George Sand

Valvèdre
Go to page: 1234567891011
Je rêvai, en donnant, à une femme que je n'avais jamais vue, que, selon
toute apparence, je ne devais jamais voir, à madame de Valvèdre. Je
l'aimai passionnément durant je ne sais combien d'années dont la vision
ne dura peut-être pas une heure; mais je m'éveillai surpris et fatigué
de ce long drame dont je ne pus ressaisir aucun détail. Je chassai ce
fantôme et me rendormis sur le côté gauche. J'étais agité. Le juif
Moserwald m'apparut et m'offensa si cruellement, que je lui donnai un
soufflet. Éveillé de nouveau, je retrouvai sur mes lèvres des mots
confus qui n'avaient aucun sens. Dans mon troisième somme, je revis le
même personnage, amical et railleur, sous la forme d'un oiseau
fantastique énormément gras, qui s'enlevait lourdement de terre, et que
je poursuivais cependant sans pouvoir l'atteindre. Il se posait sur les
rochers les plus élevés, et, les faisant crouler sous son poids, il
m'environnait en riant de lavanges de pierres et de glaçons. Toutes les
métaphores dont Obernay m'avait régalé prenaient une apparence sensible,
et je ne pus reposer qu'après avoir épuisé ces fantaisies étranges.

Quand je me levai, Obernay, qui avait veillé jusqu'à l'aube, s'était
recouché pour une heure ou deux. Il avait l'admirable faculté
d'interrompre et de reprendre son sommeil comme toute autre occupation
soumise à sa volonté. Je m'informai de Moserwald; il était parti au
point du jour.

J'attendis le réveil d'Henri, et, après un frugal déjeuner, nous
partîmes ensemble pour une belle promenade qui dura une grande partie de
la journée, et durant laquelle il ne fut plus question ni des Valvèdre,
ni du juif, ni de moi-même. Nous étions tout à la nature splendide qui
nous environnait. J'en jouissais en artiste ébloui qui ne cherche pas
encore à se rendre compte de l'effet produit sur son âme par la
nouveauté des grands spectacles, et qui, dominé par la sensation, n'a
pas le loisir de savourer et de résumer. Familiarisé avec la sublimité
des montagnes et occupé de surprendre les mystères de la végétation,
Obernay me paraissait moins enivré et plus heureux que moi. Il était
sans fièvre et sans cris, tandis que je n'étais que vertige et
transports.

Vers trois heures de l'après-midi, comme il parlait d'escalader encore
une banquette de roches terribles pour chercher un petit saxifrage
_rarissimus_ qui devait se trouver par là, je lui avouai que je me
sentais très-fatigué, et que je me mourais de faim, de chaud et de soif.

--Au fait, cela doit être, répondit-il. Je suis un égoïste, je ne songe
pas que toute chose exige un apprentissage, et que tu ne seras pas bon
marcheur dans ce pays-ci avant huit ou dix jours de fatigues
progressives. Tu me permettras d'aller chercher mon saxifrage; il est un
peu tard dans la saison, et je crains fort de le trouver tout en
graines, si je remets la chose à demain. Peut-être, ce soir,
trouverai-je encore quelques corolles ouvertes. Je te rejoindrai à
Saint-Pierre, à l'heure du dîner. Toi, tu vas suivre le sentier où nous
sommes; il te conduira sans danger et sans fatigue, dans dix minutes
tout au plus, à un chalet caché derrière le gros rocher qui nous fait
face. Tu trouveras là du lait à discrétion. Tu descendras ensuite vers
la vallée en prenant toujours à gauche, et tu regagneras notre gîte en
flânant le long du torrent. Le chemin est bon, et tu seras en pleine
ombre.

Nous nous séparâmes, et, après m'être désaltéré et reposé un quart
d'heure au chalet indiqué, je descendis vers la vallée. Le sentier était
fort bon, en comparaison de ceux qu'Obernay m'avait fait parcourir, mais
si étroit, que, lorsque je m'y rencontrais avec des troupeaux défilant
tête par tête à mes côtés, je devais leur céder le pas et grimper sur
des talus plus ou moins accessibles, pour n'être pas précipité dans une
profonde coupure à pic qui rasait le bord opposé. J'avais réussi à me
préserver, lorsque, me trouvant dans un des passages les plus étranglés,
j'entendis derrière moi un bruit de sonnettes régulièrement cadencé.
C'était une bande de mulets chargés que je me mis tout de suite en
mesure de laisser passer. A cet effet, j'avisai une roche qui me mettait
de niveau avec la tête de ces bêtes imperturbables, et je m'y assis pour
les attendre. La vue était magnifique, mais la petite caravane qui
approchait absorba bientôt toute mon attention.

En tête, une mule assez pittoresquement caparaçonnée à l'italienne, et
menée en main par un guide à pied, portait une femme drapée dans un
léger burnous blanc. Derrière ce groupe venait un groupe à peu près
semblable, un guide, un mulet, et sur le mulet une autre femme plus
grande ou plus svelte que la première, coiffée d'un grand chapeau de
paille et vêtue d'une amazone grise. Un troisième guide, conduisant un
troisième mulet et une troisième femme qui avait l'air d'une soubrette,
était suivi de deux autres mulets portant des bagages, et d'un quatrième
guide qui fermait la marche avec un domestique à pied.

J'eus tout le temps d'examiner ce personnel, qui descendait lentement
vers moi; je pouvais très-bien distinguer les figures, sauf celle de la
dame en burnous dont le capuchon était relevé, et ne laissait à
découvert qu'un oeil noir étrange et assez effrayant. Cet oeil se fixa
sur le mien au moment où la voyageuse se trouva près de moi, et elle
arrêta brusquement sa monture en tirant sur la bride, au point de faire
trébucher le guide, et au risque de le faire tomber dans le précipice.
Elle ne parut pas s'en soucier, et, m'adressant la parole d'une voix
assez dure, elle me demanda si j'étais du pays. Sur ma réponse négative,
elle allait passer outre, lorsque la curiosité me fit ajouter que j'y
étais depuis deux jours, et que, si elle avait besoin d'un
renseignement, j'étais peut-être à même de le lui donner.

--Alors, reprit-elle, je vous demanderai si vous avez entendu dire que
le comte de Valvèdre fût dans les environs.

--Je sais qu'un M. de Valvèdre est à cette heure en excursion sur le
mont Rose.

--Sur le mont Rose? tout en haut?

--Dans les glaciers, voilà tout ce que je sais.

--Ah! je devais m'attendre à cela! dit la dame avec un accent de dépit.

--Oh! mon Dieu! ajouta la seconde amazone, qui s'était approchée pour
écouter mes réponses, voilà ce que je craignais!

