George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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Anzoleto sentit en effet sa main, qu'il avait prise dans la sienne,
devenir plus froide que le marbre.

«Si tu discutes, si tu parlementes à ta porte, tu exposes mes jours,
dit-il en souriant; mais si ta porte est ouverte, si nos baisers sont
muets, nous ne risquons rien. Rappelle-toi que nous avons passé des nuits
ensemble sans éveiller un seul des nombreux voisins de la Corte-Minelli.
Quant à moi, s'il n'y a pas d'autre obstacle que la jalousie du comte, et
pas d'autre danger que la mort....»

Consuelo vit en cet instant le regard du comte Albert, ordinairement si
vague, redevenir clair et profond en s'attachant sur Anzoleto. Il ne
pouvait entendre; mais il semblait qu'il entendit avec les yeux. Elle
retira sa main de celle d'Anzoleto, en lui disant d'une voix étouffée:

«Ah! si tu m'aimes, ne brave pas cet homme terrible!

--Est-ce pour toi que tu crains dit Anzoleto rapidement.

--Non, mais pour tout ce qui m'approche et me menace.

--Et pour tout ce qui t'adore, sans doute? Eh bien, soit. Mourir à tes
yeux, mourir à tes pieds; oh! je ne demande que cela. J'y serai à minuit;
résiste, et tu ne feras que hâter ma perte.

--Vous partez demain, et vous ne prenez congé de personne? dit Consuelo en
voyant qu'il saluait le comte et la chanoinesse sans leur parler de son
départ.

--Non, dit-il; ils me retiendraient, et, malgré moi, voyant tout conspirer
pour prolonger mon agonie, je céderais. Tu leur feras mes excuses et mes
adieux. Les ordres sont donnés à mon guide pour que mes chevaux soient
prêts à quatre heures du matin.»

Cette dernière assertion était plus que vraie. Les regards singuliers
d'Albert depuis quelques heures n'avaient pas échappé à Anzoleto. Il
était résolu à tout oser; mais il se tenait prêt pour la fuite en cas
d'événement. Ses chevaux étaient déjà sellés dans l'écurie, et son guide
avait reçu l'ordre de ne pas se coucher.

Rentrée dans sa chambre, Consuelo fut saisie d'une véritable épouvante.
Elle ne voulait point recevoir Anzoleto, et en même temps elle craignait
qu'il fût empêché de venir la trouver. Toujours ce sentiment double, faux,
insurmontable, tourmentait sa pensée, et mettait son coeur aux prises avec
sa conscience. Jamais elle ne s'était sentie si malheureuse, si exposée,
si seule sur la terre. «O mon maître Porpora, où êtes-vous? s'écriait-elle.
Vous seul pourriez me sauver; vous seul connaissez mon  mal et les périls
auxquels je suis livrée. Vous seul êtes rude, sévère, et méfiant, comme
devrait l'être un ami et un père, pour me retirer de cet abîme où je
tombe!... Mais n'ai-je pas des amis autour de moi? N'ai-je pas un père dans
le comte Christian? La chanoinesse ne serait-elle pas une mère pour moi, si
j'avais le courage de braver ses préjugés et de lui ouvrir mon coeur? Et
Albert n'est-il pas mon soutien, mon frère, mon époux, si je consens à dire
un mot! Oh! oui, c'est lui qui doit être mon sauveur; et je le crains!
et je le repousse!... Il faut que j'aille les trouver tous les trois,
ajoutait-elle en se levant et en marchant avec agitation dans sa chambre.
Il faut que je m'engage avec eux, que je m'enchaîne à leurs bras
protecteurs, que je m'abrite sous les ailes de ces anges gardiens. Le
repos, la dignité, l'honneur, résident avec eux; l'abjection et le
désespoir m'attendent auprès d'Anzoleto. Oh! oui! il faut que j'aille leur
faire la confession de cette affreuse journée, que je leur dise ce qui se
passe en moi, afin qu'ils me préservent et me défendent de moi-même. Il
faut que je me lie à eux par un serment, que je dise ce _oui_ terrible qui
mettra une invincible barrière entre moi et mon fléau! J'y vais!...»

Et, au lieu d'y aller, elle retombait épuisée sur sa chaise, et pleurait
avec déchirement son repos perdu, sa force brisée.

«Mais quoi! disait-elle, j'irai leur faire un nouveau mensonge! j'irai leur
offrir une fille égarée, une épouse adultère! car je le suis par le coeur,
et la bouche qui jurerait une immuable fidélité au plus sincère des hommes
est encore toute brûlante du baiser d'un autre; et mon coeur tressaille
d'un plaisir impur rien que d'y songer! Ah! mon amour même pour l'indigne
Anzoleto est changé comme lui. Ce n'est plus cette affection tranquille
et sainte avec laquelle je dormais heureuse sous les ailes que ma mère
étendait sur moi du haut des cieux. C'est un entraînement lâche et
impétueux comme l'être qui l'inspire. Il n'y a plus rien de grand ni de
vrai dans mon âme. Je me mens à moi-même depuis ce matin, comme je mens aux
autres. Comment ne leur mentirais-je pas désormais à toutes les heures de
ma vie? Présent ou absent, Anzoleto sera toujours devant mes yeux; la seule
pensée de le quitter demain me remplit de douleur, et dans le sein d'un
autre je ne rêverais que de lui. Que faire, que devenir?»

L'heure s'avançait avec une affreuse rapidité, avec une affreuse lenteur.
«Je le verrai, se disait-elle. Je lui dirai que je le hais, que je le
méprise, que je ne veux jamais le revoir. Mais non, je mens encore; car je
ne le lui dirai pas; ou bien, si j'ai ce courage, je me rétracterai un
instant après. Je ne puis plus même être sûre de ma chasteté; il n'y croit
plus, il ne me respectera pas. Et moi, je ne crois plus à moi-même, je ne
crois plus à rien. Je succomberai par peur encore plus que par faiblesse.
Oh! plutôt mourir que de descendre ainsi dans ma propre estime, et de
donner ce triomphe à la ruse et au libertinage d'autrui, sur les instincts
sacrés et les nobles desseins que Dieu avait mis en moi!»

