George Sand

Valvèdre
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Elle me faisait horriblement souffrir. Elle avait raison dans son dire;
mais n'avais-je pas raison, moi aussi, de trouver cette froide sagesse
bien tardive après trois jours de confiance perfide et de muet
encouragement? Je m'en plaignis avec énergie; j'étais outré et prêt à
tout briser, dusse-je me briser moi-même.

Elle ne s'offensa de rien. Elle avait de l'expérience et peut-être
l'habitude de scènes semblables.

--Tenez, reprit-elle quand j'eus exhalé mon dépit et ma douleur, vous
êtes malheureux dans ce moment-ci; mais je suis plus à plaindre que
vous, et c'est pour toute la vie... Je sens que je ne guérirai jamais du
mal que vous me faites, tandis que vous...

--Expliquez-vous! m'écriai-je en serrant ses mains dans les miennes avec
violence. Pourquoi souffririez-vous à cause de moi?

--Parce que j'ai un rêve, un idéal que vous contristez, que vous brisez
affreusement! Depuis que j'existe, j'aspire à l'amitié, à l'amour vrai;
je peux dire ce mot-là, si celui d'amitié vous révolte. Je cherche une
affection à la fois ardente et pure, une préférence absolue, exclusive,
de mon âme pour un être qui la comprenne et qui consente à la remplir
sans la déchirer. On ne m'a jamais offert qu'une amitié pédante et
despotique, ou une passion insensée, pleine d'égoïsme ou d'exigences
blessantes. En vous voyant... oh! je peux bien vous le dire, à présent
que vous l'avez déjà méprisée et refoulée en moi, j'ai senti pour vous
une sympathie étrange..., perfide, à coup sûr! J'ai rêvé, j'ai cru me
sentir aimée; mais, dès le lendemain, vous me haïssiez, vous
m'outragiez... Et puis vous vous repentiez aussitôt, vous demandiez
pardon avec des larmes, j'ai recommencé à croire. Vous étiez si jeune et
vous paraissiez si naïf! Trois jours se sont passés, et... voyez comme
je suis coquette et rusée! je me suis sentie heureuse et je vous le dis!
Il me semblait avoir enfin rencontré mon ami, mon frère..., mon soutien
dans une vie dont vous ne pouvez deviner les souffrances et les
amertumes!... Je m'endormais tranquille, insensée. Je me disais «C'est
peut-être enfin _lui_ qui est là!» Mais, aujourd'hui, je vous ai vu
sombre et chargé d'ennuis à mes côtés. La peur m'a prise, et j'ai voulu
savoir... A présent, je sais, et me voilà tranquille, mais morne comme
le chagrin sans remède et sans espoir. C'est une dernière illusion qui
s'envole, et je rentre dans le calme de la mort.

Je me sentis vaincu, mais aussi j'étais brisé. Je n'avais pas prévu les
suites de ma passion, ou du moins je n'avais rêvé qu'une succession de
joies ou de douleurs terribles, auxquelles je m'étais vaillamment
soumis. Alida me montrait un autre avenir tout à fait inconnu et plus
effrayant encore. Elle m'imposait la tâche d'adoucir son existence
brisée et de lui donner un peu de repos et de bonheur au prix de tout
mon bonheur et de tout mon repos. Si elle voulait sincèrement m'éloigner
d'elle, c'était le plus habile expédient possible. Épouvanté, je gardai
un cruel silence en baissant la tête.

--Eh bien, reprit-elle avec une douceur qui n'était pas sans mélange de
dédain, vous voyez! j'ai bien compris, et j'ai bien fait de vouloir
comprendre: vous ne m'aimez pas, et l'idée de remplir envers moi un
devoir de coeur vous écrase comme une condamnation à mort! Je trouve
cela tout simple et très-juste, ajouta-t-elle en me tendant la main avec
un doux et froid sourire, et, comme vous êtes trop sincère pour essayer
de jouer la comédie, je vois que je peux vous estimer encore. Restons
amis. Je ne vous crains plus, et vous pouvez cesser de vous craindre
vous-même. Vous aurez la vie triomphante et facile des hommes qui ne
cherchent que le plaisir. Vous êtes dans le réel et dans le vrai, n'en
soyez pas humilié. L'_anonyme_ ne fait plus de vers, m'avez-vous dit: il
a bien raison, puisque la poésie l'a quitté! Il lui reste une honnête
mission à remplir, celle de ne tromper personne.

C'était là une sorte d'appel à mon honneur, et l'idée ne me vint pas que
je pusse être indigne même de la froide estime accordée comme un
pis-aller. Je n'essayai ni de me justifier ni de m'excuser. Je restai
muet et sombre. Alida me quitta, et bientôt je l'entendis causer avec
Paule sur un ton de tranquillité apparente.

Mon coeur se brisa tout à coup. C'en était donc fait pour toujours de
cette vie ardente à laquelle j'étais né depuis si peu de jours, et qui
me semblait déjà l'habitude normale, le but, la destinée de tout mon
être? Non! cela ne se pouvait pas! Tout ce qu'Alida m'avait dit pour
refouler ma passion, pour me faire rougir de mes aspirations violentes,
ne servait qu'à en raviver l'intensité.

--Égoïste, soit! me disais-je; l'amour peut-il être autre chose qu'une
expansion de personnalité irrésistible? Si elle m'en fait un crime,
c'est qu'elle ne partage pas mon trouble. Eh bien, je ne saurais m'en
offenser. J'ai manqué d'initiative, j'ai été maladroit: je n'ai su ni
parler ni me taire à propos. Cette femme exquise, blasée sur les
hommages rendus à sa beauté, m'a pris pour un enfant sans coeur et sans
force morale, capable de l'abandonner au lendemain de sa défaite. C'est
à moi de lui prouver maintenant que je suis un homme, un homme positif
en amour. Il est vrai, mais susceptible de dévouement, de reconnaissance
et de fidélité. Donnons-lui confiance en acceptant à titre d'épreuve
tous les sacrifices qu'il lui plaira de m'imposer. C'est à moi de la
persuader peu à peu, de fasciner sa raison, d'attendrir son coeur et de
lui faire partager le délire qui me possède.

Je me jurai de ne pas être hypocrite, de ne me laisser arracher aucune
promesse de vertu irréalisable, et de faire simplement accepter ma
soumission comme une marque de respectueuse patience. J'écrivis quelques
mots au crayon sur une page de carnet:

«Vous avez mille fois raison; je n'étais pas digne de vous. Je le
deviendrai, si vous ne m'abandonnez pas au désespoir.»

