des choses qu'il ne sait pas! Car ils ne
savent rien de toi; ils ne savent même pas que tu as été comédienne. Eh
bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert
retrouvera la raison pour te disputer à un comédien, ton ami, ton égal,
ton fiancé, ton amant. Ah! ne me pousse pas au désespoir, Consuelo!
ou bien ....
--Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit
la jeune fille indignée. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous
remercie d'avoir levé le masque. Oui, grâces au ciel, je n'aurai plus ni
regret ni pitié de vous. Je vois ce qu'il y a de fiel dans votre coeur,
de bassesse dans votre caractère, et de haine dans votre amour. Allez,
satisfaites votre dépit. Vous me rendrez service; mais, à moins que vous
ne soyez aussi aguerri à la calomnie que vous l'êtes à l'insulte, vous ne
pourrez rien dire de moi dont j'aie à rougir.»
En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et allait
sortir, lorsqu'elle se trouva en face du comte Christian. A l'aspect de ce
vénérable vieillard, qui s'avançait d'un air affable et majestueux, après
avoir baisé la main de Consuelo, Anzoleto, qui s'était élancé pour retenir
cette dernière de gré ou de force, recula intimidé, et perdit l'audace de
son maintien.
LVIII.
«Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n'avoir pas fait
un meilleur accueil à monsieur votre frère. J'avais défendu qu'on
m'interrompît, parce que j'avais, ce matin, des occupations inusitées;
et on m'a trop bien obéi en me laissant ignorer l'arrivée d'un hôte qui
est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison.
Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Anzoleto, que je
vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimée
Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d'y passer tout le temps qui
vous sera agréable. Je présume qu'après une longue séparation vous avez
bien des choses à vous dire, et bien de la joie à vous trouver ensemble.
J'espère que vous ne craindrez pas d'être indiscret, en goûtant à loisir
un bonheur que je partage.»
Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance à un inconnu.
Depuis longtemps sa timidité s'était évanouie auprès de la douce Consuelo;
et, ce jour-là, son visage semblait éclairé d'un rayon de vie plus
brillant qu'à l'ordinaire, comme ceux que le soleil épanche sur l'horizon
à l'heure de son déclin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de
majesté que la droiture et la sérénité de l'âme reflètent sur le front
d'un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les
grands seigneurs; mais il les haïssait et les raillait intérieurement.
Il n'avait eu que trop de sujets de les mépriser, dans le beau monde où
il avait vécu depuis quelque temps. Jamais il n'avait vu encore une
dignité si bien portée et une politesse aussi cordiale que celles du
vieux châtelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se
repentit presque d'avoir escroqué par une imposture l'accueil paternel
qu'il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le dévoilât, en
déclarant au comte qu'il n'était pas son frère. Il sentait que dans cet
instant il n'eût pas été en son pouvoir de payer d'effronterie et de
chercher à se venger.
«Je suis bien touchée de la bonté de monsieur le comte, répondit Consuelo
après un instant de réflexion; mais mon frère, qui en sent tout le prix,
n'aura pas le bonheur d'en profiter. Des affaires pressantes l'appellent
à Prague, et dans ce moment il vient de prendre congé de moi....
--Cela est impossible! vous vous êtes à peine vus un instant, dit le
comte.
--Il a perdu plusieurs heures à m'attendre, reprit-elle, et maintenant
ses moments sont comptés. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son
prétendu frère d'un air significatif, qu'il ne peut pas rester une minute
de plus ici.»
Cette froide insistance rendit à Anzoleto toute la hardiesse de son
caractère et tout l'aplomb de son rôle.
«Qu'il en arrive ce qu'il plaira au diable ... je veux dire à Dieu!
dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chère soeur aussi
précipitamment que sa raison et sa prudence l'exigent. Je ne sais aucune
affaire d'intérêt qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneur
le comte me le permet si généreusement, j'accepte avec reconnaissance. Je
reste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilà
tout.
--C'est parler en jeune homme léger, repartit Consuelo offensée. Il y a
des affaires où l'honneur parle plus haut que l'intérêt....
--C'est parler en frère, répliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours en
reine, ma bonne petite soeur.
