--Tais-toi, tais-toi! reprit Alida avec une force fébrile; tu ne le
connais pas! tu n'es que depuis trois ans à mon service, tu ne l'as vu
que longtemps déjà après ma première infidélité de coeur et quand il ne
m'aimait plus. Je l'avais bien mérité!... Mais, jusqu'à ces derniers
temps, j'ai cru qu'il ne savait rien, qu'il n'avait rien daigné savoir,
et que, ne pouvant pas me juger indigne de lui, son coeur s'était retiré
de moi par lassitude. Je lui en voulais donc, et, sans songer à mes
torts, je m'irritais des siens. Mes torts! je n'y croyais pas; je disais
comme toi: «Je suis si vertueuse au fond! et j'ai un mari si
indifférent!» Sa douceur, sa politesse, sa libéralité, ses égards, je
les attribuais à un autre motif que la générosité. Ah! pourquoi ne
parlait-il pas? Un jour enfin... Tiens, c'est aujourd'hui le même jour
de l'année!... il y a un an... Je l'ai entendu parler de moi et je n'ai
pas compris, j'étais folle! Au lieu d'aller me jeter à ses pieds, je me
suis jetée dans les bras d'un autre, et j'ai cru faire une grande chose.
Ah! illusion, illusion! dans quels malheurs tu m'as précipitée!
--Mon Dieu, reprit Bianca, vous regrettez donc votre mari à présent?
Vous n'aimez donc pas ce pauvre M. Francis?
--Je ne peux pas regretter mon mari, dont je n'ai plus l'amour, et
j'aime Francis de toute mon âme, c'est-à-dire de tout ce qui m'est resté
de ma pauvre âme!... Mais, vois-tu, Bianca, toi qui es femme, tu dois
bien comprendre cela: on n'aime réellement qu'une fois! Tout ce qu'on
rêve ensuite, c'est l'équivalent d'un passé qui ne revient jamais. On
dit, on croit qu'on aime davantage, on voudrait tant se le persuader! On
ne ment pas, mais on sent que le coeur contredit la volonté. Ah! si tu
avais connu Valvèdre quand il m'aimait! Quelle vérité, quelle grandeur,
quel génie dans l'amour! Mais tu n'aurais pas compris, pauvre petite,
puisque je n'ai pas compris moi-même! Tout cela s'est éclairci pour moi
à distance, quand j'ai pu comparer, quand j'ai rencontré ces beaux
diseurs qui ne disent rien, ces coeurs enflammés qui ne sentent rien...
--Comment! Francis lui-même?...
--Francis, c'est autre chose: c'est un poëte, un vrai poëte peut-être,
un artiste à coup sûr. La raison lui manque, mais non le coeur ni
l'intelligence. Il a même quelque chose de Valvèdre, il a le sentiment
du devoir. Il y a manqué en m'enlevant au mien; il n'a pas les principes
de Valvèdre, mais il a de lui les grands instincts, les sublimes
dévouements. Cependant, Bianchina, il a beau faire, il ne m'aime pas,
lui, il ne peut pas m'aimer! Du moins, il ne m'aime pas comme il pourra
aimer un jour. Il avait rêvé une autre femme, plus jeune, plus douce,
plus instruite, plus capable de le rendre heureux, une femme comme
Adélaïde Obernay. Sais-tu qu'il devait, qu'il pouvait l'épouser, et que
c'est moi qui fus l'empêchement? Ah! je lui ai fait bien du mal, et j'ai
raison de mourir!... Mais il ne me le reproche pas, il voudrait me faire
vivre... Tu vois bien qu'il est grand, que j'ai raison de l'aimer... Tu
as l'air de croire que je me contredis... Non, non, je n'ai pas le
délire, jamais je n'ai vu si clair. Nous nous sommes monté la tête, lui
et moi; nous nous sommes brisés contre le sort, et à présent nous nous
pardonnons l'un à l'autre, nous nous estimons. Nous avons fait notre
possible pour nous aimer autant que nous le disions, autant que nous
nous l'étions promis..., et moi, pleurant Valvèdre quand même, lui,
regrettant Adélaïde malgré tout, nous allons nous donner le baiser
d'adieu suprême... Tiens, cela vaut mieux que l'avenir qui nous
attendait certainement, et je suis contente de mourir...
En parlant ainsi, elle fondait en larmes. Bianca pleurait aussi, sans
rien trouver pour la consoler, et moi, j'étais paralysé par l'épouvante
et la douleur. Quoi! c'était là le dernier mot de cette passion funeste!
Alida mourait en pleurant son mari, et en disant: «L'_autre_ ne m'aime
pas!» Certes, en voulant l'amour d'une femme dont l'époux était sans
reproche, j'avais cédé à une mauvaise et coupable tentation, mais comme
j'étais puni!
Je fis un suprême effort, le plus méritoire de ma vie peut-être: je
m'approchai de son lit, et, sans me plaindre de rien pour mon compte, je
réussis à la calmer.
--Tout ce que tu viens de rêver, lui dis-je, c'est l'effet de la fièvre,
et tu ne le penses pas. D'ailleurs, tu le penserais, que je n'y voudrais
pas croire. Ne te contrains donc plus devant moi, dis tout ce que tu
voudras, c'est la maladie qui parle. Je sais qu'à d'autres heures tu
verras autrement mon coeur et le tien. Que tu croies en Dieu, que tu
rendes justice à Valvèdre, que tu te reproches de n'avoir pas compris un
mari qui n'avait que des vertus et qui savait peut-être aimer mieux que
tout le monde, c'est bien, j'y consens, et je le savais. Ne m'as-tu pas
dit cent fois que cette croyance et ce remords te faisaient du bien, et
que tu m'en offrais la souffrance comme un mérite et une réconciliation
avec toi-même? Oui, c'était bien, tu étais dans le vrai; mais pourquoi
perdrais-tu le fruit de ces bonnes inspirations? Pourquoi exciter ton
imagination pour t'ôter justement à toi-même le mérite du repentir et
pour m'arracher l'espérance de ta guérison? Tout est consommé. Valvèdre
a souffert, mais il est résigné depuis longtemps: il voyage, il oublie.
Tes enfants sont heureux, et tu vas les revoir; tes amis le pardonnent,
si tant est qu'ils aient quelque chose de personnel à te pardonner. Ta
réputation, si tant est qu'elle soit compromise par ton absence, peut
être réhabilitée, soit par ton retour, soit par notre union. Rends donc
justice à ta destinée et à ceux qui t'aiment. Moi, soumis à tout, je
serai pour toi ce que tu voudras, ton mari, ton amant ou ton frère.