Je rentrai chez elle sous le prétexte de reprendre un livre, je lui
glissai le billet presque sous les yeux de Paule, et je retournai sur la
galerie, où la réponse ne se fit pas attendre. Elle vint me l'apporter
elle-même en me tendant la main avec un regard et un sourire ineffables.

--Nous essayerons! me dit-elle.

Et elle s'enfuit en rougissant.

J'étais trop jeune pour suspecter la sincérité de cette femme, et en
cela j'étais plus clairvoyant que ne l'eût été l'expérience, car cette
femme était sincère. Elle avait besoin d'aimer, elle aimait, et elle
cherchait le moyen de concilier le sentiment de sa fierté avec les élans
de son coeur avide d'émotions. Elle se réfugiait dans un _mezzo termine_
où la vertu n'eût pas vu bien clair, mais où la pudeur alarmée pouvait
s'endormir quelque temps. Elle m'aidait à la tromper, et nous nous
trompions l'un l'autre en nous persuadant que la loyauté la plus stricte
présidait à ce contrat perfide et boiteux. Tout cela m'entraînait dans
un abîme. Je débutais dans l'amour par une sorte de parjure; car, en me
vouant à une vertu de passage dont j'étais avide de me dépouiller,
j'étais plus coupable que je ne l'avais été jusque-là en m'abandonnant à
une passion sans frein, mais sans arrière-pensée.

Il ne me fut pas permis de m'en apercevoir suffisamment pour m'en
préserver. A partir de ce moment, Alida, exaltée par une reconnaissance
que j'étais loin de mériter, m'enivra de séductions invincibles. Elle se
fit tendre, naïve, confiante jusqu'à la folie, simple jusqu'à
l'enfantillage, pour me dédommager des privations qu'elle m'imposait. Sa
grâce et son abandon lui créèrent des périls inouïs avec lesquels elle
se joua comme si elle pouvait les ignorer. Sans doute, il y a un grand
charme dans ces souffrances de l'amour contenu qui attend et qui espère.
Elle en exaspéra pour moi les délices et les angoisses. Elle fut
passionnément coquette avec moi, ne s'en cachant plus et disant que cela
était permis à une femme qui aimait éperdument et qui voulait donner à
son amant tout le bonheur conciliable avec sa pudeur et ses devoirs:
étrange sophisme, où elle puisait effectivement pour son compte tout le
bonheur dont elle était susceptible, mais dont les âcres jouissances
détérioraient mon âme, annulaient ma conscience et flétrissaient ma foi!

Deux jours se passèrent sans que j'eusse aucun signal de la montagne,
aucune nouvelle d'Obernay. Cette mortelle inquiétude me rendit plus âpre
au bonheur, et le remords ajoutait encore à l'étourdissement de mes
coupables joies. Le soir, seul dans ma chambre, je frissonnais à l'idée
qu'en ce moment peut-être Obernay et Valvèdre, ensevelis sous les
glaces, exhalaient leur dernier souffle dans une étreinte suprême! Et
moi, j'avais pu oublier mon ami pendant des heures entières auprès d'une
femme qui me couvait d'un céleste regard de tendresse et de béatitude,
sans pressentir le destin qui pesait sur elle et qui peut-être la
faisait veuve en cet instant-là! Je me sentais alors baigné d'une sueur
froide, j'avais envie de m'élancer dans la nuit pour courir à la
recherche d'Obernay; il y avait des moments où, en songeant que je
trompais Valvèdre, un agonisant peut-être, un martyr de la science, je
me sentais lâche et me faisais l'effet d'un assassin.

Enfin je reçus une lettre d'Obernay.

«Tout va bien, me disait-il. Je n'ai pu encore rejoindre Valvèdre; mais
je sais qu'il est à B***, à six lieues de moi, et qu'il est en bonne
santé. Je me repose quelques heures et je cours auprès de lui. J'espère
le décider à s'en tenir là et le ramener à Saint-Pierre, car la
tourmente a envahi les hautes neiges, et les dangers qu'il a courus pour
en sortir seraient aujourd'hui insurmontables. Tu peux maintenant dire
la vérité à ces dames et les exhorter à la patience. Dans deux ou trois
jours, nous serons tous réunis.»

En apprenant que Valvèdre avait été en grand péril, en devinant, à
travers le silence d'Obernay sur son propre compte, que lui-même avait
dû courir des dangers sérieux, Paule, à qui je fis part de la lettre,
eut un tremblement nerveux assez violent et me serra la main en silence.

--Courage, lui dis-je, ils sont sauvés! La fiancée d'un savant doit être
une femme forte et s'habituer à souffrir.

--Vous avez raison, répondit la brave enfant en essuyant de grosses
larmes qui vinrent à propos la soulager; oui, oui, il faut du courage:
j'en aurai! Songeons à ma belle-soeur: que lui dirons-nous? Elle n'est
pas forte; depuis quelques jours surtout, elle est très-nerveuse et
très-agitée. Elle ne dort pas. Laissez-moi la lettre, je ne la lui
montrerai qu'après l'avoir convenablement avertie.

--Elle est donc bien attachée à son mari? m'écriai-je étourdiment.

--En doutez-vous? reprit Paule étonnée de mon exclamation.

--Non certes; mais...

--Mais si, vous en doutez! Ah! vous n'avez pas traversé Genève sans
entendre quelque calomnie sur le compte de la pauvre Alida! Eh bien,
repoussez tout cela de votre pensée. Alida est bonne, elle a du coeur. A
beaucoup d'égards, c'est une enfant; mais elle est juste, et elle sait
apprécier le meilleur des hommes. Il est si bon pour elle! Si vous les
aviez vus un instant ensemble, vous sauriez tout de suite à quoi vous en
tenir sur leur prétendue désunion. Tant d'égards mutuels, tant de
déférences exquises et de délicates attentions ne se retrouvent pas
entre gens qui ont des reproches sérieux à se faire. Il y a entre eux
des différences de goûts et d'opinions, cela est certain; mais, si c'est
là un malheur réel dans la vie conjugale, il y a aussi dans les motifs
sérieux d'affection réciproque des compensations suffisantes. Ceux qui
accusent mon frère de froideur sont injustes et mal informés; ceux qui
accusent sa femme d'ingratitude ou de légèreté sont des méchants ou des
imbéciles.