Elle se mit à sa fenêtre, et eut véritablement l'idée de se précipiter,
pour échapper par la mort à l'infamie dont elle se croyait déjà souillée.
En luttant contre cette sombre tentation, elle songea aux moyens de salut
qui lui restaient. Matériellement parlant, elle n'en manquait pas, mais
tous lui semblaient entraîner d'autres dangers. Elle avait commencé par
verrouiller la porte par laquelle Anzoleto pouvait venir. Mais elle ne
connaissait encore qu'à demi cet homme froid et personnel, et, ayant vu des
preuves de son courage physique, elle ne savait pas qu'il était tout à fait
dépourvu du courage moral qui fait affronter la mort pour satisfaire la
passion. Elle pensait qu'il oserait venir jusque là, qu'il insisterait pour
être écouté, qu'il ferait quelque bruit; et elle savait qu'il ne fallait
qu'un souffle pour attirer Albert. Il y avait auprès de sa chambre un
cabinet avec un escalier dérobé, comme dans presque tous les appartements
du château; mais cet escalier donnait à l'étage inférieur, tout auprès de
la chanoinesse. C'était le seul refuge qu'elle pût chercher contre l'audace
imprudente d'Anzoleto; et, pour se faire ouvrir, il fallait tout confesser,
même d'avance, afin de ne pas donner lieu à un scandale, que la bonne
Wenceslawa, dans sa frayeur, pourrait bien prolonger. Il y avait encore le
jardin; mais si Anzoleto, qui paraissait avoir exploré tout le château avec
soin, s'y rendait de son côté, c'était courir à sa perte.

En rêvant ainsi, elle vit de la fenêtre de son cabinet, qui donnait sur une
cour de derrière, de la lumière auprès des écuries. Elle examina un homme
qui rentrait et sortait de ces écuries sans éveiller les autres serviteurs,
et qui paraissait faire des apprêts de départ. Elle reconnut à son costume
le guide d'Anzoleto, qui arrangeait ses chevaux conformément à ses
instructions. Elle vit aussi de la lumière chez le gardien du pont-levis,
et pensa avec raison qu'il avait été averti par le guide d'un départ dont
l'heure n'était pas encore fixée. En observant ces détails, et en se
livrant à mille conjectures, à mille projets, Consuelo conçut un dessein
assez étrange et fort téméraire. Mais comme il lui offrait un terme moyen
entre les deux extrêmes qu'elle redoutait, et lui ouvrait en même temps
une nouvelle perspective sur les événements de sa vie, il lui parut une
véritable inspiration du ciel. Elle n'avait pas de temps à employer pour en
examiner les moyens et les suites. Les uns lui parurent se présenter par
l'effet d'un hasard providentiel; les autres lui semblèrent pouvoir être
détournés. Elle se mit à écrire ce qui suit, fort à la hâte, comme on peut
croire, car l'horloge, du château venait de sonner onze heures:

«Albert, je suis forcée de partir. Je vous chéris de toute mon âme, vous le
savez. Mais il y a dans mon. être des contradictions, des souffrances, et
des révoltes  que je ne puis expliquer ni à vous ni à moi-même. Si je vous
voyais en ce moment, je vous dirais que je me fie à vous, que je vous
abandonne le soin de mon avenir, que je consens à être votre femme. Je vous
dirais peut-être que je le veux. Et pourtant je vous tromperais, ou je
ferais un serment téméraire; car mon coeur n'est pas assez purifié de
l'ancien amour, pour vous appartenir dès à présent, sans effroi, et pour
mériter le vôtre sans remords. Je fuis; je vais à Vienne, rejoindre ou
attendre le Porpora, qui doit y être ou y arriver dans peu de jours, comme
sa lettre à votre père vous l'a annoncé dernièrement. Je vous jure que je
vais chercher auprès de lui l'oubli et la haine du passé, et l'espoir d'un
avenir dont vous êtes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas; je
vous le défends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettrait
et détruirait peut-être. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vous
m'avez fait de ne pas retourner sans moi à... Vous me comprenez! Comptez
sur moi, je vous l'ordonne; car je m'en vais avec la sainte espérance de
revenir ou de vous appeler bientôt. Dans ce moment je fais un rêve affreux.
Il  me semble que quand je serai seule avec moi-même, je me réveillerai
digne de vous. Je ne veux point que mon frère me suive. Je vais le tromper,
lui faire prendre une route opposée à celle que je prends moi-même. Sur
tout ce que vous avez de plus cher au monde, ne contrariez en rien mon
projet, et croyez-moi sincère. C'est à cela que je verrai si vous m'aimez
véritablement, et si je puis sacrifier sans rougir ma pauvreté à votre
richesse, mon obscurité à votre rang, mon ignorance à la science de votre
esprit. Adieu! mais non: au revoir, Albert. Pour vous prouver que je ne
m'en vais pas irrévocablement, je vous charge de rendre votre digne et
chère tante favorable à notre union, et de me conserver les bontés de votre
père, le meilleur, le plus respectable des hommes! Dites-lui la vérité sur
tout ceci. Je vous écrirai de Vienne.»

L'espérance de convaincre et de calmer par une telle lettre un homme
aussi épris qu'Albert était téméraire sans doute, mais non déraisonnable.
Consuelo sentait revenir, pendant qu'elle lui écrivait, l'énergie de sa
volonté et la loyauté de son caractère. Tout ce qu'elle lui écrivait, elle
le pensait. Tout ce qu'elle annonçait, elle allait le faire. Elle croyait à
la pénétration puissante et presque à la seconde vue d'Albert; elle n'eût
pas espéré de le tromper; elle était sûre qu'il croirait en elle, et que,
son caractère donné, il lui obéirait ponctuellement. En ce moment, elle
jugea les choses, et Albert lui-même, d'aussi haut que lui.

Après avoir plié sa lettre sans la cacheter, elle jeta sur ses épaules son
manteau de voyage, enveloppa sa tête dans un voile noir très-épais, mit
de fortes chaussures, prit sur elle le peu d'argent qu'elle possédait, fit
un mince paquet de linge, et, descendant sur la pointe du pied avec
d'incroyables précautions, elle traversa les étages inférieurs, parvint à
l'appartement du comte Christian, se glissa jusqu'à son oratoire, où elle
savait qu'il entrait régulièrement à six heures du matin. Elle déposa la
lettre sur le coussin où il mettait son livre avant de s'agenouiller par
terre. Puis, descendant jusqu'à la cour, sans éveiller personne, elle
marcha droit aux écuries.

