George Sand

Consuelo, Tome 2 (1861)
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CONSUELO

PAR

GEORGE SAND




TOME DEUXIÈME


1856




XL.


Cependant, en se voyant surveillée par Wenceslawa comme elle ne l'avait
jamais été, Consuelo craignit d'être contrariée par un zèle malentendu,
et se composa un maintien plus froid, grâce auquel il lui fut possible,
dans la journées, d'échapper à son attention, et de prendre, d'un pied
léger, la route du Schreckenstein. Elle n'avait pas d'autre idée dans ce
moment que de rencontrer Zdenko, de l'amener à une explication, et de
savoir définitivement s'il voulait la conduire auprès d'Albert. Elle le
trouva assez près du château, sur le sentier qui menait au Schreckenstein.
Il semblait venir à sa rencontre, et lui adressa la parole en bohémien
avec beaucoup de volubilité.

«Hélas! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu'elle put placer
un mot; je sais à peine l'allemand, cette dure langue que tu hais comme
l'esclavage et qui est triste pour moi comme l'exil. Mais, puisque nous
ne pouvons nous entendre autrement, consens à la parler avec moi; nous
la parlons aussi mal l'un que l'autre: je te promets d'apprendre le
bohémien, si tu veux me l'enseigner.»

A ces paroles qui lui étaient sympathiques, Zdenko devint sérieux, et
tendant à Consuelo une main sèche et calleuse qu'elle n'hésita point à
serrer dans la sienne:

«Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t'apprendrai ma langue
et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer?»

Consuelo pensa devoir se prêter à sa fantaisie en se servant des mêmes
figures pour l'interroger.

«Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.

--Il y a, répondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frère
Albert. Je ne puis pas te les apprendre; tu ne les comprendrais pas.
J'en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux
anciennes. Demande-moi toute autre chose.

--Pourquoi ne te comprendrais-je pas? Je suis la consolation. Je me nomme
Consuelo pour toi, entends-tu? et pour le comte Albert qui seul ici me
connaît.

--Toi, Consuelo? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh! tu ne sais ce que
tu dis. _La délivrance est enchaînée...._

--Je sais cela. _La consolation est impitoyable_. Mais toi, tu ne
sais rien, Zdenko. La délivrance a rompu ses chaînes, la consolation a
brisé ses fers.

--Mensonge, mensonge! folies, paroles allemandes! reprit Zdenko en
réprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.

--Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, écoute.»

Et elle lui chanta la première phrase de sa chanson sur les trois
montagnes, qu'elle avait bien retenue, avec les paroles qu'Amélie l'avait
aidée à retrouver et à prononcer.

Zdenko l'écouta avec ravissement, et lui dit en soupirant:

«Je t'aime beaucoup, ma soeur, beaucoup, beaucoup! Veux-tu que je
t'apprenne une autre chanson?

--Oui, celle du comte Albert, en allemand d'abord; tu me l'apprendras
après en bohémien.

--Comment commence-t-elle?» dit Zdenko en la regardant avec malice.

Consuelo commença l'air de la chanson de la veille:

«_Il y a là-bas, là-bas, une âme en travail et en peine...._»

«Oh! celle-là est d'hier; je ne la sais plus aujourd'hui, dit Zdenko en
l'interrompant.

--Eh bien! dis-moi celle d'aujourd'hui.

--Les premiers mots? Il faut me dire les premiers mots.

--Les premiers mots! les voici, tiens: Le comte Albert est là-bas, là-bas
dans la grotte de Schreckenstein....»

A peine eut-elle prononcé ces paroles que Zdenko changea tout à coup de
visage et d'attitude; ses yeux brillèrent d'indignation. Il fit trois pas
en arrière, éleva ses mains au-dessus de sa tête, comme pour maudire
Consuelo, et se mit à lui parler bohémien dans toute l'énergie de la
colère et de la menace.

Effrayée d'abord, mais voyant qu'il s'éloignait, Consuelo voulut le
rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une
énorme pierre qu'il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et
débiles:

«Zdenko n'a jamais fait de mal à personne, s'écria-t-il en allemand;
Zdenko ne voudrait pas briser l'aile d'une pauvre mouche, et si un petit
enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais
si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal,
menteuse, Autrichienne, Zdenko t'écrasera comme un ver de terre, dût-il
se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son âme du sang
humain répandu.»

Consuelo, épouvantée, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un
paysan qui, s'étonnant de la voir courir ainsi pâle et comme poursuivie,
lui demanda si elle avait rencontré un loup.

Consuelo, voulant savoir si Zdenko était sujet à des accès de démence
furieuse, lui dit qu'elle avait rencontré l'_innocent_, et qu'il l'avait
effrayée.

«Vous ne devez pas avoir peur de l'innocent, répondit le paysan en
souriant de ce qu'il prenait pour une pusillanimité de petite maîtresse.
Zdenko n'est pas méchant: toujours il rit, ou il chante, ou il raconte
Des histoires que l'on ne comprend pas et qui sont bien belles.

--Mais il se fâche quelquefois, et alors il menace et il jette des
pierres?

--Jamais, jamais, répondit le paysan; cela n'est jamais arrivé et
n'arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est
innocent comme un ange.»

Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan
devait avoir raison, et qu'elle venait de provoquer, par une parole
imprudente, le premier, le seul accès de fureur qu'eut jamais éprouvé
l'innocent Zdenko. Elle se le reprocha amèrement. «J'ai été trop pressée,
se dit-elle; j'ai éveillé, dans l'âme paisible de cet homme privé de ce
qu'on appelle fièrement la raison,  une souffrance qu'il ne connaissait
pas encore, et qui peut maintenant s'emparer de lui à la moindre
occasion. Il n'était que maniaque, je l'ai peut-être rendu fou.»

Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colère de
Zdenko. Il était bien certain désormais qu'elle avait deviné juste en
plaçant la retraite d'Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soin
jaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, même à
elle! Elle n'était donc pas exceptée de cette proscription, elle n'avait
donc aucune influence sur le comte Albert; et cette inspiration qu'il
avait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler la
veille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu'il avait
faite à son fou du nom de Consuelo, tout cela n'était donc chez lui que
la fantaisie du moment, sans qu'une aspiration véritable et constante lui
désignât une personne plus qu'une autre pour sa libératrice et sa
consolation? Ce nom même de consolation, prononcé et comme deviné par
lui, était une affaire de pur hasard. Elle n'avait caché à personne
qu'elle fût Espagnole, et que sa langue maternelle lui fût demeurée plus
familière encore que l'italien. Albert, enthousiasmé par son chant, et ne
connaissant pas d'expression plus énergique que celle qui exprimait
l'idée dont son âme était avide et son imagination remplie, la lui avait
adressée dans une langue qu'il connaissait parfaitement et que personne
autour de lui ne pouvait entendre, excepté elle.

Consuelo ne s'était jamais fait d'illusion extraordinaire à cet égard.
Cependant une rencontre si délicate et si ingénieuse du hasard lui avait
semblé avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s'en
était emparée sans trop d'examen.

Maintenant tout était remis en question. Albert avait-il oublié, dans une
nouvelle phase de son exaltation, l'exaltation qu'il avait éprouvée pour
elle? Était-elle désormais inutile à son soulagement, impuissante pour
son salut? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et si
empressé jusque-là à seconder les desseins d'Albert, était-il lui-même
plus tristement et plus sérieusement fou que Consuelo n'avait voulu le
supposer? Exécutait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-il
complètement, en interdisant avec fureur à la jeune fille l'approche
du Schreckenstein et le soupçon de la vérité?

--Eh bien, lui dit Amélie tout bas lorsqu'elle fut de retour, avez-vous vu
passer Albert dans les nuages du couchant? Est-ce la nuit prochaine que,
par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminée?


--Peut-être! lui répondit Consuelo avec un peu d'humeur. C'était la
première fois de sa vie qu'elle sentait son orgueil blessé. Elle avait
mis à son entreprise un dévouement si pur, un entraînement si magnanime,
qu'elle souffrait à l'idée d'être raillée et méprisée pour n'avoir pas
réussi.

Elle fut triste toute la soirée; et la chanoinesse, qui remarqua ce
changement, ne manqua pas de l'attribuer à la crainte d'avoir laissé
deviner le sentiment funeste éclos dans son coeur.

La chanoinesse se trompait étrangement. Si Consuelo avait ressenti la
moindre atteinte d'un amour nouveau, elle n'eût connu ni cette foi vive,
ni cette confiance sainte qui jusque-là l'avaient guidée et soutenue.
Jamais peut-être elle n'avait, au contraire, éprouvé le retour amer de
son ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances où elle
cherchait à s'en distraire par des actes d'héroïsme et une sorte de
fanatisme d'humanité.

En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son épinette un
vieux livre doré et armorié qu'elle crut aussitôt reconnaître pour celui
qu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter par Zdenko
la nuit précédente. Elle l'ouvrit à l'endroit où le signet était posé:
c'était le psaume de la pénitence qui commence ainsi: _De profondis
clamavi ad te_  Et ces mots latins  étaient soulignés avec une encre
qui semblait fraîche, car elle avait un peu collé au verso de la page
suivante. Elle feuilleta tout le volume, qui était une fameuse bible
ancienne, dite de Kralic, éditée en 1579, et n'y trouva aucune autre
indication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti
de l'abîme, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n'était-il
pas assez significatif, assez éloquent? Quelle contradiction régnait
donc entre le voeu formel et constant d'Albert et la conduite récente de
Zdenko?

Consuelo s'arrêta à sa dernière supposition. Albert, malade et accablé
au fond du souterrain, qu'elle présumait placé sous le Schreckenstein,
y était peut-être retenu par la tendresse insensée de Zdenko. Il était
peut-être la proie de ce fou, qui le chérissait à sa manière, en le
tenant prisonnier, en cédant parfois à son désir de revoir la lumière,
en exécutant ses messages auprès de Consuelo, et en s'opposant tout à coup
au succès de ses démarches par une terreur où un caprice inexplicable.
Eh bien, se dit-elle, j'irai, dussé-je affronter les dangers réels;
j'irai, dussé-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et
des égoïstes; j'irai, dussé-je y être humiliée par l'indifférence de
celui qui m'appelle. Humiliée! et comment pourrais-je l'être, s'il est
réellement aussi fou lui-même que le pauvre Zdenko? Je n'aurai sujet que
de les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai obéi
à la voix de Dieu qui m'inspire, et à sa main qui me pousse avec une
force irrésistible.

