George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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--Si vous trouvez en cela une générosité si grande, Consuelo, c'est que
votre coeur ne peut en concevoir une pareille, ou que l'objet ne vous
paraît pas digne!

--Monseigneur, dit Consuelo après s'être recueillie en cachant son visage
dans ses mains, je crois rêver. Mon orgueil se réveille malgré moi à
l'idée des humiliations dont ma vie serait abreuvée si j'osais accepter le
sacrifice que votre amour paternel vous suggère.

--Et qui oserait vous humilier, Consuelo, quand le père et le fils vous
couvriraient de l'égide du mariage et de la famille?

--Et la tante, monseigneur? la tante, qui est ici une mère véritable,
verrait-elle cela sans rougir?

--Elle-même viendra joindre ses prières aux nôtres, si vous promettez de
vous laisser fléchir. Ne demandez pas plus que la faiblesse de l'humaine
nature ne comporte. Un amant, un père, peuvent subir l'humiliation et la
douleur d'un refus. Ma soeur ne l'oserait pas. Mais, avec la certitude du
succès, nous l'amènerons dans vos bras, ma fille.

-Monseigneur, dit Consuelo tremblante, le comte Albert vous avait donc dit
que je l'aimais?

--Non! répondit le comte, frappé d'une réminiscence subite. Albert m'avait
dit que l'obstacle serait dans votre coeur. Il me l'a répété cent fois;
mais moi, je n'ai pu le croire. Votre réserve me paraissait assez fondée
sur votre droiture et votre délicatesse. Mais je pensais qu'en vous
délivrant de vos scrupules, j'obtiendrais de vous l'aveu que vous lui
aviez refusé.

--Et que vous a-t-il dit de notre promenade d'aujourd'hui?

--Un seul mot: «Essayez, mon père; c'est le seul moyen de savoir si c'est
la fierté ou l'éloignement qui me ferment son coeur.»

--Hélas, monseigneur, que penserez-vous de moi, si je vous dis que je
l'ignore moi-même?

--Je penserai que c'est l'éloignement, ma chère Consuelo. Ah! mon fils,
mon pauvre fils! Quelle affreuse destinée est la sienne! Ne pouvoir être
aimé de la seule femme qu'il ait pu, qu'il pourra peut-être jamais aimer!
Ce dernier malheur nous manquait.

--O mon Dieu! vous devez me haïr, monseigneur! Vous ne comprenez pas que
ma fierté résiste quand vous immolez la vôtre. La fierté d'une fille comme
moi vous paraît bien moins fondée; et pourtant croyez que dans mon coeur
il y a un combat aussi violent à cette heure que celui dont vous avez
triomphé vous-même.

--Je le comprends. Ne croyez pas, signora, que je respecte assez peu la
pudeur, la droiture et le désintéressement, pour ne pas apprécier la
fierté fondée sur de tels trésors. Mais ce que l'amour paternel a su
vaincre (vous voyez que je vous parle avec un entier abandon), je pense
que l'amour d'une femme le fera aussi. Eh bien, quand toute la vie
d'Albert, la vôtre et la mienne seraient, je le suppose, un combat contre
les préjugés du monde, quand nous devrions en souffrir longtemps et
beaucoup tous les trois, et ma soeur avec nous, n'y aurait-il pas dans
notre mutuelle tendresse, dans le témoignage de notre conscience, et dans
les fruits de notre dévouement, de quoi nous rendre plus forts que tout ce
monde ensemble? Un grand amour fait paraître légers ces maux qui vous
semblent trop lourds pour vous-même et pour nous. Mais ce grand amour,
vous le cherchez, éperdue et craintive, au fond de votre âme; et vous ne
l'y trouvez pas, Consuelo, parce qu'il n'y est pas.

--Eh bien, oui, la question est là, là tout entière, dit Consuelo en posant
fortement ses mains contre son coeur; tout le reste n'est rien. Moi aussi
j'avais des préjugés; votre exemple me prouve que c'est un devoir pour
moi de les fouler aux pieds, et d'être aussi grande, aussi héroïque que
vous! Ne parlons donc plus de mes répugnances, de ma fausse honte. Ne
parlons même plus de mon avenir, de mon art! ajouta-t-elle en poussant un
profond soupir. Cela même je saurai l'abjurer si ... si j'aime Albert! Car
voilà ce qu'il faut que je sache. Ecoutez-moi, monseigneur. Je me le suis
cent fois demandé à moi-même, mais jamais avec la sécurité que pouvait
seule me donner votre adhésion. Comment aurais-je pu m'interroger
sérieusement, lorsque cette question même était à mes yeux une folie et un
crime? A présent, il me semble que je pourrai me connaître et me décider.
Je vous demande quelques jours pour me recueillir, et pour savoir si ce
dévouement immense que j'ai pour lui, ce respect, cette estime sans bornes
que m'inspirent ses vertus, cette sympathie puissante, cette domination
étrange qu'il exerce sur moi par sa parole, viennent de l'amour ou de
l'admiration. Car j'éprouve tout cela, monseigneur, et tout cela est
combattu en moi par une terreur indéfinissable, par une tristesse
profonde, et, je vous dirai tout, ô mon noble ami! par le souvenir
d'un amour moins enthousiaste, mais plus doux et plus tendre, qui ne
ressemblait en rien à celui-ci.