Le guide, qui n'était pas trop rassuré de se voir seul en pleine nuit dans
un grand château où tout le monde dormait comme les pierres, eut d'abord
peur de cette femme noire qui s'avançait sur lui comme un fantôme. Il
recula jusqu'au fond de son écurie, n'osant ni crier ni l'interroger: c'est
ce que voulait Consuelo. Dès qu'elle se vit hors de la portée des regards
et de la voix (elle savait d'ailleurs que ni des fenêtres d'Albert ni de
celles d'Anzoleto on n'avait vue sur cette cour), elle dit au guide:

«Je suis la soeur du jeune homme que tu as amené ici ce matin. Il m'enlève.
C'est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme sur
son cheval: il y en a ici plusieurs. Suis-moi à Tusta sans dire un seul
mot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du château que
je me sauve. Tu seras payé double. Tu as l'air étonné? Allons, dépêche!
A peine serons-nous rendus à la ville, qu'il faudra que tu reviennes ici
avec les mêmes chevaux pour chercher mon frère.»

Le guide secoua la tête.

«Tu seras payé triple.»

Le guide fit un signe de consentement.

«Et tu le ramèneras bride abattue à Tusta, où je vous attendrai.»

Le guide hocha encore la tête.

«Tu auras quatre fois autant à la dernière course qu'à la première.»

Le guide obéit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo fut
préparé en selle de femme.

«Ce n'est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant même qu'il fût
bridé entièrement; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessus
le mien. C'est pour un instant.

--J'entends, dit l'autre, c'est pour tromper le portier; c'est facile! Oh!
ce n'est pas la première fois que j'enlève une demoiselle! Votre amoureux
paiera bien, je pense, quoique vous soyez sa soeur, ajouta-t-il d'un air
narquois.

--Tu seras bien payé par moi la première. Tais-toi. Es-tu prêt?

--Je suis à cheval.

--Passe le premier, et fais baisser le pont.»

Ils le franchirent au pas, firent un détour pour ne point passer sous les
murs du château, et au bout d'un quart d'heure gagnèrent la grande route
sablée. Consuelo n'avait jamais monté à cheval de sa vie. Heureusement,
celui-là, quoique vigoureux, était d'un bon caractère. Son maître l'animait
en faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, à
travers bois et bruyères, conduisit l'amazone à son but au bout de deux
heures.

Consuelo lui retint la bride et sauta à terse à l'entrée de la ville.

«Je ne veux pas qu'on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans la
main le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la ville
à pied, et j'y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui me
conduira sur la route de Prague. J'irai vite, pour m'éloigner le plus
possible, avant le jour, du pays où ma figure est connue; au jour, je
m'arrêterai, et j'attendrai mon frère.

--Mais en quel endroit?

--Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera à un relais de poste.
Qu'il ne fasse pas de questions avant dix lieues d'ici. Alors il demandera
partout madame Wolf; c'est le premier nom venu; ne l'oublie pas pourtant.
Il n'y a qu'une route pour Prague?

--Qu'une seule jusqu'à ...

--C'est bon. Arrête-toi dans le faubourg pour faire rafraîchir tes chevaux.
Tâche qu'on ne voie pas la selle de femme; jette ton manteau dessus; ne
réponds à aucune question, et repars. Attends! encore un mot: dis à mon
frère de ne pas hésiter, de ne pas tarder, de s'esquiver sans être vu.
Il y a danger de mort pour lui au château.

--Dieu soit avec vous, la jolie fille! répondit le guide, qui avait eu le
temps de rouler entre ses doigts l'argent qu'il venait de recevoir. Quand
mes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoir
rendu service.--Je suis pourtant fâché, se dit-il quand elle eut disparu
dans l'obscurité, de ne pas avoir aperçu le bout de son nez; je voudrais
savoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m'a fait peur
d'abord avec son voile noir et son pas résolu; aussi ils m'avaient fait
tant de contes à l'office, que je ne savais plus où j'en étais.  Sont-ils
superstitieux et simples, ces gens-là, avec leurs revenants et leur homme
noir du chêne de Schreckenstein! Bah! j'y ai passé plus de cent fois, et
je ne l'ai jamais vu! J'avais bien soin de baisser la tête, et de regarder
du côté du ravin quand je passais au pied de la montagne.»

En faisant ces réflexions naïves, le guide, après avoir donné l'avoine à
ses chevaux, et s'être administré à lui-même, dans un cabaret voisin, une
large pinte d'hydromel pour se réveiller, reprit le chemin de Riesenburg,
sans trop se presser, ainsi que Consuelo l'avait bien espéré et prévu tout
en lui recommandant de faire diligence. Le brave garçon, à mesure qu'il
s'éloignait d'elle, se perdait en conjectures sur l'aventure romanesque
dont il venait d'être l'entremetteur. Peu à peu les vapeurs de la nuit, et
peut-être aussi celles de la boisson fermentée, lui firent paraître cette
aventure plus merveilleuse encore. «Il serait plaisant, pensait-il, que
cette femme noire fût un homme, et cet homme le revenant du château, le
fantôme noir du Schreckenstein? On dit qu'il joue toutes sortes de mauvais
tours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m'a juré l'avoir vu plus de
dix fois dans son écurie lorsqu'il allait donner l'avoine aux chevaux du
vieux baron d'Albert avant le jour. Diable! ce ne serait pas si plaisant!
la rencontre et la société de ces êtres-là est toujours suivie de quelque
malheur. Si mon pauvre grison a porté Satan cette nuit, il en mourra pour
sûr. Il me semble qu'il jette déjà du feu par les naseaux; pourvu qu'il ne
prenne pas le mors aux dents! Pardieu! je suis curieux d'arriver au
château, pour voir si, au lieu de l'argent que cette diablesse m'a donné,
je ne vais pas trouver des feuilles sèches dans ma poche. Et si l'on venait
me dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit au
lieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou de
moi? Le fait est qu'elle galopait comme le vent, et qu'elle a disparu en me
quittant, comme si elle se fût enfoncée sous terre.»