L'état fébrile où elle s'était trouvée tous les jours précédents, et qui,
depuis sa dernière rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait place
à une langueur pénible, se manifesta de nouveau dans son âme et dans son
corps. Elle retrouva toutes ses forces; et, cachant à Amélie et le livre,
et son enthousiasme, et son dessein, elle échangea des paroles enjouées
avec elle, la laissa s'endormir, et partit pour la source des Pleurs,
munie d'une petite lanterne sourde qu'elle s'était procurée le matin
même.

Elle attendit assez longtemps, et fut forcée par le froid de rentrer
plusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plus
tiède ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet énorme amas
de livres, non pas rangés sur des rayons comme dans une bibliothèque,
mais jetés pêle-mêle sur le carreau, au milieu de la chambre, avec une
sorte de mépris et de dégoût. Elle se hasardai à en ouvrir quelques-uns.
Ils étaient presque tous écrits en latin, et Consuelo put tout au plus
présumer que c'étaient des ouvrages de controverse religieuse, émanés de
l'église romaine ou approuvés par elle. Elle essayait d'en comprendre les
titres, lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elle
y courut, ferma sa lanterne, se cacha derrière le garde-fou, et attendit
l'arrivée de Zdenko. Cette fois, il ne s'arrêta ni dans le parterre, ni
dans le cabinet. Il traversa les deux pièces, et sortit de l'appartement
d'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et
écouter, à la porte de l'oratoire et à celle de la chambre à coucher du
comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposait
tranquillement. C'était une sollicitude qu'il prenait souvent sur son
compte, et sans qu'Albert eût songé à la lui imposer, comme on le verra
par la suite.

Consuelo ne délibéra point sur le parti qu'elle avait à prendre; son plan
était arrêté. Elle ne se fiait plus à la raison ni à la bienveillance de
Zdenko; elle voulait parvenir jusqu'à celui qu'elle supposait prisonnier,
seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un chemin pour aller sous
terre de la citerne du château à celle du Schreckenstein. Si ce chemin
était difficile ou périlleux, du moins il était praticable, puisque
Zdenko y passait toutes les nuits. Il l'était surtout avec de la lumière;
et Consuelo s'était pourvue de bougies, d'un morceau de fer, d'amadou,
et d'une pierre pour avoir de la lumière en cas d'accident. Ce qui
lui donnait la certitude d'arriver par cette route souterraine au
Schreckenstein, c'était une ancienne histoire qu'elle avait entendu
raconter à la chanoinesse, d'un siège soutenu jadis par l'ordre
teutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leur
Réfectoire même une citerne qui leur apportait toujours de l'eau d'une
montagne voisine; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortie
pour observer l'ennemi, ils desséchaient la citerne, passaient par ses
conduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui était dans
leur dépendance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays,
le village qui couvrait la colline appelée Schreckenstein depuis
l'incendie dépendait de la forteresse des Géants, et avait avec lui de
secrètes intelligences en temps de siége. Elle était donc dans la logique
et dans la vérité en cherchant cette communication et cette issue.

Elle profita de l'absence de Zdenko pour descendre dans le puits.
Auparavant elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, fit naïvement
un grand signe de croix, comme elle l'avait fait dans la coulisse du
théâtre de San-Samuel avant de paraître pour la première fois sur la
scène; puis elle descendit bravement l'escalier tournant et rapide,
cherchant à la muraille les points d'appui qu'elle avait vu prendre à
Zdenko, et ne regardant point au-dessous d'elle de peur d'avoir le
vertige. Elle atteignit la chaîne de fer sans accident; et lorsqu'elle
l'eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid de
regarder au fond du puits. Il y avait encore de l'eau, et cette
découverte lui causa un instant d'émoi. Mais la réflexion lui vint
aussitôt. Le puits pouvait être, très-profond; mais l'ouverture du
souterrain qui amenait Zdenko ne devait être située qu'à une certaine
distance au-dessous du sol. Elle avait déjà descendu cinquante marches
avec cette adresse et cette agilité que n'ont pas les jeunes filles
élevées dans les salons, mais que les enfants du peuple acquièrent dans
leurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante.
Le seul danger véritable était de glisser sur les marches humides.
Consuelo avait trouvé dans un coin, en furetant, un vieux chapeau à
larges bords que le baron Frédérick avait longtemps porté à la chasse.
Elle l'avait coupé, et s'en était fait des semelles qu'elle avait
Attachées à ses souliers avec des cordons en manière de cothurnes.
Elle avait remarqué une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans sa
dernière expédition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenko
marchait sans faire aucun bruit dans les corridors du château, et c'est
pour cela qu'il lui avait semblé glisser comme une ombre plutôt que
marcher comme un homme. C'était aussi jadis la coutume des Hussites
de chausser ainsi leurs espions, et même leurs chevaux, lorsqu'ils
effectuaient une surprise chez l'ennemi.

A la cinquante-deuxième marche, Consuelo trouva une dalle plus large et
une arcade basse en ogive. Elle n'hésita point à y entrer, et à s'avancer
à demi courbée dans une galerie souterraine étroite et basse, toute
dégouttante de l'eau qui venait d'y couler, travaillée et voûtée de main
d'homme avec une grande solidité.

Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinq
minutes, lorsqu'il lui sembla entendre un léger bruit derrière elle.
C'était peut-être Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin du
Schreckenstein. Mais elle avait de l'avance sur lui, et doubla le pas
Pour n'être pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il ne
pouvait pas se douter qu'elle l'eût devancé. Il n'avait pas de raison
pour courir après elle; et pendant qu'il s'amuserait à chanter et à
marmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elle
aurait le temps d'arriver et de se mettre sous la protection d'Albert.