--Rassurez-vous, mesdames; le temps est magnifique, le sommet
très-clair, et personne n'est inquiet de l'expédition. Tout fait croire
aux gens du pays qu'elle ne sera pas dangereuse.

--Je vous remercie pour votre bon augure, répondit cette personne à la
figure ouverte et à la voix douce; madame de Valvèdre et moi, sa
belle-soeur, nous vous en savons gré.

Mademoiselle de Valvèdre m'adressa ce doux remerciement en passant
devant moi pour suivre sa belle-soeur, qui s'était déjà remise en
marche. Je suivis des yeux le plus longtemps possible la surprenante
apparition. Madame de Valvèdre se retourna, et, dans ce mouvement, je
vis son visage tout entier. C'était donc là cette femme qui avait tant
piqué ma curiosité, grâce aux réticences dédaigneuses d'Obernay! Elle ne
me plaisait point. Elle me paraissait maigre et colorée, deux choses qui
jurent ensemble. Son regard était dur et sa voix aussi, ses manières
brusques et nerveuses. Ce n'était pas là un type que j'eusse jamais
rêvé; mais comme, en revanche, mademoiselle de Valvèdre me semblait
douce et d'une grâce sympathique! D'où vient qu'Obernay ne m'avait point
dit que son ami eût une soeur? L'ignorait-il? ou bien était-il amoureux
d'elle et jaloux de son secret au point de ne vouloir pas seulement
laisser deviner l'existence de la personne aimée?

Je doublai le pas, et j'arrivai au hameau peu d'instants après les
voyageuses. Madame de Valvèdre était déjà devenue invisible; mais sa
belle-soeur errait encore par les escaliers, s'enquérant de toutes
choses relatives à l'excursion de son frère. Dès qu'elle me vit, elle me
questionna d'un air de confiance en me demandant si je ne connaissais
pas Henri Obernay.

--Oui, sans doute, répondis-je, il est mon meilleur ami.

--Oh! alors, reprit-elle avec abandon, vous êtes Francis Valigny, de
Bruxelles, et sans doute vous me connaissez déjà, moi? Il a dû vous dire
que j'étais sa fiancée?

--Il ne me l'a pas dit encore, répondis-je un peu troublé d'une si
brusque révélation.

--C'est qu'il attendait ma permission, apparemment. Eh bien, vous lui
direz que je l'autorise à vous parler de moi, pourvu qu'il vous dise de
moi autant de bien qu'il m'en a dit de vous; mais vous, monsieur
Valigny, parlez-moi de mon frère et de lui!... Est-ce bien vrai qu'ils
ne sont pas en danger?

Je lui appris qu'Obernay n'avait suivi M. de Valvèdre que pendant une
nuit, et qu'il allait rentrer.

--Mais, ajoutai-je, devez-vous être inquiète à ce point de votre frère?
N'êtes-vous pas habituée à le voir entreprendre souvent de pareilles
courses?

--Je devrais m'y habituer, répondit-elle simplement.

En ce moment, madame de Valvèdre la fit appeler par une soubrette
italienne d'accent et très-jolie de type. Mademoiselle de Valvèdre me
quitta en me disant:

--Allez donc voir si Henri revient de sa promenade, et apprenez-lui que
Paule vient d'arriver.

--Allons, pensai-je, silence à tout jamais devant elle, mon pauvre
étourdi de coeur! Tu dois être le frère et rien que le frère de cette
charmante fille. D'ailleurs, tu serais bien ridicule de vouloir lutter
contre un rival aimé, et sans doute plus que toi digne de l'être.
N'es-tu pas déjà un peu coupable d'avoir tressailli légèrement au
frôlement de cette robe virginale?

Obernay arrivait; je courus au-devant de lui pour l'avertir de
l'événement. Sa figure rose passa au vermillon le plus vif, puis le sang
se retira tout entier vers le coeur, et il devint pâle jusqu'aux lèvres.
Devant cette franchise d'émotion, je lui serrai la main en souriant.

--Mon cher ami, lui dis-je, je sais tout, et je t'envie, car tu aimes,
et c'est tout dire!

--Oui, j'aime de toute mon âme, s'écria-t-il, et tu comprends mon
silence! A présent, parlons raison. Cette arrivée imprévue, qui me
comble de joie, me cause aussi de l'inquiétude. Avec les caprices de...
certaines personnes... ou de la destinée...

--Dis les caprices de madame de Valvèdre. Tu crains de sa part quelque
obstacle à ton bonheur?

--Des obstacles, non! mais... des influences... Je ne plais pas beaucoup
à la belle Alida!

--Elle s'appelle Alida? C'est recherché, mais c'est joli, plus joli
qu'elle! Je n'ai pas été émerveillé du tout de sa figure.

--Bien, bien, n'importe... Mais, dis-moi, puisque tu l'as vue, sais-tu
ce qu'elle vient faire ici?

--Et comment diable veux-tu que je le sache? J'ai cru comprendre qu'une
vive inquiétude conjugale...

--Madame de Valvèdre inquiète de son mari?... Elle ne l'est pas
ordinairement; elle est si habituée...

--Mais mademoiselle Paule?

--Oh! elle adore son frère, elle; mais ce n'est certainement pas son
ascendant qui a pu agir en quoi que ce soit sur sa belle-soeur. Toutes
deux savent, d'ailleurs, que Valvèdre n'aime pas qu'on le suive et qu'on
le tiraille pour le déranger de ses travaux. Il doit y avoir quelque
chose là-dessous, et je cours m'en informer, s'il est possible de le
savoir.

Moi, je courus m'habiller, espérant que les voyageuses dîneraient dans
la salle commune; mais elles n'y parurent pas. On les servit dans leur
appartenant, et elles y retinrent Obernay. Je ne le revis qu'à la nuit
close.

--Je te cherche, me dit-il, pour te présenter à ces dames. On m'a chargé
de t'inviter à prendre le thé chez elles. C'est une petite solennité;
car, de la terrasse, nous verrons, à neuf heures, partir de la montagne
une ou plusieurs fusées qui seront, de la part de Valvèdre, un avis
télégraphique dont j'ai la clef.

--Mais la cause de l'arrivée de ces dames? Je ne suis pas curieux,
pourtant je désire bien apprendre que ce n'est pas pour toi un motif de
chagrin ou de crainte.

--Non, Dieu merci! Cette cause reste mystérieuse. Paule croit que sa
belle-soeur était réellement inquiète de Valvèdre. Je ne suis pas aussi
candide; mais Alida est charmante avec moi, et je suis rassuré. Viens.