Pourvu que je te sauve, je serai assez récompensé. Tu peux même penser
ce que tu as dit, ne pas croire au _second amour_, et ne m'accorder que
le reste d'une âme épuisée par le premier, je m'en contenterai. Je
vaincrai mon sot orgueil, je me dirai que c'est encore plus que je ne
mérite, et, si tu as envie de me parler du passé, nous en parlerons
ensemble. Je ne te demande qu'une chose: c'est de n'avoir pas de secrets
pour moi, ton enfant, ton ami, ton esclave; c'est de ne pas te combattre
et t'épuiser en douleurs cachées. Tu crois donc que je n'ai pas de
courage? Si, j'en ai, et pour toi j'en peux avoir jusqu'à l'héroïsme. Ne
me ménage donc pas, si cela te soulage un peu, et dis-moi que tu ne
m'aimes pas, pourvu que tu me dises ce qu'il faut faire et ce qu'il faut
être pour que tu m'aimes!
Alida s'attendrit de ma résignation, mais elle n'avait plus la force de
se relever par l'enthousiasme. Elle colla ses lèvres sur mon front en
pleurant, comme un enfant, avec des cris et des sanglots; puis, écrasée
de fatigue, elle s'endormit enfin.
Ces émotions la ranimèrent un instant; le lendemain, elle fut mieux, et
je vis renaître l'impatience du départ. C'est ce que je redoutais le
plus.
Nous demeurions près de Palerme. Tous les jours, j'y allais en courant
pour voir s'il n'y avait rien pour moi à la poste. Ce jour-là fut un
jour d'espoir, un dernier rayon de soleil. Comme j'approchais de la
ville, je vis une voiture de louage qui en sortait et qui venait vers
moi au galop. Un avertissement mystérieux me cria dans l'âme que c'était
un secours qui m'arrivait. Je me jetai à tout hasard, comme un fou, à la
tête des chevaux. Un homme se pencha hors de la portière: c'était lui,
c'était Moserwald!
Il me fit monter près de lui et donna l'ordre de continuer, car c'est
chez nous qu'il venait. Le trajet était si court, que nous échangeâmes à
la hâte les explications les plus pressées. Il avait reçu ma lettre,
avec celle que je lui envoyais pour Henri, à deux mois de date, par
suite d'un accident arrivé à son secrétaire, qui, blessé et gravement
malade, avait oublié de la lui remettre. Aussitôt que cet excellent
Moserwald avait connu ma situation, il avait jeté au feu ma demande
d'argent à Obernay, il avait pris la poste, il accourait; argent, aide,
affection, il m'apportait tout ce qui pouvait sauver Alida ou prolonger
sa vie.
Je ne voulus pas qu'il la vît sans que j'eusse pris le temps de la
prévenir d'une rencontre amenée, à mon dire, par le hasard. On craint
toujours d'éclairer les malades sur l'inquiétude dont ils sont l'objet.
Je craignais aussi que le féroce préjugé d'Alida contre les juifs ne lui
fît accueillir froidement cet ami si sûr et si dévoué.
Elle sourit de son sourire étrange, et ne fut pas dupe du motif qui
amenait Moserwald à Palerme; mais elle le reçut avec grâce, et je vis
bientôt que la distraction de voir un nouveau visage et le plaisir
d'entendre parler de sa famille lui faisaient quelque bien. Quand je pus
être seul avec Nephtali, je lui demandai son impression sur l'état où il
la trouvait.
--Elle est perdue! me répondit-il; ne vous faites pas d'illusion. Il ne
s'agit plus que d'adoucir sa fin.
Je me jetai dans ses bras et je pleurai amèrement: il y avait si
longtemps que je me contenais!
--Écoutez, reprit-il quand il eut essuyé ses propres larmes, il faut, je
pense, avant tout, qu'elle ne voie pas son mari.
--Son mari? où donc est-il?
--A Naples, il la cherche. Quoiqu'un qui vous a aperçus quittant Alger
lui a dit que sa femme semblait mourante, et qu'on avait été forcé de la
porter pour la conduire au rivage. Il était alors à Rome, s'inquiétant
d'elle et s'informant dans tous les couvents, car sa soeur aînée lui
avait laissé croire qu'elle n'était pas avec vous et qu'elle s'était
mise réellement en retraite.
--Mais vous avez donc vu Valvèdre à Naples? vous lui avez donc parlé?
--Oui; il m'a été impossible de l'éviter. J'ai gardé votre secret malgré
ses douces prières et ses froides menaces. J'ai réussi ou j'ai cru avoir
réussi à lui échapper: il n'a pu me suivre; mais il est très-tenace et
très-fin, et, malheureusement, je suis très-connu. Il s'informera, il
découvrira aisément quelle direction j'ai prise. Il a certainement
deviné que j'allais vous rejoindre. Je ne serais pas étonné de le voir
arriver ici peu de jours après moi. Ne vous y trompez plus, il l'aime
encore, cette pauvre femme; il est encore jaloux... Malgré son air
tranquille, j'ai vu clair en lui. Il faut vous cacher, j'entends cacher
Alida plus loin de la ville, ou dans le port, sur quelque navire. J'en
ai là plus d'un à ma discrétion. J'ai beaucoup d'amis, c'est-à-dire
beaucoup d'obligés partout.
--Eh bien, non, mon cher Nephtali, répondis-je; ce n'est pas là ce qu'il
faut faire, c'est tout le contraire: il faut que vous guettiez l'arrivée
de Valvèdre, et que vous me fassiez avertir dès qu'il abordera à
Palerme, afin que j'aille au-devant de lui.
--Ah! vous voulez encore vous battre? Vous ne trouvez pas que la pauvre
femme ait assez souffert?
--Je ne veux pas me battre, je veux conduire Valvèdre auprès de sa
femme; lui seul peut la sauver.
--Comment? qu'est-ce à dire? elle le regrette donc? elle a donc à se
plaindre de vous?
--Elle n'a pas à se plaindre de moi, Dieu merci! mais elle regrette sa
famille, voilà ce qui est certain. Valvèdre sera généreux, je le
connais. Jaloux ou non, il consolera, il fortifiera la pauvre âme
navrée!
Moserwald retourna à Palerme et mit en observation sur le port les plus
affidés de ses gens; puis il revint occuper mon petit logement afin
d'être à portée de nous servir à toute heure. Il fut admirable de bonté,
de douceur et de prévenances. Je dois le dire et ne jamais l'oublier.
Alida voulut le revoir et le remercier de son amitié pour moi. Elle ne
voulut pas avoir l'air un seul instant de soupçonner qu'il eût été ou
qu'il fût encore amoureux d'elle; mais, chose étrange et qui peint bien
cette femme puérile et charmante, elle eut avec lui un accès de
coquetterie au bord de la tombe. Elle se fit peindre les sourcils et les
joues par Bianca, et, couchée sur sa chaise longue, tout enveloppée de
fins tissus d'Alger, elle trôna encore une fois dans la langueur de sa
beauté expirante.