LXII.


Anzoleto n'avait pas manqué de se lever à minuit, de prendre son stylet, de
se parfumer, et d'éteindre son flambeau. Mais au moment où il crut pouvoir
ouvrir sa porte sans bruit (il avait déjà remarqué que la serrure était
douce et fonctionnait très discrètement), il fut fort étonné de ne pouvoir
imprimer à la clef le plus léger mouvement. Il s'y brisa les doigts, et
s'y épuisa de fatigue, au risque d'éveiller quelqu'un en secouant trop
fortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n'avait pas d'autre
issue; la fenêtre donnait sur les jardins à une élévation de cinquante
pieds, parfaitement nue et impossible à franchir; la seule pensée en
donnait le vertige.

«Ceci n'est pas l'ouvrage du hasard, se dit Anzoleto après avoir encore
inutilement essayé d'ébranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce serait
bon signe; sa peur me répondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comte
Albert, tous deux me le paieront à la fois!»

II prit le parti de se rendormir. Le dépit l'en empêcha; et peut-être
Aussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert était l'auteur
de cette précaution, lui seul n'était pas dupe, dans la maison, de ses
rapports fraternels avec Consuelo. Cette dernière avait paru véritablement
épouvantée en l'avertissant de prendre garde à _cet homme terrible_.
Anzoleto avait beau se dire qu'étant fou, le jeune comte ne mettrait
peut-être pas de suite dans ses idées, ou qu'étant d'une illustre
naissance, il ne voudrait pas, suivant le préjugé du temps, se commettre
dans une partie d'honneur avec un comédien; ces suppositions ne le
rassuraient point. Albert lui avait paru un fou bien tranquille et bien
maître de lui-même; et quant à ses préjugés, il fallait qu'ils ne fussent
pas fort enracinés pour lui permettre de vouloir épouser une comédienne.
Anzoleto commença donc à craindre sérieusement d'avoir maille à partir avec
lui, avant d'en venir à ses fins, et de se faire quelque mauvaise affaire
en pure perte. Ce dénouement lui paraissait plus honteux que funeste. Il
avait appris à manier l'épée, et se flattait de tenir tête à quelque homme
de qualité que ce fût. Néanmoins il ne se sentit pas tranquille, et ne
dormit pas.

Vers cinq heures du matin, il crut entendre des pas dans le corridor, et
peu après sa porte s'ouvrit sans bruit et sans difficulté. Il ne faisait
pas encore bien jour; et en voyant un homme entrer dans sa chambre avec
aussi peu de cérémonie, Anzoleto crut que le moment décisif était venu.
Il sauta sur son stylet en bondissant comme un taureau. Mais il reconnut
aussitôt, à la lueur du crépuscule, son guide qui lui faisait signe de
parler bas et de ne pas faire de bruit.

«Que veux-tu dire avec tes simagrées, et que me veux-tu, imbécile? Dit
Anzoleto avec humeur. Comment as-tu fait pour entrer ici?

--Eh! par où, si ce n'est pas la porte, mon bon seigneur?

--La porte était fermée à clef.

--Mais vous aviez laissé la clef en dehors.

--Impossible! la voilà sur ma table.

--Belle merveille! il y en a une autre.

--Et qui donc m'a joué le tour de m'enfermer ainsi? Il n'y avait qu'une
clef hier soir: serait-ce toi, en venant chercher ma valise?

--Je jure que ce n'est pas moi, et que je n'ai pas vu de clef.

--Ce sera donc le diable! Mais que me veux-tu avec ton air affairé et
mystérieux? Je ne t'ai pas fait appeler.

--Vous ne me laissez pas le temps de parler! Vous me voyez, d'ailleurs, et
vous savez bien sans doute ce que je vous veux. La signora est arrivée sans
encombre à Tusta, et, suivant ses ordres, me voici avec mes chevaux pour
vous y conduire.»

Il fallut bien quelques instants pour qu'Anzoleto comprit de quoi il
s'agissait; mais il s'accommoda assez vite de la vérité pour empêcher que
son guide, dont les craintes superstitieuses s'effaçaient d'ailleurs avec
les ombres de la nuit, ne retombât dans ses perplexités à l'égard d'une
malice du diable. Le drôle avait commencé par examiner et par faire sonner
sur les pavés de l'écurie l'argent de Consuelo, et il se tenait pour
content de son marché avec l'enfer. Anzoleto comprit à demi-mot, et pensa
que la fugitive avait été de son côté surveillée de manière à ne pouvoir
l'avertir de sa résolution; que, menacée, poussée à bout peut-être par son
jaloux, elle avait saisi un moment propice pour déjouer tous ses efforts,
s'évader et prendre la clef des champs.

«Quoi qu'il en soit, dit-il, il n'y a ni à douter ni à balancer. Les avis
qu'elle me fait donner par cet homme, qui l'a conduite sur la route de
Prague, sont clairs et précis. Victoire! si je puis toutefois sortir d'ici
pour la rejoindre sans être forcé de croiser l'épée!»

Il s'arma jusqu'aux dents: et, tandis qu'il s'apprêtait à la hâte, il
envoya son guide en éclaireur pour voir si les chemins étaient libres.
Sur sa réponse que tout le monde paraissait encore livré au sommeil,
excepté le gardien du pont qui venait de lui ouvrir, Anzoleto descendit
sans bruit, remonta à cheval, et ne rencontra dans les cours qu'un
palefrenier, qu'il appela pour lui donner quelque argent, afin de ne pas
laisser à son départ l'apparence d'une fuite.

«Par saint Wenceslas! dit ce serviteur au guide, voilà une étrange chose,
les chevaux sont couverts de sueur en sortant de l'écurie comme s'ils
avaient couru toute la nuit.

--C'est votre diable noir qui sera venu les panser, répondit l'autre.

--C'est donc cela, reprit le palefrenier, que j'ai entendu un bruit
épouvantable toute la nuit de ce côté-là! Je n'ai pas osé venir voir; mais
j'ai entendu la herse crier, et le pont-levis s'abattre, tout comme je vous
vois dans ce moment-ci: si bien que j'ai cru que c'était vous qui partiez,
et que je ne m'attendais guère à vous revoir ce matin.»

