George Sand

Valvèdre
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Son premier accueil fut froid et méfiant. Elle parut être impatiente de
voir partir la fusée. Je ne la suivis pas sur le balcon. Je ne sais pas
si les signaux furent de bon augure, je ne me souviens pas de m'en être
enquis. Je sais seulement qu'un quart d'heure après, Paule de Valvèdre
et son fiancé étaient assis à une grande table, et qu'ils examinaient
des plantes, baptisant de noms barbares ou pompeux la bourrache et le
chiendent, pendant que madame de Valvèdre, à demi couchée sûr sa chaise
longue, avec un guéridon placé entre elle et moi, brodait nonchalamment
sur du gros canevas, comme pour se dispenser de rencontrer les regards.
Je voyais bien, à ses mains distraites, qu'elle ne travaillait que pour
se renfermer en elle-même. Ses traits expressifs avaient en ce moment
une placidité mystérieuse. Il n'y avait, à coup sûr, aucune affinité
sympathique entre elle et Moserwald. Je remarquai même avec plaisir
qu'au fond des paroles de politesse et de remerciement qu'elle lui
adressa dans une forme très-laconique, il y avait un léger dédain.

Je me rassurai tout à fait en remarquant aussi que l'israélite, d'abord
plein d'aplomb vis-à-vis d'elle, perdait à chaque minute un peu de sa
vitalité. Sans doute, il avait compté, comme d'habitude, sur les
saillies enjouées et paradoxales de son esprit naturel pour faire passer
son manque d'éducation; mais sa faconde l'avait rapidement abandonné. Il
ne disait plus que des platitudes, et je l'y aidais cruellement,
devinant un imperceptible sourire d'ironie sur les lèvres closes de
madame de Valvèdre.

Pauvre Moserwald! il était pourtant meilleur et plus vrai en ce moment
de sa vie qu'il ne l'avait peut-être jamais été. Il était amoureux et
très-réellement ému. Comme moi, il buvait l'étrange poison de passion
irrésistible qui m'avait enivré, et, quand je songe à tout ce que par la
suite cette passion lui a fait faire de contraire à ses théories, à ses
idées et à ses instincts, je me demande avec stupeur s'il y a une école
pour le sentiment, et si le sentiment lui-même n'est pas le révélateur
par excellence.

A mesure qu'il se troublait, je retrouvais ma lucidité. Bientôt je fus
en état de comprendre et de commenter de sang-froid la situation. Il
n'avait pas osé se vanter à mademoiselle de Valvèdre de tout le zèle
qu'il avait mis à trouver un prétexte pour s'introduire auprès d'Alida.
Il avait même eu le bon goût de ne pas parler de son argent dépensé. Il
prétendait avoir seulement été aux informations dans les environs, et
avoir réussi à déterrer un chasseur qui descendait de la montagne et qui
avait vu de loin le campement du savant et le savant lui-même en lieu
sûr et en bonne apparence de santé. On l'avait remercié de son
obligeance, Paule disait ingénument «de son bon coeur.» On le
connaissait de nom et de réputation; mais on n'avait jamais remarqué sa
figure, bien qu'il s'évertuât à vouloir rappeler diverses circonstances
où il s'était trouvé, à la promenade à Genève ou au spectacle à Turin,
non loin de _ces dames_. Il insinuait, avec autant de finesse qu'il lui
était possible, que madame de Valvèdre l'avait vivement frappé, que, tel
jour et en telle rencontre, il avait remarqué tous les détails de sa
toilette.

--On jouait _le Barbier de Séville_.

--Oui, je m'en souviens, répondait-elle.

--Vous aviez une robe de soie bleu pâle avec des ornements blancs, et
vos cheveux étaient bouclés, au lieu d'être en bandeaux comme
aujourd'hui.

--Je ne m'en souviens pas, répondait Alida d'un ton qui signifiait:
«Qu'est-ce que cela vous fait?»

Il y eut un tel _crescendo_ de froideur de sa part, que le pauvre juif,
tout à fait décontenancé, quitta l'angle de la cheminée, où il se
dandinait depuis un quart d'heure, et alla déranger et impatienter les
fiancés botanistes en leur faisant de lourdes questions railleuses sur
leurs saintes études de la nature. Je m'emparai de cette place que
Moserwald avait accaparée: c'était la plus favorable pour voir Alida
sans être gêné par la petite lampe dont elle s'était masquée; c'était
aussi la plus proche que l'on pût convenablement prendre auprès d'elle.
Jusque-là, ne voulant pas m'asseoir plus loin, je n'avais fait que la
deviner.

Je pus enfin lui parler. J'eus bien de la peine à lui adresser une
question directe. Enfin ma langue se délia par un effort désespéré, et,
au risque d'être aussi gauche et aussi bête que Moserwald, je lui
demandai si j'étais assez malheureux pour que mon maudit hautbois eût
réellement troublé son sommeil.

--Tellement troublé, répondit-elle en souriant tristement, que je n'ai
pas pu me rendormir; mais ne prenez pas ce reproche pour une critique.
Il m'a semblé que vous jouiez fort bien: c'est précisément parce que
j'étais forcée de vous écouter... Mais je ne veux pas non plus vous
faire de compliments. A votre âge, cela ne vaut rien.

--A mon âge? Oui, je suis un enfant, c'est vrai, rien qu'un enfant!
C'est l'âge où l'on est avide de bonheur. Est-ce un crime d'être heureux
d'un rien, d'un mot, d'un regard, fût-ce un regard distrait ou sévère,
fût-ce un mot de simple bienveillance ou seulement de généreux pardon
sous forme d'éloge?

--Je vois, répondit-elle, que vous avez lu le petit volume que vous
m'avez envoyé ce matin; car vous êtes tout rempli de l'orgueil de la
première jeunesse, et ce n'est guère obligeant pour ceux ou pour celles
qui sont entrés dans la seconde.

--Dans les volumes que, par votre ordre, je vous ai fait remettre ce
matin, y en avait-il donc un qui ait eu le malheur de vous déplaire?

Elle sourit avec une ineffable douceur, et elle allait répondre. J'étais
suspendu au mouvement de ses lèvres; Moserwald, penché sur la table, ne
regardait nullement dans la loupe d'Obernay, qu'il avait prise
machinalement et qu'il ternissait de son haleine, au grand déplaisir du
botaniste. Il grimaçait derrière cette loupe; mais il avait un oeil
braqué sur moi, et louchait d'une façon si burlesque, que madame de
Valvèdre partit d'un éclat de rire. Ce fut pour moi un moment de cruel
triomphe, mais qu'un instant après j'expiai cruellement. En riant,
madame de Valvèdre laissa tomber sa broderie et un petit objet de métal
que je pris pour un dé et que je ramassai précipitamment; mais je l'eus
à peine dans les mains, qu'un cri de surprise et de douleur m'échappa.