Mais le bruit qu'elle avait entendu augmenta, et devint semblable à celui
de l'eau qui gronde, lutte, et s'élance. Qu'était-il donc arrivé? Zdenko
s'était-il aperçu de son dessein? Avait-il lâché l'écluse pour l'arrêter
et l'engloutir? Mais il n'avait pu le faire avant d'avoir passé lui-même,
et il était derrière elle. Cette réflexion n'était pas très rassurante.
Zdenko était capable de se dévouer à la mort, de se noyer avec elle
plutôt que de trahir la retraite d'Albert. Cependant Consuelo ne voyait
point de pelle, point d'écluse, pas une pierre sur son chemin qui put
retenir l'eau, et la faire ensuite écouler. Cette eau ne pouvait être
qu'en avant de son chemin, et le bruit venait de derrière elle. Cependant
il grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre.

Tout à coup Consuelo, frappée d'une horrible découverte, s'aperçut que la
galerie, au lieu de monter, descendait d'abord en pente douce, et puis de
plus en plus rapidement. L'infortunée s'était trompée de chemin. Dans son
empressement et dans la vapeur épaisse qui s'exhalait du fond de la
citerne, elle n'avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, et
située vis-à-vis de celle qu'elle avait prise. Elle s'était enfoncée dans
le canal qui servait de déversoir à l'eau du puits, au lieu de remonter
celui qui conduisait au réservoir ou à la source. Zdenko, s'en allant
par une route opposée, venait de lever tranquillement la pelle; l'eau
tombait en cascade au fond de la citerne, et déjà la citerne était
remplie jusqu'à la hauteur du déversoir; déjà elle se précipitait dans la
galerie où Consuelo fuyait éperdue et glacée d'épouvante. Bientôt cette
galerie, dont la dimension  était ménagée de manière à ce que la citerne,
perdant moins d'eau qu'elle n'en recevait de l'autre bouche, put se
remplir, allait se remplir à son tour. Dans un instant, dans un clin
d'oeil, le déversoir serait inondé, et la pente continuait à s'abaisser
vers des abîmes où l'eau tendait à se précipiter. La voûte, encore
suintante, annonçait assez que l'eau la remplissait tout entière, qu'il
n'y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas ne
sauverait pas la malheureuse fugitive  de l'impétuosité du torrent. L'air
était déjà intercepté par la masse d'eau qui arrivait à grand bruit. Une
chaleur étouffante arrêtait la respiration, et suspendait la vie autant
que la peur et le désespoir. Déjà le rugissement de l'onde déchaînée
grondait aux oreilles de Consuelo; déjà une écume rousse, sinistre
avant-coureur du flot, ruisselait sur le pavé, et devançait la course
incertaine et ralentie de la victime consternée.




XLI.


«O ma mère, s'écria-t-elle, ouvre-moi tes bras! O Anzoleto, je t'ai aimé!
O mon Dieu, dédommage-moi dans une vie meilleure!».

A peine avait-elle jeté vers le ciel ce cri d'agonie, qu'elle trébuche
et se frappe à un obstacle inattendu. O surprise! ô bonté divine! c'est
un escalier étroit et raide, qui monte à l'une des parois du souterrain,
et qu'elle gravit avec les ailes de la peur et de l'espérance. La voûte
s'élève sur son front; le torrent se précipite, heurte l'escalier que
Consuelo a eu le temps de franchir, en dévore les dix premières marches,
mouille jusqu'à la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenu
enfin au sommet de la voûte surbaissée que Consuelo a laissée derrière
elle, s'engouffre dans les ténèbres, et tombe avec un fracas épouvantable
dans un réservoir profond que l'héroïque enfant domine d'une petite
plate-forme où elle est arrivée sur ses genoux et dans l'obscurité.

Car son flambeau s'est éteint. Un coup de vent furieux a précédé
l'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laissée tomber sur la
dernière marche, soutenue jusque-là par l'instinct conservateur de la
vie, mais ignorant encore si elle est sauvée, si ce fracas de la
cataracte est un nouveau désastre qui va l'atteindre, et si cette pluie
froide qui en rejaillit jusqu'à elle, et qui baigne ses cheveux, est la
main glacée de la mort qui s'étend sur sa tête.

Cependant le réservoir se remplit peu à peu, jusqu'à d'autres déversoirs
plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la
terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se
dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, se
répand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue à
rallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine;
mais son courage s'est ranimé. A genoux, elle remercie Dieu et sa mère.
Elle examine enfin le lieu où elle se trouve, et promène la clarté
vacillante de sa lanterne sur les objets environnants.

Une vaste grotte creusée par la nature sert de voûte à un abîme que la
source lointaine du Schreckenstein alimente, et où elle se perd dans les
entrailles du rocher. Cet abîme est si profond qu'on ne voit plus l'eau
qu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant
deux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable à
celle du canon. Les échos de la caverne le répètent longtemps, et le
clapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. On
dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la
grotte, un sentier étroit et difficile, taillé dans le roc, côtoie le
précipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie ténébreuse, où le
travail de l'homme cesse entièrement, et qui se détourne des courants
d'eau et de leur chute, en remontant vers des régions plus élevées.