Au pont-levis, ce fut une autre observation du gardien.

«Votre seigneurie est donc double? demanda cet homme en se frottant les
yeux. Je l'ai vue partir vers minuit, et je la vois encore une fois.

--Vous avez rêvé, mon brave homme, dit Anzoleto en lui faisant aussi une
gratification. Je ne serais pas parti sans vous prier de boire à ma santé.

--Votre seigneurie me fait trop d'honneur, dit le portier, qui écorchait un
peu l'italien.

--C'est égal, dit-il au guide dans sa langue, j'en ai vu deux cette nuit!

--Et prends garde d'en voir quatre la nuit prochaine, répondit le guide en
suivant Anzoleto au galop sur le pont: Le diable noir fait de ces tours-là
aux dormeurs de ton espèce.»

Anzoleto, bien averti et bien renseigné par son guide, gagna Tusta ou
Tauss; car c'est, je crois, la même ville. Il la traversa après avoir
congédié son homme et prit des chevaux de poste, s'abstint de faire aucune
question durant dix lieues, et, au terme, désigné, s'arrêta pour déjeuner
(car il n'en pouvait plus), et pour demander une madame Wolf qui devait
être par là avec une voiture.

Personne ne put lui en donner des nouvelles, et pour cause.

Il y avait bien une madame Wolf dans le village; mais elle était établie
depuis cinquante ans dans la ville, et tenait une boutique de mercerie.
Anzoleto, brisé, exténué, pensa que Consuelo n'avait pas jugé à propos de
s'arrêter en cet endroit. Il demanda une voiture à louer, il n'y en avait
pas. Force lui fut de remonter à cheval, et de faire une nouvelle course
à franc étrier. Il regardait comme impossible de ne pas rencontrer à
chaque instant la bienheureuse voiture, où il pourrait s'élancer et se
dédommager de ses anxiétés et de ses fatigues. Mais il rencontra fort peu
de voyageurs, et dans aucune voiture il ne vit Consuelo. Enfin, vaincu par
l'excès de la lassitude, et ne trouvant de voiture de louage nulle part,
il prit le parti de s'arrêter, mortellement vexé, et d'attendre dans une
bourgade, au bord de la route, que Consuelo vînt le rejoindre; car il
pensait l'avoir dépassée. Il eut le loisir de maudire, tout le reste du
jour et toute la nuit suivante, les femmes, les auberges, les jaloux et
les chemins. Le lendemain, il trouva une voiture publique de passage, et
continua de courir vers Prague, sans être plus heureux. Nous le laisserons
cheminer vers le nord, en proie à une véritable rage et à une mortelle
impatience mêlée d'espoir, pour revenir un instant nous-mêmes au château,
et voir l'effet du départ de Consuelo sur les habitants de cette demeure.

On peut penser que le comte Albert n'avait pas plus dormi que les deux
autres personnages de cette brusque aventure. Après s'être muni d'une
double clef de la chambre d'Anzoleto, il l'avait enfermé de dehors, et ne
s'était plus inquiété de ses tentatives, sachant bien qu'à moins que
Consuelo elle-même ne s'en mêlât, nul n'irait le délivrer. A l'égard de
cette première possibilité dont l'idée le faisait frémir, Albert eut
l'excessive délicatesse de ne pas vouloir faire d'imprudente découverte.

«Si elle l'aime à ce point, pensa-t-il, je n'ai plus à lutter; que mon sort
s'accomplisse! Je le saurai assez tôt, car elle est sincère; et demain elle
refusera ouvertement les offres que je lui ai faites aujourd'hui. Si elle
est seulement persécutée et menacée par cet homme dangereux, la voilà du
moins pour une nuit à l'abri de ses poursuites. Maintenant, quelque bruit
furtif que j'entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendrai
point odieux; je n'infligerai pas à cette infortunée le supplice de la
honte, en me montrant devant elle sans être appelé. Non! je ne jouerai
point le rôle d'un espion lâche, d'un jaloux soupçonneux, lorsque jusqu'ici
ses refus, ses irrésolutions, ne m'ont donné aucun droit sur elle. Je ne
sais qu'une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour;
c'est que je ne serai pas trompé. Ame de celle que j'aime, toi qui résides
à la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans les
entrailles du Dieu universel, si, à travers les mystères et les ombres de
la pensée humaine, tu peux lire en moi à cette heure, ton sentiment
intérieur doit te dire que j'aime trop pour ne pas croire à ta parole!»

Le courageux Albert tint religieusement l'engagement qu'il venait de
prendre avec lui-même; et bien qu'il crût entendre les pas de Consuelo à
l'étage inférieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moins
explicable du côté de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mains
jointes son coeur bondissant dans sa poitrine.

Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du côté
d'Anzoleto.

«L'infâme, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans précaution! Il semble
qu'il veuille afficher sa victoire! Ah! le mal qu'il me fait ne serait
rien, si une autre âme, plus précieuse et plus chère que la mienne, ne
devait pas être souillée par son amour.»

A l'heure où le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se rendit
auprès de lui, avec l'intention, non de l'avertir de ce qui se passait,
mais de l'engager à provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Il
était sûr qu'elle ne mentirait pas. Il pensait qu'elle devait désirer cette
explication, et s'apprêtait à la soulager de son trouble, à la consoler
même de sa honte, et à feindre une résignation qui pût adoucir l'amertume
de leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu'il deviendrait après. Il
sentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, et
il ne craignait pas d'éprouver une douleur au-dessus de ses forces.

Il trouva son père au moment où il entrait dans son oratoire. La lettre
posée sur le coussin frappa leurs yeux en même temps. Ils la saisirent et
la lurent ensemble. Le vieillard en fut atterré, croyant que son fils ne
supporterait pas l'événement; mais Albert, qui s'était préparé à un plus
grand malheur, fut calme, résigné et ferme dans sa confiance.

«Elle est pure, dit-il; elle veut m'aimer. Elle sent que mon amour est
vrai et ma foi inébranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cette
promesse, mon père, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi; je
serai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquiétudes si elles
s'emparent de moi.

--Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l'image du Dieu
de tes pères. Tu as accepté d'autres croyances, et je ne te les ai jamais
reprochées avec amertume, tu le sais, quoique mon coeur en ait bien
souffert. Je vais me prosterner devant l'effigie de ce Dieu sur laquelle
je t'ai promis, dans la nuit qui a précédé celle-ci, de faire tout ce qui
dépendrait de moi pour que ton amour fût écouté et sanctifié par un noeud
respectable. J'ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vais
encore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes voeux, et les miens
ne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas à moi dans cette
heure solennelle qui décidera peut-être dans les cieux des destinées de ton
amour sur la terre? O toi, mon noble enfant, à qui l'Éternel a conservé
toutes les vertus, malgré les épreuves qu'il a laissé subir à ta foi
première! toi que j'ai vu, dans ton enfance, agenouillé à mes côtés sur la
tombe de ta mère, et priant comme un jeune ange ce maître souverain dont tu
ne doutais pas alors! refuseras-tu aujourd'hui d'élever ta voix vers lui,
pour que la mienne ne soit pas inutile?

--Mon père, répondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, si
notre foi diffère quant à la forme et aux dogmes, nos âmes restent toujours
d'accord sur un principe éternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesse
et de bonté, un idéal de perfection, de science, et de justice, que je n'ai
jamais cessé d'adorer.--O divin crucifié, dit-il en s'agenouillant auprès
de son père devant l'image de Jésus; toi que les hommes adorent comme le
Verbe, et que je révère comme la plus noble et la plus pure manifestation
de l'amour universel parmi nous! entends ma prière, toi dont la pensée
vit éternellement en Dieu et en nous! Bénis les instincts justes et les
intentions droites! Plains la perversité qui triomphe, et soutiens
l'innocence qui combat! Qu'il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra!
Mais, ô Dieu humain! que ton influence dirige et anime les coeurs qui n'ont
d'autre force et d'autre consolation que ton passage et ton exemple sur la
terre!»




LXIII.


Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte; car aussitôt
après avoir donné à son guide les instructions trompeuses qu'elle jugeait
nécessaires au succès de son entreprise, Consuelo avait pris, sur la
gauche, un chemin qu'elle connaissait, pour avoir accompagné deux fois en
voiture la baronne Amélie à un château voisin de la petite ville de Tauss.
Ce château était le but le plus éloigné des rares courses qu'elle avait eu
occasion de faire durant son séjour à Riesenburg. Aussi l'aspect de ces
parages et la direction des routes qui les traversaient, s'étaient-ils
présentés naturellement à sa mémoire, lorsqu'elle avait conçu et réalisé
à la hâte le téméraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu'en la
promenant sur la terrasse de ce château, la dame qui l'habitait lui
avait dit, tout en lui faisant admirer la vaste étendue des terres qu'on
découvrait au loin: Ce beau chemin planté que vous voyez là-bas, et qui se
perd à l'horizon, va rejoindre la route du Midi, et c'est par là que nous
nous rendons à Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenir
précis, était donc certaine de ne pas s'égarer, et de regagner à une
certaine distance la route par laquelle elle était venue en Bohême. Elle
atteignit le château de Biola, longea les cours du parc, retrouva sans
peine, malgré l'obscurité, le chemin planté; et avant le jour elle avait
réussi à mettre entre elle et le point dont elle voulait s'éloigner une
distance de trois lieues environ à vol d'oiseau. Jeune, forte, et habituée
dès l'enfance à de longues marches, soutenue d'ailleurs par une volonté
audacieuse, elle vit poindre le jour sans éprouver beaucoup de fatigue.
Le ciel était serein, les chemins secs, et couverts d'un sable assez doux
aux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n'était point habituée, l'avait
un peu brisée; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleure
que le repos, et que, pour les tempéraments énergiques, une fatigue délasse
d'une autre.

Cependant, à mesure que les étoiles pâlissaient, et que le crépuscule
achevait de s'éclaircir, elle commençait à s'effrayer de son isolement.
Elle s'était sentie bien tranquille dans les ténèbres. Toujours aux aguets,
elle s'était crue sûre, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avant
d'être aperçue; mais au jour, forcée de traverser de vastes espaces
découverts, elle n'osait plus suivre la route battue; d'autant plus qu'elle
vit bientôt des groupes se montrer au loin, et se répandre comme des points
noirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terres
encore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait être reconnue
par le premier passant; et elle prit le parti de se jeter dans un sentier
qui lui sembla devoir abréger son chemin, en allant couper à angle droit le
détour que la route faisait autour d'une colline. Elle marcha encore ainsi
près d'une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boisé,
où elle put espérer de se dérober facilement aux regards.

«Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit à dix lieues
sans être découverte, je marcherais ensuite tranquillement sur la grande
route; et, à la première occasion favorable, je louerais une voiture et des
chevaux.»

Cette pensée lui fit porter la main à sa poche pour y prendre sa bourse,
Et calculer ce qu'après son généreux paiement au guide qui l'avait fait
Sortir de Riesenburg, il lui restait d'argent pour entreprendre ce long et
Difficile voyage. Elle ne s'était pas encore donné le temps d'y réfléchir;
et si elle eût fait toutes les réflexions que suggérait la prudence,
eût-elle résolu cette fuite aventureuse? Mais quelles furent sa surprise
et sa consternation, lorsqu'elle trouva sa bourse beaucoup plus légère
qu'elle ne l'avait supposé! Dans son empressement, elle n'avait emporté
tout au plus que la moitié de la petite somme qu'elle possédait; ou bien
elle avait donné au guide, dans l'obscurité, des pièces d'or pour de
l'argent; ou bien encore, en ouvrant sa bourse pour le payer, elle avait
laissé tomber dans la poussière de la route une partie de sa fortune.
Tant il y a qu'après avoir bien compté et recompté sans pouvoir se faire
illusion sur ses faibles ressources, elle reconnut qu'il fallait faire à
pied toute la route de Vienne.