--Qu'est-ce donc que cela? m'écriai-je.

--Eh bien, répondit-elle tranquillement, c'est ma bague. Elle est
beaucoup trop large pour mon doigt.

--Votre bague!... répétai-je hors de moi en regardant d'un oeil hagard
le gros saphir entouré de brillants que j'avais vu l'avant-veille au
doigt de Moserwald.

Et j'ajoutai, en proie à un véritable désespoir:

--Mais cette chose-là n'est point à vous, madame!

--Pardonnez-moi: à qui voulez-vous donc qu'elle soit?

--Ah! vous l'avez achetée aujourd'hui?

--Eh bien, qu'est-ce que cela vous fait, par exemple? Rendez-la-moi
donc!

--Puisque vous l'avez achetée, lui dis-je d'un ton amer en la lui
rendant, gardez-la, elle est bien à vous; mais, à votre place, je ne la
porterais pas. Elle est d'un goût affreux!

--Vous trouvez? C'est bien possible. J'ai acheté cela hier vingt-cinq
francs à un vilain petit juif qui monte en vermeil, à Varallo, les
améthystes et les autres cailloux du pays; mais la grosse pierre est
jolie. Je la ferai arranger autrement, et tout le monde croira que c'est
un saphir oriental.

J'allais dire à madame de Valvèdre que le petit juif avait volé cette
bague à M. Moserwald, lorsque, la modicité du prix de vente supposant
chez un juif bijoutier une ignorance par trop invraisemblable de la
valeur de l'objet, je me sentis replongé dans une énigme insoluble.
Alida venait de parler avec une sincérité évidente, et pourtant, quelque
effort que fit Moserwald pour me cacher sa main gauche, je voyais bien
qu'il n'avait plus sa bague. Un soupçon hideux pesait sur moi comme un
cauchemar. Je pris le bras de l'israélite et je l'emmenai sur la
galerie, comme pour lui parler d'autre chose. Je flattai sa vanité pour
lui arracher la vérité.

--Vous êtes un habile homme et un amant magnifique, lui dis-je; vous
faites accepter vos dons de la manière la plus ingénieuse!

Il donna dans le piège sans se faire prier.

--Eh bien, oui, dit-il, voilà comme je suis! Rien ne me coûte pour
procurer un petit plaisir à une jolie femme, et je n'ai pas le mauvais
goût de lui faire des conditions, moi! C'est à elle de deviner.

--Et certainement on vous devine? Vous êtes coutumier du fait?

--Avec celle-ci... c'est la première fois, et je me demande avec un peu
de crainte si elle prend réellement cette gemme de premier choix pour
une améthyste de cent sous! Non, ce n'est pas probable. Toutes les
femmes se connaissent en gemmes, elles les aiment tant!

--Pourtant, si _elle_ n'y connaît rien, elle ne vous devine pas, et vous
voilà dans une impasse. Ou il faut vous déclarer, ou il faut risquer de
voir la bague passer à la femme de chambre.

--Me déclarer? répondit-il avec un véritable effroi. Oh! non, c'est trop
tôt! je ne suis pas encouragé jusqu'à présent... à moins que ce ton
moqueur ne soit une manière de grande dame!... C'est possible, je
n'avais jamais visé si haut, moi!... car elle est comtesse, vous savez?
Son mari ne prend pas de titre, mais il est de grande maison...

--Mon cher, repris-je avec une ironie qu'il ne comprit pas, tout madré
qu'il était, je ne vois qu'un moyen: c'est qu'un ami généreux l'éclaire
sur la valeur de l'objet qu'on lui a fait si adroitement accepter.
Voulez-vous que je m'en charge?

--Oui! mais pas aujourd'hui au moins! Vous attendrez que je sois parti.

--Bah! vous voilà bien craintif! N'êtes-vous pas persuadé qu'une femme
est toujours flattée d'un riche cadeau?

--Non! cela dépend; elle peut aimer le cadeau et détester la personne
qui l'offre. Dans ce cas-là, il faut beaucoup de patience et beaucoup de
cadeaux, toujours glissés dans ses mains sans qu'elle songe à les
repousser, et ne témoignant jamais d'aucune espérance. Vous voyez que
j'ai ma tactique!

--Elle est magnifique, et très-flatteuse pour les femmes que vous
honorez de vos poursuites!

--Mais... je la crois fort délicate, reprit-il avec conviction, et, si
vous la critiquez, c'est qu'il vous serait impossible de la suivre!

Je ne lui passai pas ce mouvement d'impertinence et je rentrai au petit
salon, bien décidé à l'en punir. Je me sentis dès lors un aplomb
extraordinaire, et, m'approchant d'Alida:

--Savez-vous, madame, lui dis-je, de quoi je m'entretenais avec M.
Moserwald au clair de la lune?

--Du clair de lune, peut-être?

--Non, nous parlions bijouterie. Monsieur prétend que toutes les femmes
se connaissent en pierres précieuses parce qu'elles les aiment
passionnément, et j'ai promis de m'en rapporter à votre arbitrage.

--Il y a là deux questions, répondit madame de Valvèdre. Je ne peux pas
résoudre la première; car, pour mon compte, je n'y entends rien; mais,
pour la seconde, je suis forcée de donner raison à M. Moserwald. Je
crois que toutes les femmes aiment les bijoux.

--Excepté moi pourtant, dit Paule avec gaieté; je ne m'en soucie pas le
moins du monde.

--Oh! vous, ma chère, reprit Alida du même ton, vous êtes une femme
supérieure! Il n'est question ici que des simples mortelles.

--Moi, dis-je à mon tour avec une amertume extrême, je croyais qu'en
fait de femmes il n'y avait que les courtisanes qui eussent la passion
des diamans.

Alida me regarda d'un air très-étonné.

--Voilà une singulière idée! reprit-elle. Chez les créatures dont vous
parlez, cette passion-là n'existe pas du tout. Les diamants ne
représentent pour elles que des écus. Chez les femmes honnêtes, c'est
quelque chose de plus noble: cela représente les dons sacrés de la
famille ou les gages durables des affections sérieuses. Cela est si
vrai, que, ruinée, une véritable grande dame souffre mille privations
plutôt que de vendre son écrin. Elle n'en fait le sacrifice que pour
sauver ses enfants ou ses princes.

--Ah! que cela est bien dit et que cela est vrai! s'écria Moserwald
enthousiasmé. Entre la femme et le diamant, il y a une attraction
surnaturelle! J'en ai vu mille exemples. Le serpent avait, dit une
légende, un gros diamant dans la tête; Ève vit ce feu à travers ses yeux
et fut fascinée. Elle s'y mira comme dans les glaces d'un palais
enchanté...

--Voilà de la poésie, ou je ne m'y connais pas, dis-je en
l'interrompant. Et vous vous moquez des poëtes, vous!