Madame de Valvèdre s'était emparée du logement de son mari, qui était
assez vaste, eu égard aux proportions du chalet. Il se composait de
trois chambres dans l'une desquelles Paule préparait le thé en nous
attendant. Elle était si peu coquette, qu'elle avait gardé sa robe de
voyage toute fripée et ses cheveux dénoués et en désordre sous son
chapeau de paille. C'était peut-être un sacrifice qu'elle avait fait à
Obernay de rester ainsi, pour ne pas perdre un seul des instants qu'ils
pouvaient passer ensemble. Pourtant je trouvai qu'elle acceptait trop
bien cet abandon de sa personne, et je pensai tout de suite qu'elle
n'était pas assez femme pour devenir autre chose que la femme d'un
savant. J'en félicitai Obernay dans mon coeur; mais tout sentiment
d'envie ou de regret personnel fit place à une franche sympathie pour la
bonté et la raison dont sa future était douée.

Madame de Valvèdre n'était pas là. Elle resta dans sa chambre jusqu'au
moment où Paule frappa à la porte en lui criant que c'était bientôt
l'heure du signal. Elle sortit alors de ce sanctuaire, et je vis qu'elle
avait endossé un délicieux négligé. Ce n'était peut-être pas bien
conforme aux agitations d'esprit qu'elle affichait; mais, si par hasard
elle avait fait cette toilette à mon intention, pouvais-je ne pas lui en
savoir gré?

Elle m'apparut tellement différente de ce qu'elle m'avait semblé sur le
sentier de la montagne, que, si je l'eusse revue ailleurs que chez elle,
j'eusse hésité à la reconnaître. Perchée sur son mulet et drapée dans
son burnous, je l'avais imaginée grande et forte; elle était, en
réalité, petite et délicate. Animée par la chaleur, sous le reflet de
son ombrelle, elle m'avait paru rouge et comme marbrée de tons violacés.
Elle était pâle et de la carnation la plus fine et la plus lisse. Ses
traits étaient charmants, et toute sa personne avait, comme sa mise, une
exquise distinction.

J'eus à peine le temps de la regarder et de la saluer. L'heure
approchait, et l'on se précipitait sur le balcon. Elle s'y plaça la
dernière, sur un siège que je lui présentai, et, m'adressant la parole
avec douceur:

--Il me semble, dit-elle, que les premiers gîtes de ceux qui
entreprennent de semblables courses n'ont rien d'inquiétant.

--En effet, répondit Obernay, ce gîte est un trou dans le rocher, avec
quelques pierres alentour. On n'y est pas trop bien, mais on y est en
sûreté. Attention cependant! Voici les cinq minutes écoulées...

--Où faut-il regarder? demanda vivement mademoiselle de Valvèdre.

--Où je vous ai dit. Et pourtant... non! voici la fusée blanche. C'est
de beaucoup plus haut qu'elle part. Il aura dédaigné l'étape marquée par
les guides. Il est sur les grands plateaux, si je ne me trompe.

--Mais les grands plateaux ne sont-ils pas des plaines de neige?

--Permettez... Seconde fusée blanche!... La neige est dure, et il a
installé sa tente sans difficulté... Troisième fusée blanche! Ses
instruments ont bien supporté le voyage, rien n'est cassé ni endommagé.
Bravo!

--Dès lors il passera une meilleure nuit que nous, dit madame de
Valvèdre; car ses instruments sont ce qu'il a de plus cher au monde.

--Pourquoi, madame, ne dormiriez-vous pas tranquille? me hasardai-je à
dire à mon tour. M. de Valvèdre est si bien prémuni contre le froid; il
a une telle expérience de ces sortes d'aventures...

Madame de Valvèdre sourit imperceptiblement, soit pour me remercier de
mes consolations, soit pour les dédaigner, soit encore parce qu'elle me
trouvait bien naïf de croire qu'un mari comme le sien pût être la cause
de ses insomnies. Elle quitta le balcon où Obernay, n'attendant plus
d'autre signal, restait à parler de Valvèdre avec Paule, et, comme je
suivais Alida auprès de la table à thé, je fus encore une fois très
indécis sur le charme de sa physionomie. Il sembla qu'elle devinait mon
incertitude, car elle s'étendit nonchalamment sur une sorte de chaise
longue assez basse, et je pus la voir enfin, éclairée en entier par la
lampe placée sur la table.

Je la contemplais depuis un instant sans parler, et légèrement troublé,
lorsqu'elle leva lentement ses yeux sur les miens, comme pour me dire:
«Eh bien, vous décidez-vous enfin à voir que je suis la plus parfaite
créature que vous ayez jamais rencontrée?» Ce regard de femme fut si
expressif, que je le sentis passer en moi, de la tête aux pieds, comme
un frisson brûlant, et que je m'écriai éperdu:

--Oui, madame, oui!

Elle vit à quel point j'étais jeune et ne s'en offensa point; car elle
me demanda avec un étonnement peu marqué à quoi je répondais.

--Pardon, madame, j'ai cru que vous me parliez!

--Mais pas du tout. Je ne vous disais rien!

Et un second regard, plus long et plus pénétrant que le premier, acheva
de me bouleverser, car il m'interrogeait jusqu'au fond de l'âme.

A ceux qui n'ont pas rencontré le regard de cette femme, je ne pourrai
jamais faire comprendre quelle était sa puissance mystérieuse. L'oeil,
extraordinairement long, clair et bordé de cils sombres qui le
détachaient du plan de la joue par une ombre changeante, n'était ni
bleu, ni noir, ni verdâtre, ni orangé. Il était tout cela tour à tour,
selon la lumière qu'il recevait ou selon l'émotion intérieure qui le
faisait pâlir ou briller. Son expression habituelle était d'une langueur
inouïe, et nul n'était plus impénétrable quand il rentrait son feu pour
le dérober à l'examen; mais en laissait-il échapper une faible
étincelle, toutes les angoisses du désir ou toutes les défaillances de
la volupté passaient dans l'âme dont il voulait s'emparer, si bien
gardée ou si méfiante que fût cette âme-là.

La mienne n'était nullement avertie, et ne songea pas un instant à se
défendre, Elle vit bien celle qui venait de me réduire! Nous n'avions
échangé que les trois paroles que je viens de rapporter, et Obernay
s'approchait de nous avec sa fiancée, que tout était déjà consommé dans
ma pensée et dans ma conscience; j'avais rompu avec mes devoirs, avec ma
famille, avec ma destinée, avec moi-même; j'appartenais aveuglément,
exclusivement, à cette femme, à cette inconnue, à cette magicienne.