Cela était cruel sans doute, car, si elle ne rallumait plus les désirs
de l'amour, elle s'emparait encore de l'imagination, et je vis Moserwald
frappé d'une douloureuse extase; mais Alida ne songeait point à cela:
elle suivait machinalement l'habitude de sa vie. Elle fut coquette
d'esprit autant que de visage. Elle encouragea notre hôte à lui raconter
les bruits de Genève, et, pleurant lorsqu'elle revenait à parler de ses
enfants, elle eut des accès de rire nerveux quand, avec sa bonhomie
railleuse, Moserwald lui retraça les ridicules de certains personnages
de son ancien milieu.
En la voyant ainsi, Moserwald reprit de l'espérance.
--La distraction lui est bonne, me disait-il au bout de deux jours: elle
se mourait d'ennui. Vous vous êtes imaginé qu'une femme du monde,
habituée à sa petite cour, pouvait s'épanouir dans le tête-à-tête, et
vous voyez qu'elle s'y est flétrie comme une fleur privée d'air et de
soleil. Vous êtes trop romanesque, mon enfant, je ne puis assez vous le
répéter. Ah! si c'était moi qu'elle eût voulu suivre! je l'aurais
promenée de fête en fête, je lui aurais fait un milieu nouveau. Avec de
l'argent, on fait tout ce qu'on veut! Elle a des goûts aristocratiques:
l'hôtel du juif serait devenu si luxueux et si agréable, que les plus
gros bonnets y fussent venus saluer la beauté reine des coeurs et la
richesse reine du monde! Et vous, vous n'avez pas voulu comprendre; vos
fiertés, vos cas de conscience, ont fait de votre intérieur une prison
cellulaire! Vous n'avez pas pu y travailler, et elle n'a pas pu y vivre.
Et que vous fallait-il pour qu'elle fût enivrée, pour qu'elle n'eût pas
le temps de se repentir et de regretter sa famille? De l'argent, rien
que de l'argent! Or, son mari lui en offrait, à elle, et vous, vous en
aviez, puisque j'en ai!
--Ah! Moserwald, lui répondis-je, vous me faites bien du mal en pure
perte! Je ne pouvais pas agir comme vous pensez, et, quand je l'aurais
pu, ne voyez-vous pas qu'il est trop tard?
--Non, peut-être que non! Qui sait? je lui apporte peut-être la vie,
moi, le gros juif si prosaïque! Avant-hier, je l'ai cru au moment
d'expirer sous mes yeux; aujourd'hui, elle m'apparaît comme ressuscitée.
Qu'elle se soutienne encore ainsi quelques jours, et nous l'emmenons,
nous l'entourons de douceurs et d'amusements. J'y dépenserai des
millions s'il le faut, mais nous la sauverons!
En ce moment, Bianca vint m'appeler en criant que sa maîtresse était
morte. Nous nous précipitâmes dans sa chambre. Elle respirait, mais elle
était livide, immobile et sans connaissance.
J'avais pour elle le meilleur médecin du pays. Il l'avait abandonnée en
ce sens qu'il n'ordonnait plus que des choses insignifiantes; mais il
venait la voir tous les jours, et il arriva au moment où je l'envoyais
chercher.
--Est-ce la fin? lui dit tout bas Moserwald.
--Eh! qui sait? répondit-il en levant les épaules avec chagrin.
--Quoi! m'écriai-je, vous ne pouvez pas la ranimer? Elle va mourir
ainsi, sans nous voir, sans nous reconnaître, sans recevoir nos adieux?
--Parlez bas, reprit-il, elle vous entend peut-être. Il y a là, je
crois, un état cataleptique.
--Mon Dieu! s'écria la Bianca en pâlissant et en nous montrant le fond
de la galerie, dont les portes étaient grandes ouvertes pour laisser
circuler l'air dans l'appartement; voyez donc _celui_ qui vient la!...
Celui qui venait comme l'ange de la mort, c'était Valvèdre!
Il entra sans paraître voir aucun de nous, alla droit à sa femme, lui
prit la main et la regarda attentivement pendant quelques secondes; puis
il l'appela par son nom, et elle ouvrit les lèvres pour lui répondre,
mais sans que la voix pût sortir.
Il se fit encore quelques instants d'un horrible silence, et Valvèdre
dit de nouveau en se penchant vers elle, et avec un accent de douceur
infinie:
--Alida!
Elle s'agita et se leva comme un spectre, retomba, ouvrit les yeux, fit
un cri déchirant, et jeta ses deux bras au cou de Valvèdre.
Quelques instants encore, et elle retrouva la parole et le regard; mais
ce qu'elle disait, je ne l'entendis pas. J'étais cloué à ma place,
foudroyé par un conflit d'émotions inexprimables. Valvèdre ne semblait,
m'a-t-on dit, faire aucune attention à moi. Moserwald me prit
vigoureusement le bras et m'entraîna hors de la chambre.
J'y fus en proie à un véritable égarement. Je ne savais plus où j'étais,
ni ce qui venait de se passer. Le médecin vint me secourir à mon tour,
et je l'aidai de tout l'effort de ma volonté, car je me sentais devenir
fou, et je voulais être de force à accomplir jusqu'au bout mon affreuse
destinée. Revenu à moi, j'appris qu'Alida était calme, et pouvait vivre
encore quelques jours ou quelques heures. Son mari était seul avec elle.
Le médecin se retira, disant que le nouveau venu paraissait en savoir
autant que lui pour les soins à donner en pareille circonstance. Bianca
écoutait à travers la porte. J'eus un accès d'humeur contre elle, et je
la poussai brusquement dehors. Je ne voulais pas me permettre d'entendre
ce que Valvèdre disait à sa femme en ce moment suprême; la curiosité de
cette fille, quelque bien intentionnée qu'elle fût, me paraissait être
une profanation.
Resté seul avec Moservald dans le salon qui touchait à la chambre
d'Alida, je demeurai morne et comme frappé d'une religieuse terreur.
Nous devions nous tenir là, tout prêts à secourir au besoin. Moserwald
voulait écouter, comme avait fait Bianca, et je savais qu'on pouvait
entendre en approchant de la porte. Je le gardai d'autorité auprès de
moi à l'autre bout du salon. La voix de Valvèdre nous arrivait douce et
rassurante, mais sans qu'aucune parole distincte en pût confirmer pour
nous les inflexions. La sueur me coulait du front, tant j'avais de peine
à subir cette inaction, cette incertitude, cette soumission passive en
face de la crise suprême.
Tout à coup, la porte s'ouvrit doucement, et Valvèdre vint à nous. Il
salua Moserwald et lui demanda pardon de le laisser seul, en le priant
de ne pas s'éloigner; puis il s'adressa à moi pour me dire que madame de
Valvèdre désirait me voir. Il avait la politesse et la gravité d'un
homme qui fait les honneurs de sa propre maison au milieu d'un malheur
domestique.