Quelle que pût être l'ingénuité optimiste de Paule, ses paroles me
firent une vive impression. Je me sentis partagé entre une violente
jalousie naissante contre cet époux si parfait, si respecté, et une
sorte de blâme amer contre la femme qui cherchait ailleurs attachement
et protection. Ce furent les premières atteintes du mal implacable qui
devait me torturer plus tard. Quand je revis Alida, sa figure altérée
sembla confirmer les assertions de sa belle-soeur; elle avait été
bouleversée et semblait attendre avec impatience le retour de son mari.
J'en pris une humeur féroce, et, comme le temps s'était adouci et que
nous nous promenions au bord du torrent, Paule s'éloignant souvent avec
le guide pour chercher des plantes et satisfaire son ardeur de
locomotion, je pressai madame de Valvèdre de questions aigres et de
réflexions désespérées. Elle se vit alors entraînée et comme forcée à me
parler de son mari, de son intérieur, et à me raconter sa vie.

--J'ai passionnément aimé M. de Valvèdre, dit-elle. C'est la seule
passion de ma vie. Paule vous a dit qu'il était parfait: eh bien, oui,
elle a raison, il est parfait. Il n'a qu'un défaut, il n'aime pas. Il ne
peut, ni ne sait, ni ne veut aimer. Il est supérieur aux passions, aux
souffrances, aux orages de la vie. Moi, je suis une femme, une vraie
femme, faible, ignorante, sans valeur aucune. Je ne sais qu'aimer. Il
fallait me tenir compte de cela et ne pas me demander autre chose. Ne le
savait-il pas, lorsqu'il m'épousa, que je n'avais ni connaissances
sérieuses, ni talents distingués? Je n'avais pas voulu me farder, et
c'eût été bien en vain que je l'eusse tenté avec un homme qui sait tout.
Je lui plus, il me trouva belle, il voulut être mon mari afin de pouvoir
être mon amant. Voilà tout le mystère de ces grandes affections
auxquelles une jeune fille sans expérience est condamnée à se laisser
prendre. Certes, l'homme qui la trompe ainsi n'est pas coupable de
dissimulation. Aveuglé, il se trompe lui-même, et son erreur porte le
châtiment avec elle, puisque cet homme s'enchaîne à jamais, sauf à s'en
repentir plus tard. Valvèdre s'est repenti à coup sûr: il me l'a caché
aussi bien que possible; mais je l'ai deviné, et j'en ai été
mortellement humiliée. Après beaucoup de souffrances, l'orgueil froissé
a tué l'amour dans mon coeur. Nous n'avons donc été coupables ni l'un ni
l'autre. Nous avons subi une fatalité. Nous sommes assez intelligents,
assez équitables, pour l'avoir reconnu et pour n'avoir point nourri
d'amertume l'un contre l'autre. Nous sommes restés amis, frère et soeur,
muets sur le passé, calmes dans le présent et résignés à l'avenir. Voilà
toute notre histoire. Quel sujet de colère et de jalousie y trouvez-vous
donc?...

J'en trouvais mille, et des soupçons et des inquiétudes sans nombre.
Elle l'avait passionnément aimé, elle le proclamait devant moi, sans
paraître se douter de la torture attachée pour un coeur tout neuf à ce
mot de la femme adorée: «Vous n'êtes pas le premier dans ma vie.»
J'aurais voulu qu'elle me trompât, qu'elle me fît croire à un mariage de
raison, à un attachement paisible dès le principe, ou qu'elle prît la
peine de me répéter ce banal mensonge, naïf souvent chez les femmes à
passions vives: «J'ai cru aimer; mais ce que j'éprouve pour vous me
détrompe. C'est vous seul qui m'avez appris l'amour.» Et, en même temps,
je me rendais bien compte de l'incrédulité avec laquelle j'eusse
accueilli ce mensonge, de la fureur qui m'eût envahi en me sentant
trompé dès les premiers mots. J'étais en proie à toutes les
contradictions d'un sentiment sauvage et despotique. Par moments, je
m'essayais à l'amitié, à l'amour pur comme elle l'entendait; mais je
reconnaissais avec terreur que ce qu'elle m'avait dit de son mari
pourrait bien s'appliquer à moi. Je ne trouvais pas en elle ce fond de
logique, cette maturité de l'esprit, cette conscience de la volonté, qui
sont les indispensables bases d'une affection bienfaisante et d'une
intimité heureuse. Elle s'était bien confessée, elle était femme
jusqu'au bout des ongles, faite seulement pour aimer, disait-elle...
faite, à coup sûr, pour allumer mille ardeurs sans qu'on pût prévoir si
elle était capable de les apaiser et de les convertir un jour en bonheur
durable et vrai. Un point, d'ailleurs, restait voilé dans son bref
récit, et ce point terrible, l'infidélité..., _les infidélités_ qu'on
lui attribuait, je voulais et ne voulais pas l'éclaircir. Je
questionnais malgré moi; elle s'en offensa.

--Vous voulez que je vous rende compte de ma conduite? dit-elle avec
hauteur. De quel droit? Et pourquoi me faites-vous l'honneur de m'aimer,
si d'avance vous ne m'estimez pas? Est-ce que, moi, je vous questionne?
Est-ce que je ne vous ai pas accepté tel que vous êtes, sans rien savoir
de votre passé?

--Mon passé! m'écriai-je. Est-ce que j'ai un passé, moi? Je suis un
enfant dont tout le inonde a pu suivre la vie au grand jour, et jamais
je n'ai eu de motifs pour cacher la moindre de mes actions. D'ailleurs,
je vous l'ai dit et je peux l'attester sur l'honneur, je n'ai jamais
aimé. Je n'ai donc rien à confesser, rien à raconter, tandis que vous...
vous qui repoussez la passion aveugle et confiante, et qui exigez un
sentiment désintéressé, un amour idéal... il vous faut imposer l'estime
de votre caractère et donner des garanties morales à l'homme dont vous
prenez la conscience et la vie.

--Voici la question bien déplacée, répondit-elle en tirant de son sein
le billet que je lui avais écrit l'avant-veille. Je croyais que vous me
demandiez de vous rendre digne de moi, et de ne pas vous abandonner au
désespoir. Aujourd'hui, c'est autre chose, c'est moi qui apparemment
implore votre confiance et vous supplie de me croire digne de vous.
Tenez, pauvre enfant! vous avez un caractère violent avec une tête
faible, et je ne suis ni assez énergique ni assez habile pour vous
apprendre à aimer; je souffrirais trop, et vous deviendriez fou. Nous
avons fait un roman. N'en parlons plus.

Elle déchira le billet en menus fragments qu'elle sema dans l'herbe et
dans les buissons; puis elle se leva, sourit, et voulut rejoindre sa
belle-soeur. J'aurais dû la laisser faire, nous étions sauvés!... Mais
son sourire était déchirant, et il y avait des larmes au bord de ses
paupières. Je la retins, je demandai pardon, je m'interdis de jamais
l'interroger. Les deux jours qui suivirent, je manquai cent fois de
parole; mais elle ne s'expliqua pas davantage, et les pleurs furent
toute sa réponse. Je me haïssais de faire souffrir une si douce
créature, car, malgré de nombreux accès de dépit et de vives révoltes de
fierté, elle ne savait pas rompre: elle ignorait le ressentiment, et son
pardon avait une infinie mansuétude.