Je ne sais rien de ce qui fut dit autour de cette petite table, où Paule
de Valvèdre remuait des tasses en échangeant de calmes répliques avec
Obernay. J'ignore absolument si je bus du thé. Je sais que je présentai
une tasse à madame de Valvèdre et que je restai près d'elle, les yeux
attachés sur son bras mince et blanc, n'osant plus regarder son visage,
persuadé que je perdrais l'esprit et tomberais à ses pieds, si elle me
regardait encore. Quand elle me rendit la tasse vide, je la reçus
machinalement et ne songeai point à m'éloigner. J'étais comme noyé dans
les parfums de sa robe et de ses cheveux. J'examinais plutôt stupidement
que sournoisement les dentelles de ses manchettes, le fin tissu de son
bas de soie, la broderie de sa veste de cachemire, les perles de son
bracelet, comme si je n'eusse jamais vu de femme élégante, et comme si
j'eusse voulu m'instruire des lois du goût. Une timidité qui était
presque de la frayeur m'empêchait de penser à autre chose qu'à ce
vêtement dont émanait un fluide embrasé qui m'empêchait de respirer et
de parler. Obernay et Paule parlaient pour quatre. Que de choses ils
avaient donc à se dire! Je crois qu'ils se communiquaient des idées
excellentes dans un langage meilleur encore; mais je n'entendis rien.
J'ai constaté plus tard que mademoiselle de Valvèdre avait une belle
intelligence, beaucoup d'instruction, un jugement sain, élevé, et même
un grand charme dans l'esprit; mais, en ce moment où, recueilli en
moi-même, je ne songeais qu'à contenir les battements de mon coeur,
combien je m'étonnais de la liberté morale de ces heureux fiancés qui
s'exprimaient si facilement et si abondamment leurs pensées! Ils avaient
déjà l'amour communicatif, l'amour conjugal: pour moi, je sentais que le
désir est farouche et la passion muette.

Alida avait-elle de l'esprit naturel? Je ne l'ai jamais su, bien que je
l'aie entendue dire des choses frappantes et parler quelquefois avec
l'éloquence de l'émotion; mais, d'habitude, elle se taisait, et, ce
soir-là, soit qu'elle voulût ne rien révéler de son âme, soit qu'elle
fût brisée de fatigue ou fortement préoccupée, elle ne prononça qu'avec
effort quelques mots insignifiants. Je me trouvais et je restais assis
beaucoup trop près d'elle; j'aurais pu et j'aurais dû être à distance
plus respectueuse. Je le sentais et je me sentais aussi cloué à ma
place. Elle en souriait sans doute intérieurement mais elle ne
paraissait pas y prendre garde, et les deux fiancés étaient trop occupés
l'un de l'autre pour s'en apercevoir. Je serais resté là toute la nuit
sans faire un mouvement, sans avoir une idée nette, tant je me trouvais
mal et bien à la fois. Je vis Obernay serrer fraternellement la main de
Paule en lui disant qu'elle devait avoir besoin de dormir. Je me
retrouvai dans ma chambre sans savoir comment j'avais pu prendre congé
et quitter mon siège; je me jetai sur mon lit à moitié déshabillé, comme
un homme ivre.

Je ne repris possession de moi-même qu'au premier froid de l'aube. Je
n'avais pas fermé l'oeil. J'avais été en proie à je ne sais quel délire
de joie et de désespoir. Je me voyais envahi par l'amour, que, jusqu'à
cette heure de ma vie, je n'avais connu qu'en rêve, et que l'orgueil un
peu sceptique d'une éducation recherchée m'avait fait à la fois redouter
et dédaigner. Cette révélation soudaine avait un charme indicible, et je
sentais qu'un homme nouveau, plus énergique et plus entreprenant, avait
pris place en moi; mais l'ardeur de cette volonté que j'étais encore si
peu sûr de pouvoir assouvir me torturait, et, quand elle se calma, elle
fut suivie d'un grand effroi. Je ne me demandai certes pas si, envahi à
ce point, je n'étais pas perdu; ceci m'importait peu. Je ne me consultai
que sur la marche à suivre pour n'être pas ridicule, importun et bientôt
éconduit. Dans ma folie, je raisonnai très-serré; je me traçai un plan
de conduite. Je compris que je ne devais rien laisser soupçonner à
Obernay, vu que son amitié pour Valvèdre me le rendrait infailliblement
contraire. Je résolus de gagner sa confiance en paraissant partager ses
préventions contre Alida, et de savoir par lui tout ce que je pouvais
craindre ou espérer d'elle. Rien n'était plus étranger à mon caractère
que cette perfidie, et, chose étonnante, elle ne me coûta nullement. Je
ne m'y étais jamais essayé, j'y fus passé maître du premier coup. Au
bout de deux heures de promenade matinale avec mon ami, je tenais tout
ce qu'il m'avait marchandé jusque-là, je savais tout ce qu'il savait
lui-même.




II


Sans fortune et sans aïeux, Alida avait été choisie par Valvèdre.
L'avait-il aimée? l'aimait-il encore? Personne ne le savait; mais
personne n'était fondé à croire que l'amour n'eût pas dirigé son choix,
puisque Alida n'avait d'autre richesse que sa beauté. Pendant les
premières années, ce couple avait été inséparable. Il est vrai que peu à
peu, depuis cinq ou six ans, Valvèdre avait repris sa vie d'exploration
et de voyages, mais sans paraître délaisser sa compagne et sans cesser
de l'entourer de soins, de luxe, d'égards et de condescendances. Il
était faux, selon Obernay, qu'il la retînt prisonnière dans sa villa, ni
que mademoiselle Juste de Valvèdre, l'aînée de ses belles-soeurs, fût
une duègne chargée de l'opprimer. Mademoiselle Juste était, au
contraire, une personne du plus grand mérite, chargée de l'éducation
première des enfants et de la gouverne de la maison, soins auxquels
Alida elle-même se déclarait impropre. Paule avait été élevée par sa
soeur aînée. Toutes trois vivaient donc à leur guise: Paule soumise par
goût et par devoir à sa soeur Juste, Alida complètement indépendante de
l'une et de l'autre.

Quant aux aventures qu'on lui prêtait, Obernay n'y croyait réellement
pas; du moins aucune liaison exclusive n'avait pris une place ostensible
dans sa vie depuis qu'il la connaissait.

--Je la crois coquette, disait-il, mais _par genre_ ou par
désoeuvrement. Je ne la juge ni assez active ni assez énergique pour
avoir des passions ou seulement des fantaisies un peu vives. Elle aime
les hommages, elle s'ennuie quand elle en manque, et peut-être en
manque-t-elle un peu à la campagne. Elle en manque aussi chez nous à
Genève, où elle nous fait l'honneur d'accepter de temps en temps
l'hospitalité. Notre entourage est un peu sérieux pour elle; mais ne
voilà-t-il pas un grand malheur qu'une femme de trente ans soit forcée,
par les convenances, de vivre d'une manière raisonnable? Je sais que,
pour lui complaire, son mari l'a menée beaucoup dans le monde autrefois;
mais il y a temps pour tout. Un savant se doit à la science, une mère de
famille à ses enfants. A te dire le vrai, j'ai médiocre opinion d'une
cervelle de femme qui s'ennuie au sein de ses devoirs.