Il rentra chez Alida avec moi, et, comme s'il m'eût présenté à elle:
--Voici votre ami, lui dit-il, l'ami dévoué à qui vous voulez témoigner
votre gratitude. Tout ce que vous m'avez dit de ses soins et de son
affection absolue justifie votre désir de lui serrer la main, et je ne
suis pas venu ici pour l'éloigner de vous dans un moment où toutes les
personnes qui vous sont attachées veulent et doivent vous le prouver.
C'est une consolation pour vos souffrances, et vous savez que je vous
apporte tout ce que mon coeur vous doit de tendresse et de sollicitude.
Ne craignez donc rien, et, si vous avez quelques ordres à donner qui
vous semblent devoir être mieux exécutés par d'autres que moi, je vais
me retirer.
--Non, non, répondit Alida en le retenant d'une main pendant qu'elle
s'attachait à moi de l'autre; ne me quittez pas encore!... Je voudrais
mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour sauver ma vie, vous qui
êtes venu pour sauver mon âme!
Puis, se soulevant sur nos bras et nous regardant tour à tour avec une
expression de terreur désespérée, elle ajouta:
--Vous êtes ainsi devant moi pour que je meure en paix; mais à peine
serai-je sous le suaire, que vous vous vous battrez!
--Non! répondis-je avec force, cela ne sera pas, je le jure!
--Je vous entends, monsieur, dit Valvèdre, et je connais vos intentions.
Vous m'offrirez votre vie, et vous ne la défendrez pas. Vous voyez bien,
ajouta-t-il en s'adressant à sa femme, que nous ne pouvons pas nous
battre. Rassurez-vous, _ma fille_, je ne ferai jamais rien de lâche. Je
vous ai donné ma parole, ici, tout à l'heure, de ne pas me venger de
celui qui s'est dévoué à vous corps et âme dans ces amères épreuves, et
je n'ai pas deux paroles.
--Je suis tranquille, répondit Alida en portant à ses lèvres la main de
son mari. Oh! mon Dieu! vous m'avez donc pardonné!... Il n'y a que mes
enfants... mes enfants que j'ai négligés..., abandonnés..., mal aimés
pendant que j'étais avec eux..., et qui ne recevront pas mon dernier
baiser... Chers enfants! pauvre Paul! Ah! Valvèdre, n'est-ce pas que
c'est une grande expiation et qu'à cause de cela tout me sera pardonné?
Si vous saviez comme je les ai adorés, pleurés! comme mon pauvre coeur
inconséquent s'est déchiré dans l'absence! comme j'ai compris que le
sacrifice était au-dessus de mes forces, et comme Paul, celui qui me
rendait triste, qui me faisait peur, que je n'osais pas embrasser, m'est
apparu beau et bon et à jamais regrettable dans mes heures d'agonie! Il
le sait, lui, Francis, que je ne faisais plus de différence entre eux,
et que j'aurais été une bonne mère, si... Mais je ne les reverrai
pas!... Il faut rester ici sous cette terre étrangère, sous ce cruel
soleil qui devait me guérir, et qui rit toujours pendant qu'on meurt!...
--Ma chère fille, reprit Valvèdre, vous m'avez promis de ne penser à la
mort que comme à une chose dont l'accomplissement est aussi éventuel
pour vous que pour nous tous. L'heure de ce passage est toujours
inconnue, et celui qui croit la sentir arriver peut en être plus éloigné
que celui qui n'y songe point. La mort est partout et toujours, comme la
vie. Elles se donnent la main et travaillent ensemble pour les desseins
de Dieu. Vous aviez l'air de me croire tout à l'heure, quand je vous
disais que tout est bien, par la raison que tout renaît et recommence.
Ne me croyez-vous plus? La vie est une aspiration à monter, et cet
éternel effort vers l'état le meilleur, le plus épuré et le plus divin,
conduit toujours à un jour de sommeil qu'on appelle mort, et qui est une
régénération en Dieu.
--Oui, j'ai compris, répondit Alida... Oui, j'ai aperçu Dieu et
l'éternité à travers tes paroles mystérieuses!... Ah! Francis, si vous
l'aviez entendu tout à l'heure, et si je l'avais écouté plus tôt,
moi!... Quel calme il a fait descendre, quelle confiance il sait donner!
_Confiance_, oui, voilà ce qu'il disait,_ avoir foi_ dans sa propre
confiance!_... Dieu est le grand asile, rien ne peut être danger, après
la vie, pour l'âme qui se fie et s'abandonne; rien ne peut être
châtiment et dégradation pour celle qui comprend le bien et se désabuse
du mal!... Oui, je suis tranquille!... Valvèdre, tu m'as guérie!
Elle ne parla plus, elle s'assoupit. Une molle sueur, de plus en plus
froide, mouilla ses mains et son visage. Elle vécut ainsi, sans voix et
presque sans souffle, jusqu'au lendemain. Un pâle et triste sourire
effleurait ses lèvres quand nous lui parlions. Tendre et brisée, elle
essayait de nous faire comprendre qu'elle était heureuse de nous voir.
Elle appela Moserwald du regard, et du regard lui désigna sa main pour
qu'il la pressât dans la sienne.
Le soleil se levait magnifique sur la mer. Valvèdre ouvrit les rideaux
et le montra à sa femme. Elle sourit encore, comme pour lui dire que
cela était beau.
--Vous vous trouvez bien, n'est-ce pas? lui dit-il.
Elle fit signe que oui.
--Tranquille, guérie?
Oui encore, avec la tête.
--Heureuse, soulagée? Vous respirez bien?
Elle souleva sa poitrine sans effort, comme allégée délicieusement du
poids de l'agonie.
C'était le dernier soupir. Valvèdre, qui l'avait senti approcher, et
qui, par son air de conviction et de joie, en avait écarté la terrible
prévision, déposa un long baiser sur le front, puis sur la main droite
de la morte. Il reprit à son doigt l'anneau nuptial qu'elle avait cessé
longtemps de porter, mais qu'elle avait remis la veille; puis il sortit,
il tira derrière lui les verrous du salon, et nous cacha le spectacle de
sa douleur.
Je ne le revis plus. Il parla avec Moserwald, qui se chargea de remplir
ses intentions. Il le priait de faire embaumer et transporter le corps
de sa femme à Valvèdre. Il me demandait pardon de ne pas me dire adieu.
Il s'éloigna aussitôt, sans qu'on pût savoir quelle route de terre ou de
mer il avait prise. Sans doute, il alla demander aux grands spectacles
de la nature la force de supporter le coup qui venait de déchirer son
coeur.
J'eus l'atroce courage d'aider Moserwald à remplir la tâche funèbre qui
nous était imposée: cruelle amertume infligée par une âme forte à une
âme brisée! Valvèdre me laissait le cadavre de sa femme après m'avoir
repris son coeur et sa foi au dernier moment.