C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre:
l'eau a fermé et rempli entièrement celle qu'elle vient de suivre. Il est
impossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidité en
est mortelle, et déjà le flambeau pâlit, pétille et menace de s'éteindre
sans pouvoir se rallumer.

Consuelo n'est point paralysée par l'horreur de cette situation. Elle
pense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Ces
galeries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature,
et conduisent à des impasses ou à un labyrinthe dont elle ne retrouvera
jamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne fût-ce que pour trouver
un asile plus sain jusqu'à la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko
reviendra; il arrêtera le courant, la galerie sera vidée, et la captive
pourra revenir sur ses pas et revoir la lumière des étoiles.

Consuelo s'enfonça donc dans les mystères du souterrain avec un nouveau
courage, attentive cette fois à tous les accidents du sol, et s'attachant
à suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser détourner par
les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraient
à chaque instant. De cette manière elle était sûre de ne plus rencontrer
de courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.

Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres énormes
encombraient sa route, et déchiraient ses pieds; des chauves-souris
gigantesques, arrachées de leur morne sommeil par la clarté de la
lanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme des
esprits de ténèbres autour de la voyageuse. Après les premières émotions
de la surprise, à chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son
courage. Quelquefois elle gravissait d'énormes blocs de pierre détachés
d'immenses voûtes crevassées, qui montraient d'autres blocs menaçants,
retenus à peine dans leurs fissures élargies à vingt pieds au-dessus de
sa tête; d'autres fois la voûte se resserrait et s'abaissait au point que
Consuelo était forcée de ramper dans un air rare et brûlant pour s'y
frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'au
détour d'un angle resserré, où son corps svelte et souple eut de la peine
à passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face à face
avec Zdenko: Zdenko d'abord pétrifié de surprise et glacé de terreur,
bientôt indigné, furieux et menaçant comme elle l'avait déjà vu.

Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, à la clarté
vacillante d'un flambeau que le manque d'air étouffait à chaque instant,
la fuite était impossible. Consuelo songea à se défendre corps à corps
contre une tentative de meurtre. Les yeux égarés, la bouche écumante
de Zdenko, annonçaient assez qu'il ne s'arrêterait pas cette fois à la
menace. Il prit tout à coup une résolution étrangement féroce: il se mit
à ramasser de grosses pierres, et à les placer l'une sur l'autre, entre
lui et Consuelo, pour murer l'étroite galerie où elle se trouvait. De
cette manière, il était sûr qu'en ne vidant plus la citerne durant
plusieurs jours, il la ferait périr de faim, comme l'abeille qui enferme
le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire à
l'entrée.

Mais c'était avec du granit que Zdenko bâtissait, et il s'en acquittait
avec une rapidité prodigieuse. La force athlétique que cet homme si
maigre, et en apparence si débile, trahissait en ramassant et en
arrangeant ces blocs, prouvait trop bien à Consuelo que la résistance
était impossible, et qu'il valait mieux espérer de trouver une autre
issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernières
extrémités en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader et
de le dominer par ses paroles.

«Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu là, insensé? Albert te reprochera
ma mort. Albert m'attend et m'appelle. Je suis son amie, sa consolation
et son salut. Tu perds ton ami et ton frère en me perdant.»

Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et résolu de continuer son
oeuvre, se mit à chanter dans sa langue sur un air vif et animé, tout en
bâtissant d'une main active et légère son mur cyclopéen.

Une dernière pierre manquait pour assurer l'édifice. Consuelo le
regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai
démolir ce mur. Il me faudrait les mains d'un géant. La dernière pierre
fut posée, et bientôt elle s'aperçut que Zdenko en bâtissait un second,
adossé au premier. C'était toute une carrière, toute une forteresse qu'il
allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait
prendre un plaisir extrême à son ouvrage.

Une inspiration merveilleuse vint enfin à Consuelo. Elle se rappela la
fameuse formule hérétique qu'elle s'était fait expliquer par Amélie, et
qui avait tant scandalisé le chapelain.

«Zdenko! s'écria-t-elle en bohémien, à travers une des fentes du mur mal
joint qui la séparait déjà de lui; ami Zdenko, _que celui à qui on a
fait tort te salue!_»

A peine cette parole fut-elle prononcée, qu'elle opéra sur Zdenko comme
un charme magique; il laissa tomber l'énorme bloc qu'il tenait, en
poussant un profond soupir, et il se mit à démolir son mur avec plus de
promptitude encore qu'il ne l'avait élevé; puis, tendant la main à
Consuelo, il l'aida en silence à franchir cette ruine, après quoi il la
regarda attentivement, soupira étrangement, et, lui remettant trois clefs
liées ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle,
en lui disant:

«Que celui à qui on a fait tort te salue!

--Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton
maître.»

Zdenko secoua la tête en disant:

«Je n'ai pas de maître, j'avais un ami. Tu me le prends. La destinée
s'accomplit. Va où Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu'à ce
que tu reviennes.»

Et, s'asseyant sur les décombres, il mit sa tête dans ses mains, et ne
voulut plus dire un mot.