--Il paraît cependant qu'elle y est soumise, puisque, libre de se lancer
dans le tourbillon, elle vit dans la retraite.

--Il faudrait qu'elle s'y lançât toute seule, et ce n'est pas bien aisé,
à moins d'une certaine vitalité audacieuse qu'elle n'a pas. A mon avis,
elle ferait mieux d'en avoir le courage, puisqu'elle en a l'aspiration,
et mieux vaudrait pour Valvèdre avoir une femme tout à fait légère et
dissipée, qui le laisserait parfaitement libre et tranquille, qu'une
élégie en jupons qui ne sait prendre aucun parti, et dont l'attitude
brisée semble être une protestation contre le bon sens, un reproche à la
vie rationnelle.

--Tout cela est bien aisé à dire, pensai-je; peut-être cette femme
soupire-t-elle après autre chose que les plaisirs frivoles; peut-être
a-t-elle grand besoin d'aimer, surtout si son mari lui a fait connaître
l'amour avant de la délaisser pour la physique et la chimie. Telle femme
commence réellement la vie à trente ans, et la société de deux marmots
et de deux belles-soeurs infiniment vertueuses ne me paraît pas un idéal
auquel je voulusse me consacrer. Pourquoi exigeons-nous de la beauté,
qui est exclusivement faite pour l'amour, ce que nous autres, le _sexe
laid_, nous ne serions pas capables d'accepter; M. de Valvèdre, à
quarante ans, est tout entier à la passion des sciences. Il a trouvé
fort juste de pouvoir planter là les soeurs, les marmots et la femme
par-dessus le marché... Il est vrai qu'il lui laisse la liberté... Eh
bien, qu'elle en profite, c'est son droit, et c'est la tâche d'une âme
ardente et jeune comme la mienne de lui faire vaincre les scrupules qui
la retiennent!

Je me gardai bien de faire part de ces réflexions à Obernay. Je feignis,
au contraire, d'acquiescer à tous ses jugements, et je le quittai sans
lui avoir opposé la plus légère contradiction.--Je devais revoir Alida,
comme la veille, à l'heure du signal de Valvèdre. Fatiguée de la journée
de mulet qu'elle avait faite pour venir de Varallo à Saint-Pierre, elle
gardait le lit. Paule travaillait à ranger des plantes qu'elle avait
fait cueillir en route par les guides, et qu'elle devait, dans la
soirée, examiner avec son fiancé, qui lui apprenait la botanique.
Instruit de ces détails, et voyant Obernay partir tranquillement pour la
promenade en attendant l'heure d'être admis à faire sa cour, je me
dispensai de l'accompagner. J'errai à l'aventure autour de la maison et
dans la maison même, observant les allées et venues du domestique et de
la femme de chambre d'Alida, essayant de surprendre les paroles qu'ils
échangeaient, espionnant en un mot, car il me venait comme des
révélations d'expérience, et je me disais avec raison que, pour juger le
problème de la conduite d'une femme, il fallait avant tout examiner
l'attitude des gens qui la servaient. Ceux-ci me parurent empressés de
la satisfaire; car, sonnés à plusieurs reprises, ils parcoururent la
galerie, montèrent et redescendirent vingt fois l'escalier sans
témoigner d'humeur.

J'avais laissé la porte de ma chambre ouverte; il n'y avait pas d'autres
voyageurs que nous, et la belle auberge rustique d'Ambroise était si
tranquille, que je ne perdais rien de ce qui s'y passait. Tout à coup
j'entendis un grand frôlement de jupons au bout du corridor. Je
m'élançai, croyant qu'on se décidait à sortir; mais je ne vis passer
qu'une belle robe de soie dans les mains de la femme de chambre. Elle
venait sans doute de la déballer, car un nouveau mulet chargé de caisses
et de cartons était arrivé depuis quelques instants devant l'auberge.
Cette circonstance me fit espérer un séjour de plusieurs journées à
Saint-Pierre; mais comme celle dont j'attendais la fin me paraissait
longue! Serait-elle donc perdue absolument pour mon amour? Que
pouvais-je inventer pour la remplir, ou pour faire révoquer l'arrêt des
convenances qui me tenait éloigné?

Je me livrai à mille projets plus fous les uns que les autres. Tantôt je
voulais me déguiser en marchand d'agates herborisées pour me faire
admettre dans ce sanctuaire dont je voyais la porte s'ouvrir à chaque
instant; tantôt je voulais courir après quelque montreur d'ours et faire
grogner ses bêtes de manière à attirer les voyageuses à leur fenêtre. Il
me prit aussi envie de décharger un pistolet pour causer quelque
inquiétude dans la maison; on croirait peut-être à un accident, on
enverrait peut-être savoir de mes nouvelles, et même si j'étais un peu
blessé...

Cette extravagance me sourit tellement, qu'il s'en fallut de bien peu
qu'elle ne fût mise à exécution. Enfin je m'arrêtai à un parti moins
dramatique qui fut déjouer du hautbois. J'en jouais très-bien, au dire
de mon père, qui était bon musicien, et que ne contredisaient pas trop,
sous ce rapport, les artistes qui fréquentaient notre maison belge. Ma
porte était assez éloignée de celle de madame de Valvèdre pour que ma
musique ne troublât pas trop son sommeil, si elle dormait, et, si, elle
ne dormait pas, ce qui était plus que probable d'après les fréquentes
entrées de sa suivante, elle s'informerait peut-être de l'agréable
virtuose: mais quel fut mon dépit lorsqu'au beau milieu de ma plus belle
mélodie le valet de chambre, ayant frappé discrètement à ma porte, me
tint d'un air aussi embarrassé que respectueux le discours suivant:

--Je demande bien des pardons à monsieur; mais, si monsieur ne tient pas
absolument à faire ses études dans une auberge, il y a madame qui est
très-souffrante, et qui demande en grâce à monsieur...