--C'est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant la
main à Anzoleto. Je ne connais pas d'affaires qui ne puissent se remettre
au lendemain. Il est vrai que l'on m'a toujours reproché mon indolence;
mais moi j'ai toujours reconnu qu'on se trouvait plus mal de la
précipitation que de la réflexion. Par exemple, ma chère Porporina,
il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j'ai une
prière à vous faire, et j'ai tardé jusqu'à présent. Je crois que j'ai bien
fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m'accorder aujourd'hui l'heure
d'entretien que je venais vous demander lorsque j'ai appris l'arrivée de
monsieur votre frère? Il me semble que cette heureuse circonstance est
venue tout à point, et peut-être ne sera-t-il pas de trop dans la
conférence que je vous propose.
--Je suis toujours et à toute heure aux ordres de votre seigneurie,
répondit Consuelo. Quant à mon frère, c'est un enfant que je n'associe pas
sans examen à mes affaires personnelles....
--Je le sais bien, reprit effrontément Anzoleto; mais puisque monseigneur
le comte m'y autorise, je n'ai pas besoin d'autre permission que la sienne
pour entrer dans la confidence.
--Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient à vous et à moi,
répondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prête à vous
suivre dans votre appartement, et à vous écouter avec respect.
--Vous êtes bien sévère avec ce bon jeune homme, qui a l'air si franc et
si enjoué,» dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto:
«Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ce
que j'ai à dire à votre soeur ne peut pas vous être caché: et bientôt,
j'espère, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la
confidence.»
Anzoleto eut l'impertinence de répondre à la gaieté expansive du vieillard
en retenant sa main dans les siennes, comme s'il eût voulu s'attacher à
lui, et surprendre le secret dont l'excluait Consuelo. Il n'eut pas le
bon goût de comprendre qu'il devait au moins sortir du salon, pour
épargner au comte la peine d'en sortir lui-même. Quand il s'y trouva seul,
il frappa du pied avec colère, craignant que cette jeune fille, devenue
si maîtresse d'elle-même, ne déconcertât tous ses plans et ne le fit
éconduire en dépit de son habileté. Il eut envie de se glisser dans la
maison, et d'aller écouter à toutes les portes. Il sortit du salon dans ce
dessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les
galeries, feignant, lorsqu'il rencontrait quelque serviteur, d'admirer la
belle architecture du château. Mais, à trois reprises différentes, il vit
passer à quelque distance un personnage vêtu de noir, et singulièrement
grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d'attirer l'attention: c'était
Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le
perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la
tête, et en observant la beauté sérieuse de ses traits, comprit que, de
toutes façons, il n'avait pas un rival aussi méprisable qu'il l'avait
d'abord pensé, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le
parti de rentrer dans le salon, et d'essayer sa belle voix dans ce vaste
local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin.
«Ma fille, dit le comte Christian à Consuelo, après l'avoir conduite dans
son cabinet et lui avoir avancé un grand fauteuil de velours rouge à
crépines d'or, tandis qu'il s'assit sur un pliant à côté d'elle, j'ai à
vous demander une grâce, et je ne sais pas encore de quel droit je vais
le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter
que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l'amitié du noble
Porpora, votre père adoptif, vous donneront assez de confiance en moi
pour que vous consentiez à m'ouvrir votre coeur sans réserve?»
Attendrie et cependant un peu effrayée de ce début, Consuelo porta à ses
lèvres la main du vieillard, et lui répondit avec effusion:
«Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si
j'avais l'honneur de vous avoir pour mon père, et je puis répondre sans
crainte et sans détour à toutes vos questions, en ce qui me concerne
personnellement.»
--Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chère fille, et je vous
remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d'en abuser, comme je
vous crois incapable d'y manquer.
--Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.
--Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosité naïve et
encourageante, comment vous nommez-vous?
--Je n'ai pas de nom, répondit Consuelo sans hésiter; ma mère n'en portait
pas d'autre que celui de Rosmunda. Au baptême, je fus appelée Marie de
Consolation: je n'ai jamais connu mon père.
--Mais vous savez son nom?
--Nullement, monseigneur; je n'ai jamais entendu parler de lui.
--Maître Porpora vous a-t-il adoptée? Vous a-t-il donné son nom par un
acte légal?
--Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-là ne se font pas, et ne
sont pas nécessaires. Mon généreux maître ne possède rien, et n'a rien à
léguer. Quant à son nom, il est fort inutile à ma position dans le monde
que je le porte en vertu d'un usage ou d'un contrat. Si je le justifie par
quelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j'aurai reçu un honneur
dont j'étais indigne.»
Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant la
main de Consuelo:
«La noble franchise avec laquelle vous me répondez me donne encore une
plus haute idée de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demandé
ces détails pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et
votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque répugnance à dire
la vérité, et je vois que vous n'en avez aucune. Je vous en sais un gré
infini, et vous trouve plus noble par votre caractère que nous ne le
sommes, nous autres, par nos titres.»
Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait
qu'elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette
surprise un reste de préjugé d'autant plus tenace que Christian s'en
défendait plus noblement. Il était évident qu'il combattait ce préjugé
en lui-même, et qu'il voulait le vaincre.
«Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus délicate
encore, ma chère enfant, et j'ai besoin de toute votre indulgence pour
excuser ma témérité.
--Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je répondrai à tout avec aussi
peu d'embarras.
--Eh bien, mon enfant ... vous n'êtes pas mariée?
--Non, monseigneur, que je sache.
--Et ... vous n'êtes pas veuve? Vous n'avez pas d'enfants?
--Je ne suis pas veuve, et je n'ai pas d'enfants, répondit Consuelo qui
eut fort envie de rire, ne sachant où le comte voulait en venir.
--Enfin, reprit-il, vous n'avez engagé votre foi à personne, vous êtes
parfaitement libre?
--Pardon, monseigneur; j'avais engagé ma foi, avec le consentement et même
d'après l'ordre de ma mère mourante, à un jeune garçon que j'aimais depuis
l'enfance, et dont j'ai été la fiancée jusqu'au moment où j'ai quitté
Venise.
--Ainsi donc, vous êtes engagée? dit le comte avec un singulier mélange de
chagrin et de satisfaction.
--Non; monseigneur, je suis parfaitement libre, répondit Consuelo. Celui
que j'aimais a indignement trahi sa foi, et je l'ai quitté pour toujours.
--Ainsi, vous l'avez aimé? dit le comte après une pause.
--De toute mon âme, il est vrai.
--Et ... peut-être que vous l'aimez encore?...
--Non, monseigneur, cela est impossible.
--Vous n'auriez aucun plaisir à le revoir?
--Sa vue ferait mon supplice.
--Et vous n'avez jamais permis ... il n'aurait pas osé ... Mais vous direz
que je deviens offensant et que j'en veux trop savoir!
--Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelée à me
confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai
à même de savoir, à un iota près, si je la mérite ou non. Il s'est permis
bien des choses, mais il n'a osé que ce que j'ai permis. Ainsi, nous avons
souvent bu dans la même tasse, et reposé sur le même banc. Il a dormi dans
ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m'a veillée pendant que
j'étais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous étions toujours
seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections
l'un l'autre. J'avais juré à ma mère d'être ce qu'on appelle une fille
sage. J'ai tenu parole, si c'est être sage que de croire à un homme qui
doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, à
qui ne mérite rien de tout cela. C'est lorsqu'il a voulu cesser d'être mon
frère, sans devenir mon mari, que j'ai commencé à me défendre. C'est
lorsqu'il m'a été infidèle que je me suis applaudie de m'être bien
défendue. Il ne tient qu'à cet homme sans honneur de se vanter du
contraire; cela n'est pas d'une grande importance pour une pauvre fille
comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m'en demandera pas davantage.
Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j'ai juré
à ma mère d'être chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu'on
pensera de moi. Je n'ai pas de famille à faire rougir, pas de frères, pas
de cousins à faire battre pour moi....
--Pas de frères? Vous en avez un!»
Consuelo se sentit prête à confier au vieux comte toute la vérité sous
le sceau du secret. Mais elle craignit d'être lâche en cherchant hors
d'elle-même un refuge contre celui qui l'avait menacée lâchement. Elle
pensa qu'elle seule devait avoir la fermeté de se défendre et de se
délivrer d'Anzoleto. Et d'ailleurs la générosité de son coeur recula
devant l'idée de faire chasser par son hôte l'homme qu'elle avait si
religieusement aimé. Quelque politesse que le comte Christian dût savoir
mettre à éconduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle ne
se sentit pas le courage de le soumettre à une si grande humiliation. Elle
répondit donc à la question du vieillard, qu'elle regardait son frère
comme un écervelé, et n'avait pas l'habitude de le traiter autrement que
comme un enfant.