--Étrange et noble fille! répondit Christian avec attendrissement; que
de sagesse et de bizarreries dans vos paroles et dans vos idées! Vous
ressemblez sous bien des rapports à mon pauvre Albert, et l'incertitude
agitée de vos sentiments me rappelle ma femme, ma noble, et belle, et
triste Wanda!... O Consuelo! vous réveillez en moi un souvenir bien tendre
et bien amer. J'allais vous dire: Surmontez ces irrésolutions, triomphez
de ces répugnances; aimez, par vertu, par grandeur d'âme, par compassion;
par l'effort d'une charité pieuse et ardente, ce pauvre homme qui vous
adore, et qui, en vous rendant malheureuse peut-être, vous devra son
salut, et vous fera mériter les récompenses célestes! Mais vous m'avez
rappelé sa mère, sa mère qui s'était donnée à moi par devoir et par
amitié! Elle ne pouvait avoir pour moi, homme simple, débonnaire et
timide, l'enthousiasme qui brûlait son imagination. Elle fut fidèle et
généreuse jusqu'au bout cependant; mais comme elle a souffert! Hélas! son
affection faisait ma joie et mon supplice; sa constance, mon orgueil et
mon remords. Elle est morte à la peine, et mon coeur s'est brisé pour
jamais. Et maintenant, si je suis un être nul, effacé, mort avant d'être
enseveli, ne vous en étonnez pas trop Consuelo: j'ai souffert ce que nul
n'a compris, ce que je n'ai dit à personne, et ce que je vous confesse en
tremblant. Ah! plutôt que de vous engager à faire un pareil sacrifice, et
plutôt que de pousser Albert à l'accepter, que mes yeux se ferment dans la
douleur, et que mon fils succombe tout de suite à sa destinée! Je sais
trop ce qu'il en coûte pour vouloir forcer la nature et combattre
l'insatiable besoin des âmes! Prenez donc du temps pour réfléchir, ma
fille, ajouta le vieux comte en pressant Consuelo contre sa poitrine
gonflée de sanglots, et en baisant son noble front avec un amour de père.
Tout sera mieux ainsi. Si vous devez refuser, Albert, préparé par
l'inquiétude, ne sera pas foudroyé, comme il l'eût été aujourd'hui par
cette affreuse nouvelle.»

Ils se séparèrent après cette convention; et Consuelo, se glissant dans
les galeries avec la crainte d'y rencontrer Anzoleto, alla s'enfermer dans
sa chambre, épuisée d'émotions et de lassitude.

Elle essaya d'abord d'arriver au calme nécessaire, en tâchant de prendre
un peu de repos. Elle se sentait brisée; et, se jetant sur son lit, elle
tomba bientôt dans une sorte d'accablement plus pénible que réparateur.
Elle eût voulu s'endormir avec la pensée d'Albert, afin de la mûrir en
elle durant ces mystérieuses manifestations du sommeil, où nous croyons
trouver quelquefois le sens prophétique des choses qui nous préoccupent.
Mais les rêves entrecoupés qu'elle fit pendant plusieurs heures ramenèrent
sans cesse Anzoleto, au lieu d'Albert, devant ses yeux. C'était toujours
Venise, c'était toujours la Corte-Minelli; c'était toujours son premier
amour, calme, riant et poétique. Et chaque fois qu'elle s'éveillait, le
souvenir d'Albert venait se lier à celui de la grotte sinistre où le son
du violon, décuplé par les échos de la solitude, évoquait les morts, et
pleurait sur la tombe à peine fermée de Zdenko. A cette idée, la peur et
la tristesse fermaient son coeur aux élans de l'affection. L'avenir qu'on
lui proposait ne lui apparaissait qu'au milieu des froides ténèbres et des
visions sanglantes, tandis que le passé, radieux et fécond, élargissait sa
poitrine, et faisait palpiter son sein. Il lui semblait qu'en rêvant ce
passé, elle entendait sa propre voix retentir dans l'espace, remplir la
nature, et planer immense en montant vers les cieux; au lieu que cette
voix devenait creuse, sourde, et se perdait comme un râle de mort dans les
abîmes de la terre, lorsque les sons fantastiques du violon de la caverne
revenaient à sa mémoire.

Ces rêveries vagues la fatiguèrent tellement qu'elle se leva pour les
chasser; et le premier coup de la cloche l'avertissant qu'on servirait le
dîner dans une demi-heure, elle se mit à sa toilette, tout en continuant à
se préoccuper des mêmes idées. Mais, chose étrange! Pour la première fois
de sa vie, elle fut plus attentive à son miroir, et plus occupée de sa
coiffure, et de son ajustement, que des affaires sérieuses dont elle
cherchait la solution. Malgré elle, elle se faisait belle et désirait de
l'être. Et ce n'était pas pour éveiller les désirs et la jalousie de deux
amants rivaux, qu'elle sentait cet irrésistible mouvement de coquetterie;
elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'à un seul. Albert ne lui avait
jamais dit un mot sur sa figure. Dans l'enthousiasme de sa passion, il la
croyait plus belle peut-être qu'elle n'était réellement; mais ses pensées
étaient si élevées et son amour si grand, qu'il eût craint de la profaner
en la regardant avec les yeux enivrés d'un amant ou la satisfaction
scrutatrice d'un artiste. Elle était toujours pour lui enveloppée d'un
nuage que son regard n'osait percer, et que sa pensée entourait encore
d'une auréole éblouissante. Qu'elle fût plus ou moins bien, il la voyait
toujours la même. Il l'avait vue livide, décharnée, flétrie, se débattant
contre la mort, et plus semblable à un spectre qu'à une femme. Il avait
alors cherché dans ses traits, avec attention et anxiété, les symptômes
plus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elle
avait eu des moments de laideur, si elle avait pu être un objet d'effroi
et de dégoût. Et lorsqu'elle avait repris l'éclat de la jeunesse et
l'expression de la vie, il ne s'était pas aperçu qu'elle eût perdu ou
gagné en beauté. Elle était pour lui, dans la vie comme dans la mort,
l'idéal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beauté
unique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pensé à lui, en
s'arrangeant devant son miroir.

Mais quelle différence de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux il
l'avait regardée, jugée et détaillée dans son imagination, le jour où il
s'était demandé si elle n'était pas laide! Comme il lui avait tenu compte
des moindres grâces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avait
faits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied,
sa démarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plis
que formait son vêtement! Et avec quelle vivacité ardente il l'avait
louée! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplée! La chaste
fille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur.
Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle les
ressentait presque aussi violents, à l'idée de reparaître devant ses yeux.
Elle s'impatientait contre elle-même, rougissait de honte et de dépit,
s'efforçait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait la
coiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient à Anzoleto. Hélas!
hélas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette fut
finie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'à lui, et que le bonheur
passé exerce sur moi un pouvoir plus entraînant que le mépris présent et
les promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui il
ne m'offre que terreur et désespoir. Mais que serait-ce donc avec lui?
Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir,
Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'âme d'Anzoleto est à
Jamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie serait
empoisonnée à toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et le
regret?