Je lui fis signe que c'était assez d'éloquence, et je remis avec humeur
mon instrument dans son étui. Elle voulait donc absolument dormir! Mon
dépit devint une sorte de rage, et je fis des voeux pour qu'elle eût de
mauvais rêves; mais un quart d'heure ne se passa pas sans que je visse
reparaître le domestique. Madame de Valvèdre me remerciait beaucoup, et,
ne pouvant dormir malgré mon silence, elle m'autorisait à reprendre mes
études musicales; en même temps, elle me faisait demander si je n'avais
pas un livre quelconque à lui prêter, _pourvu que ce fût un ouvrage
littéraire et pas scientifique_. Le valet fit si bien cette commission,
que je pensai qu'il l'avait, cette fois, apprise par coeur. J'avais,
pour toute bibliothèque de voyage, un ou deux romans nouveaux en petit
format, contrefaçon achetée à Genève, et un tout petit bouquin anonyme
que j'hésitai un instant à joindre à mon envoi, et que j'y glissai, ou
plutôt que j'y jetai tout à coup, avec l'émotion de l'homme qui brûle
ses vaisseaux.

Ce mince bouquin était un recueil de vers que j'avais publié à vingt ans
sous le voile de l'anonyme, encouragé par un oncle éditeur qui me
gâtait, et averti par mon père que je ferais sagement de ne pas
compromettre son nom et le mien pour le plaisir de produire cette
bagatelle.

--Je ne trouve pas tes vers trop mauvais, m'avait dit cet excellent
père; il y a même des pièces qui me plaisent; mais, puisque tu te
destines aux lettres, contente-toi de lancer ceci comme un ballon
d'essai, et ne t'en vante pas, si tu veux savoir ce qu'on en pense. Si
tu es discret, cette première expérience te servira. Si tu ne l'es pas,
et que ton livre soit raillé, d'une part tu en auras du dépit, de
l'autre tu te seras créé un fâcheux précédent qu'il sera difficile de
faire oublier.

J'avais religieusement suivi ce bon conseil. Mes petits vers n'avaient
pas fait grand bruit, mais ils n'avaient pas déplu, et même quelques
passages avaient été remarqués. Ils n'avaient, selon moi, qu'un mérite,
ils étaient sincères. Ils exprimaient l'état d'une jeune âme avide
d'émotions, qui ne se pique pas d'une fausse expérience, et qui ne se
vante pas trop d'être à la hauteur de ses rêves.

C'était certes une grande imprudence que je venais de commettre en les
envoyant à madame de Valvèdre. Si elle devinait l'auteur et qu'elle
trouvât les vers ridicules, j'étais perdu. L'amour-propre ne m'aveuglait
pas. Mon livre était l'oeuvre d'un enfant. Une femme de trente ans
s'intéresserait-elle à des élans si naïfs, à une candeur si peu
fardée?... Mais pourquoi me devinerait-elle? n'avais-je pas su garder
mon secret avec mes meilleurs amis? Et, si j'étais plus troublé à l'idée
de ses sarcasmes que je ne pouvais l'être de ceux de toute autre
personne, n'avais-je pas une chance de guérison dans le dépit que sa
dureté me causerait?

Je ne voulais pourtant pas guérir, je ne le sentais que trop, et les
heures se traînaient, mortellement lentes, plus cruelles encore depuis
que j'avais fait ce coup de tête d'envoyer mon coeur de vingt ans à une
femme nerveuse et ennuyée qui ne lui accorderait peut-être pas un
regard. Aucune nouvelle communication ne m'arrivant plus, je sortis pour
ne pas étouffer. J'accostai le premier passant, et parlai haut sous la
fenêtre des voyageuses. Personne ne parut. J'avais envie de rentrer, et
je m'éloignai pourtant, ne sachant où j'allais.

Je marchais à l'aventure sur le chemin qui mène à Varallo, lorsque je
vis venir à moi un personnage que je crus reconnaître et dont l'approche
me fit singulièrement tressaillir. C'était M. Moserwald, je ne me
trompais pas. Il montait à pied une côte rapide; son petit char de
voyage le suivait avec ses effets. Pourquoi le retour de cet homme me
sembla-t-il un événement digne de remarque? Il parut s'étonner de mes
questions. Il n'avait pas dit qu'il quittât la vallée définitivement. Il
était allé faire une excursion dans les environs, et, comptant en faire
d'autres, il revenait à Saint-Pierre comme au seul gîte possible à dix
lieues à la ronde. Pour lui, il n'était pas grand marcheur, disait-il;
il ne tenait pas à se casser le cou pour regarder de haut: il trouvait
les montagnes plus belles, vues à mi-côte. Il admirait fort les
chercheurs d'aventures, mais il leur souhaitait bonne chance et prenait
ses aises le plus qu'il pouvait. Il ne comprenait pas qu'on parcourût
les Alpes à pied et avec économie. Il fallait là plus qu'ailleurs
dépenser beaucoup d'argent pour se divertir un peu.

Après beaucoup de lieux communs de ce genre, il me salua et remonta dans
son véhicule; puis, arrêtant son conducteur au premier tour de roue, il
me rappela en disant:

--J'y songe! C'est bientôt l'heure du dîner là-bas, et vous êtes
peut-être en retard? Voulez-vous que je vous ramène?

Il me sembla qu'après s'être montré très-balourd, à dessein peut-être,
il attachait sur moi un regard de perspicacité soudaine. Je ne sais
quelle défiance ou quelle curiosité cet homme m'inspirait. Il y avait de
l'un et de l'autre. Mon rêve m'avait laissé une superstition. Je pris
place à ses côtés.

--Avez-vous quelque voyageur nouveau ici? me dit-il en me montrant le
hameau, dont le petit clocher à jour se dessinait en blanc vif sur un
fond de verdure sombre.

Des _voyageurs_? Non! répondis-je en me retranchant dans un jésuitisme
des plus maladroits.

Je me sentais beaucoup moins d'aplomb pour cacher mon trouble à
Moserwald, dont la sincérité m'était suspecte, que je n'en éprouvais à
tromper effrontément Obernay, le plus droit, le plus sincère des hommes.
C'était comme un châtiment de ma duplicité, cette lutte avec un juif qui
s'y entendait beaucoup mieux que moi, et j'étais humilié de me trouver
engagé dans cet assaut de dissimulation. Il eut un sourire d'astuce
niaise en reprenant:

--Alors vous n'avez pas vu passer une certaine caravane de femmes, de
guides et de mulets?... Moi, je l'ai rencontrée hier au soir, à dix
lieues d'ici, au village de Varallo, et je croyais bien qu'elle
s'arrêterait à Saint-Pierre; mais, puisque vous dites qu'il n'est arrivé
personne...

Je me sentis rougir, et je me hâtai de répondre avec un sourire forcé
que j'avais nié l'arrivée de nouveaux voyageurs, non celle de voyageuses
inattendues.

--Ah! bien! vous avez joué sur le mot!... Avec vous, il faut préciser le
genre, je vois cela. N'importe, vous avez vu ces belles chercheuses
d'aventures; quand je dis ces belles..., vous allez peut-être me
reprocher de ne pas faire accorder le nombre plus que le genre..., car
il n'y en a qu'une de belle! L'autre..., c'est, je crois, la petite
soeur du géologue..., est tout au plus passable. Vous savez que
monsieur... comment l'appelez-vous?... votre ami? n'importe, vous savez
qui je veux dire: il l'épouse!