--Cela vous étonne, mon cher? reprit-il. C'est que je deviens poëte
aussi, apparemment, avec les personnes qui m'inspirent!

En parlant ainsi, il lança sur Alida un regard enflammé qu'elle
rencontra et soutint avec une impassibilité extraordinaire. C'était le
comble du dédain ou de l'effronterie, car son grand oeil interrogateur
était toujours plein de mystères. Je ne pus supporter cette situation
douteuse, horrible pour elle, si elle n'était pas la dernière des
femmes. Je lui demandai à voir encore sa bague de vingt-cinq francs, et,
l'ayant regardée:

--Je m'étonne beaucoup, lui dis-je, du peu d'attention que vous avez
accordée à une gemme si belle après l'aveu que vous venez de faire de
votre goût pour ces sortes de choses. Savez-vous bien, madame, que l'on
vous a vendu là une pierre d'un très-grand prix?

--Comment? Quoi? Est-ce possible? dit-elle en reprenant la bague et en
la regardant. Est-ce que vous avez des connaissances dans cette
partie-là?

--J'ai pour toute connaissance M. Moserwald, ici présent, qui, pas plus
tard qu'avant-hier, m'a montré une bague toute pareille, avec des
brillants comme ceux-ci, et qui me l'a offerte pour douze mille francs,
c'est-à-dire pour rien, selon lui, car elle vaut beaucoup plus.

Devant cette interpellation directe, la figure de Moserwald se
décomposa, et le rapide coup d'oeil d'Alida, allant de lui à moi, acheva
de le bouleverser.

Madame de Valvèdre ne se troubla pas. Elle garda quelques instants le
silence, comme si elle eût voulu résoudre un problème intérieur; puis,
me présentant la bague:

--Qu'elle ait ou non de la valeur, dit-elle, je la trouve décidément
fort laide. Voulez-vous me faire le plaisir de la jeter par la fenêtre?

--Vraiment? par la fenêtre? s'écria Moserwald incapable de maîtriser son
émotion.

--Vous voyez bien, lui répondit Alida, que c'est une chose qui a été
perdue, trouvée par votre coreligionnaire de Varallo, et vendue sans
qu'il en ait connu la valeur. Eh bien, il faut rendre cette chose à sa
destinée, qui est d'être ramassée dans la boue par les personnes qui ne
craignent pas de se salir les mains.

Moserwald, poussé à bout, eut beaucoup de sang-froid et de présence
d'esprit. Il me pria de lui donner la bague, et, comme je la lui rendais
avec l'affectation d'une restitution légitime, il la remit à son doigt
en disant:

--Puisqu'elle devait être jetée aux ordures, je la ramasse, moi. Je ne
sais d'où elle sort, mais je sais qu'elle a été purifiée à tout jamais
en passant une journée au doigt de madame de Valvèdre! Et maintenant,
qu'elle vaille vingt-cinq sous ou vingt-cinq mille francs, elle est sans
prix pour moi et ne me quittera jamais! Là-dessus, ajouta-t-il en se
levant et en me regardant, je pense que ces dames sont fatiguées, et
qu'il serait temps...

--M. Obernay et M. Valigny ne se retirent pas encore, répondit madame de
Valvèdre avec une intention désespérante; mais vous êtes libre, d'autant
plus que vous partez demain matin, j'imagine! Quant à la bague, vous ne
pouvez pas la garder. Elle est à moi. Je l'ai payée et ne vous l'ai pas
donnée... Rendez-la moi!

Les gros yeux de Moserwald brillèrent comme des escarboucles. Il crut
son triomphe assuré en dépit d'un congé donné pour la forme, et rendit
la bague avec un sourire qui signifiait clairement: «Je savais bien
qu'on la garderait!» Madame de Valvèdre la prit, et, la jetant hors de
sa chambre sur le palier, par la porte ouverte, elle ajouta:

--La ramassera qui voudra! elle ne m'appartient plus; mais celui qui la
portera en mémoire de moi pourra se vanter d'avoir là une chose que je
méprise profondément.

Moserwald sortit dans un état d'abattement qui me fit peine à voir.
Paule n'avait absolument rien compris à cette scène, à laquelle,
d'ailleurs, elle avait donné peu d'attention. Quant à Obernay, il avait
essayé un instant de comprendre; mais il n'en était pas venu à bout, et,
attribuant tout ceci à quelque étrange caprice de madame de Valvèdre, il
avait repris tranquillement l'analyse de la _saxifraga retusa_.




III


J'avais suivi Moserwald sans affectation, pensant bien que, s'il avait
du coeur, il me demanderait compte de la manière dont j'avais servi sa
cause. Je le vis hésiter à ramasser sa bague, hausser les épaules et la
reprendre. Dès qu'il m'aperçut, il m'attira jusque dans sa chambre et me
parla avec beaucoup d'amertume, raillant ce qu'il appelait mes préjugés
et déclarant mon austérité la chose du monde la plus ridicule. Je le
laissai à dessein devenir un peu grossier dans ses reproches, et, quand
il en fut là:

--Vous savez, mon cher monsieur, lui dis-je, que, si vous n'êtes pas
content, il y a une manière de s'expliquer, et me voici à vos ordres.
N'allez pas plus loin en paroles; car je serais forcé de vous demander
la réparation que je vous offre.

--Quoi? qu'est-ce à dire? fit-il avec beaucoup de surprise. Vous voulez
vous battre? Eh bien, voilà un trait de lumière, un aveu! Vous êtes mon
rival, et c'est par jalousie que vous m'avez si brutalement ou si
maladroitement trahi! Dites que c'est là votre motif, alors je vous
comprends et je vous pardonne.

Je lui déclarai que je n'avais aucun aveu à faire, et que je ne tenais
pas à son pardon; mais, comme je ne voulais pas perdre avec lui les
précieux instants que je pouvais passer encore auprès de madame de
Valvèdre ce soir-là, je le quittai en l'engageant à faire ses
réflexions, et en lui disant que dans une heure je serais chez lui.

La galerie de bois découpé faisant extérieurement le tour de la maison,
je revins par là à l'appartement de madame de Valvèdre; mais je la
trouvai sur cette galerie, et venant à ma rencontre.

--J'ai une question à vous adresser, me dit-elle d'un ton froid et
irrité. Asseyez-vous là. Nos amis sont encore plongés dans la botanique.
Comme il est au moins inutile de les mettre au courant d'un accident
ridicule, nous pouvons échanger ici quelques mots. Vous plaît-il de me
dire, monsieur Francis Valigny, quel rôle vous avez joué dans cet
incident, et comment vous avez été informé de ce que vous m'avez donné à
deviner?

Je lui racontai tout avec la plus entière sincérité.