IV


J'oubliais tout au milieu de ces orages mêlés de délices, et, en
exerçant mes forces contre le torrent qui m'entraînait, je les sentais
s'éteindre et se tourner vers le rêve du bonheur à tout prix, lorsqu'un
signal parti de la montagne m'annonça le retour probable d'Obernay pour
le lendemain. C'était une double fusée blanche attestant que tout allait
bien, et que mon ami se dirigeait vers nous; mais M. de Valvèdre
était-il avec lui? serait-il à Saint-Pierre dans douze heures?

Ce fut la première fois que je pensai à l'attitude qu'il faudrait
prendre vis-à-vis de ce mari, et je n'en pus imaginer aucune qui ne me
glaçât de terreur. Que n'aurais-je pas donné pour avoir affaire à un
homme brutal et violent que j'aurais paralysé et dominé par un froid
dédain et un tranquille courage? Mais ce Valvèdre qu'on m'avait dépeint
si calme, si indifférent ou si miséricordieux envers sa femme, en tout
cas si poli, si prudent, et religieux observateur des plus délicates
convenances, de quel front soutiendrais-je son regard? de quel air
recevrais-je ses avances? car il était bien certain qu'Obernay lui avait
déjà parlé de moi comme de son meilleur ami, et qu'en raison de son âge
et de son état dans le monde, M. de Valvèdre me traiterait en jeune
homme que l'on veut encourager, protéger ou conseiller au besoin. Je
n'avais plus senti la force d'interroger Obernay sur son compte. Depuis
que j'aimais Alida, j'aurais voulu oublier l'existence de son mari.
D'après le peu de mots que, malgré moi, j'avais été forcé d'entendre, je
me représentais un homme froid, très-digne et assez railleur. Selon
Alida, c'était le type des intentions généreuses avec le secret dédain
des consciences imbues de leur supériorité.

Qu'il fût paternel ou blessant dans sa bienveillance, j'étais bien assez
malheureux sans avoir encore la honte et le remords de trahir un homme
qu'il m'eût peut-être fallu estimer et respecter en dépit de moi-même.
Je résolus de ne pas l'attendre; mais Alida me trouva lâche et m'ordonna
de rester.

--Vous m'exposez à d'étranges soupçons de sa part, me dit-elle. Que
va-t-il penser d'un jeune homme qui, après avoir accepté le soin de me
protéger dans mon isolement, s'enfuit comme un coupable à son approche?
Obernay et Paule seront également frappés de cette conduite, et n'auront
pas plus que moi une bonne raison à donner pour l'expliquer. Comment!
vous n'avez pas prévu qu'en aimant une femme mariée, vous contractiez
l'obligation d'affronter tranquillement la rencontre de son mari, que
vous me deviez de savoir souffrir pour moi, qui vais souffrir pour vous
cent fois davantage? Songez donc au rôle de la femme en pareille
circonstance: s'il y a lieu de feindre et de mentir, c'est sur elle
seule que tombe tout le poids de cette odieuse nécessité. Il suffit à
son complice de paraître calme et de ne commettre aucune imprudence;
mais elle qui risque tout, son honneur, son repos et sa vie, elle doit
tendre toutes les forces de sa volonté pour empêcher le soupçon de
naître. Croyez-moi, pour celle qui n'aime pas le mensonge, c'est là un
véritable supplice, et pourtant je vais le subir, et je n'ai pas
seulement songé à vous en parler. Je ne vous ai pas demandé de m'en
plaindre, je ne vous ai pas reproché de m'y avoir exposée. Et vous, à
l'approche du danger qui me menace, vous m'abandonnez en disant: «Je ne
sais pas feindre, je suis trop fier pour me soumettre à cette
humiliation!» Et vous prétendez que vous m'aimez, que vous voudriez
trouver quelque terrible occasion de me le prouver, de me forcer à y
croire! En voici une prévue, banale, vulgaire et facile entre toutes, et
vous fuyez!

Elle avait raison. Je restai. La destinée, qui me poussait à ma perte,
parut venir à mon secours. Obernay revint seul. Il apportait à madame de
Valvèdre une lettre de son mari, qu'elle me montra, et qui contenait à
peu près ceci:

«Mon amie, ne m'en veuillez pas de m'être encore laissé _tenter par les
cimes_. On n'y périt pas toujours, puisque m'en voilà revenu sain et
sauf. Obernay m'a dit la cause de votre excursion dans ces montagnes. Je
me rends sans conteste à vos motifs, et je regarde comme mon premier
devoir de faire droit à vos réclamations. Je vais à Valvèdre chercher ma
soeur aînée. Je me charge de l'installer tout de suite à Genève, afin
que vous puissiez retourner chez vous sans chagrin aucun. En même temps,
je vais tout disposer à Genève pour le mariage de Paule, et je vous
prierai de venir m'y rejoindre avec elle au commencement du mois
prochain. De cette façon, la soeur aînée pourra assister à la cérémonie
sans que vous ayez l'air de n'être pas en bonne intelligence. Vous
amènerez les enfants. Voici l'âge venu où Edmond doit entrer au collège.
Obernay complétera ma lettre par tous les détails que vous pourrez
désirer. Comptez toujours sur le dévouement de votre ami et serviteur,

»VALVÈDRE.»

Cette missive, dont je suis sûr d'avoir rendu sinon les expressions, du
moins la teneur et l'esprit, confirmait pleinement tout ce qu'Alida
m'avait dit des bons procédés et des formes polies de son mari, en même
temps qu'elle peignait le détachement d'une âme supérieure aux
déceptions ou aux désastres de l'amour. Il y avait peut-être un drame
poignant sous cette parfaite sérénité; mais l'impression en était
effacée, soit par la force de la volonté, soit par la froideur de
l'organisation.

J'ignore pourquoi la lecture de cette lettre produisit sur moi un effet
tout contraire à celui que madame de Valvèdre en attendait: elle me
l'avait fait lire, croyant éteindre les feux de ma jalousie; ils en
furent ravivés et comme exaspérés. Un époux tellement irréprochable dans
la gouverne de sa famille avait, devant Dieu et devant les hommes, le
droit de tout exiger en retour de ses promptes et généreuses
condescendances. Il était bien légitimement le maître et l'arbitre de
cette femme dont il se disait chevaleresquement le serviteur et l'ami
dévoué. Oui certes, il avait le droit pour lui, puisqu'il avait la
justice et la raison souveraines. Rien ne pouvait jamais autoriser sa
faible compagne à rompre des liens qu'il savait rendre doublement
sacrés. Elle était à lui pour toujours, fût-ce à titre de soeur, comme
elle le prétendait, car ce frère-là, mari ou non, était un appui plus
légitime et plus sérieux que l'amant de la veille ou que celui du
lendemain.