Cette découverte lui causa un peu de découragement, non pas à cause de la
fatigue, qu'elle ne redoutait point, mais à cause des dangers, inséparables
pour une jeune femme, d'une aussi longue route pédestre. La peur que
jusque là elle avait surmontée, en se persuadant que bientôt elle pourrait
se mettre dans une voiture à l'abri des aventures de grand chemin, commença
à parler plus haut qu'elle ne l'avait prévu dans l'effervescence de ses
idées; et, comme vaincue pour la première fois de sa vie par l'effroi de sa
misère et de sa faiblesse, elle se mit à marcher précipitamment, cherchant
les taillis les plus sombres pour se réfugier en cas d'attaque.

Pour comble d'inquiétude, elle s'aperçut bientôt qu'elle ne suivait plus
aucun sentier battu, et qu'elle marchait au hasard dans un bois de plus en
plus profond et désert. Si cette morne solitude la rassurait à certains
égards, l'incertitude de sa direction lui faisait appréhender de revenir
sur ses pas et de se rapprocher à son insu du château des Géants. Anzoleto
y était peut-être encore: un soupçon, un accident, une idée de vengeance
contre Albert pouvaient l'y avoir retenu. D'ailleurs Albert lui-même
n'était-il pas à craindre dans ce premier moment de trouble et de
désespoir? Consuelo savait bien qu'il se soumettrait à son arrêt; mais
si elle allait se montrer aux environs du château, et qu'on vînt dire au
jeune comte qu'elle était encore là, à portée d'être atteinte et ramenée,
n'accourrait-il pas pour la vaincre  par ses supplications et ses larmes?
Fallait-il exposer ce noble jeune homme, et sa famille, et sa propre
fierté, au scandale et au ridicule d'une entreprise avortée aussitôt que
conçue? Le retour d'Anzoleto viendrait peut-être d'ailleurs ramener au bout
de quelques jours les embarras inextricables et les dangers d'une situation
qu'elle venait de trancher par un coup de tête hardi et généreux. Il
fallait donc tout souffrir et s'exposer à tout plutôt que de revenir à
Riesenburg.

Résolue de chercher attentivement la direction de Vienne, et de la suivre
à tout prix, elle s'arrêta dans un endroit couvert et mystérieux, où une
petite source jaillissait entre des rochers ombragés de vieux arbres.
Les alentours semblaient un peu battus par de petits pieds d'animaux.
Étaient-ce les troupeaux du voisinage ou les bêtes de la forêt qui
Venaient boire parfois à cette fontaine cachée? Consuelo s'en approcha,
et, s'agenouillant sur les pierres humectées, trompa la faim, qui
commençait à se faire sentir, en buvant de cette eau froide et limpide.
Puis, restant pliée sur ses genoux, elle médita un peu sur sa situation.

«Je suis bien folle et bien vaine, se dit-elle, si je ne puis réaliser ce
que j'ai conçu. Eh quoi! sera-t-il dit que la fille de ma mère se soit
efféminée dans les douceurs de la vie, au point de ne pouvoir plus braver
le soleil, la faim, la fatigue, et les périls? J'ai fait de si beaux rêves
d'indigence et de liberté au sein de ce bien-être qui m'oppressait, et dont
j'aspirais toujours à sortir! Et voilà que je m'épouvante dès les premiers
pas? N'est-ce pas là le métier pour lequel je suis née, «courir, pâtir, et
oser?» Qu'y a-t-il de changé en moi depuis le temps où je marchais avant le
jour avec ma pauvre mère, souvent à jeun! et où nous buvions aux petites
fontaines des chemins pour nous donner des forces? Voilà vraiment une belle
Zingara, qui n'est bonne qu'à chanter sur les théâtres, à dormir sur le
duvet, et à voyager en carrosse! Quels dangers redoutais-je avec ma mère?
Ne me disait-elle pas, quand nous rencontrions des gens de mauvaise mine:
«Ne crains rien; ceux qui ne possèdent rien n'ont rien qui les menace, et
les misérables ne se font pas la guerre entre eux?» Elle était encore jeune
et belle dans ce temps là! est-ce que je l'ai jamais vue insultée par les
passants? Les plus méchants hommes respectent les êtres sans défense. Et
comment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, et
qui n'ont que la protection de Dieu? Serais-je comme ces demoiselles qui
n'osent faire un pas dehors sans croire que tout l'univers, enivré de leurs
charmes, va se mettre à les poursuivre! Est-ce à dire que parce qu'on est
seule, et les pieds sur la terre commune, on doit être avilie, et renoncer
à l'honneur quand on n'a pas le moyen de s'entourer de gardiens? D'ailleurs
ma mère était forte comme un homme; elle se serait défendue comme un lion.
Ne puis-je pas être courageuse et forte, moi qui n'ai dans les veines que
du bon sang plébéien? Est-ce qu'on ne peut pas toujours se tuer quand on
est menacée de perdre plus que la vie? Et puis, je suis encore dans un pays
tranquille, dont les habitants  sont doux et charitables; et quand je serai
sur des terres inconnues, j'aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, à
l'heure du danger, quelqu'un de ces êtres droit et généreux, comme Dieu en
place partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimés.
Allons! Du courage. Pour aujourd'hui je n'ai à lutter que contre la faim.
Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu'à la fin de
cette journée, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin.
Je connais la faim, et je sais y résister, malgré les éternels festins
auxquels on voulait m'habituer à Riesenburg. Une journée est bientôt
passée. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes épuisées, je me
rappellerai l'axiome philosophique que j'ai si souvent entendu dans mon
enfance: «Qui dort dîne.» Je me cacherai dans quelque trou de rocher, et
je te ferai bien voir, ô ma pauvre mère qui veilles sur moi et voyages
invisible à mes côtés, à cette heure, que je sais encore faire la sieste
sans sofa et sans coussins!»

Tout en devisant ainsi avec elle-même, la pauvre enfant oubliait un peu ses
peines de coeur. Le sentiment d'une grande victoire remportée sur elle-même
lui faisait déjà paraître Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait même
qu'à partir du moment où elle avait déjoué ses séductions, elle sentait son
âme allégée de ce funeste attachement; et, dans les travaux de son projet
romanesque, elle trouvait une sorte de gaieté mélancolique, qui lui faisait
répéter tout bas à chaque instant: «Mon corps souffre, mais il sauve mon
âme. L'oiseau qui ne peut se défendre a des ailes pour se sauver, et, quand
il est dans les plaines de l'air, il se rit des pièges et des embûches.»