--C'est bien, dit-elle, vous avez eu bonne intention, et vous m'avez
réellement rendu service en m'empêchant de donner un instant de plus
dans un piège que je ne veux pas qualifier. Vous auriez pu être moins
acerbe dans la forme; mais vous ne me connaissez pas, et, si vous me
prenez pour une femme perdue, ce n'est pas plus votre faute que la
mienne.

--Moi! m'écriai-je, je vous prends... Moi qui...!

Je me mis à balbutier d'une manière extravagante.

--Laissez, laissez, reprit-elle. Ne vous défendez pas de vos
préventions, je les connais. Elles ont percé trop brutalement, lorsqu'à
propos de ma théorie tout impersonnelle sur les diamants, vous avez dit
que c'était un goût de courtisane!

--Mais, au nom du ciel, laissez-moi jurer que je n'ai pas dit cela!

--Vous l'avez pensé, et vous avez dit l'équivalent. Écoutez, je viens de
recevoir ici, de la part de ce juif et par contre-coup de la vôtre, une
mortelle insulte. Ne croyez pas que le dédain qui me préserve de la
colère me garantisse d'une réelle et profonde douleur...

Je vis, aux rayons de la lune, un ruisseau de larmes briller comme un
flot de perles sur les joues pâles de cette charmante femme, et, sans
savoir ce que faisais, encore moins ce que je disais, je tombai à ses
pieds en lui jurant que je la respectais, que je la plaignais, et que
j'étais prêt à la venger. Peut-être en ce moment m'arriva-t-il de lui
dire que je l'aimais. Troublés tous deux, moi de sa douleur, elle de ma
subite émotion, nous fûmes quelques instants sans nous entendre l'un
l'autre et sans nous entendre nous-mêmes.

Elle surmonta ce trouble la première, et, répondant à une parole que je
lui répétais pour atténuer ma faute:

--Oui, je le sais, dit-elle, vous êtes un enfant; mais, s'il n'y a rien
de généreux comme un enfant qui croit, il n'y a rien de terrible et de
cruel comme un enfant qui doute, et vous êtes l'ami, l'_alter ego_ d'un
autre enfant bien plus sceptique et bien plus brutal que vous... Mais je
ne veux me brouiller ni avec l'un ni avec l'autre. Il faut que l'aimable
et douce Paule de Valvèdre soit heureuse. Vous êtes déjà son ami,
puisque vous êtes celui de son fiancé; ou j'aurais tort contre vous
trois, ou, en me donnant raison contre vous deux, Paule souffrirait.
Permettez donc que je m'explique avec vous, et que je vous dise un peu
qui je suis. Ce sera dit en deux mots. Je suis une personne _accablée,
finie_, inoffensive par conséquent. Henri Obernay m'a présentée à vous,
je le sais, comme une plaintive et ennuyeuse créature, mécontente de
tout et accusant tout le monde. C'est sa thèse, il l'a soutenue devant
moi; car, s'il est mal élevé, il est sincère, et je sais bien que je
n'ai pas en lui un ennemi perfide. Dites-lui que je ne me plains de
personne, et, ceci établi, fuites-lui part du motif qui m'amenait ici,
vous qui savez et devez taire celui qui va dès demain me faire repartir.

--Demain! vous partez demain?

--Oui, si M. Moserwald reste, et je n'ai aucune autorité sur lui.

--Il partira, je vous en réponds!

--Et moi, je vous défends d'épouser ma querelle! De quel droit, s'il
vous plaît, prétendriez-vous me compromettre en vous faisant mon
chevalier?

--Mais pourquoi donc voulez-vous partir, mon Dieu? Est-ce que les
outrages de cet homme vous atteignent?

--Oui, l'outrage atteint toujours une veuve dont le mari est vivant.

--Ah! madame, vous êtes méconnue et délaissée, je le savais bien, moi!
mais...

--Il n'y a pas de _mais_. Les choses sont ainsi. M. de Valvèdre est un
homme infiniment respectable, qui sait tout, excepté l'art de faire
respecter la femme qui porte son nom; mais cette femme sait heureusement
ce qu'elle doit à ses enfants, et, pour se faire respecter elle-même,
elle n'a qu'un refuge, la retraite et la solitude. Elle y retournera
donc, et, puisque vous savez pourquoi elle y rentre, sachez aussi
pourquoi elle en était sortie un instant. Il faut que la solitude qu'on
lui a choisie soit au moins à elle, et que personne n'ait le droit de
l'y troubler. Eh bien, je ne me plains pas; mais, cette fois, je
réclame. Mademoiselle Juste de Valvèdre m'est une société antipathique.
Mon mari assure qu'il ne l'a pas placée auprès de moi pour me
surveiller, mais pour servir de chaperon à Paule, et ne pas me
condamner, disait-il, à un rôle qui n'est pas encore de mon âge.
Cependant, mademoiselle Juste de Valvèdre s'est faite oppressive et
offensante. J'ai supporté cela cinq ans: je suis au bout de mes forces.
Le moment logique et naturel d'en finir est venu, puisque le mariage de
Paule avec Obernay est résolu, et devait être célébré au commencement de
l'année. M. de Valvèdre semble l'avoir oublié, et Henri, comme tous les
savants, a beaucoup de patience en amour. Je venais donc dire à mon
mari: «Paule s'ennuie, et, moi, je me meurs de lassitude et de dégoût.
Mariez Paule, et délivrez-moi de Juste, ou, si Juste doit rester
souveraine dans ma maison, permettez-moi de transporter mes enfants et
mes pénates auprès de Paule, à Genève, où elle doit demeurer après son
mariage. Et, si cela ne convient pas à Obernay, laissez-moi chercher ou
fixez-moi une autre retraite, un ermitage dans une thébaïde quelconque,
pourvu que je sois délivrée de l'autorité tout à fait illégitime d'une
personne que je ne puis aimer.» J'espérais, je croyais trouver M. de
Valvèdre ici. Il a pris son vol vers les nuages, où je ne puis
l'atteindre. Je ne voulais pas et je ne veux pas écrire: écrire accuse
trop les torts des absents. Je ne veux pas non plus m'expliquer
directement avec Obernay sur le compte de mademoiselle Juste. Il lui est
très attaché et ne manquerait pas de lui donner raison contre moi. Nous
nous froisserions mutuellement, comme cela est arrivé déjà. Puisque je
ne puis attendre M. de Valvèdre ici, je vous charge au moins d'expliquer
à Henri le motif en apparence si inquiétant et si mystérieux de mon
voyage. S'il aime Paule, il fera quelque effort pour hâter son mariage
et ma délivrance. J'ai dit. Oubliez-moi et portez-vous bien.

En achevant cette explication sur un ton d'enjouement qui refoulait un
profond sanglot, elle me tendit la main et se leva pour me quitter.

Je la retins.