En s'interrogeant à cet égard avec sévérité, Consuelo reconnut qu'elle ne
se faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrète émotion
de désir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le présent, elle le
redoutait et le haïssait presque dans un avenir où sa perversité ne
pouvait qu'augmenter; mais dans le passé elle le chérissait à un tel point
que son âme et sa vie ne pouvaient s'en détacher. Il était désormais
devant elle comme un portrait qui lui rappelait un être adoré et des jours
de délices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel époux pour
regarder l'image du premier, elle sentait que le mort était plus vivant
que l'autre dans son coeur.




LX.


Consuelo avait trop de jugement et d'élévation dans l'esprit pour ne pas
savoir que des deux amours qu'elle inspirait, le plus vrai, le plus noble
et le plus précieux, était sans aucune comparaison possible celui
d'Albert. Aussi, lorsqu'elle se retrouva entre eux, elle crut d'abord
avoir triomphé de son ennemi. Le profond regard d'Albert, qui semblait
pénétrer jusqu'au fond de son âme, la pression lente et forte de sa main
loyale, lui firent comprendre qu'il savait le résultat de son entretien
avec Christian, et qu'il attendait son arrêt avec soumission et
reconnaissance. En effet, Albert avait obtenu plus qu'il n'espérait,
et cette irrésolution lui était douce auprès de ce qu'il avait craint,
tant il était éloigné de l'outrecuidante fatuité d'Anzoleto. Ce dernier,
au contraire, s'était armé de toute sa résolution. Devinant à peu près ce
qui se passait autour de lui, il s'était déterminé à combattre pied à
pied, dût-on le pousser par les épaules hors de la maison. Son attitude
dégagée, son regard ironique et hardi, causèrent à Consuelo le plus
profond dégoût; et lorsqu'il s'approcha effrontément pour lui offrir la
main, elle détourna la tête, et prit celle que lui tendait Albert pour se
placer à table.

Comme à l'ordinaire, le jeune comte alla s'asseoir en face de Consuelo,
Et le vieux Christian la fit mettre à sa gauche, à la place qu'occupait
autrefois Amélie, et qu'elle avait toujours occupée depuis. Mais, au lieu
du chapelain qui était en possession de la gauche de Consuelo, la
chanoinesse invita le prétendu frère à se mettre entre eux; de sorte que
les épigrammes amères d'Anzoleto purent arriver à voix basse à l'oreille
de la jeune fille, et que ses irrévérentes saillies purent scandaliser
comme il le souhaitait le vieux prêtre, qu'il avait déjà entrepris.

Le plan d'Anzoleto était bien simple. Il voulait se rendre odieux et
insupportable à ceux de la famille qu'il pressentait hostiles au mariage
projeté, afin de leur donner par son mauvais ton, son air familier, et ses
paroles déplacées, la plus mauvaise idée de l'entourage et de la parenté
de Consuelo. «Nous verrons, se disait-il, s'ils avaleront _le frère_ que
je vais leur servir.»

Anzoleto, chanteur incomplet et tragédien médiocre, avait les instincts
d'un bon comique. Il avait déjà bien assez vu le monde pour savoir prendre
par imitation les manières élégantes et le langage agréable de la bonne
compagnie; mais ce rôle n'eût servi qu'à réconcilier la chanoinesse avec
la basse extraction de la fiancée, et il prit le genre opposé avec
d'autant plus de facilité qu'il lui était plus naturel. S'étant bien
assuré que Wenceslawa, en dépit de son obstination à ne parler que
l'allemand, la langue de la cour et des sujets bien pensants, ne perdait
pas un mot de ce qu'il disait en italien, il se mit à babiller à tort et
à travers, à fêter le bon vin de Hongrie, dont il ne craignait pas les
effets, aguerri qu'il était de longue main contre les boissons les plus
capiteuses, mais dont il feignit de ressentir les chaleureuses influences
pour se donner l'air d'un ivrogne invétéré.

Son projet réussit à merveille. Le comte Christian, après avoir ri d'abord
avec indulgence de ses bouffonnes saillies, ne sourit bientôt plus qu'avec
effort, et eut besoin de toute son urbanité seigneuriale, de toute son
affection paternelle, pour ne pas remettre à sa place le déplaisant futur
beau-frère de son noble fils. Le chapelain, indigné, bondit plusieurs fois
sur sa chaise, et murmura en allemand des exclamations qui ressemblaient à
des exorcismes. Sa réfection en fut horriblement troublée, et de sa vie il
ne digéra plus tristement. La chanoinesse écouta toutes les impertinences
de son hôte avec un mépris contenu et une assez maligne satisfaction. A
chaque nouvelle sottise, elle levait les yeux vers son frère, comme pour
le prendre à témoin; et le bon Christian baissait la tête, en s'efforçant
de distraire, par une réflexion assez maladroite, l'attention des
auditeurs. Alors la chanoinesse regardait Albert; mais Albert était
impassible. Il ne paraissait ni voir ni entendre son incommode et joyeux
convive.

La plus cruellement oppressée de toutes ces personnes était sans contredit
la pauvre Consuelo. D'abord elle crut qu'Anzoleto avait contracté, dans
une vie de débauche, ces manières échevelées, et ce tour d'esprit cynique
qu'elle ne lui connaissait pas; car il n'avait jamais été ainsi devant
elle. Elle en fut si révoltée et si consternée qu'elle faillit quitter la
table. Mais lorsqu'elle s'aperçut que c'était une ruse de guerre, elle
retrouva le sang-froid qui convenait à son innocence et à sa dignité. Elle
ne s'était pas immiscée dans les secrets et dans les affections de cette
famille, pour conquérir par l'intrigue le rang qu'on lui offrait. Ce rang
n'avait pas flatté un instant son ambition, et elle se sentait bien forte
de sa conscience contre les secrètes inculpations de la chanoinesse. Elle
savait, elle voyait bien que l'amour d'Albert et la confiance de son père
étaient au-dessus d'une si misérable épreuve. Le mépris que lui inspirait
Anzoleto, lâche et méchant dans sa vengeance, la rendait plus forte
encore. Ses yeux rencontrèrent une seule fois ceux d'Albert, et ils se
comprirent. Consuelo disait: _Oui_, et Albert répondait: _Malgré tout!_

«Ce n'est pas fait! dit tout bas à Consuelo Anzoleto, qui avait surpris et
commenté ce regard.