Je sentis mon rôle éphémère, presque ridicule. Je me flattais de le
répudier quand ma passion serait assouvie, et je ne songeai plus qu'à
l'assouvir. Alida ne l'entendait pas ainsi. Je commençai à la tromper
résolûment et à lui inspirer de la confiance, avec l'intention bien
arrêtée de surprendre son imagination ou ses sens.

Elle repartait le surlendemain pour sa villa de Valvèdre. Obernay était
chargé de l'accompagner; mais on devait prendre le plus long, afin de ne
pas se croiser avec M. de Valvèdre emmenant sa vieille soeur à Genève.
Je n'avais plus de prétexte pour rester auprès d'Alida, car j'avais
annoncé à Obernay qu'après une huitaine de jours à lui consacrés, je
continuerais ma tournée en Suisse, sauf à retourner le voir à Genève
avant de me rendre en Italie. Il ne m'aida pas à changer de projets.

--Valvèdre a fixé mon mariage au 1er août, me dit-il; je regarde comme
impossible que tu me refuses d'y assister. Moi, je serai dans ma famille
dès le 15 juillet, et je t'attendrai. Nous sommes le 2, tu as donc tout
le temps d'aller voir une partie de nos grands lacs et de nos belles
montagnes; mais il ne faut pas tarder à commencer ta tournée. Je presse
ton départ, tu le vois, mais c'est pour mieux m'assurer ton retour.

Assister au mariage d'Henri avec mademoiselle de Valvèdre, c'était me
placer forcément en présence de ce mari que j'étais si content d'avoir
évité. Ce n'est pas sous les yeux de toute cette famille, avec son chef
en tête, que je voulais revoir Alida. Pourtant je ne trouvais aucun
moyen de refuser. Lancé dans la voie du mensonge, je promis, avec la
résolution de me casser une jambe en voyage plutôt que de tenir ma
parole.

Je fis mes paquets et partis une heure après, laissant Alida effrayée de
ma précipitation, blessée de ma résistance au désir qu'elle m'exprimait
d'avoir mon escorte durant une partie de sa route. La laisser inquiète
et mécontente faisait partie de mon plan de séduction.

Je souris bien tristement, quand je pense aujourd'hui à mes tentatives
de perversité: elles étaient si peu de mon âge et si éloignées de mon
caractère, que je me trouvai comme soulagé de pouvoir les oublier
pendant quelques jours. Je m'enfonçai dans les hautes montagnes, en
attendant le moment où le retour de M. de Valvèdre et d'Obernay à Genève
me permettrait d'aller surprendre Alida dans sa résidence, dont je
m'étais tracé, sur ma carte routière, un itinéraire détaillé.

Je passai une dizaine de jours à me fatiguer les jambes et à m'exalter
le cerveau. Je traversai les Alpes Pennines, et je remontai les Alpes du
Valais vers le Simplon. Du haut de ces régions grandioses, ma vue
plongeait tour à tour sur la Suisse et l'Italie. C'est un des plus
vastes et des plus fiers tableaux que j'aie jamais vus. Je voulus aller
aussi haut que possible sur les croupes du Sempione italien, voir de
près ses étranges et horribles cascades ferrugineuses, qui, à côté de
fleuves de lait écumeux, semblent rayer les neiges de fleuves de sang.
Je bravai le froid, le péril, et le sentiment de la détresse morale qui
s'empare d'une jeune âme dans ces affreuses solitudes. L'avouerai-je?
j'éprouvais le besoin de m'égaler, à mes propres yeux, en courage et en
stoïcisme à M. de Valvèdre. J'avais été irrité d'entendre sa femme et sa
soeur parler sans cesse de sa force et de son intrépidité. Il semblait
que ce fût un titan, et, un jour que j'avais exprimé le désir de tenter
une excursion pareille, Alida avait souri comme si un nain eût parlé de
suivre un géant à la course. J'aurais trouvé puéril de m'exercer en sa
présence; mais, seul, et au risque de me briser ou de me perdre dans les
abîmes, je consolais mon orgueil froissé, et je m'évertuais à devenir,
moi aussi, un type de vigueur et d'audace. J'oubliais que ce qui faisait
le mérite de ces entreprises désespérées, c'était un but sérieux,
l'espoir des conquêtes scientifiques. Il est vrai que je croyais marcher
à la conquête du démon poétique, et je m'évertuais à improviser au
milieu des glaciers et des précipices; mais il faut être un demi-dieu
pour trouver sur de pareilles scènes l'expression d'un sentiment
personnel. C'est à peine si je rencontrais, dans l'écrin chatoyant des
épithètes et des images romantiques, un faible équivalent pour traduire
la sublimité des choses environnantes. Le soir, quand j'essayais
d'écrire mes rimes, je m'apercevais bien que ce n'étaient que des rimes,
et pourtant j'avais bien vu, bien décrit, bien traduit; mais précisément
la poésie, comme la peinture et la musique, n'existe qu'à la condition
d'être autre chose qu'un équivalent de traduction. Il faut que ce soit
une idéalisation de l'idéal. J'étais effrayé de mon insuffisance et ne
m'en consolais qu'en l'attribuant à la fatigue physique.

Une nuit, dans un misérable chalet où j'avais demandé l'hospitalité, je
fus navré par une scène tout humaine, que je m'exerçai à regarder de
sang-froid, afin de la rendre plus tard sous forme littéraire. Un enfant
se mourait dans les convulsions. Le père et la mère, ne sachant pas le
soulager et le jugeant perdu, le regardaient d'un oeil sec et morne se
débattre sur la paille. Le désespoir muet de la femme était sublime
d'expression. Cette laide créature, goîtreuse, à demi crétine, devenait
belle par l'instinct de la maternité. Le père, farouche et dévot, priait
sans espoir. Assis sur mon grabat, je les contemplais, et ma stérile
pitié ne rencontrait que des mots et des comparaisons! J'en fus irrité
contre moi-même, et je pensai qu'en ce moment il eût mieux valu être un
petit médecin de campagne que le plus grand poëte du monde.