Le souvenir d'Albert, l'idée de son effroi et de sa douleur, se
présentaient différemment à l'esprit de Consuelo; mais elle combattait de
toute sa force l'attendrissement qui la gagnait à cette pensée. Elle avait
formé la résolution de repousser son image, tant qu'elle ne se serait pas
mise à l'abri d'un repentir trop prompt et d'une tendresse imprudente.

«Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m'empêcher de soupirer
profondément quand je me représente ta souffrance! Mais c'est à Vienne
seulement que je m'arrêterai à la partager et à la plaindre. C'est à
Vienne que je permettrai à mon coeur de me dire combien il te vénère et te
regrette!»

«Allons, en marche!» se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou
trois fois elle tenta en vain d'abandonner cette fontaine si sauvage et si
jolie, dont le doux bruissement semblait l'inviter à prolonger les instants
de son repos. Le sommeil, qu'elle avait voulu remettre à l'heure de midi,
appesantissait ses paupières; et la faim, qu'elle n'était plus habituée à
supporter aussi bien qu'elle s'en flattait, la jetait dans une irrésistible
défaillance. Elle voulait en vain se faire illusion à cet égard. Elle
n'avait presque rien mangé la veille; trop d'agitations et d'anxiétés ne
lui avaient pas permis d'y songer. Un voile s'étendait sur ses yeux; une
sueur froide et pénible alanguissait tout son corps. Elle céda à la
fatigue sans en avoir conscience; et tout en formant une dernière
résolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres
s'affaissèrent sur l'herbe, sa tête retomba sur son petit paquet de voyage,
et elle s'endormit profondément. Le soleil, rouge et chaud, comme il est
parfois dans ces courts étés de Bohème, montait gaiement dans le ciel; la
fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eût voulu bercer de
sa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient
en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tête.




LXIV.


Il y avait presque trois heures que l'oublieuse fille reposait ainsi,
lorsqu'un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la
tira de sa léthargie. Elle entr'ouvrit les yeux sans avoir la force de se
relever, sans comprendre encore où elle était, et vit à deux pas d'elle un
homme courbé sur les rochers, occupé à boire à la source comme elle avait
fait elle-même, sans plus de cérémonie et de recherche que de placer sa
bouche au courant de l'eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la
frayeur; mais le second coup d'oeil jeté sur l'hôte de sa retraite lui
rendit la confiance. Car, soit qu'il eût déjà regardé à loisir les traits
de la voyageuse durant son sommeil, soit qu'il ne prît pas grand intérêt à
cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d'attention à elle.
D'ailleurs, c'était moins un homme qu'un enfant; il paraissait âgé de
quinze ou seize ans tout au plus, était fort petit, maigre, extrêmement
jaune et hâlé, et sa figure, qui n'était ni belle ni laide, n'annonçait
rien dans cet instant qu'une tranquille insouciance.

Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne
changea pas d'attitude, pensant que si le voyageur ne s'occupait pas d'elle
plus qu'il ne semblait disposé à le faire, il valait mieux feindre de
dormir que de s'attirer des questions embarrassantes. A travers son voile,
elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l'inconnu, attendant
qu'il reprit son bissac et son bâton déposés sur l'herbe, et qu'il
continuât son chemin.

Mais elle vit bientôt qu'il était résolu à se reposer aussi, et même à
déjeuner, car il ouvrit son petit sac de pèlerin, et en tira un gros
morceau de pain bis, qu'il se mit à couper avec gravité et à ronger à
belles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regard
assez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant et
en fermant son couteau à ressort, comme s'il eût craint de la réveiller en
sursaut. Cette marque de déférence rendit une pleine confiance à Consuelo,
et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon coeur, réveilla
en elle les angoisses de la faim. Après s'être bien assurée, à la toilette
délabrée de l'enfant et à sa chaussure poudreuse, que c'était un pauvre
voyageur étranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait un
secours inespéré, dont elle devait profiter. Le morceau de pain était
énorme, et l'enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appétit, lui en
céder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter les
yeux comme si elle s'éveillait à l'instant même, et regarda le jeune gars
d'un air assuré, afin de lui imposer, au cas où il perdrait le respect dont
jusque là il avait fait preuve.

Cette précaution n'était pas nécessaire. Dès qu'il vit la dormeuse debout,
l'enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort à
plusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo qui
demeurait irrésistiblement bonne et sympathique, en dépit, du soin qu'elle
prenait de la composer, il lui adressa la parole d'un son de voix si doux
et si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnée en
sa faveur.

«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous voilà donc enfin
réveillée? Vous dormiez là de si bon  coeur, que si ce n'eût été la crainte
d'être impoli, j'en aurais fait autant de mon côté.

--Si vous êtes aussi obligeant que poli, lui répondit Consuelo en prenant
un ton maternel, vous allez me rendre un petit service.

--Tout ce que vous voudrez, reprit le jeune voyageur, à qui le son de voix
de Consuelo parut également agréable et pénétrant.

--Vous allez me vendre un petit morceau de votre déjeuner, repartit
Consuelo, si vous le pouvez sans vous priver.

--Vous le vendre! s'écria l'enfant tout surpris et en rougissant: oh! Si
j'avais un déjeuner, je ne vous le vendrais pas! je ne suis pas aubergiste;
mais je voudrais vous l'offrir et vous le donner.

--Vous me le donnerez donc, à condition que je vous donnerai en échange de
quoi acheter un meilleur déjeuner.

--Non pas, non pas, reprit-il. Vous moquez-vous? Êtes-vous trop fière pour
accepter de moi un pauvre morceau de pain? Hélas! vous voyez, je n'ai que
cela à vous offrir.

--Eh bien, je l'accepte, dit Consuelo en tendant la main; votre bon coeur
me ferait rougir d'y mettre de la fierté.

--Tenez, tenez! ma belle demoiselle, s'écria le jeune homme tout joyeux.
Prenez le pain et le couteau, et taillez vous-même. Mais n'y mettez pas de
façons, au moins! Je ne suis pas gros mangeur, et j'en avais là pour toute
ma journée.
                
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