--Vous me faites beaucoup de bien, lui répondit Consuelo, et je vous
remercie.»

Ils parlaient entre leurs dents ce dialecte rapide de Venise qui ne semble
composé que de voyelles, et où l'ellipse est si fréquente que les Italiens
de Rome et de Florence ont eux-mêmes quelque peine à le comprendre à la
première audition.

«Je conçois que tu me détestes dans ce moment-ci, reprit Anzoleto, et que
tu te crois sûre de me haïr toujours. Mais tu ne m'échapperas pas pour
cela.

--Vous vous êtes dévoilé trop tôt, dit Consuelo.

--Mais non trop tard, reprit Anzoleto.--Allons, _padre mio benedetto_,
dit-il en s'adressant au chapelain, et en lui poussant le coude de manière
à lui faire verser sur son rabat la moitié du vin qu'il portait à ses
lèvres, buvez donc plus courageusement ce bon vin qui fait autant de bien
au corps et à l'âme que celui de la sainte messe!--Seigneur comte, dit-il
au vieux Christian en lui tendant son verre, vous tenez là en réserve,
du côté de votre coeur, un flacon de cristal jaune qui reluit comme le
soleil. Je suis sûr que si j'avalais seulement une goutte du nectar qu'il
contient, je serais changé en demi-dieu.

--Prenez garde, mon enfant, dit enfin le comte en posant sa main maigre
chargée de bagues sur le col tailladé du flacon: le vin des vieillards
ferme quelquefois la bouche aux jeunes gens.

--Tu enrages à en être jolie comme un lutin, dit Anzoleto en bon et clair
italien à Consuelo, de manière à être entendu de tout le monde. Tu me
rappelles la _Diavolessa_ de Galuppi, que tu as si bien jouée à Venise
l'an dernier.--Ah ça, seigneur comte, prétendez-vous garder bien longtemps
ici ma soeur dans votre cage dorée, doublée de soie? C'est un oiseau
chanteur, je vous en avertis, et l'oiseau qu'on prive de sa voix perd
bientôt ses plumes. Elle est fort heureuse ici; je le conçois; mais ce bon
public qu'elle a frappé de vertige la redemande à grands cris là-bas. Et
quant à moi, vous me donneriez votre nom, votre château; tout le vin de
votre cave; et votre respectable chapelain par-dessus le marché, que je ne
voudrais pas renoncer à mes quinquets, à mon cothurne, et à mes roulades.

--Vous êtes donc comédien aussi, vous? dit la chanoinesse avec un dédain
sec et froid.

--Comédien, baladin pour vous servir, _illustrissima_, répondit Anzoleto
sans se déconcerter.

--A-t-il du talent? demanda le vieux Christian à Consuelo avec une
tranquillité pleine de douceur et de bienveillance.

--Aucun, répondit Consuelo en regardant son adversaire d'un air de pitié.

--Si cela est, tu t'accuses toi-même, dit Anzoleto; car je suis ton élève.
J'espère pourtant, continua-t-il en vénitien, que j'en aurai assez pour
brouiller tes cartes.

--C'est à vous seul que vous ferez du mal, reprit Consuelo dans le même
dialecte. Les mauvaises intentions souillent le coeur, et le vôtre perdra
plus à tout cela que vous ne pouvez me faire perdre dans celui des autres.

--Je suis bien aise de voir que tu acceptes le défi. A l'oeuvre donc, ma
belle guerrière! Vous avez beau baisser la visière de votre casque, je
vois le dépit et la crainte briller dans vos yeux.

--Hélas! vous n'y pouvez lire qu'un profond chagrin à cause de vous. Je
croyais pouvoir oublier que je vous dois du mépris, et vous prenez à tâche
de me le rappeler.

--Le mépris et l'amour vont souvent fort bien ensemble.

--Dans les âmes viles.

--Dans les âmes les plus fières; cela s'est vu et se verra toujours.»

Tout le dîner alla ainsi. Quand on passa au salon, la chanoinesse, qui
paraissait déterminée à se divertir de l'insolence d'Anzoleto, pria
celui-ci de lui chanter quelque chose. Il ne se fit pas prier; et, après
avoir promené vigoureusement ses doigts nerveux sur le vieux clavecin
gémissant, il entonna une des chansons énergiques dont il réchauffait les
petits soupers de Zustiniani. Les paroles étaient lestes. La chanoinesse
ne les entendit pas, et s'amusa de la verve avec laquelle il les débitait.
Le comte Christian ne put s'empêcher d'être frappé de la belle voix et
De la prodigieuse facilité du chanteur. Il s'abandonna avec naïveté au
plaisir de l'entendre; et quand le premier air fut fini, il lui en demanda
un second. Albert, assis auprès de Consuelo, paraissait absolument sourd,
et ne disait mot. Anzoleto s'imagina qu'il avait du dépit, et qu'il se
sentait enfin primé en quelque chose. Il oublia que son dessein était
de faire fuir les auditeurs avec ses gravelures musicales; et, voyant
d'ailleurs que, soit innocence de ses hôtes, soit ignorance du dialecte,
c'était peine perdue, il se livra du besoin d'être admiré, en chantant
pour le plaisir de chanter; et puis il voulut faire voir à Consuelo qu'il
avait fait des progrès. Il avait gagné effectivement dans l'ordre de
puissance qui lui était assigné. Sa voix avait perdu déjà peut-être sa
première fraîcheur, l'orgie en avait effacé le velouté de la jeunesse;
mais il était devenu plus maître de ses effets, et plus habile dans l'art
de vaincre les difficultés vers lesquelles son goût et son instinct le
portaient toujours. Il chanta bien, et reçut beaucoup d'éloges du comte
Christian, de la chanoinesse, et même du chapelain, qui aimait beaucoup
les _traits_, et qui croyait la manière de Consuelo trop simple et trop
naturelle pour être savante.

«Vous disiez qu'il n'avait pas de talent, dit le comte à cette dernière;
vous êtes trop sévère ou trop modeste pour votre élève. Il en a beaucoup,
et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous.»

Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d'Anzoleto
l'humiliation que sa manière d'être avait causée à sa prétendue soeur.
Il insista donc beaucoup sur le mérite du chanteur, et celui-ci, qui
aimait trop à briller pour ne pas être déjà fatigué de son vilain rôle,
se remit au clavecin après avoir remarqué que le comte Albert devenait de
plus en plus pensif. La chanoinesse, qui s'endormait un peu aux longs
morceaux de musique, demanda une autre chanson vénitienne; et cette fois
Anzoleto en choisit une qui était d'un meilleur goût. Il savait que les
airs populaires étaient ce qu'il chantait le mieux. Consuelo n'avait pas
elle-même l'accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussi
caractérisée que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence.

Il contrefaisait avec tant de grâce et de charme, tantôt la manière rude
et franche des pêcheurs de l'Istrie, tantôt le laisser-aller spirituel
et nonchalant des gondoliers de Venise, qu'il était impossible de ne
pas le regarder et l'écouter avec un vif intérêt. Sa belle figure, mobile
et pénétrante, prenait tantôt l'expression grave et fière, tantôt
l'enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais goût
coquet de sa toilette, qui sentait son vénitien d'une lieue, ajoutait
encore à l'illusion, et servait à ses avantages personnels, au lieu de
leur nuire en cette occasion. Consuelo, d'abord froide, fut bientôt forcée
de jouer l'indifférence et la préoccupation. L'émotion la gagnait de plus
en plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venise
tout l'Anzoleto des anciens jours, avec sa gaieté, son innocent amour, et
sa fierté enfantine. Ses yeux se remplissaient de larmes, et les traits
enjoués qui faisaient rire les autres pénétraient son coeur d'un
attendrissement profond.

Après les chansons, le comte Christian demanda des cantiques.

«Oh! pour cela, dit Anzoleto, je sais tous ceux qu'on chante à Venise;
mais ils sont à deux voix, et si ma soeur, qui les sait aussi, ne veut
pas les chanter avec moi, je ne pourrai satisfaire vos seigneuries.»

On pria aussitôt Consuelo de chanter. Elle s'en défendit longtemps,
quoiqu'elle en éprouvât une vive tentation. Enfin, cédant aux instances
de ce bon Christian, qui s'évertuait à la réconcilier avec son frère en
se montrant tout réconcilié lui-même, elle s'assit auprès d'Anzoleto, et
commença en tremblant un de ces longs cantiques à deux parties, divisés
en strophes de trois vers, que l'on entend à Venise, dans les temps de
dévotion, durant des nuits entières, autour de toutes les madones des
carrefours. Leur rhythme est plutôt animé que triste; mais, dans la
monotonie de leur refrain et dans la poésie de leurs paroles, empreintes
d'une piété un peu païenne, il y a une mélancolie suave qui vous gagne
peu à peu et finit par vous envahir.

Consuelo les chanta d'une voix douce et voilée, à l'imitation des femmes
de Venise, et Anzoleto avec l'accent un peu rauque et guttural des jeunes
gens du pays. Il improvisa en même temps sur le clavecin un accompagnement
faible, continu, et frais, qui rappela à sa compagne le murmure de l'eau
sur les dalles, et le souffle du vent dans les pampres. Elle se crut à
Venise, au milieu d'une belle nuit d'été, seule au pied d'une de ces
Chapelles en plein air qu'ombragent des berceaux de vignes, et qu'éclaire
une lampe vacillante reflétée dans les eaux légèrement ridées du canal:
Oh! quelle différence entre l'émotion sinistre et déchirante qu'elle avait
éprouvée le matin en écoutant le violon d'Albert, au bord d'une autre onde
immobile, noire, muette, et pleine de fantômes, et cette vision de Venise
au beau ciel, aux douces mélodies, aux flots d'azur sillonnés de rapides
flambeaux ou d'étoiles resplendissantes! Anzoleto lui rendait ce
magnifique spectacle, où se concentrait pour elle l'idée de la vie et de
la liberté; tandis que la caverne, les chants bizarres et farouches de
l'antique Bohème, les ossements éclairés de torches lugubres et reflétés
dans une onde pleine peut-être des mêmes reliques effrayantes; et au
milieu de tout cela, la figure pâle et ardente de l'ascétique Albert,
la pensée d'un monde inconnu, l'apparition d'une scène symbolique, et
l'émotion douloureuse d'une fascination incompréhensible, c'en était trop
pour l'âme paisible et simple de Consuelo. Pour entrer dans cette région
des idées abstraites, il lui fallait faire un effort dont son imagination
vive était capable, mais où son être se brisait, torturé par de
mystérieuses souffrances et de fatigants prestiges. Son organisation
méridionale, plus encore que son éducation, se refusait à cette initiation
austère d'un amour mystique. Albert était pour elle le génie du Nord,
profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent
des nuits glacées et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'était
l'âme rêveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses,
les nuits d'orage, la course des météores, les harmonies sauvages de la
forêt, et l'inscription effacée des antiques tombeaux. Anzoleto, c'était
au contraire la vie méridionale, la matière embrasée et fécondée par
le grand soleil, par la pleine lumière, ne tirant sa poésie que de
l'intensité de sa végétation, et son orgueil que de la richesse de son
principe organique. C'était la vie du  sentiment avec l'âpreté aux
jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes,
une sorte d'ignorance ou d'indifférence de la notion du bien et du mal,
le bonheur facile, le mépris ou l'impuissance de la réflexion; en un mot,
l'ennemi et le contraire de l'idée.

Entre ces deux hommes, dont chacun était lié à un milieu antipathique à
celui de l'autre, Consuelo était aussi peu vivante, aussi peu capable
d'action et d'énergie qu'une âme séparée de son corps. Elle aimait le
beau, elle avait soif d'un idéal. Albert le lui enseignait, et le lui
offrait. Mais Albert, arrêté dans le développement de son génie par un
principe maladif, avait trop donné à la vie de l'intelligence. Il
connaissait si peu la nécessité de la vie réelle, qu'il avait souvent
perdu la faculté de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas que
les idées et les objets sinistres avec lesquels il s'était familiarisé
pussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autres
sentiments à sa fiancée que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissement
du bonheur. Il n'avait pas prévu, il n'avait pas compris qu'il
l'entraînait dans une atmosphère où elle mourrait, comme une plante
des tropiques dans le crépuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas
l'espèce de violence qu'elle eût été forcée de faire subir à son être
pour s'identifier au sien.