Quand le jour vint, je m'éveillai et m'aperçus seulement alors que la
fatigue m'avait vaincu. Je me soulevai, croyant voir l'enfant mort et la
mère prosternée; mais je vis la mère assise, et, sur ses genoux,
l'enfant qui souriait. Auprès d'eux était un homme en casaque de laine
et en guêtres de cuir, dont les mains blanches et la trousse de voyage
dépliée annonçaient autre chose qu'un colporteur ou un contrebandier. Il
fit prendre au petit malade une seconde dose de je ne sais quel calmant,
donna ses instructions aux parents dans leur dialecte, que je comprenais
peu, et se retira en refusant l'argent qu'on lui offrait. Quand il fut
sorti, on s'aperçut qu'au lieu d'en recevoir, il en avait laissé à
dessein dans la sébile du foyer.

Il était donc venu pendant mon sommeil; il avait été envoyé là, dans ce
désert, par la Providence, l'homme de bien et de secours, le messager
d'espoir et de vie, le petit médecin de campagne, antithèse du poëte
sceptique.

Il y avait là _un sujet_. Je me mis à le composer en descendant la
montagne, après avoir joint mon offrande à celle du médecin; mais
bientôt j'oubliai tout pour admirer le portique grandiose que je
franchissais. Au bout d'une demi-heure de marche, j'avais laissé
au-dessus de moi les glaciers et les cimes formidables; j'entrais dans
la vallée du Rhône, que je dominais encore d'une hauteur vertigineuse,
et qui s'ouvrait sous mes pieds comme un abîme de verdure traversé de
mille serpents d'or et de pourpre. Le fleuve et les nombreux torrents
qui se précipitent dans son lit s'embrasaient de la rougeur du matin.
Une brume rosée qui s'évanouissait rapidement me faisait paraître encore
plus lointaines les dentelures neigeuses de l'horizon et les profondeurs
magiques de l'amphithéâtre. A chaque pas, je voyais surgir de ces
profondeurs des crêtes abruptes couronnées de roches pittoresques ou de
verdure dorée par le soleil levant, et, entre ces cimes qui
s'abaissaient graduellement, il y avait d'autres abîmes de prairies et
de forêts. Chacun de ces recoins formait un magnifique paysage, quand le
regard et la pensée s'y arrêtaient un instant; mais, si l'on regardait
alentour, au delà et au-dessous, le paysage sublime n'était plus qu'un
petit accident perdu dans l'immensité du tableau, un détail, un
repoussoir, et, pour ainsi dire, une facette du diamant.

Devant ces bassins alpestres, le peintre et le poëte sont comme des gens
ivres à qui l'on offrirait l'empire du monde. Ils ne savent quel petit
refuge choisir pour s'abriter et se préserver du vertige. L'oeil
voudrait s'arrêter à quelque point de départ pour compter ses richesses:
elles semblent innombrables; car, en descendant les sinuosités des
divers plans, on voit chaque tableau changer d'aspect et présenter
d'autres couleurs et d'autres formes.

Le soleil montait, la chaleur s'engouffrait de plus en plus dans ces
creux vallons superposés. Le haut Simplon ne m'envoyant plus dans le dos
ses aiguillons de glace, je m'arrêtai pour ne pas perdre trop tôt le
spectacle de l'ensemble du Valais. Je m'assis sur la mousse d'une roche
isolée, et j'y mangeai le morceau de pain bis que j'avais acheté au
chalet; après quoi, l'ombre des grands sapins s'allongeant d'elle-même
obliquement sur moi, et la clochette des troupeaux invisibles perdus
sous la ramée berçant ma rêverie, je me laissai aller quelques instants
au sommeil.

Le réveil fut délicieux. Il était huit heures du matin. Le soleil avait
pénétré jusque dans les plus mystérieuses profondeurs, et tout était si
beau, si inculte et si gracieusement primitif autour de moi, que j'en
fus ravi. En cet instant, je pensai à madame de Valvèdre comme à l'idéal
de beauté auquel je rapportais toutes mes admirations, et je me rappelai
sa forme aérienne, ses décevantes caresses, son sourire mystérieux.
C'était la première fois que je me trouvais dans une situation propre au
recueillement depuis que j'étais aimé d'une belle femme, et, si je ne
puisai pas dans cette pensée l'émotion douce et profonde du vrai
bonheur, du moins j'y trouvai tous les enivrements, toutes les fumées de
la vanité satisfaite.

C'était le moment d'être poëte, et je le fus en rêve. J'eus, en
regardant la nature autour de moi, des éblouissemcnts et des battements
de coeur que je n'avais jamais éprouvés. Jusque-là, j'avais médité après
coup sur la beauté des choses, après m'être enivré du spectacle qu'elles
présentent. Il me sembla que ces deux opérations de l'esprit
s'effectuaient en moi simultanément, que je sentais et que je décrivais
tout ensemble. L'expression m'apparaissait comme mêlée au rayon du
soleil, et ma vision était comme une poésie tout écrite. J'eus un
tremblement de fièvre, une bouffée d'immense orgueil.

--Oui, oui! m'écriai-je intérieurement,--et je parlais tout haut sans en
avoir conscience,--je suis sauvé, je suis heureux, je suis artiste!

Il m'était rarement arrivé de me livrer à ces monologues, qui sont de
véritables accès de délire, et, bien que j'eusse pris l'habitude, dans
ces derniers temps, de réciter mes vers au bruit des cataractes, l'écho
de ma voix et de ma prose dans ce lieu paisible m'effraya. Je regardai
autour de moi instinctivement, comme si j'eusse commis une faute, et
j'eus un véritable sentiment de honte en voyant que je n'étais pas seul.
A trois pas de moi, un homme, penché sur le rocher, puisait de l'eau
dans une tasse de cuir au filet d'une source, et cet homme, c'était
celui que j'avais vu, deux heures plus tôt, sauvant l'enfant malade du
chalet et faisant l'aumône à mes hôtes.

Malgré son costume alpestre, qui tenait du montagnard encore plus que du
touriste, je fus frappé de l'élégance de sa tournure et de sa
physionomie. Il était, en outre, remarquablement beau de type et de
formes, et ne paraissait pas avoir plus de trente ans. Il avait ôté son
chapeau, et je vis ses traits, que je n'avais fait qu'entrevoir au
chalet. Ses cheveux noirs, épais et courts, dessinaient un front blanc
et vaste, d'une sérénité remarquable. L'oeil, bien fendu, avait le
regard doux et pénétrant; le nez était fin, et l'expression de la narine
se liait à celle de la lèvre par un demi-sourire d'une bienveillance
calme et délicatement enjouée. La taille moyenne et la poitrine large
annonçaient la force physique, en même temps que les épaules légèrement
voûtées trahissaient l'étude sédentaire ou l'habitude de la méditation.