J'accompagnai le dépôt sacré jusqu'à Valvèdre. Je voulus revoir cette
maison vide à jamais pour moi, ce jardin toujours riant et magnifique
devant le silence de la mort, ces ombrages solennels et ce lac argenté
qui me rappelaient des pensées si ardentes et des rêves si funestes. Je
revis tout cela la nuit, ne voulant être remarqué de personne, sentant
que je n'avais pas le droit de m'agenouiller sur la tombe de celle que
je n'avais pu sauver.
Je pris là congé de Moserwald, qui voulait me garder avec lui, me faire
voyager, me distraire, m'enrichir, me marier, que sais-je?
Je n'avais plus le coeur à rien, mais j'avais une dette d'honneur à
payer. Je devais plus de vingt mille francs que je n'avais pas, et c'est
à Moserwald précisément que je les devais. Je me gardai bien de lui en
parler; il se fût réellement offensé de ma préoccupation, ou il m'eût
trouvé les moyens de m'acquitter en se trichant lui-même. Je devais
songer à gagner par mon travail cette somme, minime pour lui, mais
immense pour moi qui n'avais pas d'état, et lourde sur ma conscience,
sur ma fierté, comme une montagne.
J'étais tellement écrasé moralement, que je n'entrevoyais aucun travail
d'imagination dont je fusse capable. Je sentais, d'ailleurs, qu'il
fallait, pour me réhabiliter, une vie rude, cachée, austère; les
rivalités comme les hasards de la vie littéraire n'étaient plus des
émotions en rapport avec la pesanteur de mon chagrin. J'avais commis une
faute immense en jetant dans le désespoir et dans la mort une pauvre
créature faible et romanesque, que j'étais trop romanesque et trop
faible moi-même pour savoir guérir. Je lui avais fait briser les liens
de la famille, qu'elle ne respectait pas assez, il est vrai, mais
auxquels, sans moi, elle ne se serait peut-être jamais ouvertement
soustraite. Je l'avais aimée beaucoup, il est vrai, durant son martyre,
et je ne m'étais pas volontairement trouvé au-dessous de la terrible
épreuve; mais je ne pouvais pas oublier que, le jour où je l'avais
enlevée, j'avais obéi à l'orgueil et à la vengeance plus qu'à l'amour.
Ce retour sur moi-même consternait mon âme. Je n'étais plus orgueilleux,
hélas! mais de quel prix j'avais payé ma guérison!
Avant de quitter le voisinage de Valvèdre, j'écrivis à Obernay. Je lui
ouvris les replis les plus cachés de ma douleur et de mon repentir. Je
lui racontai tous les détails de cette cruelle histoire. Je m'accusai
sans me ménager. Je lui fis part de mes projets d'expiation. Je voulais
reconquérir, un jour, son amitié perdue.
Je mis trente heures à écrire cette lettre; les larmes m'étouffaient à
chaque instant. Moserwald, me croyant parti, avait repris la route de
Genève.
Quand j'eus réussi à compléter et mon récit et ma pensée, je sortis pour
prendre l'air, et insensiblement, machinalement, mes pas me portèrent
vers le rocher où, l'année précédente, j'avais déjeuné avec Alida,
active, résolue, levée avec le jour, et arrivée là sur un cheval fier et
bondissant. Je voulus savourer l'horreur de ma souffrance. Je me
retournai pour regarder encore la villa. J'avais marché deux heures par
un chemin rapide et fatigant; mais, en réalité, j'étais encore si près
de Valvèdre que je distinguais les moindres détails. Que je m'étais
senti fier et heureux à cette place! quel avenir d'amour et de gloire
j'y avais rêvé!
--Ah! misérable poëte, pensai-je, tu ne chanteras plus ni la joie, ni
l'amour, ni la douleur! tu n'auras pas de rimes pour cette catastrophe
de ta vie! Non, Dieu merci, tu n'es pas encore desséché à ce point. La
honte tuera ta pauvre muse: elle a perdu le droit de vivre!
Un son lointain de cloches me fit tressaillir: c'était le glas des
funérailles. Je montai sur la pointe la plus avancée du rocher, et je
distinguai, spectacle navrant, une ligne noire qui se dirigeait vers le
château. C'étaient les derniers honneurs rendus par les villageois des
environs à la pauvre Alida; on la descendait dans la tombe, sous les
ombrages de son parc. Quelques voitures annonçaient la présence des amis
qui plaignaient son sort sans le connaître, car notre secret avait été
scrupuleusement gardé. On la croyait morte dans un couvent d'Italie.
J'essayai pendant quelques instants de douter de ce que je voyais et
entendais. Le chant des prêtres, les sanglots des serviteurs et même, il
me sembla, des cris d'enfants montaient jusqu'à moi. Était-ce une
illusion? Elle était horrible, et je ne pouvais m'y soustraire. Cela
dura deux heures! Chaque coup de cette cloche tombait sur ma poitrine et
la brisait. A la fin, j'étais insensible, j'étais évanoui. Je venais de
sentir Alida mourir une seconde fois.
Je ne revins à moi qu'aux approches de la nuit. Je me traînai à la
Rocca, où mes vieux hôtes n'étaient plus qu'un. La femme était morte. Le
mari m'ouvrit ma chambre sans s'occuper autrement de moi. Il revenait de
l'enterrement de _la dame_, et, veuf depuis quelques semaines, il avait
senti se rouvrir devant ces funérailles la blessure de son propre coeur.
Il était anéanti.
Je délirai toute la nuit. Au matin, ne sachant où j'étais, j'essayai de
me lever. Je crus avoir une nouvelle vision après toutes celles qui
venaient de m'assiéger. Obernay était assis près de la table d'où je lui
avais écrit la veille; il lisait ma lettre. Sa figure assombrie
témoignait d'une profonde pitié.
Il se retourna, vint à moi, me fit recoucher, m'ordonna de me taire, fit
appeler un médecin, et me soigna pendant plusieurs jours avec une bonté
extrême. Je fus très-mal, sans avoir conscience de rien. J'étais épuisé
par une année d'agitations dévorantes et par les atroces douleurs des
derniers mois, douleurs sans épanchement, sans relâche et sans espoir.
Quand je fus hors de danger et qu'il me fut permis de parler et de
comprendre, Obernay m'apprit que, prévenu par une lettre de Valvèdre, il
était venu avec sa femme, sa belle-soeur et les deux enfants d'Alida
assister aux funérailles. Toute la famille était repartie; lui seul
était resté, devinant que je devais être là, me cherchant partout, et me
découvrant enfin aux prises avec une maladie des plus graves.
--J'ai lu ta lettre, ajouta-t-il. Je suis aussi content de toi que je
peux l'être après ce qui s'est passé. Il faut persévérer et reconquérir,
non pas mon amitié, que tu n'as jamais perdue, mais l'estime de
toi-même. Tiens, voilà de quoi t'encourager.
Il me montra un fragment de lettre de Valvèdre.