Consuelo ne s'arrêta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le
retour de sa fureur; et, profitant de ce moment où elle le tenait en
respect, certaine enfin d'être sur la route du Schreckenstein, elle
partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et pénible, Consuelo
n'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une
route beaucoup plus longue mais inaccessible à l'eau, s'était rencontré
avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'un
par un détour bien ménagé, et creusé de main d'homme dans le roc,
l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du château, de
ses vastes dépendances, et de la colline sur laquelle il était assis.
Consuelo ne se doutait guère qu'elle était en cet instant sous le parc,
et cependant elle en franchissait les grilles et les fossés par une voie
que toutes les clefs et toutes les précautions de la chanoinesse ne
pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensée, au bout de quelque trajet
sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer à une
entreprise déjà si traversée, et qui avait failli lui devenir si funeste.
De nouveaux obstacles l'attendaient peut-être encore. Le mauvais vouloir
de Zdenko pouvait se réveiller. Et s'il allait courir après elle! s'il
allait élever un nouveau mur pour empêcher son retour! Au lieu qu'en
abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la
citerne, et de remettre cette citerne à sec pour qu'elle pût monter, elle
avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais
elle était encore trop sous l'émotion du moment pour se résoudre à revoir
ce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait causée augmentait à
mesure qu'elle s'éloignait de lui; et après avoir affronté sa vengeance
avec une présence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la
représentant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage de
tenter ce qu'il eût fallu faire pour se le rendre favorable, et
n'aspirant qu'à trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cédé
les clefs, afin de mettre une barrière entre elle et le retour de sa
démence.

Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'était
obstinée témérairement à croire doux et traitable, dans une position
analogue à celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile épais sur
toute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avait
contribué à l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'était pas la
plus folle des trois, de s'être précipitée dans cet abîme de dangers et
de mystères, sans être sûre d'un résultat favorable et d'un succès
fructueux.

Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creusé par
les fortes mains des hommes du moyen âge. Tous les rochers étaient percés
par un entaillement ogival surbaissé avec beaucoup de caractère et de
régularité. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol,
tous les endroits où l'éboulement eût été possible, étaient soutenus par
une construction en pierre de taille à rinceaux croisés, que liaient
ensemble des clefs de voûte quadrangulaires en granit. Consuelo, ne
perdait pas son temps à admirer ce travail immense, exécuté avec une
solidité qui défiait encore bien des siècles. Elle ne se demandait pas
non plus comment les possesseurs actuels du château pouvaient ignorer
l'existence d'une construction si importante. Elle eût pu se l'expliquer,
en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de
cette propriété avaient été détruits plus de cent ans auparavant, à
l'époque de l'introduction de la réforme en Bohème; mais elle ne
regardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'à son propre
salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et
un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin à faire,
quoique cette route directe vers le Schreckenstein fût beaucoup plus
courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien
long; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait même si cette route
la conduisait au Schreckenstein ou à un terme beaucoup plus éloigné
de son expédition.

Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la voûte
s'élever, et le travail de l'architecte cesser entièrement. C'était
pourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carrières, ces
grottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par la
végétation, et recevant l'air extérieur par de nombreuses fissures, elles
avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait là mille
moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaire
irrité. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et
si elle eût pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fût avoué
à elle-même que jamais le baron Frédérick, au retour de la chasse,
n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en éprouvait en cet instant.

Cependant elle fit bientôt usage de sa raison. Elle n'avait fait que
monter depuis qu'elle avait quitté le précipice, au moment d'être
submergée. A moins que Zdenko n'eût à son service une machine hydraulique
d'une puissance et d'une étendue incompréhensible, il ne pouvait pas
faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il était
bien évident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part le
courant de la source, l'écluse, ou la source elle-même; et si elle eût pu
réfléchir davantage, elle se fût étonnée de n'avoir pas encore trouvé sur
son chemin cette onde mystérieuse, cette source des Pleurs qui alimentait
la citerne.

C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues des
montagnes, et que la galerie, coupant à angle droit, ne la rencontrait
qu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein,
ainsi qu'il arriva enfin à Consuelo. L'écluse était donc loin derrière
elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait
de cette source, que depuis des siècles aucun autre homme qu'Albert ou
Zdenko n'avait vue. Elle eut bientôt rejoint le courant, et cette fois
elle le côtoya sans terreur et sans danger.

Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau
limpide et transparente, qui courait avec un bruit généreux dans un lit
convenablement encaissé. Là, reparaissait le travail de l'homme. Ce
sentier était relevé en talus dans des terres fraîches et fertiles; car
de belles plantes aquatiques, des pariétaires énormes, des ronces
sauvages fleuries dans ce lieu abrité, sans souci de la rigueur de la
saison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air extérieur
pénétrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour
entretenir la vie de la végétation, mais trop étroites pour laisser
passage à l'oeil curieux qui les aurait cherchées du dehors. C'était
comme une serre chaude naturelle, préservée par ses voûtes du froid et
des neiges, mais suffisamment aérée par mille soupiraux imperceptibles.
On eût dit qu'un soin complaisant avait protégé la vie de ces belles
plantes, et débarrassé le sable que le torrent rejetait sur ces rives
des graviers qui offensent le pied; et on ne se fût pas trompé dans cette
supposition. C'était Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et sûrs les
abords de la retraite d'Albert.