«Mais ce n'est pas un mauvais sujet? dit le comte.
--C'est peut-être un mauvais sujet, répondit-elle. J'ai avec lui le moins
de rapports possible; nos caractères et notre manière de voir sont
très-différents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n'étais pas fort
pressée de le retenir ici.
--Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant; je vous crois pleine de
jugement. Maintenant que vous m'avez tout confié avec un si noble
abandon....
--Pardon, monseigneur, dit Consuelo; je ne vous ai pas dit tout ce qui
me concerne, car vous ne me l'avez pas demandé. J'ignore le motif de
l'intérêt que vous daignez prendre aujourd'hui à mon existence. Je présume
que quelqu'un a parlé de moi ici d'une manière plus ou moins défavorable,
et que vous voulez savoir si ma présence ne déshonore pas votre maison.
Jusqu'ici, comme vous ne m'aviez interrogée que sur des choses
très-superficielles, j'aurais cru manquer à la modestie qui convient
à mon rôle en vous entretenant de moi sans votre permission; mais
puisque vous paraissez vouloir me connaître à fond, je dois vous dire
une circonstance qui me fera peut-être du tort dans votre esprit.
Non-seulement il serait possible, comme vous l'avez souvent présumé (et
quoique je n'en aie nulle envie maintenant), que je vinsse à embrasser
la carrière du théâtre; mais encore il est avéré que j'ai débuté à Venise,
à la saison dernière, sous le nom de Consuelo ... On m'avait surnommée la
Zingarella, et tout Venise connaît ma figure et ma voix.
--Attendez donc! s'écria le comte, tout étourdi de cette nouvelle
révélation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit à
Venise l'an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention
Plusieurs fois avec de si pompeux éloges? La plus belle voix, le plus beau
talent qui, de mémoire d'homme, se soit révélé....
--Sur le théâtre de San-Samuel, monseigneur. Ces éloges sont sans doute
bien exagérés; mais il est un fait incontestable, c'est que je suis cette
même Consuelo, que j'ai chanté dans plusieurs opéras, que je suis actrice,
en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si
je mérite de conserver votre bienveillance.
Voilà des choses bien extraordinaires et un destin bizarre! dit le comte
absorbé dans ses réflexions. Avez-vous dit tout cela ici à ... à quelque
autre que moi, mon enfant?
--J'ai à peu près tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne
sois pas entrée dans les détails que vous venez d'entendre.
--Ainsi, Albert connaît votre extraction, votre ancien amour, votre
profession?
--Oui, monseigneur.
--C'est bien, ma chère signora. Je ne puis trop vous remercier de
l'admirable loyauté de votre conduite à notre égard, et je vous promets
que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo...
(oui, je me souviens que c'est le nom qu'Albert vous a donné dès le
commencement, lorsqu'il vous parlait espagnol), permettez-moi de me
recueillir un peu. Je me sens fort ému. Nous avons encore bien des choses
à nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de
trouble à l'approche d'une décision aussi grave. Faites-moi la grâce de
m'attendre ici un instant.»
Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, à travers les portes
dorées garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s'y agenouiller avec
ferveur.
En proie à une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite
d'un entretien qui s'annonçait avec tant de solennité. D'abord, elle avait
pensé qu'en l'attendant, Anzoleto, dans son dépit, avait déjà fait ce dont
il l'avait menacée; qu'il avait causé avec le chapelain ou avec Hanz, et
que la manière dont il avait parlé d'elle avait élevé de graves scrupules
dans l'esprit de ses hôtes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre,
et jusque-là son maintien et ses discours annonçaient un redoublement
d'affection plutôt que l'invasion de la défiance. D'ailleurs, la franchise
de ses réponses l'avait frappé comme auraient pu faire des révélations
inattendues; la dernière surtout avait été un coup de foudre. Et
maintenant il priait, il demandait à Dieu de l'éclairer ou de le soutenir
dans l'accomplissement d'une grande résolution. «Va-t-il me prier de
partir avec mon frère? va-t-il m'offrir de l'argent? se demandait-elle.