--Je n'en sais rien du tout; mais, si vous le croyez, si vous l'avez ouï
dire, comment avez-vous eu le mauvais goût de faire des plaisanteries,
l'autre jour, sur ses relations avec...?

--Avec qui donc? Qu'est-ce que j'ai dit? Vrai! je ne m'en souviens plus!
On dit tant de choses dans la conversation!_Verba volant!_ N'allez pas
croire que je sache le latin! Qu'est-ce que j'ai dit? Voyons! dites
donc!

Je ne répondis pas. J'étais plein de dépit. Je m'enferrais de plus en
plus; j'avais envie de chercher noise à ce Moserwald, et pourtant il
fallait prendre tout en riant ou le laisser lire dans mon cerveau
bouleversé. J'eus beau essayer de rompre l'entretien en lui montrant les
beaux troupeaux qui passaient près de nous, il y revint avec acharnement
et il me fallut nommer madame de Valvèdre. Il fut aveugle ou charitable:
il ne releva pas l'étrange physionomie que je dus avoir en prononçant ce
nom terrible.

--Bon! s'écria-t-il avec sa légèreté naturelle ou affectée: j'ai dit
cela, moi, que M. Obernay (voilà son nom qui me revient) avait des vues
sur la femme de son ami? C'est possible!... On a toujours des vues sur
la femme de son ami... Je ne savais pas alors qu'il dût épouser la
belle-soeur, parole! Je ne l'ai su qu'hier au matin en faisant causer le
domestique de ces dames. Je vous dirai bien que cela ne me paraît pas
une raison sans appel... Je suis sceptique, moi, je vous l'ai dit; mais
je ne veux pas vous scandaliser, et je veux bien croire... Mon Dieu,
comme vous êtes distrait! A quoi donc pensez-vous?

--A rien, et c'est votre faute! Vous ne dites rien qui vaille. Vous
n'avez pas le sens commun, mon cher, avec vos idées de profonde
scélératesse. Quel mauvais genre vous avez là! C'est très-mal porté,
surtout quand on est riche et gras.

Si j'avais su combien il était impossible de fâcher Moserwald, je me
serais dispensé de ces duretés gratuites, qui le divertissaient
beaucoup. Il aimait qu'on s'occupât de lui, même pour le rudoyer ou le
railler.

--Oui, oui, vous avez raison! reprit-il comme transporté de
reconnaissance; vous me dites ce que me disent tous mes amis, et je vous
en sais gré. Je suis ridicule, et c'est là le plus triste de mon
affaire! J'ai le spleen, mon cher, et l'incrédulité des autres sur mon
compte vient s'ajouter à celle que j'ai envers tout le monde et envers
moi-même. Oui, je devrais être heureux, parce que je suis riche et bien
portant, parce que je suis gras! Et cependant je m'ennuie, j'ai mal au
foie, je ne crois pas aux hommes, aux femmes encore moins! Ah çà!
comment faites-vous pour croire aux femmes, par exemple? Vous me direz
que vous êtes jeune! Ce n'est pas une raison. Quand on est très-instruit
et très-intelligent, on n'est jamais jeune. Pourtant voilà que vous êtes
amoureux...

--Moi! où prenez-vous cela?

--Vous êtes amoureux, je le vois, et aussi naïvement que si vous étiez
sûr de réussir à être aimé; mais, mon cher enfant, c'est la chose
impossible, cela! On n'est jamais aimé que par intérêt! Moi, je l'ai été
parce que j'ai un capital de plusieurs millions; vous, vous le serez
parce que vous avez un capital de vingt-trois ou vingt-quatre ans, de
cheveux noirs, de regards brûlants, capital qui promet une somme de
plaisirs d'un autre ordre et non moins positifs que ceux que mon argent
représente, beaucoup plus positifs, devrais-je dire, car l'argent
procure des plaisirs élevés, le luxe, les arts, les voyages... tandis
que, lorsqu'une femme préfère à tout cela un beau garçon pauvre, on peut
être sûr qu'elle fait grand cas de la réalité. Mais ce n'est pas de
l'amour comme nous l'entendons, vous et moi. Nous voudrions être aimés
pour nous-mêmes, pour notre esprit, pour nos qualités sociales, pour
notre mérite personnel enfin. Eh bien, voilà ce que vous achèterez
probablement au prix de votre liberté, ce que je payerais volontiers de
toute ma fortune, et ce que nous ne rencontrerons jamais! Les femmes
n'ont pas de coeur. Elles se servent du mot _vertu_ pour cacher leur
infirmité, et avec cela elles font encore des dupes! des dupes que
j'envie, je vous le déclare...

--Ah ça! m'écriai-je en interrompant ce flux de philosophie nauséabonde,
que me chantez-vous là depuis une heure? Vous me dites que vous avez été
aimé, que je le serai...

--Ah! mon Dieu! vous croyez que je vous parlais de madame de Valvèdre?
Je n'y pensais pas, mon cher, je parlais en général. D'abord je ne la
connais pas; sur l'honneur, je ne lui ai jamais parlé. Quant à vous...
vous ne pouvez pas la connaître encore; vous lui avez peut-être parlé
cependant?... A propos, la trouvez-vous jolie?

--Qui? madame de Valvèdre? Pas du tout, mon cher, elle m'a semblé laide.

Je fis cette réponse avec tant d'assurance, une assurance si désespérée
(je voulais à tout prix me soustraire aux investigations de Moserwald),
que celui-ci en fut dupe, et me laissa voir sa satisfaction. Quand nous
descendîmes de voiture, j'avais enfin réussi à lui ôter la lumière qu'il
avait cru saisir, qu'il avait saisie un moment, et il retombait dans les
ténèbres, tout en me laissant son secret dans les mains. Il était bien
évidemment revenu à Saint-Pierre parce qu'il avait rencontré madame de
Valvèdre à Varallo, parce qu'il avait questionné son laquais, parce
qu'il était épris d'elle, parce qu'il espérait lui plaire, et il m'avait
tâté pour voir s'il ne me trouverait pas en travers de son chemin.

Ayant appris d'Antoine que les dames de Valvèdre ne dîneraient pas en
bas, je voulus me soustraire au déplaisir d'un nouveau tête-à-tête avec
Moserwald en me faisant servir mystérieusement dans un coin du petit
jardin de mon hôte, quand celui-ci m'annonça que je serais seul dans sa
grande salle basse avec Obernay, l'israélite ayant dit qu'il souperait
peut-être dans la soirée.