«Aie l'oeil sur ce jeune homme, disait-il; sache ce qu'il devient, et
méfie-toi du premier désespoir. Lui aussi a reçu la foudre! Il l'avait
attirée sur sa tête; mais, anéanti comme le voilà, il a droit à ta
sollicitude. Il est le plus malheureux de tous, ne l'oublie pas, car il
ne se fait plus d'illusions sur l'oeuvre maudite qu'il a accomplie!
»Aux grandes fautes les grands secours avant tout, mon cher enfant! Ton
jeune ami n'est pas un être lâche ni pervers, tant s'en faut, et je n'ai
pas à rougir pour _elle_ du dernier choix qu'elle avait fait. Je suis
certain qu'il l'eût épousée si j'eusse consenti au divorce, et j'y eusse
consenti si elle eût longtemps insisté. Il faut donc remettre ce jeune
homme dans le droit chemin. Nous devons cela à la mémoire de celle qui
voulait, qui eût pu porter son nom.
»S'il demandait, un jour, à voir les enfants, ne t'y oppose pas. Il
sentira profondément devant les orphelins son devoir d'homme et
l'aiguillon salutaire du remords.
»Enfin, sauve-le; que je ne le revoie jamais, mais qu'il soit sauvé!
Moi, je le suis depuis longtemps, et ce n'est pas de moi, de mon plus ou
de mon moins de tristesse que tu dois t'occuper. S'oublier soi-même,
voilà la grande question quand on n'est pas plus fort que son mal!»
X
Sept ans me séparaient déjà de cette terrible époque de ma vie quand je
revis Obernay. J'étais dans l'industrie. Employé par une compagnie, je
surveillais d'importants travaux métallurgiques. J'avais appris mon état
en commençant par le plus dur, l'état manuel. Henri me trouva près de
Lyon, au milieu des ouvriers, noirci, comme eux, par les émanations de
l'antre du travail. Il eut quelque peine à me reconnaître; mais je
sentis à son étreinte que son coeur d'autrefois m'était rendu. Lui
n'était pas changé. Il avait toujours ses fortes épaules, sa ceinture
dégagée, son teint frais et son oeil limpide.
--Mon ami, me dit-il quand nous fûmes seuls, tu sauras que c'est le
hasard d'une excursion qui m'amène vers toi. Je voyage en famille depuis
un mois, et maintenant je retourne à Genève; mais, sans la circonstance
du voyage, je t'aurais rejoint, n'importe où, un peu plus tard, à
l'automne. Je savais que tu étais au bout de ton expiation, et il me
tardait de t'embrasser. J'ai reçu ta dernière lettre, qui m'a fait grand
bien; mais je n'avais pas besoin de cela pour savoir tout ce qui te
concerne. Je ne t'ai pas perdu de vue depuis sept ans. Tu n'as voulu
recevoir de moi aucun service de fait; tu m'as demandé seulement de
t'écrire quelquefois avec amitié, sans te parler du passé. J'ai cru
d'abord que c'était encore de l'orgueil, que tu ne voulais même pas
d'assistance morale, craignant surtout de vivre sous l'influence
indirecte, sous la protection cachée de Valvèdre. A présent, je te rends
pleine justice. Tu as et tu auras toujours beaucoup d'orgueil, mais ton
caractère s'est élevé à la hauteur de la fierté, et je ne me permettrai
plus jamais d'en sourire. Ni moi ni personne ne te traitera plus
d'enfant. Sois tranquille, tu as su faire respecter tes malheurs.
--Mon cher Henri, tu exagères! lui répondis-je. J'ai fait bien
strictement mon devoir. J'ai obéi à ma nature, peut-être un peu ingrate,
en me dérobant à la pitié. J'ai voulu me punir tout seul et de mes
propres mains en m'assujettissant à des études qui m'étaient
antipathiques, à des travaux où l'imagination me semblait condamnée à
s'éteindre. J'ai été plus heureux que je ne le méritais, car
l'acquisition d'un savoir quelconque porte avec elle sa récompense, et,
au lieu de s'abrutir dans l'étude où l'on se sent le plus revêche, on
s'y assouplit, on s'y transforme, et la passion, qui ne meurt jamais en
nous, se porte vers les objets de nos recherches. Je comprends à présent
pourquoi certaines personnes--et pourquoi ne nommerais-je pas M. de
Valvèdre?--ont pu ne pas devenir matérialistes en étudiant les secrets
de la matière. Et puis je me suis rappelé souvent ce que souvent tu me
disais autrefois. Tu me trouvais trop ardent pour être un écrivain
littéraire; tu me disais que je ferais de la poésie folle, de l'histoire
fantastique ou de la critique emportée, partiale, nuisible par
conséquent. Oh! je n'ai rien oublié, tu vois. Tu disais que les
organisations très-vivaces ont souvent en elles une fatalité qui les
entraine à l'exubérance, et qui hâte ainsi leur destruction prématurée;
qu'un bon conseil à suivre serait celui qui me détournerait de ma propre
excitation pour me jeter dans une sphère d'occupations sérieuses et
calmantes; que les artistes meurent souvent ou s'étiolent par l'effet
des émotions exclusivement cherchées et développées; que les spectacles,
les drames, les opéras, les poëmes et les romans étaient, pour les
sensibilités trop aiguisées, comme une huile sur l'incendie; enfin que,
pour être un artiste ou un poëte durable et sain, il fallait souvent
retremper la logique, la raison et la volonté dans des études d'un ordre
sévère, même s'astreindre aux commencements arides des choses. J'ai
suivi ton conseil sans m'apercevoir que je le suivais, et, quand j'ai
commencé à en recueillir le fruit, j'ai trouvé que tu ne m'avais pas
assez dit combien ces études sont belles et attrayantes. Elles le sont
tellement, mon ami, que j'ai pris les arts d'imagination en pitié
pendant quelque temps... ferveur de novice que tu m'aurais pardonnée;
mais, aujourd'hui, tout en jouissant en artiste des rayons que la
science projette sur moi, je sens que je ne me détacherai plus d'une
branche de connaissances qui m'a rendu la faculté de raisonner et de
réfléchir: bienfait inappréciable, qui m'a préservé également de l'abus
et du dégoût de la vie! A présent, mon ami, tu sais que j'approche du
terme de ma captivité...