J'oubliai, en le regardant avec un certain sentiment d'analyse, l'espèce
de confusion que je venais d'éprouver, et je le saluai avec sympathie.
Il me rendit mon salut avec cordialité, et m'offrit la tasse pleine
d'eau qu'il allait porter à ses lèvres, en me disant que cette eau si
belle était digne d'être offerte comme une friandise.

J'acceptai, obéissant à l'attrait qui me poussait à échanger quelques
paroles avec lui; mais, à la manière dont il me regardait, je sentis que
j'étais pour lui un objet de curiosité ou de sollicitude. Je me rappelai
l'étrange exclamation qui m'était échappée en sa présence, et je me
demandai s'il ne me prenait pas pour un aliéné. Je ne pus m'empêcher
d'en rire, et, pour le rassurer en sauvant mon amour-propre:

--Docteur, lui dis-je, vous me prescrivez cette eau pure comme un
remède, convenez-en, ou vous en faites l'épreuve sur moi pour voir si je
ne suis pas hydrophobe; mais tranquillisez-vous, vous n'aurez pas à me
soigner. J'ai toute ma raison. Je suis un pauvre comédien ambulant, et
vous m'avez surpris récitant un fragment de rôle.

--Vraiment? dit-il d'un air de doute. Vous n'avez pourtant pas l'air
d'un comédien!

--Pas plus que vous n'avez l'air d'un médecin de campagne. Pourtant vous
êtes un disciple de la science, et moi, je suis un disciple de l'art:
que vous en semble?

--Soit! reprit-il. Je ne vous ai pris ni pour un naturaliste, ni pour un
peintre; mais, d'après ce que ces gens du chalet m'ont dit de vous, je
vous prenais pour un poëte.

--Qu'ont-ils donc pu vous dire de moi?

--Que vous déclamiez tout seul dans la montagne; c'est pourquoi les
bonnes gens vous prenaient pour un fou.

--Et ils vous envoyaient à mon secours, ou bien la charité vous a mis à
ma recherche?

--Non! dit-il en riant. Je ne suis pas de ces médecins qui courent après
la clientèle et qui lui demandent la bourse ou la vie au coin d'un bois.
Je m'en allais à Brigg en me promenant. J'ai flâné en route. J'avais
soif, et le murmure de la source m'a amené auprès de vous. Vous récitiez
ou vous improvisiez. Je vous ai dérangé...

--Non pas, m'écriai-je; vous alliez fumer un cigare, et, si vous le
permettez, je fumerai le mien près de vous. Savez-vous, docteur, que je
suis très-heureux de vous voir à tête reposée et de causer un moment
avec vous?

--Comment! vous ne me connaissez pas!

--Pas plus que vous ne me connaissez; mais vous êtes pour moi le héros
improvisé d'un petit poëme que je roulais dans ma cervelle de comédien.
Un proverbe, une fantaisie, je suppose: deux scènes pour peindre le
contraste entre les deux types que nous représentons, vous et moi. La
première est tout à votre avantage. L'enfant se mourait, je plaignais la
mère en m'endormant; vous la consoliez, vous sauviez l'enfant à mon
réveil! Le cadre était simple et touchant, et vous aviez le beau rôle.
Dans la seconde scène, je voudrais pourtant relever l'artiste: vous
pensez bien qu'on n'abjure pas l'orgueil de son état! mais que puis-je
imaginer pour avoir ici plus d'esprit et de sens que vous? Je ne trouve
absolument rien, car, individuellement, vous me paraissez très-supérieur
à moi en toutes choses... Il faudrait que vous fussiez assez modeste
pour m'aider à prouver que l'artiste est le médecin de l'âme, comme le
savant est celui du corps.

--Oui, répondit mon aimable docteur en s'asseyant à mes côtés et en
acceptant un de mes cigares; c'est une idée, et je me livre à vous pour
que vous la réalisiez. Je ne me crois supérieur à personne; mais
supposons que je sois très-fort d'intelligence et cependant très-faible
en philosophie, que j'aie un grand chagrin ou un grand doute: c'est à
votre éloquence exercée sur les matières du sentiment et de
l'enthousiasme à me guérir en m'attendrissant ou en me rendant la foi.
Voyons, improvisez!

--Oh! doucement! m'écriai-je; je ne peux pas improviser sans répondre à
quelque chose, et vous ne me dites rien. Il ne suffit pas de supposer,
je ne sais pas m'exalter à froid. Confiez-moi vos peines, imaginez
quelque drame, et, s'il n'y en a aucun dans votre vie, inventez-en un!

Il se mit à rire de bon coeur de ma fantaisie, et pourtant, au milieu de
sa gaieté, je crus voir passer un nuage sur son beau front, comme si
j'eusse imprudemment rouvert une blessure cachée. Je ne me trompais pas:
il cessa de rire et me dit avec douceur:

--Mon cher monsieur, ne jouons pas à ce jeu-là, ou jouons-y
sérieusement. A mon âge, on a toujours eu un drame dans sa vie. Voici le
mien. J'ai beaucoup aimé une femme qui est morte. Avez-vous des paroles
et des idées pour me consoler?

Je fus si frappé de la simplicité de sa plainte, que je perdis l'envie
de faire de l'esprit.

--Je vous demande pardon de ma maladresse, lui dis-je. J'aurais dû me
dire que vous n'étiez pas un enfant comme moi, et que, dans tous les
cas, ce sujet de causerie ne me donnerait sur vous aucun avantage. Quand
vous m'aurez quitté, je pourrai bien trouver, en prose ou en vers,
quelque tirade à effet pour vous répondre ou vous consoler; mais, ici,
devant une figure qui commande la sympathie, devant une parole qui
impose le respect, je me sens si petit garçon, que je ne me permettrai
même pas de vous plaindre, certain que je suis d'avoir beaucoup moins de
sagesse et de courage que vous n'en avez vous-même.

Ma réponse le toucha; il me tendit la main en me disant que j'étais un
modeste et brave garçon, et que je venais de lui parler en homme, ce qui
valait encore mieux que de parler en poëte.

--Ce n'est pourtant pas, ajouta-t-il en secouant sa mélancolie par un
généreux effort, que je dédaigne les poëtes et la poésie. Les artistes
m'ont toujours semblé aussi sérieux et aussi utiles que les savants
quand ils sont vraiment artistes, et un grand esprit qui tiendrait
également du savant et de l'artiste me paraîtrait le plus noble
représentant du beau et du vrai dans l'humanité.