Anzoleto, tout au contraire, blessant l'âme et révoltant l'intelligence de
Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine,
épanouie au souffle des vents généreux du midi, tout l'air vital dont la
_Fleur des Espagnes_, comme il l'appelait jadis, avait besoin pour se
ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale,
ignorante et délicieuse; tout un monde de mélodies naturelles, claires et
faciles; tout un passé de calme, d'insouciance, de mouvement physique,
d'innocence sans travail, d'honnêteté sans efforts, de piété sans
réflexion. C'était presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pas
beaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'homme
boive un peu à cette coupe de la vie commune à tous les êtres pour être
complet et mener à bien le trésor de son intelligence?

Consuelo chantait d'une voix toujours plus douce et plus touchante, en
s'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens de
faire à sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sans
cela comprendrait-on par quelle fatale mobilité de sentiment cette jeune
fille si sage et si sincère, qui haïssait avec raison le perfide Anzoleto
un quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'écouter sa voix,
d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte de
délice? Le salon était trop vaste pour être jamais fort éclairé, on le
sait déjà; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequel
Anzoleto avait laissé un grand cahier ouvert, cachait leurs têtes aux
Personnes assises à quelque distance; et leurs têtes se rapprochaient
l'une de l'autre de plus en plus. Anzoleto, n'accompagnant plus que d'une
main, avait passé son autre bras autour du corps flexible de son amie, et
l'attirait insensiblement contre le sien. Six mois d'indignation et de
douleur s'étaient effacés comme un rêve de l'esprit de la jeune fille.
Elle se croyait à Venise; elle priait la Madone de bénir son amour pour le
beau fiancé que lui avait donné sa mère, et qui priait avec elle, main
contre main, coeur contre coeur. Albert était sorti sans qu'elle s'en
aperçût, et l'air était plus léger, le crépuscule plus doux autour d'elle.
Tout à coup elle sentit à la fin d'une strophe les lèvres ardentes de son
Premier fiancé sur les siennes. Elle retint un cri; et, se penchant sur le
clavier, elle fondit en larmes.

En ce moment le comte Albert rentra, entendit ses sanglots, et vit la
Joie insultante d'Anzoleto. Le chant interrompu par l'émotion de la jeune
artiste n'étonna pas autant les autres témoins de cette scène rapide.
Personne n'avait vu le baiser; et chacun concevait que le souvenir de son
enfance et l'amour de son art lui eussent arraché des pleurs. Le comte
Christian s'affligeait un peu de cette sensibilité, qui annonçait tant
d'attachement et de regrets pour des choses dont il demandait le
sacrifice. La chanoinesse et le chapelain s'en réjouissaient, espérant
que ce sacrifice ne pourrait s'accomplir. Albert ne s'était pas encore
demandé si la comtesse de Rudolstadt pouvait redevenir artiste ou cesser
de l'être. Il eût tout accepté, tout permis, tout exigé même, pour qu'elle
fût heureuse et libre dans la retraite, dans le monde ou au théâtre, à son
choix. Son absence de préjugés et d'égoïsme allait jusqu'à l'imprévoyance
des cas les plus simples. Il ne lui vint donc pas à l'esprit que Consuelo
pût songer à s'imposer des sacrifices pour lui qui n'en voulait aucun.
Mais en ne voyant pas ce premier  fait, il vit au delà, comme il voyait
toujours; il pénétra au coeur de l'arbre, et mit la main sur le ver
rongeur. Le véritable titre d'Anzoleto auprès de Consuelo, le véritable
but qu'il poursuivait, et le véritable sentiment qu'il inspirait, lui
furent révélés en un instant. Il regarda attentivement cet homme qui lui
était antipathique, et sur lequel jusque là il n'avait pas voulu jeter
les yeux parce qu'il ne voulait pas haïr le frère de Consuelo. Il vit en
lui un amant audacieux, acharné, et dangereux. Le noble Albert ne songea
pas à lui-même; ni le soupçon ni la jalousie n'entrèrent dans son coeur.
Le danger était tout pour Consuelo; car, d'un coup d'oeil profond et
lucide, cet homme, dont le regard vague et la vue délicate ne supportaient
pas le soleil et ne discernaient ni les couleurs ni les formes, lisait
au fond de l'âme et pénétrait, par la puissance mystérieuse de la
divination, dans les plus secrètes pensées des méchants et des fourbes. Je
n'expliquerai pas d'une manière naturelle ce don étrange qu'il possédait
parfois. Certaines facultés (non approfondies et non définies par la
science) restèrent chez lui incompréhensibles pour ses proches, comme
elles le sont pour l'historien qui vous les raconte, et qui, à l'égard de
ces sortes de choses, n'est pas plus avancé, après cent ans écoulés, que
ne le sont les grands esprits de son siècle, Albert, en voyant à nu l'âme
égoïste et vaine de son rival, ne se dit pas: Voilà mon ennemi; mais il se
dit: Voilà l'ennemi de Consuelo. Et, sans rien faire paraître de sa
découverte, il se promit de veiller sur elle, et de la préserver.




LXI.


Aussitôt que Consuelo vit un instant favorable, elle sortit du salon, et
alla dans le jardin. Le soleil était couché, et les premières étoiles
brillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l'occident,
déjà noir à l'est. La jeune artiste cherchait à respirer le calme dans
cet air pur et frais des premières soirées d'automne. Son sein était
oppressé d'une langueur voluptueuse; et cependant elle en éprouvait des
remords, et appelait au secours de sa volonté toutes les forces de son
âme. Elle eût pu se dire: «_Ne puis-je donc savoir si j'aime ou si je
hais?_» Elle tremblait, comme si elle eût senti son courage l'abandonner
dans la crise la plus dangereuse de sa  vie; et, pour la première fois,
elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cette
sainte confiance dans ses intentions, qui l'avaient toujours soutenue
dans ses épreuves. Elle avait quitté le salon pour se dérober à la
fascination qu'Anzoleto exerçait sur elle, et elle avait éprouvé en
même temps comme un vague désir d'être suivie par lui. Les feuilles
commençaient à tomber. Lorsque le bord de son vêtement les faisait crier
derrière elle, elle s'imaginait entendre des pas sur les siens, et, prête
à fuir, n'osant se retourner, elle restait enchaînée à sa place par une
puissance magique.