--Oui, reprit-il, je sais qu'avec des appointements qui ont été
longtemps bien minimes, tu as réussi à t'acquitter peu à peu avec
Moserwald, lequel déclare avec raison que c'est un tour de force, et que
tu as dû t'imposer, pendant les premières années surtout, les plus dures
privations. Je sais que tu as perdu ta mère, que tu as tout quitté pour
elle, que tu l'as soignée avec un dévouement sans égal, et que, voyant
ton père très-âgé, très-usé et très-pauvre, tu t'es senti bien heureux
de pouvoir doubler pour lui, par un placement en viager, à son insu, la
petite somme qu'il te réservait, et qu'il t'avait confiée pour la faire
valoir. Je sais aussi que tu as eu des moeurs austères, et que tu as su
te faire apprécier pour ton savoir, ton intelligence et ton activité au
point de pouvoir prétendre maintenant à une très-honorable et
très-heureuse existence. Enfin, mon ami, en approchant d'ici, j'ai su et
j'ai vu que tu étais aimé à l'adoration par les ouvriers que tu
diriges,... qu'on te craignait un peu,... il n'y a pas de mal à cela,
mais que tu étais un ami et un frère pour ceux qui souffrent. Le pays
est en ce moment plein de louanges sur une action récente...
--Louanges exagérées; j'ai eu le bonheur d'arracher à la mort une pauvre
famille.
--Au péril de ta vie, péril des plus imminents! On t'a cru perdu.
--Aurais-tu hésité à ma place?
--Je ne crois pas! Aussi je ne te fais pas de compliments; je constate
que tu suis sans défaillance la ligne de tes devoirs. Allons, c'est
bien; embrasse-moi, on m'attend.
--Quoi! je ne verrai pas ta femme et tes enfants, que je ne connais pas?
--Ma femme et mes enfants ne sont pas là. Les marmots ne quittent pas si
longtemps l'école du grand-père, et leur mère ne les quitte pas d'une
heure.
--Tu me disais être en famille.
--C'était une manière de dire. Des parents, des amis... Mais je ne te
fais pas de longs adieux. Je reconduis mon monde à Genève, et, dans six
semaines, je reviens te chercher.
--Me chercher?
--Oui. Tu seras libre?
--Libre? Mais non, je ne le serai jamais.
--Tu ne seras jamais libre de ne rien faire; mais tu seras libre de
travailler où tu voudras. Ton engagement avec ta compagnie finit à cette
époque; je viendrai alors te soumettre un projet qui te sourira
peut-être, et qui, en te créant de grandes occupations selon tes goûts
actuels, te rapprochera de moi et de ma famille.
--Me rapprocher de vous autres? Ah! mon ami, vous êtes trop heureux pour
moi! Je n'ai jamais envisagé la possibilité de ce rapprochement qui me
rappellerait à toute heure un passé affreux pour moi; cette ville, cette
maison!...
--Tu n'habiteras pas la ville, et cette maison, tu ne la reverras plus.
Nous l'avons vendue, elle est démolie. Mes vieux parents ont regretté
leurs habitudes, mais ils ne regrettent plus rien aujourd'hui. Ils
demeurent chez moi, en pleine campagne, dans un site magnifique, au bord
du Léman. Nous ne sommes plus entassés dans un local devenu trop étroit
pour l'augmentation de la famille. Mon père ne s'occupe plus que de nos
enfants et de quelques élèves de choix qui viennent pieusement chercher
ses leçons. Moi, je lui ai succédé dans sa chaire. Tu vois en moi un
grave professeur ès sciences que la botanique ne possède plus
exclusivement. Allons, allons, tu as assez vécu seul! Il faut quitter la
Thébaïde; tu manques à mon bonheur complet, je t'en avertis.
--Tout cela est fait pour me tenter, mon ami; mais tu oublies que j'ai
un vieux père infirme, qui vit encore plus seul et plus triste que moi.
Tout l'effort de ma liberté reconquise doit tendre à me rapprocher de
lui.
--Je n'oublie rien, mais je dis que tout peut s'arranger. Ne m'ôte pas
l'espérance et laisse-moi faire.
Il me quitta en m'embrassant avec tant d'effusion, que la source des
douces larmes, depuis longtemps tarie, se rouvrit en moi. Je retournai
au travail, et, quelques heures après, je vis, dans un de mes ateliers,
un jeune garçon, un enfant de quatorze ou quinze ans, de mine résolue et
intelligente, qui avait l'air de chercher quelqu'un, et dont je
m'approchai pour savoir ce qu'il voulait.
--Rien, me répondit-il avec assurance; je regarde.
--Mais savez-vous, mon beau petit bourgeois, lui dit en raillant un
vieil ouvrier, qu'il n'est pas permis de regarder comme ça ce qu'on ne
comprend pas?
--Et, si je comprends, reprit l'enfant, qu'avez-vous à dire?
--Et qu'est-ce que vous comprenez? lui demandai-je en souriant de son
aplomb. Racontez-nous cela.
Il me répondit par une démonstration chimico-physico-métallurgique si
bien récitée et si bien rédigée, que le vieil ouvrier laissa tomber ses
bras contre son corps et resta comme une statue.
--Dans quel manuel avez-vous appris cela? demandai-je au petit,--car il
était petit, fort et laid, mais d'une de ces laideurs singulières et
charmantes qui sont tout à coup sympathiques. Je l'examinais avec une
émotion qui arrivait à me faire trembler. Il avait de très-beaux yeux,
un peu divergents, et qui lui faisaient deux profils d'expression
différente, l'un bienveillant, l'autre railleur. Le nez, délicatement
découpé, était trop long et trop étroit, mais plein d'audace et de
finesse; le teint sombre, la bouche saine, garnie de fortes dents
bizarrement plantées, je ne sais quoi de caressant et de provoquant dans
le sourire, un mélange de disgrâce et de charme. Je sentis que je
l'aimais, et, si j'eus une terrible commotion de tout mon être, je ne
fus presque pas surpris quand il me répondit:
--Je n'étudie pas les manuels, je récite la leçon de M. le professeur
Obernay, mon maître. Le connaissez-vous par hasard, le père Obernay? Il
n'est pas plus sot qu'un autre, hein?
--Oui, oui, je le connais, c'est un bon maître! Et vous, êtes-vous un
bon élève, monsieur Paul de Valvèdre?
--Tiens! reprit-il sans que son visage montrât aucune surprise, voilà
que vous savez mon nom, vous? Comment donc est-ce que vous vous appelez?
--Oh! moi, vous ne me connaissez pas; mais comment êtes-vous ici tout
seul?
--Parce que je viens y passer six semaines pour étudier, pour voir
comment on s'y prend et comment les métaux se comportent dans les
expériences en grand. On ne peut pas se faire une idée de cela dans les
laboratoires. Mon professeur a dit: «Puisqu'il mord à cette chose-là, je
voudrais qu'il put voir fonctionner quelque grande usine spéciale.» Et
son fils Henri lui a répondu: «C'est bien simple. Je vais du côté où il
y en a, et je l'y conduirai. J'ai par là des amis qui lui montreront
tout avec de bonnes explications; et me voilà.»
--Et Henri est parti?... Il vous laisse avec moi?
--Avec vous! Ah! vous disiez que je ne vous connaissais pas! Vous êtes
Francis! Je vous cherchais, et j'étais presque sûr de vous avoir reconnu
tout de suite!