--Ah! puisque vous voulez bien causer avec moi, repris-je, il faut que
vous me permettiez de vous contredire. Il est bien entendu d'avance que
vous aurez raison; mais laissez-moi émettre ma pensée.

--Oui, oui, je vous en prie. C'est peut-être moi qui ai tort. La
jeunesse est grand juge en ces matières. Parlez...

Je parlai avec abondance et conviction. Je ne rapporterai pas mes
paroles, dont je ne me souviens guère, et que le lecteur imaginera sans
peine en se rappelant la théorie de l'art pour l'art, si fort en vogue à
cette époque. La réponse de mon interlocuteur, qui m'est très-présente,
fera, d'ailleurs, suffisamment connaître le plaidoyer.

--Vous défendez votre Église avec ardeur et talent, me dit-il; mais je
regrette de voir toujours des esprits d'élite s'enfoncer volontairement
dans une notion qui est une erreur funeste au progrès des connaissances
humaines. Nos pères ne l'entendaient pas ainsi; ils cultivaient
simultanément toutes les facultés de l'esprit, toutes les manifestations
du beau et du vrai. On dit que les connaissances ont pris un tel
développement, que la vie d'un homme suffit à peine aujourd'hui à une
des moindres spécialités: je ne suis pas convaincu que cela soit bien
vrai. On perd tant de temps à discuter ou à intriguer pour se faire un
nom, sans parler de ceux qui perdent les trois quarts de leur vie à ne
rien faire! C'est parce que la vie sociale est devenue très-compliquée,
que les uns gaspillent leur existence à s'y frayer une voie, et les
autres à ne rien vouloir entreprendre de peur de se fatiguer. Et puis
encore l'esprit humain s'est subtilisé à l'excès, et, sous prétexte
d'analyse intellectuelle et de contemplation intérieure, la puissante et
infortunée race des poëtes s'use dans le vague ou dans le vide, sans
chercher son rassérénement, sa lumière et sa vie dans le sublime
spectacle du monde! Permettez, ajouta-t-il avec une douce et
convaincante vivacité en me voyant prêt à l'interrompre: je sais ce que
vous voulez me dire. Le poëte et le peintre se prétendent les amants
privilégiés de la nature; ils se flattent de la posséder exclusivement,
parce qu'ils ont des formes et des couleurs et un vif ou profond
sentiment pour l'interpréter. Je ne le nie pas et j'admire leur
traduction quand elle est réussie; mais je prétends, moi, que les plus
habiles et les plus heureux, les plus durables et les mieux inspirés
d'entre eux sont ceux qui ne se contentent pas de l'aspect des choses,
et qui vont chercher la raison d'être du beau au fond des mystères d'où
s'épanouit la splendeur de la création. Ne me dites pas, à moi, que
l'étude des lois naturelles et la recherche des causes refroidissent le
coeur et retardent l'essor de la pensée; je ne vous croirais pas, car,
si peu qu'on regarde la source ineffable des éternels phénomènes, je
veux dire la logique et la magnificence de Dieu, on est ébloui
d'admiration devant son oeuvre. Vous autres, vous ne voulez tenir compte
que d'un des résultats de cette logique sublime, le beau qui frappe les
yeux; mais, à votre insu, vous êtes des savants quand vous avez de bons
yeux, car le beau n'existerait pas sans le sage et l'ingénieux dans les
causes; seulement, vous êtes des savants incomplets et systématiques,
qui se ferment, de propos délibéré, les portes du temple, tandis que les
esprits vraiment religieux en recherchent les sanctuaires et en étudient
les divins hiéroglyphes. Croyez-vous que ce chêne dont le magnifique
branchage vous porte à la rêverie perdrait dans votre esprit, si vous
aviez examiné le frêle embryon qui l'a produit, et si vous aviez suivi
les lois de son développement au sein des conditions propices que la
Providence universelle lui a préparées? Pensez-vous que cette petite
mousse dont nous foulons le frais velours cesserait de vous plaire le
jour où vous découvririez à la loupe le fini merveilleux de sa structure
et les singularités ingénieuses de sa fructification? Il y a plus: une
foule d'objets qui vous semblent insignifiants, disparates ou incommodes
dans le paysage prendraient de l'intérêt pour votre esprit et même pour
vos yeux, si vous y lisiez l'histoire de la terre écrite en caractères
profonds et indélébiles. Le lyriste, en général, se détourne de ces
pensées, qui le mèneraient haut et loin: il ne veut faire vibrer que
certaines cordes, celle de la personnalité avant tout; mais voyez ceux
qui sont vraiment grands! Ils touchent à tout et ils interrogent
jusqu'aux entrailles du roc. Ils seraient plus grands encore sans le
préjugé public, sans l'ignorance générale, qui repousse comme trop
abstrait ce qui ne caresse ni les passions ni les instincts. C'est que
les notions sont faussées, comme je vous l'ai dit, et que les hommes
d'intelligence s'amusent à faire des distinctions, des camps, des sectes
dans la poursuite du vrai, si bien que ce qui est beau pour les uns ne
l'est plus pour les autres. Triste résultat de la tendance exagérée aux
spécialités! Étonnante fatalité de voir que la création, source de toute
lumière et foyer de tout enthousiasme, ne puisse révéler qu'une de ses
faces à son spectateur privilégié, à l'homme, qui, seul parmi les êtres
vivant en ce monde, a reçu le don de voir en haut et en bas,
c'est-à-dire de suppléer par le calcul et le raisonnement aux organes
qui lui manquent! Quoi! nous avons brisé la voûte de saphir de
l'empyrée, et nous y avons saisi la notion de l'infini avec la présence
des mondes sans nombre; nous avons percé la croûte du globe, nous y
avons découvert les éléments mystérieux de toute vie à sa surface, et
les poëtes viendront nous dire: «Vous êtes des pédants glacés, des
faiseurs de chiffres! vous ne voyez rien, vous ne jouissez de rien
autour de vous!» C'est comme si, en écoulant parler une langue étrangère
que nous comprendrions et qu'ils ne comprendraient pas, ils avaient la
prétention d'en sentir mieux que nous les beautés, sous prétexte que le
sens des paroles nous empêche d'en saisir l'harmonie.

Mon nouvel ami parlait avec un charme extraordinaire; sa voix et sa
prononciation étaient si belles et son accent si doux, son regard avait
tant de persuasion et son sourire tant de bonté, que je me laissai
morigéner sans révolte. Je me trouvais assoupli et comme influencé par
ce rare esprit doué de formes si charmantes. Était-ce là un simple
médecin de campagne, ou bien plutôt quelque homme célèbre savourant les
douceurs de la solitude et de l'_incognito?_
                
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