Ah! que Dieu me préserve de cet outrage! Mais non! cet homme est trop
délicat, trop bon pour songer à m'humilier. Que voulait-il donc me dire
d'abord, et que va-t-il me dire maintenant? Sans doute ma longue promenade
avec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l'ai mérité
peut-être, et j'accepterai le sermon, ne pouvant répondre avec sincérité
aux questions qui me seraient faites sur le compte d'Albert. Voici une
rude journée; et si j'en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus
disputer la palme du chant aux jalouses maîtresses d'Anzoleto. Je me sens
la poitrine en feu et la gorge desséchée.»
Le comte Christian revint bientôt vers elle. Il était calme, et sa pâle
figure portait le témoignage d'une victoire remportée en vue d'une noble
intention.
«Ma fille, dit-il à Consuelo en se rasseyant auprès d'elle, après l'avoir
forcée de garder le fauteuil somptueux qu'elle voulait lui céder, et sur
lequel elle trônait malgré elle d'un air craintif: il est temps que je
réponde par ma franchise à celle que vous m'avez témoignée. Consuelo, mon
fils vous aime.»
Consuelo rougit et pâlit tour à tour. Elle essaya de répondre. Christian
l'interrompit.
«Ce n'est pas une question que je vous fais, dit-il; je n'en aurais pas le
droit, et vous n'auriez peut-être pas celui d'y répondre; car je sais que
vous n'avez encouragé en aucune façon les espérances d'Albert. Il m'a tout
dit; et je crois en lui, parce qu'il n'a jamais menti, ni moi non plus.
--Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec
l'expression de la plus candide fierté. Le comte Albert a dû vous dire,
monseigneur....
--Que vous aviez repoussé toute idée d'union avec lui.
--Je le devais. Je savais les usages et les idées du monde; je savais que
je n'étais pas faite pour être la femme du comte Albert, par la seule
raison que je ne m'estime l'inférieure de personne devant Dieu, et que je
ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les
hommes.
--Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagéré, si
Albert n'eût dépendu que de lui-même; mais dans la croyance où vous étiez
que je n'approuverais jamais une telle union, vous avez dû répondre comme
vous l'avez fait.
--Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le
reste, et je vous supplie de m'épargner l'humiliation que je redoutais.
Je vais quitter votre maison, comme je l'aurais déjà quittée si j'avais
cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte
Albert, sur lesquelles j'ai eu plus d'influence que je ne l'aurais
souhaité. Puisque vous savez ce qu'il ne m'était pas permis de vous
révéler, vous pourrez veiller sur lui, empêcher les conséquences de cette
séparation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu'à moi. Si je
me le suis arrogé indiscrètement, c'est une faute que Dieu me pardonnera;
car il sait quelle pureté de sentiments m'a guidée en tout ceci.
--Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parlé à ma conscience comme
Albert avait parlé à mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne
vous hâtez pas de condamner mes intentions. Ce n'est point pour vous
ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier à mains jointes d'y
rester toute votre vie, que je vous ai demandé de m'écouter.
--Toute ma vie! répéta Consuelo en retombant sur son siège, partagée entre
le bien que lui faisait cette réparation à sa dignité et l'effroi que lui
causait une pareille offre. Toute ma vie! Votre seigneurie ne songe pas à
ce qu'elle me fait l'honneur de me dire.
--J'y ai beaucoup songé ma fille, répondit le comte avec un sourire
mélancolique, et je sens que je ne dois pas m'en repentir. Mon fils vous
aime éperdument, vous avez tout pouvoir sur son âme. C'est vous qui me
l'avez rendu, vous qui avez été le chercher dans un endroit mystérieux
qu'il ne veut pas me faire connaître, mais où nulle autre qu'une mère ou
une sainte, m'a-t-il dit, n'eût osé pénétrer. C'est vous qui avez risqué
votre vie pour le sauver de l'isolement et du délire où il se consumait.
C'est grâce à vous qu'il a cessé de nous causer, par ses absences,
d'affreuses inquiétudes. C'est vous qui lui avez rendu le calme, la santé,
la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre
enfant était fou, et il est certain qu'il ne l'est plus. Nous avons passé
presque toute la nuit à causer ensemble, et il m'a montré une sagesse
supérieure à la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce
matin. Je l'avais donc autorisé à vous demander ce que vous n'avez pas
voulu écouter.... Vous aviez peur de moi, chère Consuelo! Vous pensiez que
le vieux Rudolstadt, encroûté dans ses préjugés nobiliaires, aurait honte
de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt
a eu de l'orgueil et des préjugés sans doute; il en a peut-être encore, il
ne veut pas se farder devant vous; mais il les abjure, et, dans l'élan
d'une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son
dernier, son seul enfant!»