Quelqu'un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer:
c'était Albert. Étranger à toutes ces petites dissimulations qu'on appelle
les convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus de
toute mauvaise honte, il était sorti un instant après elle, résolu de la
protéger à son insu, et d'empêcher son séducteur de la rejoindre. Anzoleto
avait remarqué cet empressement naïf, sans en être fort alarmé. Il avait
trop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoire
comme assurée; et, grâce à la fatuité que de faciles succès avaient
développée en lui, il était résolu à ne plus brusquer les choses, à ne
plus irriter son amante, et à ne plus effaroucher la famille. «Il n'est
plus nécessaire de tant me presser, se disait-il. La colère pourrait lui
donner des forces. Un air de douleur et d'abattement lui fera perdre le
reste de courroux qu'elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons ses
sens. Elle est sans doute moins austère qu'à Venise; elle s'est civilisée
ici. Qu'importe que mon rival soit heureux un jour de plus? Demain elle
est à moi; cette nuit peut-être! Nous verrons bien. Ne la poussons pas par
la peur à quelque résolution désespérée. Elle ne m'a pas trahi auprès
d'eux. Soit pitié, soit crainte, elle ne dément pas mon rôle de frère; et
les grands parents, malgré toutes mes sottises, paraissent résolus à me
supporter pour l'amour d'elle. Changeons donc de tactique. J'ai été plus
vite que je n'espérais. Je puis bien faire halte.»

Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fort
surpris de lui voir prendre tout d'un coup de très-bonnes manières, un ton
modeste, et un maintien doux et prévenant. Il eut l'adresse de se plaindre
tout bas au chapelain d'un grand mal de tête, et d'ajouter qu'étant fort
sobre d'habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s'était pas méfié au
dîner, lui avait porté au cerveau. Au bout d'un instant, cet aveu fut
communiqué en allemand à la chanoinesse et au comte, qui accepta cette
espèce de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa fut
d'abord moins indulgente; mais les soins que le comédien se donna pour lui
plaire, l'éloge respectueux qu'il sut faire, à propos, des avantages
de la noblesse, l'admiration qu'il montra pour l'ordre établi dans le
château, désarmèrent promptement cette âme bienveillante et incapable de
rancune. Elle l'écouta d'abord par désoeuvrement, et finit par causer avec
lui avec intérêt, et par convenir avec son frère que c'était un excellent
et charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, une
heure s'était écoulée, pendant laquelle Anzoleto n'avait pas perdu son
temps. Il avait si bien regagné les bonnes grâces de la famille, qu'il
était sûr de pouvoir rester autant de jours au château qu'il lui en
faudrait pour arriver à ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comte
disait à Consuelo en allemand; mais il devina, aux regards tournés vers
lui, et à l'air de surprise et d'embarras de la jeune fille, que Christian
venait de faire de lui le plus complet éloge, en la grondant un peu de ne
pas marquer plus d'intérêt à un frère aussi aimable.

«Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgré son dépit contre la
Porporina, ne pouvait s'empêcher de lui vouloir du bien, et qui, de plus,
croyait accomplir un acte de religion; vous avez boudé votre frère à
dîner, et il est vrai de dire qu'il le méritait bien dans ce moment-là.
Mais il est meilleur qu'il ne nous avait paru d'abord. Il vous aime
tendrement, et vient de nous parler de vous à plusieurs reprises avec
toute sorte d'affection, même de respect. Ne soyez pas plus sévère que
nous. Je suis sûre que s'il se souvient de s'être grisé à dîner, il en est
tout chagrin, surtout à cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pas
froid à celui qui vous tient de si près par le sang. Pour mon compte,
quoique mon frère le baron d'Albert, qui était fort taquin dans sa
jeunesse, m'ait fâchée bien souvent, je n'ai jamais pu rester une heure
brouillée avec lui.»

Consuelo, n'osant confirmer ni détruire l'erreur de la bonne dame, resta
comme atterrée à cette nouvelle attaque d'Anzoleto, dont elle comprenait
bien la puissance et l'habileté.

«Vous n'entendez pas ce que dit ma soeur? dit Christian au jeune homme; je
vais vous le traduire en deux mots. Elle reproche à Consuelo de faire trop
la petite maman avec vous; et je suis sûr que Consuelo meurt d'envie de
faire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeune
homme, faites le premier pas; et si vous avez eu autrefois envers elle
quelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu'elle vous le
pardonne.»

Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois; et, saisissant la main
tremblante de Consuelo, qui n'osait la lui retirer:

«Oui, dit-il, j'ai eu de grands torts envers elle, et je m'en repens si
amèrement, que tous mes efforts pour m'étourdir à ce sujet ne servent qu'à
briser mon coeur de plus en plus. Elle le sait bien; et si elle n'avait pas
une âme de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme la
vertu, elle aurait compris que mes remords m'ont bien assez puni. Ma
soeur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour; ou bien je vais partir
aussitôt, et promener mon désespoir, mon isolement et mon ennui par toute
la terre. Étranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, je
ne pourrai plus croire à Dieu, et mon égarement retombera sur ta tête.»

Cette homélie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes à la
bonne chanoinesse.

«Vous l'entendez, Porporina, s'écria-t-elle; ce qu'il vous dit est
très-beau et très-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de la
religion, ordonner à la signora de se réconcilier avec son frère.»

Le chapelain allait s'en mêler. Anzoleto n'attendit pas le sermon, et,
saisissant Consuelo dans ses bras, malgré sa résistance et son effroi,
il l'embrassa passionnément à la barbe du chapelain et à la grande
édification de l'assistance. Consuelo, épouvantée d'une tromperie si
impudente, ne put s'y associer plus longtemps.

«Arrêtez! dit-elle, monsieur le comte, écoutez-moi!...»