Consuelo commençait à ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspect
moins sinistre et déjà poétique des objets extérieurs produisait sur son
imagination bouleversée par de cruelles terreurs. En voyant les pâles
rayons de la lune se glisser ça et là dans les fentes des roches, et se
briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la forêt frémir
par intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas,
en se sentant toujours plus près de la surface de la terre, elle se
sentait renaître, et l'accueil qui l'attendait au terme de son héroïque
pèlerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres.
Enfin, elle vit le sentier se détourner brusquement de la rive, entrer
dans une courte galerie maçonnée fraîchement, et finir à une petite
porte qui semblait de métal, tant elle était froide, et qu'encadrait
gracieusement un grand lierre terrestre.

Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irrésolutions, quand
elle appuya sa main épuisée sur ce dernier obstacle, qui pouvait céder à
l'instant même, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre
main, Consuelo hésita et sentit une timidité plus difficile à vaincre que
toutes ses terreurs. Elle allait donc pénétrer seule dans un lieu fermé à
tout regard, à toute pensée humaine, pour y surprendre le sommeil ou la
rêverie d'un homme qu'elle connaissait à peine; qui n'était ni son père,
ni son frère, ni son époux; qui l'aimait peut-être, et qu'elle ne pouvait
ni ne voulait aimer. Dieu m'a entraînée et conduite ici, pensait-elle, au
milieu des plus épouvantables périls. C'est par sa volonté plus encore
que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une âme
fervente, une résolution pleine de charité, un coeur tranquille, une
conscience pure, un désintéressement à toute épreuve. C'est peut-être la
mort qui m'y attend, et cependant cette pensée ne m'effraie pas. Ma vie
est désolée, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai éprouvé il
n'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois dévouée à un affreux
trépas avec une tranquillité à laquelle je ne m'étais point préparée.
C'est peut-être une grâce que Dieu m'envoie à mon dernier moment. Je
Vais tomber peut-être sous les coups d'un furieux, et je marche à cette
catastrophe avec la fermeté d'un martyr. Je crois ardemment à la vie
éternelle, et je sens que si je péris ici, victime d'un dévouement
inutile peut-être, mais profondément religieux, je serai récompensée
dans une vie plus heureuse. Qui m'arrête? et pourquoi éprouvé-je
donc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute et
rougir devant celui que je viens sauver?

C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur,
luttait contre elle-même, et se faisait presque un reproche de la
délicatesse de son émotion. Il ne lui venait cependant pas à l'esprit
qu'elle pût courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la
mort. Sa chasteté n'admettait pas la pensée qu'elle pût devenir la proie
des passions brutales d'un insensé. Mais elle éprouvait instinctivement
la crainte de paraître obéir à un sentiment moins élevé, moins divin que
celui dont elle était animée. Elle mit pourtant la clef dans la serrure;
mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y
résoudre. Une fatigue accablante, une défaillance extrême de tout son
être, achevaient de lui faire perdre sa résolution au moment d'en
recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charité; dans le
ciel, par une mort sublime.




XLII.


Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc
trois portes et deux pièces à traverser avant celle où elle supposait
Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arrêter, si la force
lui manquait.

Elle pénétra dans une salle voûtée, qui n'offrait d'autre ameublement
qu'un lit de fougère sèche sur lequel était jetée une peau de mouton. Une
paire de chaussures à l'ancienne mode, dans un délabrement remarquable,
lui servit d'indice pour reconnaître la chambre à coucher de Zdenko. Elle
reconnut aussi le petit panier qu'elle avait porté rempli de fruits sur
la pierre d'Épouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin
disparu. Elle se décida à ouvrir la seconde porte, après avoir refermé
la première avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour
possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde pièce où
elle entra était voûtée comme la première, mais les murs étaient revêtus
de nattes et de claies garnies de mousse. Un poêle y répandait une
chaleur suffisante, et c'était sans doute le tuyau creusé dans le roc qui
produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo
avait observée. Le lit d'Albert était, comme celui de Zdenko, formé d'un
amas de feuilles et d'herbes desséchées; mais Zdenko l'avait couvert de
magnifiques peaux d'ours, en dépit de l'égalité absolue qu'Albert
exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne
chagrinait pas la tendresse passionnée qu'il lui portait et la préférence
de sollicitude qu'il lui donnait sur lui-même. Consuelo fut reçue dans
cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la
serrure, s'était posté sur le seuil, l'oreille dressée et l'oeil inquiet.
Mais Cynabre avait reçu de son maître une éducation particulière: c'était
un ami, et non pas un gardien. Il lui avait été si sévèrement interdit
dès son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout à fait
cette habitude naturelle aux êtres de son espèce. Si on eût approché
d'Albert avec des intentions malveillantes, il eût retrouvé la voix;
si on l'eût attaqué, il l'eût défendu avec fureur. Mais prudent et
circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit
sans être sûr de son fait, et sans avoir examiné et flairé les gens avec
attention. Il approcha de Consuelo avec un regard pénétrant qui avait
quelque chose d'humain, respira son vêtement et surtout sa main qui avait
tenu longtemps les clefs touchées par Zdenko; et, complètement rassuré
par cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'il
avait conservé d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur
les épaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayait
lentement la terre de sa queue superbe. Après cet accueil grave et
honnête, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvrait
le lit de son maître, et s'y étendit avec la nonchalance de la vieillesse,
non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de
Consuelo.