--Je vous jure, m'écriai-je, que vous ne partirez pas, que vous
attendrez M. de Valvèdre ici, et que vous mènerez à bien un projet qui
n'a rien que de légitime et de raisonnable. Je vous jure que Moserwald,
s'il ne part pas, n'osera plus lever les yeux sur vous, car Obernay et
moi l'en empêcherons. Nous en avons le droit, puisque Obernay va devenir
votre beau-frère, et que je suis son _alter ego_, vous l'avez dit. Notre
devoir est donc de vous défendre et de ne pas même souffrir qu'on vous
importune. Je vous jure enfin qu'Henri ne prendra pas obstinément le
parti d'une autre personne qui vous déplaît et qui ne peut pas avoir
raison contre vous. Henri aime ardemment sa fiancée, je ne crois pas à
la patience qu'il affecte; de grâce, madame, croyez en nous, croyez en
moi: je comprends l'honneur que vous venez de me faire eu me parlant
comme à quelqu'un de votre famille, et, dès ce jour, je vous suis dévoué
jusqu'à la mort.

La chaleur de mon zèle ne parut pas effrayer madame de Valvèdre: elle
avait pleuré, elle était brisée; elle sembla se laisser aller
instinctivement au besoin de se fier à un ami. Je ne comprenais pas,
moi, qu'une femme si ravissante, si fière et si douce en même temps, fût
isolée dans la vie à ce point d'avoir besoin de la protection d'un
enfant qu'elle voyait pour la première fois. J'en étais surpris, indigné
contre son mari et sa famille, mais follement heureux pour mon compte.

En la quittant, je me rendis chez Moserwald.

--Eh bien, lui dis-je, où en sommes-nous? Nous battrons-nous?

--Ah! vous arrivez en fier-à-bras, répondit-il, parce que vous croyez
peut-être que je reculerais? Vous vous trompez, mon cher, je sais me
battre et je me bats quand il le faut. J'ai eu trop d'aventures de
femmes pour ne pas savoir qu'il faut être brave à l'occasion; mais il
n'y a pas ici de motif suffisant, et je ne suis pas en colère. J'ai du
chagrin, voilà tout. Consolez-moi, ce sera beaucoup plus humain et plus
sage.

--Vous voulez que je vous console?

--Oui, vous le pouvez; dites-moi que vous n'êtes pas son amant, et je
garderai l'espérance.

--Son amant! quand je l'ai vue hier pour la première fois! Mais pour
quelle femme la prenez-vous donc, esprit corrompu et salissant que vous
êtes?

--Vous me dites des injures; vous êtes amoureux d'elle! Oui, oui, c'est
clair. Vous vous êtes moqué de moi; vous m'avez dit que vous la trouviez
laide, vous m'avez offert de me servir..., et j'ai donné dans le
panneau. Àh! comme l'amour rend bête! Vous, cela vous a donné de
l'esprit: c'est la preuve que vous aimez moins que moi!

--Vous avez la prétention d'aimer, vous qui ne connaissez que les voies
de l'infamie, et qui croyez pouvoir acheter l'amour?

--Voilà vos exagérations, et je m'étonne qu'un garçon aussi intelligent
que vous comprenne si mal la réalité. Comment! c'est outrager une femme
que de la combler de présents et de richesses sans lui rien demander?

--Mais on connaît cette manière de ne rien demander, mon cher! Elle est
à l'usage de tous les nababs impertinents, elle constate une confiance
intérieure, une attente tranquille et perfide dont une femme d'honneur
doit s'indigner. C'est une manière de placer un capital sur la certitude
d'un plaisir personnel et sur l'inévitable lâcheté de la personne
séduite: beau désintéressement en vérité, et, si j'étais femme, j'en
serais singulièrement touchée!

Moserwald subit mon indignation avec une douceur étonnante. Assis devant
une table, la tête dans ses mains, il paraissait réfléchir. Quand il
releva la tête, je vis avec la plus grande surprise qu'il pleurait.

--Vous m'avez fait du mal, dit-il, beaucoup de mal; mais je ne vous en
veux pas. J'ai mérité tout cela par mon manque d'esprit et d'éducation.
Que voulez-vous! je n'ai jamais fait la cour à une femme si haut placée,
moi, et ce que j'imagine de plus _artiste_ et de plus délicat est
précisément ce qui l'offense le plus..., tandis que vous... avec rien,
avec des airs et des paroles, vous qui ne la connaissez que d'hier et
qui ne l'aimez certainement pas comme je l'aime, moi, depuis deux
ans..., car il y a deux ans, oui, deux ans que j'en suis malade, que
j'en deviens fou chaque fois que je la rencontre!... J'en perds
l'esprit, entendez-vous, mon cher? Et je vous le dis, à vous, mon rival,
destiné à me supplanter parce que vous avez pour vous la musique du
sentiment, et que les femmes les plus sensées se laissent endormir par
cette musique-là... Cela ne les amuse pas toujours, mais cela flatte
leur vanité quelquefois plus que les parures et que le bonheur. Eh bien,
je le répète, je ne vous en veux pas. C'est votre droit, et, si vous
m'en voulez de ce que j'ai fait, vous manquez d'esprit. Nous ne nous
devons rien l'un à l'autre, n'est-ce pas? nous n'avons donc pas de
motifs pour nous haïr. Au fond, je vous aime, je ne sais pas pourquoi;
un instinct, un caprice d'esprit, peut-être une idée romanesque, parce
que vous aimez la même femme que moi, et que nous devons nous retrouver
plus d'une fois emboîtant le pas derrière elle. Qui sait? nous serons
peut-être éconduits tous deux, et peut-être aussi vous d'abord..., moi
plus tard... Enfin je n'y renonce pas, vous voyez! Je vous le
promettrais que je mentirais, et je suis la franchise même. Je pars
demain matin; c'est ce que vous désirez? Je le désire également. Votre
Obernay m'ennuie, et cette belle-soeur me gène. Adieu donc, mon
très-cher, et au revoir... Ah! attendez! vous êtes pauvre, et vous
croyez qu'on peut se passer d'argent en amour. Grave erreur! il vous en
faut, ou il vous en faudra bientôt, ne fût-ce que pour payer une chaise
de poste au besoin! Voilà mon blanc-seing. Donnez-le n'importe où, à
n'importe quel banquier,... on vous comptera la somme que vous jugerez
nécessaire. Je m'en rapporte à votre délicatesse et à votre discrétion!
Direz-vous à présent que les juifs n'ont rien de bon?

Je lui saisis le bras au moment où il me présentait sa signature, qu'il
venait de tracer rapidement avec quelques mots d'argot financier sur une
feuille de papier blanc. Je le forçai de remettre cela sur la table sans
que mes mains y eussent touché.