Elle allait tout révéler, lorsque Albert parut. Aussitôt l'idée de
Zdenko revint glacer de crainte l'âme prête à s'épancher. L'implacable
Protecteur de Consuelo pouvait vouloir la débarrasser, sans bruit et sans
délibération, de l'ennemi contre lequel elle allait l'invoquer. Elle
pâlit, regarda Anzoleto d'un air de reproche douloureux, et la parole
expira sur ses lèvres.

A sept heures sonnantes, on se remit à table pour souper. Si l'idée de ces
fréquents repas est faite pour ôter l'appétit à mes délicates lectrices,
je leur dirai que la mode de ne point manger n'était pas en vigueur dans
ce temps-là et dans ce pays-là. Je crois l'avoir déjà dit: on mangeait
lentement, copieusement, et souvent, à Riesenburg. La moitié de la journée
se passait presque à table; et j'avoue que Consuelo, habituée dès son
enfance, et pour cause, à vivre tout un jour avec quelques cuillerées de
riz cuit à l'eau, trouvait ces homériques repas mortellement longs. Pour
la première fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instant
ou un siècle. Elle ne vivait pas plus qu'Albert lorsqu'il était seul au
fond de sa grotte. Il lui semblait qu'elle était ivre, tant la honte
d'elle-même, l'amour et la terreur, agitaient tout son être. Elle ne
mangea point, n'entendit et ne vit rien autour d'elle. Consternée comme
quelqu'un qui se sent rouler dans un précipice, et qui voit se briser une
à une les faibles branches qu'il voulait saisir pour arrêter sa chute,
elle regardait le fond de l'abîme, et le vertige bourdonnait dans son
cerveau. Anzoleto était près d'elle; il effleurait son vêtement, il
pressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, son
pied contre son pied. Dans son empressement à la servir, il rencontrait
ses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde; mais
cette rapide et brûlante pression résumait tout un siècle de volupté. Il
lui disait à la dérobée de ces mots qui étouffent, il lui lançait de ces
regards qui dévorent. Il profitait d'un instant fugitif comme l'éclair
pour échanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses lèvres le
cristal que ses lèvres avaient touché. Et il savait être tout de feu
pour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait à merveille,
parlait convenablement, était plein d'égards attentifs pour la
chanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleurs
morceaux des viandes qu'il se chargeait de découper avec la dextérité et
la grâce d'un convive habitué à la bonne chère. Il avait remarqué que le
saint homme était gourmand, que sa timidité lui imposait à cet égard de
fréquentes privations; et celui-ci se trouva si bien de ses préférences,
qu'il souhaita voir le nouvel écuyer-tranchant passer le reste de ses
jours au château des Géants.

On remarqua qu'Anzoleto ne buvait que de l'eau; et lorsque le chapelain,
par échange de bons procédés, lui offrit du vin, il répondit assez haut
pour être entendu:

«Mille grâces! on ne m'y prendra plus. Votre beau vin est un perfide avec
lequel je cherchais à m'étourdir tantôt. Maintenant, je n'ai plus de
chagrins, et je reviens à l'eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie.»

On prolongea la veillée un peu plus que de coutume. Anzoleto chanta
encore; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favoris
de ses vieux auteurs, qu'elle lui avait appris elle-même; et il les dit
avec tout le soin, avec toute la pureté de goût et de délicatesse
d'intention qu'elle avait coutume d'exiger de lui. C'était lui rappeler
encore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art.

Au moment où l'on allait se séparer, il prit un instant favorable pour lui
dire tout bas:

«Je sais où est ta chambre; on m'en a donné une dans la même galerie.
A minuit, je serai à genoux à ta porte, j'y resterai prosterné jusqu'au
jour. Ne refuse pas de m'entendre un instant. Je ne veux pas reconquérir
ton amour, je ne le mérite pas. Je sais que tu ne peux plus m'aimer, qu'un
autre est heureux, et qu'il faut que je parte. Je partirai la mort dans
l'âme, et le reste de ma vie est dévoué aux furies! Mais ne me chasse pas
sans m'avoir dit un mot de pitié, un mot d'adieu. Si tu n'y consens pas,
je partirai dès la pointe du jour, et ce sera fait de moi pour jamais!

--Ne dites pas cela, Anzoleto. Nous devons nous quitter ici, nous dire un
éternel adieu. Je vous pardonne, et je vous souhaite....

--Un bon voyage! reprit-il avec ironie; puis, reprenant aussitôt son ton
hypocrite: Tu es impitoyable, Consuelo. Tu veux que je sois perdu, qu'il
ne reste pas en moi un bon sentiment, un bon souvenir. Que crains-tu?
Ne t'ai-je pas prouvé mille fois mon respect et la pureté de mon amour?
Quand on aime éperdument, n'est-on pas esclave, et ne sais-tu pas qu'un
mot de toi me dompte et m'enchaîne? Au nom du ciel, si tu n'es pas la
maîtresse de cet homme que tu vas épouser, s'il n'est pas le maître de ton
appartement et le compagnon inévitable de toutes tes nuits...

--Il ne l'est pas, il ne le fut jamais,» dit Consuelo avec l'accent de la
fière innocence.

Elle eût mieux fait de réprimer ce mouvement d'un orgueil bien fondé, mais
trop sincère en cette occasion. Anzoleto n'était pas poltron; mais il
aimait la vie, et s'il eût cru trouver dans la chambre de Consuelo un
gardien déterminé, il fût resté fort paisiblement dans la sienne. L'accent
de vérité qui accompagna la réponse de la jeune fille l'enhardit tout à
fait.

«En ce cas, dit-il, je ne compromets pas ton avenir. Je serai si prudent,
si adroit, je marcherai si légèrement, je te parlerai si bas, que ta
réputation ne sera pas ternie. D'ailleurs, ne suis-je pas ton frère?
Devant partir à l'aube du jour, qu'y aurait-il d'extraordinaire à ce que
j'aille te dire adieu?

--Non! non! ne venez pas! dit Consuelo épouvantée. L'appartement du
comte Albert n'est pas éloigné; peut-être a-t-il tout deviné... Anzoleto,
si vous vous exposez... je ne réponds pas de votre vie. Je vous parle
sérieusement, et mon sang se glace dans mes veines!»
                
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