--Reconnu? Depuis...
--Oh! je ne me souvenais guère de vous; mais votre portrait est dans la
chambre d'Henri, et vous n'êtes pas bien différent!
--Ah! mon portrait est toujours chez vous?
--Toujours! Pourquoi est-ce qu'il n'y serait pas? Mais, à propos, j'ai
une lettre pour vous, je vais vous la donner.
La lettre était d'Henri.
«Je n'ai pas voulu te dire ce qui m'amenait. J'ai voulu t'en laisser la
surprise. Et puis tu m'aurais peut-être fait des observations. Il
t'aurait fallu peut-être une heure pour _te ravoir_ de cette émotion-là,
et je n'ai pas une heure à perdre. J'ai laissé ma femme sur le point de
me donner un quatrième enfant, et j'ai peur que son zèle ne devance mon
retour. Je ne te dis pas d'avoir soin de notre Paolino comme de la
prunelle de tes yeux. Tu l'aimeras, c'est un démon adorable. Dans six
semaines, jour pour jour, tu me le ramèneras à Blanville, près des bords
du Léman.»
J'embrassai Paul en frémissant et en pleurant. Il s'étonna de mon
trouble et me regarda avec son air chercheur et pénétrant. Je me remis
bien vite et l'emmenai chez moi, où son petit bagage avait été déposé
par Henri.
J'étais bien agité, mais, en somme, ivre de bonheur d'avoir à soigner et
à servir cet enfant, qui me rappelait sa mère comme une image confuse à
travers un rayon brisé. Par moments, c'était elle dans ses heures si
rares de gaieté confiante. D'autres fois, c'était elle encore dans sa
rêverie profonde; mais, dès que l'enfant ouvrait la bouche, c'était
autre chose: il avait, non pas rêvé, mais cherché et médité sur un fait.
Il était aussi positif qu'elle avait été romanesque, passionné comme
elle, mais pour l'étude, et ardent à la découverte.
Je le promenai partout. Je le présentai aux ouvriers comme un fils de
l'atelier, et sur l'heure il fut pris en grande tendresse par ces braves
gens. Je le fis manger avec moi. Je le fis coucher dans mon lit. C'était
mon enfant, mon maître, mon bien, ma consolation, mon pardon!
Mais il se passa deux jours avant que j'eusse la force de lui parler de
ses parents. Il n'avait presque rien oublié de sa mère. Il se rappelait
surtout avoir vu revenir un cercueil après un an d'absence. Il était
retourné tous les ans à Valvèdre depuis ce temps, avec son frère et sa
tante Juste; mais il n'y avait jamais revu son père.
--Mon papa n'aime plus cet endroit-là, disait-il; il n'y va plus du
tout.
--Et ton père..., lui dis-je avec une timidité pleine d'angoisse, il
sait que tu es avec moi?
--Mon père? Il est bien loin encore. Il a été voir l'Himalaya. Tu sais
où c'est? Mais il est en route pour revenir. Dans deux mois, nous le
reverrons. Ah! quel bonheur! Nous l'aimons tant! Est-ce que tu le
connais, toi, mon père?
--Oui! vous avez tous raison de l'aimer. Est-ce qu'il est absent
depuis...?
--Depuis dix-huit mois; cette fois-ci, c'est bien long! Les autres
années, il revenait toujours au printemps. Enfin voilà bientôt
l'automne! Mais, dis donc, Francis, si nous allions un peu _piocher_, au
lieu de bavarder si longtemps?
«Qu'as-tu fait? écrivais-je à Henri. Tu m'as confié cet enfant, que
j'adore déjà, et son père n'en sait rien! Et il nous blâmera peut-être,
toi de me l'avoir fait connaître, moi d'avoir accepté un si grand
bonheur. Il commandera peut-être à Paul d'oublier jusqu'à mon nom. Et,
dans six semaines, je me séparerai de mon trésor pour ne le revoir
jamais!... Avais-je besoin de cette nouvelle blessure?... Mais non,
Valvèdre pardonnera à notre imprudence; seulement, il souffrira de voir
que son fils a de l'affection pour moi. Et pourquoi le faire souffrir,
lui qui n'a rien à se reprocher!»
Peu de jours après, je recevais la réponse d'Henri.
«Ma femme vient de me donner une ravissante petite fille. Je suis le
plus heureux des pères. Ne t'inquiète pas de Valvèdre. Ne te souviens-tu
pas qu'aux plus tristes jours du passé, il m'écrivait: «Laissez-lui
»voir les enfants, s'il le désire. Avant tout, qu'il soit »sauvé, qu'il
fasse honneur à la mémoire de celle »qui a failli porter son nom!» Tu
vois bien que, sans oser le dire, tu avais besoin de cela, puisque tu es
si heureux d'avoir Paolino! Tu verras l'autre aussi. Tu nous verras
tous. Le temps est le grand guérisseur. Dieu l'a voulu ainsi, lui dont
l'oeuvre éternelle est d'effacer pour reconstruire.»
Les six semaines passèrent vite.--J'avais pris pour mon élève une
affection si vive, que j'étais disposé à tout pour ne pas me séparer de
lui irrévocablement. Je refusai le renouvellement de mon emploi,
j'acceptai les offres d'Obernay sans les connaître, à la seule condition
de pouvoir décider mon vieux père à venir se fixer près de moi. Ne
devant plus rien à personne, je n'étais pas en peine de l'établir
convenablement et de lui consacrer mes soins.
Blanville était un lieu admirable, avec une habitation simple, mais
vaste et riante. Les belles ondes du Léman venaient doucement mourir au
pied des grands chênes du parc. Quand nous approchâmes, Obernay arrivait
au-devant de nous dans une barque avec Edmond Valvèdre, grand, beau et
fort, ramant lui-même avec _maestria_. Les deux frères s'adoraient et
s'étreignirent avec une ardeur touchante. Obernay m'embrassa en toute
hâte et pressa le retour. Je vis bien qu'il me ménageait quelque
surprise et qu'il était impatient de me voir heureux; mais le héros de
la fête fit manquer le coup de théâtre qu'on me préparait. Plus
impatient que tous les autres, mon vieux père goutteux, courant et se
traînant moitié sur sa béquille, moitié sur le bras jeune et solide de
Rosa, vint à ma rencontre sur la grève.
--Oh! mon Dieu, mon Dieu, c'est trop de bonheur! m'écriai-je. Vous
trouver là, vous!
--C'est-à-dire m'y retrouver définitivement, répondit-il, car je ne m'en
vais plus d'ici, moi! On s'est arrangé comme je l'exigeais; je paye ma
petite pension, et je ne regrette pas tant qu'on le croirait mes
brouillards de Belgique. Je ne serai pas fâché de mourir en pleine
lumière au bord des flots bleus. Tout cela, tu comprends? c'est pour te
dire tout de suite que tu restes et que nous ne nous quittons plus!