--Un instant! lui dis-je; avant de nous quitter, je veux savoir, je veux
comprendre l'étrangeté de votre conduite. Je ne me paye pas de paroles
vagues, et je ne vous crois pas fou. Vous me prenez pour un rival, pour
un rival heureux qui plus est, et vous voulez me fournir les moyens qui,
selon vous, me sont nécessaires pour assouvir ma passion! Quel est ce
calcul? Répondez, répondez, ou je prendrai pour une grave injure l'offre
que vous me faites, car je perds patience, je vous en avertis.

Je parlais avec tant de fermeté, que Moserwald se déconcerta. Il resta
pensif un instant; puis il répondit, avec un beau et franc sourire qui
me le montra sous un jour nouveau, tout à fait inexplicable.

--Vous ne le devinez pas, enfant, mon calcul? C'est que vous voulez voir
un calcul où il n'y en a pas! C'est un élan et une inspiration tellement
naturels...

--Vous voulez acheter ma reconnaissance?

--Précisément, et cela pour que vous ne parliez pas de moi avec aversion
et mépris à cette femme que j'aime... Vous refusez mes services?
N'importe! vous ne pourrez pas oublier avec quelle courtoisie je vous
les ai offerts, et un jour viendra où vous les réclamerez.

--Jamais! m'écriai-je indigné.

--Jamais? reprit-il. Dieu lui-même ne connaît pas ce mot-là; mais, pour
le moment, je m'en empare: c'est un aveu de plus de votre amour!

Je sentis que, quelle que fut mon attitude, légère ou sérieuse, je
n'aurais pas le dernier mot avec cet homme bizarre, têtu autant que
souple, et naïf autant que rusé. Je brûlai devant lui son blanc-seing;
mais je ne sais avec quel art il tourna la fin de notre entretien. Il
est de fait qu'en le quittant je m'aperçus qu'il m'avait forcé de le
remercier, et que, venu là en humeur de le battre, je m'en allais en
touchant la main qu'il me tendait.

Il partit au point du jour, laissant notre hôte et tous les gens de la
maison et du village enthousiasmés de sa générosité. Il n'eût pas fait
bon le traiter de juif devant eux; je crois qu'on nous eût lapidés.

Je ne saurais dire si je dormis mieux cette nuit-là que les précédentes.
Je crois qu'à cette époque j'ai dû passer des semaines entières sans
sommeil et sans en sentir le besoin, tant la vie s'était concentrée dans
mon imagination. Le lendemain, Paule et Obernay vinrent déjeuner dans la
salle basse avec Alida. Ils avaient forcé madame de Valvèdre à une
explication qui, contrairement aux prévisions de celle-ci, n'avait amené
aucun orage. Il est bien vrai qu'Henri avait défendu le caractère et les
intentions de mademoiselle Juste; mais Paule avait tout apaisé en
déclarant que sa soeur aînée avait outre-passé son mandat, qu'au lieu de
se borner à soulager madame de Valvèdre des soins de la famille et du
ménage, elle avait usurpé une autorité qui ne lui appartenait pas, en un
mot qu'Alida avait raison de se plaindre, et qu'elle-même avait souffert
une certaine persécution très-injuste et très-fâcheuse pour avoir voulu
défendre les droits de la véritable mère de famille.

Obernay n'aimait pas Alida, et il aimait encore moins que sa fiancée
prît parti pour elle; mais il craignait avant tout d'être injuste, et,
en présence de cet intérieur troublé, il jugea fort sainement qu'il
fallait céder sous peine d'exaspérer. Puis, la question de son prochain
mariage se trouvant soulevée par l'incident, il éprouva tout à coup une
vive reconnaissance pour madame de Valvèdre, et passa dans son camp avec
armes et bagages. Si botaniste qu'il fût, il était homme et amoureux.
Quelques mots de lui, pendant qu'on servait le déjeuner, me mirent au
courant de ce qui s'était passé la veille au soir après ma sortie, et de
ce qui avait été décidé le matin même après la nouvelle du départ de
Moserwald. On devait attendre à Saint-Pierre le retour de Valvèdre, afin
de lui soumettre le voeu commun, à savoir le prochain mariage de Paule
et l'expulsion à l'amiable de mademoiselle Juste. Cette dernière mesure,
venant de l'initiative apparente du chef de la famille, ne pouvait
manquer d'être à la fois absolue et douce dans la forme.

Le séjour d'Alida à Saint-Pierre pouvait donc durer huit jours, quinze
jours, peut-être davantage. M. de Valvèdre avait mis dans ses prévisions
qu'il redescendrait peut-être la montagne par le versant qui nous était
opposé, et que, là, renouvelant ses provisions et ses guides, il
recommencerait l'ascension d'un autre côté, si ses premiers efforts
n'avaient pas abouti. Quels souhaits je fis dès lors pour l'insuccès de
l'exploration scientifique! Alida semblait calmée et presque gaie de ce
campement dans la montagne. Elle me parlait avec douceur et abandon,
elle me souffrait auprès d'elle. J'étais assis à la même table. Elle
projetait une promenade, et ne me défendait pas de l'accompagner.
J'étais tout espoir et tout bonheur, en même temps que la douleur de
l'avoir offensée un instant restait en moi comme un remords.

Il y a un langage mystérieux entre les âmes qui se cherchent. Ce langage
n'a même pas besoin du regard pour persuader; il est complétement
inappréciable aux yeux comme aux oreilles des indifférents; mais il
traverse le milieu obscur et borné des perceptions physiques, il
embrasse je ne sais quels fluides, il va d'un coeur à l'autre sans se
soumettre aux manifestations extérieures. Alida me l'a dit souvent
depuis. Dès cette matinée, où je ne songeai pas à lui exprimer mon
repentir et ma passion par un seul mot, elle se sentit adorée, et elle
m'aima. Je ne lui fis point de _déclaration_, elle ne me fit point
d'_aveux_, et pourtant, le soir de ce jour-là, nous lisions dans la
pensée l'un de l'autre et nous tremblions de la tête aux pieds quand,
malgré nous, nos regards se rencontraient.

A la promenade, je ne la quittai pas d'un instant. Elle était
médiocrement marcheuse, et, ne se résignant pas à emprisonner ses petits
pieds dans de gros souliers, elle s'en allait, adroite, insouciante,
mais vite meurtrie et fatiguée, à travers les pierres de la montagne et
les galets du torrent, avec ses bottines minces, son ombrelle dans une
main, un gros bouquet de tleurs sauvages dans l'autre, et laissant sa
robe s'accrocher à tous les obstacles du chemin. Obernay allait devant
avec Paule, emportés tous deux par une ardeur d'herborisation effrénée;
puis ils faisaient de longues pauses pour comparer, choisir et parer les
échantillons qu'ils emportaient. Nous n'avions pas de guide; Henri nous
en dispensait. Il me confiait madame de Valvèdre, heureux de n'avoir pas
à se préoccuper d'elle et de pouvoir être tout entier à son intrépide et
infatigable élève.