Avant d'oser approcher de la troisième porte, Consuelo jeta un regard sur
l'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque révélation sur
l'état moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace de
démence ni de désespoir. Une grande propreté, une sorte d'ordre y
régnait. Il y avait un manteau et des vêtements de rechange accrochés à
des cornes d'aurochs, curiosités qu'Albert avait rapportées du fond de
la Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux
étaient bien rangés sur une bibliothèque en planches brutes, que
soutenaient de grosses branches artistement agencées par une main
rustique et intelligente. La table, les deux chaises, étaient de la même
matière et du même travail. Un herbier et des livres de musique anciens,
tout à fait inconnus à Consuelo, avec des titres et des paroles slaves,
achevaient de révéler les habitudes paisibles, simples et studieuses
de l'anachorète. Une lampe de fer curieuse par son antiquité, était
suspendue au milieu de la voûte, et brûlait dans l'éternelle nuit de ce
sanctuaire mélancolique.

Consuelo remarqua encore qu'il n'y avait aucune arme dans ce lieu. Malgré
le goût des riches habitants de ces forêts pour la chasse et pour les
objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n'avait pas
un fusil, pas un couteau; et son vieux chien n'avait jamais appris la
_grande science_, en raison de quoi Cynabre était un sujet de mépris et
de pitié pour le baron Frédérick. Albert avait horreur du sang; et
quoiqu'il parût jouir de la vie moins que personne, il avait pour l'idée
de la vie en général un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait
ni donner ni voir donner la mort, même aux derniers animaux de la
création. Il eût aimé toutes les sciences naturelles; mais il s'arrêtait
à la minéralogie et à la botanique. L'entomologie lui paraissait déjà une
science trop cruelle, et il n'eût jamais pu sacrifier la vie d'un insecte
à sa curiosité.

Consuelo savait ces particularités. Elle se les rappelait en voyant les
attributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur,
se disait-elle, d'un être si doux et si pacifique. Ceci est la cellule
d'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur la
nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublée et confuse.
Elle regrettait presque de ne point trouver là un aliéné, ou un moribond;
et la certitude de se présenter à un homme véritable la faisait hésiter
de plus en plus.

Elle rêvait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer,
lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille:
c'était un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de
grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entendu
un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui
était inconnu; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu'il
devait être plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait.
Elle écoutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoi
Albert l'avait si bien comprise dès la première phrase qu'il lui avait
entendu chanter. C'est qu'il avait la révélation de la vraie, de la
grande musique. Il pouvait n'être pas savant à tous égards, il pouvait ne
pas connaître les ressources éblouissantes de l'art; mais il avait en lui
le souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini,
Consuelo, rassurée entièrement et animée d'une sympathie plus vive,
allait se hasarder à frapper à la porte qui la séparait encore de lui,
lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte
s'avancer la tête penchée, les yeux baissés vers la terre, avec son
violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa pâleur était effrayante,
ses cheveux et ses habits dans un désordre que Consuelo n'avait pas encore
vu. Son air préoccupé, son attitude brisée et abattue, la nonchalance
désespérée de ses mouvements, annonçaient sinon l'aliénation complète, du
moins le désordre et l'abandon de la volonté humaine. On eût dit un de
ces spectres muets et privés de mémoire, auxquels croient les peuples
slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'on
voit agir sans suite et sans but, obéir comme par instinct aux anciennes
habitudes de leur vie, sans reconnaître et sans voir leurs amis et leurs
serviteurs terrifiés qui fuient ou les regardent en silence, glacés par
l'étonnement et la crainte.

Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il ne
la voyait pas, bien qu'elle fût à deux pas de lui. Cynabre s'était levé,
il léchait la main de son maître. Albert lui dit quelques paroles
amicales en bohémien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui
reportait ses discrètes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement
les pieds de cette jeune fille qui étaient chaussés à peu près en ce
moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tête, il lui dit en
bohémien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaient
une demande et qui se terminaient par son nom.

En le voyant dans cet état, Consuelo sentit disparaître sa timidité. Tout
entière à la compassion, elle ne vit plus que le malade à l'âme déchirée
qui l'appelait encore sans la reconnaître; et, posant sa main sur le bras
du jeune homme avec confiance et fermeté, elle lui dit en espagnol de sa
voix pure et pénétrante:

«Voici Consuelo.»




XLIII.


A peine Consuelo se fut-elle nommée, que le comte Albert, levant les yeux
au ciel et la regardant au visage, changea tout à coup d'attitude et
d'expression. Il laissa tomber à terre son précieux violon avec autant
d'indifférence que s'il n'en eût jamais connu l'usage; et joignant les
mains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur:

«C'est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d'exil et de souffrance,
 ô ma pauvre Wanda! s'écria-t-il en poussant un soupir qui semblait
briser sa poitrine. Chère, chère et malheureuse soeur! victime infortunée
que j'ai vengée trop tard, et que je n'ai pas su défendre! Ah! Tu le
sais, toi, l'infâme qui t'a outragée a péri dans les tourments, et ma
main s'est impitoyablement baignée dans le sang de ses complices. J'ai
ouvert la veine profonde de l'Église maudite; j'ai lavé ton affront, le
mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de
plus, âme inquiète et vindicative? Le temps du zèle et de la colère est
passé; nous voici aux jours du repentir et de l'expiation. Demande-moi
des larmes et des prières; ne me demande plus de sang: j'ai horreur du
sang désormais, et je n'en veux plus répandre! Non! non! pas une seule
goutte! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inépuisables
et de sanglots amers!»
                
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