--Et que fait-il? où est-il maintenant? demandai-je.

--Il est chez madame de Valvèdre, répondit Antoine, dont la figure prit
une expression d'étonnement comique à l'aspect de ma stupeur.

--Ah ça! m'écriai-je, il la connaît donc?

--Je n'en sais rien, monsieur; comment voulez-vous que je sache?...

--C'est juste, cela vous est fort égal, et, quant à moi... Mais vous le
connaissez, vous, ce M. Moserwald?

--Non, monsieur; je l'ai vu avant-hier pour la première fois.

--Il vous avait dit en partant qu'il reviendrait bientôt?

--Non, monsieur, il ne m'avait rien dit du tout.

Je ne sais quelle sourde colère s'était emparée de moi en apprenant que
ce juif avait eu l'audace ou l'habileté, à peine débarqué, de pénétrer
auprès d'Alida, qu'il prétendait ne pas connaître. Obernay s'attarda
beaucoup, il faisait nuit quand il rentra; je l'avais attendu pour
dîner, et sans mérite aucun, je n'avais certes pas faim. Je ne lui
parlai pas de Moserwald, craignant de trahir ma jalousie.

--Mets-toi à table, me dit-il, il me faut absolument un quart d'heure
pour arranger quelques plantes fontinales extrêmement délicates que je
rapporte.

Il me quitta, et Antoine me servit mon repas, disant qu'il connaissait
les quarts d'heure d'Obernay déballant son butin de botaniste, et que ce
n'était pas une raison pour me faire manger un rôti desséché. J'étais à
peine assis, que Moserwald parut, s'écria qu'il était charmé de ne pas
souper seul, et ordonna à notre hôte de le servir vis-à-vis de moi, ceci
sans m'en demander aucunement la permission. Cette familiarité, qui
m'eût diverti dans une autre situation d'esprit, me parut intolérable,
et j'allais le lui faire entendre quand, la curiosité dominant toutes
mes autres angoisses, je résolus de me contenir et de le faire parler.
C'était une curiosité douloureuse et indignée; mais je fus stoïque, et,
d'un air tout à fait dégagé, je lui demandai s'il avait réussi à voir
madame de Valvèdre.

--Non, répondit-il en se frottant les mains; mais je la verrai tantôt
avec vous, dans une heure.

--Ah! vraiment?

--Cela vous étonne? C'est pourtant bien simple. Ma figure et ma voix
étaient déjà connues de la belle-soeur, qui m'avait remarqué à Varallo.
Oh! je dis cela sans fatuité, je n'ai pas de prétention de ce côté-là.
Je note qu'elle m'avait remarqué avant-hier en passant dans ce village
où nous nous croisions. Eh bien, nous nous sommes rencontrés de nouveau
tout à l'heure, là-haut, dans la galerie. Elle est toute franche, toute
confiante, cette grande fille; elle est venue à moi pour savoir si je
n'avais pas recueilli sur mon chemin quelque nouvelle de son frère.

--Dont vous ne saviez rien?

--Pardon! avec de l'argent, on sait toujours ce qu'on veut savoir.
Voyant ces dames inquiètes, j'avais, dès hier au soir, dépéché le plus
hardi montagnard de Varallo vers la station présumée de M. de Valvèdre.
Ah! dame! cela m'a coûté cher; pendant la nuit et par des sentiers
impossibles, il a prétendu que cela valait...

--Faites-moi grâce des écus que vous avez dépensés. Vous avez des
nouvelles de l'expédition?

--Oui, et de très-bonnes. La soeur a failli me sauter au cou. Elle
voulait tout de suite me présenter à madame de Valvèdre; mais celle-ci,
qui avait passé la journée dans son lit, était en train de se lever et
m'a remis à tantôt. Voilà, mon cher! ce n'est pas plus malin que ça?

Moserwald ne dissimulait plus ses projets; il avait trop besoin de se
vanter de son habileté et de sa libéralité pour être prudent. Ma
jalousie essaya de se calmer. Que pouvais-je craindre d'un concurrent si
vain et si vulgaire? N'était-ce pas faire injure à une femme exquise
comme l'était Alida que de redouter pour elle les séductions d'un
Moserwald?

J'allais le questionner davantage quand Obernay vint manger à la hâte et
avec préoccupation un reste de volaille; après quoi, il regarda sa
montre et nous dit qu'il était temps de monter chez ces dames pour voir
partir les fusées.

--Il paraît, dit-il à Moserwald, que vous êtes invité à prendre le thé
là-haut en remerciement des bonnes nouvelles que vous avez données, ce
dont, pour ma part, je vous sais gré; mais permettez-moi une question.

--Mille, si vous voulez, _mon très-cher_, répondit Moserwald avec
aisance.

--Vous avez dépêché un montagnard vers la pointe de l'Ermitage; il s'y
est rendu à travers mille périls, et vous l'avez attendu à Varallo
jusqu'à ce matin. A-t-il vu M. de Valvèdre? lui a-t-il parlé?

--Il l'a vu de trop loin pour lui parler, mais il l'a vu.

--C'est fort bien; mais, s'il vous prenait l'obligeante fantaisie
d'envoyer encore des exprès et qu'ils parvinssent jusqu'à lui, veuillez
ne pas les charger de lui dire que sa femme et sa soeur sont à sa
recherche.

--Pas si sot! s'écria Moserwald avec un rire d'une ingénuité admirable.

--Comment, pas si sot? répliqua Obernay surpris en le regardant entre
les deux yeux.

Moserwald fut embarrassé un instant; mais son esprit délié lui suggéra
vite une réponse assez ingénieuse.

--Je sais fort bien, reprit-il, que votre savant ami serait fort
contrarié de l'arrivée et de l'inquiétude de ces dames. Quand on risque
ses os dans une pareille campagne et que l'on a dans l'esprit les grands
problèmes de science auxquels je déclare ne rien comprendre, mais dont
j'admets la passion, vu que je comprends toutes les passions, moi qui
vous parle...

Obernay l'interrompit avec impatience en jetant sa serviette.

--Enfin, dit-il, vous avez deviné la vérité. M. de Valvèdre a besoin de
toute la liberté d'esprit possible en ce moment. Montons, nous n'avons
plus le temps de causer.

Alida était mise plus simplement que la veille. Je lui sus un gré infini
de ne pas s'être parée pour Moserwald; elle n'en était, d'ailleurs, que
plus belle. Je ne sais pas si sa belle-soeur était moins négligée que le
jour précédent; je crois que je ne la vis pas du tout ce soir-là.
J'étais si rempli de mon drame intérieur, que je m'imaginais presque
être en tête-à-tête avec madame de Valvèdre.
                
Go to page: 1234567891011
 
 
Хостинг от uCoz