--Suivez-nous ou devancez-nous, m'avait-il dit; il suffit que vous ne
nous perdiez pas de vue. Je ne vous mènerai pas dans des endroits
dangereux. Pourtant surveille un peu madame de Valvèdre, elle est fort
distraite et ne doute de rien.

J'avais eu, moi, l'infâme hypocrisie de lui dire que j'étais la victime
de la journée et que j'aimerais bien mieux herboriser à ma manière,
c'est-à-dire errer et contempler à ma guise, que d'accompagner cette
belle dame nonchalante et fantasque.

--Prends patience pour aujourd'hui, avait répondu Obernay; demain, nous
arrangerons cela autrement. Nous lui donnerons un mulet et un guide.

Candide Obernay!

Je fis si bien, que ces quatre heures de promenade furent un tête-à-tête
ininterrompu avec Alida. Quand nos compagnons s'arrêtaient, je la
faisais marcher, afin, disais-je, de n'avoir pas à se presser pour les
rejoindre quand ils reprendraient les devants, et, quand nous avions un
peu d'avance, je l'invitais à se reposer jusqu'à ce que nous les
vissions se remettre en marche. Je ne lui disais rien. J'étais auprès
d'elle ou autour d'elle comme un chien de garde, ou plutôt comme un
esclave intelligent occupé à écarter les épines et les cailloux de son
chemin. Si elle regardait un brin d'herbe sur le revers du rocher, je
m'élançais, au risque de me tuer, pour le lui rapporter en un clin
d'oeil. Je tenais son ombrelle quand elle était assise, je débarrassais
son écharpe des brins de mousse qu'elle avait ramassés en frôlant les
sapins; je lui trouvais des fraises là où il n'y en avait pas; je crois
que j'aurais fait fleurir des camellias sur le glacier. Et je prenais
tous ces soins classiques, je lui rendais tous ces hommages, aujourd'hui
passés de mode et dès lors assez rebattus, avec une ivresse de bonheur
qui m'empêcha d'être ridicule. Elle essaya bien d'abord de s'en moquer;
mais, voyant que je me livrais tout entier à son dédain et à son ironie
sans me plaindre et sans me décourager, elle devint sérieuse, et je
sentis qu'à chaque instant elle s'attendrissait.

Le soir, dans sa chambre, après le départ des fusées qui nous
signalèrent l'expédition dans une région moins élevée que la veille,
mais plus éloignée au flanc de la montagne, elle reprit sa broderie, et
les fiancés reprirent leur étude. Je m'assis auprès d'elle et lui offris
de lui faire la lecture à voix basse.

--Je veux bien, dit-elle avec douceur en me montrant mon volume de
poésies sur son guéridon. J'ai tout lu, mais les vers se laissent
relire.

--Non, pas ceux-ci! ils sont médiocres.

--Ils sont jeunes, ce n'est pas la même chose. N'avons-nous pas fait
hier le panégyrique de la jeunesse?

--Il y a jeunesse et jeunesse, celle qui attend l'amour et celle qui
l'éprouve. La première parle beaucoup pour ne rien dire, la seconde ne
dit rien et comprend l'infini.

--Voyons toujours le rêve de la première!

--Soit! On pourra s'en moquer, n'est-ce pas?

--Non! je prends l'enfant sous ma protection. J'ai lu, dans les dix
lignes de la préface, que l'auteur n'avait que vingt ans. A propos,
croyez-vous qu'il les ait encore?

--Le livre est daté de 1832; mais c'est égal, si vous voulez que
l'auteur n'ait pas vieilli...

--Quel âge avez-vous donc, vous?

--Je n'en sais rien; j'ai l'âge que Votre Majesté voudra.

Je retrouvais le courage de plaisanter, parce que je voyais Obernay
m'écouter d'une oreille. Quand il crut s'être convaincu que je n'avais
que des riens à échanger avec cette femme réputée par lui frivole, il
n'écouta plus; mais alors je ne trouvai plus rien à dire, l'émotion me
prit à la gorge, et je sentis qu'il me serait impossible de lire une
page. Alida s'en aperçut bien, et, reprenant le livre:

--Je vois, dit-elle, que vous méprisez beaucoup mon petit poète; moi,
sans l'admirer précisément, je l'aimais. Puisque vous faites si peu de
cas de l'ingénuité romanesque, je ne vous le rendrai pas, je vous en
avertis. Est-ce que vous le connaissez, ce garçon-là?

--Il est anonyme.

--Ce n'est pas une raison.

--C'est vrai. Je peux parler de lui sans le compromettre et vous dire ce
qu'il est devenu. Il est resté anonyme et ne fait plus de vers.

--Ah! mon Dieu! est-ce qu'il est devenu savant? dit-elle en baissant la
voix et comme pénétrée d'effroi.

--Vous détestez donc bien la science? repris-je en baissant la voix
aussi. Oh! ne vous gênez pas, je ne sais rien au monde!

--Vous avez bien raison; mais je ne peux rien dire ici. Nous parlerons
de cela demain à la promenade.

--Nous parlerons! je ne crois pas!

--Pourquoi? Voyons, dit-elle en s'efforçant de faire envoler en paroles
l'émotion qui m'accablait et qu'elle ne voulait plus subir en dépit
d'elle-même, pourquoi ne nous sommes-nous rien dit aujourd'hui? Moi, je
suis taciturne, mais c'est par timidité. Une ignorante qui a vécu dix
ans avec des oracles a dû prendre l'habitude de se taire; mais vous?
Allons, puisque vous n'êtes en train ni de lire ni de causer, vous
devriez me faire un peu de musique... Non? Je vous en prie!

Madame de Valvèdre, je l'ai su plus tard, était une séduisante enfant
qu'il fallait toujours occuper et distraire pour l'arracher à une
mélancolie profonde. Elle sentait si bien ce besoin, qu'elle allait
quêtant les soins et les attentions avec une naïveté désoeuvrée qui la
faisait paraître tantôt coquette, tantôt voluptueuse. Elle n'était ni
l'un ni l'autre. L'ennui et le besoin d'émotions étaient les mobiles de
toute sa conduite, dirai-je aussi de ses attachements?... Je ne sus pas
résister à sa prière et j'obtins seulement la permission de faire de la
musique à distance. Placé au bout de la galerie, je fis chanter mon
hautbois comme une voix de la nuit. Le bruit des cascades de la
montagne, la magie du clair de lune aidèrent au prestige; Alida fut
vivement émue, les fiancés eux-mêmes m'écoutèrent avec intérêt. Quand je
rentrai, le bon Obernay m'accabla d'éloges; la candide Paule aussi se
fit la complice de mon succès. Madame de Valvèdre ne me dit rien; elle
dit aux autres à demi-voix--mais je l'entendis bien--que j'avais le
talent le plus sympathique qu'elle eût encore rencontré.