En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans
les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.
LIX.
Consuelo fut vivement attendrie d'une démonstration qui la réhabilitait à
ses propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu'à ce moment, elle
avait eu souvent la crainte de s'être imprudemment livrée à sa générosité
et à son courage; maintenant elle en recevait la sanction et la
récompense. Ses larmes de joie se mêlèrent à celles du vieillard, et
ils restèrent longtemps trop émus l'un et l'autre pour continuer la
conversation.
Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui était
faite, et le comte, croyant s'être assez expliqué, regardait son silence
et ses pleurs comme des signes d'adhésion et de reconnaissance.
«Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils à vos pieds, afin qu'il joigne
ses bénédictions aux miennes en apprenant l'étendue de son bonheur.
--Arrêtez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cette
précipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous
approuvez l'affection que le comte Albert m'a témoignée et le dévouement
que j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que je
ne la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager à consacrer toute ma
vie à une amitié d'une nature si délicate? Je vois bien que vous comptez
sur le temps et sur ma raison pour maintenir la santé morale de votre
noble fils, et pour calmer la vivacité de son attachement pour moi. Mais
j'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand même
ce ne serait pas une intimité dangereuse pour un homme aussi exalté, je ne
suis pas libre de consacrer mes jours à cette tâche glorieuse. Je ne
m'appartiens pas!
--O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ou
vous m'avez trompé en me disant que vous étiez libre, que vous n'aviez ni
attachement de coeur, ni engagement, ni famille?
--Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupéfaite, j'ai un but, une
vocation, un état. J'appartiens à l'art auquel je me suis consacrée dès
mon enfance.
--Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au théâtre?
--Cela, je l'ignore, et j'ai dit la vérité en affirmant que mon désir ne
m'y portait pas. Je n'ai encore éprouvé que d'horribles souffrances dans
cette carrière orageuse; mais je sens pourtant que je serais téméraire si
je m'engageais à y renoncer. Ç'a été ma destinée, et peut-être ne peut-on
pas se soustraire à l'avenir qu'on s'est tracé. Que je remonte sur les
planches, ou que je donne des leçons et des concerts, je suis, je dois
être cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? où trouverais-je de
l'indépendance? à quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide
de ce genre d'émotion?
--O Consuelo, Consuelo! s'écria le comte Christian avec douleur, tout ce
que vous dites là est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et
je vois maintenant que vous ne l'aimez pas!
--Et si je venais à l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pour
renoncer à moi-même, que diriez-vous, monseigneur? s'écria à son tour
Consuelo impatientée. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible à
Une femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous me
demandez de rester toujours avec lui?
--Eh quoi! me suis-je si mal expliqué, ou me jugez-vous insensé, chère
Consuelo? Ne vous ai-je pas demandé votre coeur et votre main pour mon
fils? N'ai-je pas mis à vos pieds une alliance légitime et certainement
honorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans le
bonheur de partager sa vie un dédommagement à la perte de votre gloire et
de vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez comme
impossible de renoncer à ce que vous appelez votre destinée!»
Cette explication avait été tardive, à l'insu même du bon Christian. Ce
n'était pas sans un mélange de terreur et de mortelle répugnance que le
vieux seigneur avait sacrifié au bonheur de son fils toutes les idées de
sa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, après une longue et
pénible lutte avec Albert et avec lui-même, il avait consommé le
sacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait pu
arriver sans effort de son coeur à ses lèvres.
Consuelo le pressentit ou le devina; car au moment où Christian parut
renoncer à la faire consentir à ce mariage, il y eut certainement sur le
visage du vieillard une expression de joie involontaire, mêlée à celle
d'une étrange consternation.
En un instant Consuelo comprit sa situation, et une fierté peut-être un
peu trop personnelle lui inspira de l'éloignement pour le parti qu'on lui
proposait.
«Vous voulez que je devienne la femme du comte Albert! dit-elle encore
étourdie d'une offre si étrange. Vous consentiriez à m'appeler votre
fille, à me faire porter votre nom, à me présenter à vos parents, à vos
amis?... Ah! monseigneur! combien vous aimez votre fils, et combien votre
fils doit vous aimer!