Que se passa-t-il durant les deux jours qui suivirent? Je n'eus pas la
hardiesse de me déclarer et je fus compris; je tremblais d'être repoussé
si je parlais. Mon ingénuité était grande: on lisait clairement dans mon
coeur, et on se laissait adorer.

Le troisième jour, Obernay me prit à l'écart après le départ des fusées.

--Je suis inquiet et je pars, me dit-il; le signal que je viens
d'expliquer à ces dames comme n'annonçant rien de fâcheux était presque
un signal de détresse. Valvèdre est en péril; il ne peut ni monter ni
descendre, et le temps menace. Pour rien au monde, il ne faut inquiéter
Paule ni avertir Alida; elles voudraient me suivre, ce qui rendrait tout
impossible. Je viens d'inventer une migraine, et je suis censé me
retirer pour dormir; mais je me mets en route sur l'heure avec les
guides, qui, par mon ordre, sont toujours prêts. Je marcherai toute la
nuit, et, demain, j'espère rejoindre l'expédition dans l'après-midi. Tu
le sauras, s'il m'est possible de t'envoyer une fusée dans la soirée. Si
tu ne vois rien, il n'y aura rien à dire, rien à faire; tu t'armeras de
courage en te disant que ce n'est pas une preuve de désastre, mais que
la provision de pièces d'artifice est épuisée ou endommagée, ou bien
encore que nous sommes dans un pli de terrain qui ne nous permet pas
d'être vus d'ici. Quoi qu'il arrive, reste auprès de ces deux femmes
jusqu'à mon retour, ou jusqu'à celui de Valvèdre... ou jusqu'à une
nouvelle quelconque...

--Je vois, lui dis-je, que tu n'es pas sûr de revenir! Je veux
t'accompagner!

--N'y songe pas, tu ne ferais que me retarder et compliquer mes
préoccupations. Tu es nécessaire ici. Au nom de l'amitié, je te demande
de me remplacer, de protèger ma fiancée, de soutenir son courage au
besoin... de lui donner patience, si, comme je l'espère, il ne s'agit
que de quelques jours d'absence, enfin d'aider madame de Valvèdre à
rejoindre ses enfants, si...

--Allons, ne croyons pas au malheur! Pars vite, c'est ton devoir; je
reste, puisque c'est le mien.

Il fut convenu que, le lendemain matin, j'expliquerais l'absence d'Henri
en disant qu'il avait reçu un message de M. de Valvèdre, lequel
l'envoyait faire des observations sur une montagne voisine; que, pour la
suite, j'inventerais au besoin d'autres prétextes de son absence en
m'inspirant des circonstances qui pourraient se présenter.

J'entrais donc dans le poëme de l'amour heureux sous les plus funèbres
auspices. J'avoue que je m'inquiétais médiocrement de M. de Valvèdre. Il
suivait sa destinée, qui était de préférer la science à l'amour ou tout
au moins au bonheur domestique; il y risquait, par conséquent, son
honneur conjugal et sa vie. Soit! c'était son droit, et je ne voyais pas
pourquoi je l'aurais plaint ou épargné; mais Obernay m'était un grave
sujet d'effroi et de tristesse. J'eus beaucoup de peine à paraître calme
en expliquant son départ. Heureusement, mes compagnes furent aisément
dupes. Alida était plutôt portée à se plaindre des périlleuses
excursions de son mari qu'à s'en tounnenter. Il était facile de voir
qu'elle était humiliée d'avoir perdu l'ascendant qui l'avait retenu
plusieurs années dans son ménage. Elle ne paraissait plus en souffrir
pour son propre compte, mais elle en rougissait devant le inonde. Quant
à Paule, elle croyait si religieusement à la confiance et à la sincérité
d'Obernay, qu'elle combattit bravement un premier mouvement d'inquiétude
en disant:

--Non, non! Henri ne m'eût pas trompée. Si mon frère était en danger, il
me l'eût dit. Il n'eût pas douté de mon courage, il n'eût laissé à nul
autre que moi le soin de soutenir celui de ma belle-soeur.

Le temps était brouillé, on ne sortit pas ce jour-là. Paule travailla
dans sa chambre; malgré l'air humide et froid, Alida passa l'après-midi
assise sur la galerie, disant qu'elle étouffait dans ces pièces écrasées
par un plancher bas. J'étais à ses côtés, et ne pouvais douter qu'elle
ne se prêtât au tête-à-tête; j'eusse été enivré la veille de tant de
bontés, mais j'étais mortellement triste en songeant à Obernay, et je
faisais de vains efforts pour me sentir heureux. Elle s'en aperçut, et,
sans songer à deviner la vérité, elle attribua mon abattement à la
passion contenue par la crainte. Elle me pressa de questions imprudentes
et cruelles, et ce que je n'eusse pas osé lui dire dans l'ivresse de
l'espérance, elle me l'arracha dans la fièvre de l'angoisse; mais ce
furent des aveux amers et remplis de ces injustes reproches qui
trahissent le désir plus que la tendresse. Pourquoi voulait-elle lire
dans mon coeur troublé, si le sien, qui paraissait calme, n'avait à
m'offrir qu'une pitié stérile?

Elle ne fut pas blessée de mes reproches.

--Écoutez, me dit-elle, j'ai provoqué cet abandon de votre part, vous
allez savoir pourquoi, et, si vous m'en savez mauvais gré, je croirai
que vous n'êtes pas digne de ma confiance. Depuis le premier jour où
nous nous sommes vus, vous avez pris vis-à-vis de moi une attitude
douloureuse, impossible. On m'a souvent reproché d'être coquette; on
s'est bien trompé, puisque la chose que je crains et que je hais le
plus, c'est de faire souffrir. J'ai inspiré plusieurs fois, je ne sais
pourquoi ni comment, des passions subites, je devrais plutôt dire des
fantaisies ardentes, offensantes même... Il en est pourtant que j'ai dû
plaindre, ne pouvant les partager. La vôtre...

--Tenez, m'écriai-je, ne parlez pas de moi: vous me calomniez, ne
pouvant me comprendre! Il est possible que vous soyez douce et bonne,
mais vous n'avez jamais aimé!

--Si fait, reprit-elle: j'ai aimé... mon mari! mais ne parlons pas
d'amour, il n'est pas question de cela. Ce n'est pas de l'amour que vous
avez pour moi! Oh! restez là, et laissez-moi tout vous dire. Vous
subissez une très-vive émotion auprès de moi, je le vois bien. Votre
imagination s'est exaltée, et vous me diriez que vous êtes capable de
tout pour m'obtenir, que je ne vous contredirais pas. Chez les hommes,
ces sortes de vouloirs sont aveugles; mais croyez-vous que la force de
votre désir vous crée un mérite quelconque? dites, le croyez-vous? Si
vous le croyez, pourquoi refuseriez-vous à M. Moserwald un droit égal à
ma bienveillance?
                
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