George Sand

Valvèdre
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Il marquait si peu de curiosité sur mon compte, que je crus devoir
imiter sa discrétion. Il se contenta de me demander si je descendais la
montagne ou si je comptais la remonter. Je n'avais aucun projet arrêté
avant le 15 juillet, et nous n'étions qu'au 10. Je fus donc tenté
d'accepter l'offre qu'il me fit d'aller dîner avec lui à Brigg, où il
comptait passer la nuit; mais je pensai qu'il serait imprudent de me
faire connaître sur cette route, qui était celle de Valvèdre, et où je
comptais passer sans laisser mon nom dans aucune localité. Je prétextai
un projet d'excursion en sens contraire; seulement, pour profiter encore
quelques instants de sa compagnie, je le conduisis pendant une lieue
vers son gîte. Nous causâmes donc encore sur le même sujet qui nous
avait occupés, et je fus contraint d'avouer que son raisonnement avait
une grande valeur et une grande force dans sa bouche; mais je le priai
d'avouer à son tour que peu d'esprits étaient assez vastes pour
embrasser sous toutes ses faces la notion du beau dans la nature.

--Que l'étude des plus arides classifications, lui dis-je, n'ait pas
glacé une âme d'élite comme la vôtre, ce n'est pas en vous écoutant que
je puis le révoquer en doute; mais convenez donc qu'il y a des choses
qui, par elles-mêmes, s'excluent mutuellement dans la plupart des
organisations humaines. Je n'ai pas la modestie de me prendre pour un
idiot, et cependant je vous déclare qu'une sèche nomenclature et les
travaux plus ou moins ingénieux à l'aide desquels on a groupé les
modifications sans nombre de la pensée divine la rapetissent
singulièrement à mes yeux, et que je serais désolé, par exemple, de
savoir combien d'espèces de mouches sucent en ce moment autour de nous
le serpolet et les lavandes. Je sais bien que l'ignorant complet croit
avoir tout vu quand il a remarqué le bourdonnement de l'abeille; mais,
moi qui sais que l'abeille a beaucoup de soeurs ailées qui modifient et
répandent son type, je ne demande pas qu'on me dise où il commence et où
il finit. J'aime mieux me persuader que nulle part il ne finit, que
nulle part il ne commence, et mon besoin de poésie trouve que le mot
_abeille_ résume tout ce qui anime de son chant et de son travail les
tapis embaumés de la montagne. Permettez donc au poëte de ne voir que la
synthèse des choses et n'exigez pas que le chantre de la nature en soit
l'historien.

--Je trouve qu'ici vous avez mille fois raison, répondit mon docteur. Le
poëte doit résumer, vous êtes dans le vrai, et jamais la dure et souvent
arbitraire technologie des naturalistes ne sera de son domaine,
espérons-le! Seulement, le poëte qui chantera l'abeille ne perdra rien à
la connaître dans tous les détails de son organisation et de son
existence. Il prendra d'elle ainsi que de sa supériorité sur la foule
des espèces congénères, une idée plus grande, plus juste et plus
féconde. Et ainsi de tout, croyez-moi. L'examen attentif de chaque chose
est la clef de l'ensemble. Mais ce n'est pas là le point de vue le plus
sérieux de la thèse que vous m'avez permis de soutenir devant vous. Il
en est un purement philosophique qui a une bien autre importance: c'est
que la santé de l'âme n'est pas plus dans la tension perpétuelle de
l'enthousiasme lyrique que celle du corps n'est dans l'usage exclusif et
prolongé des excitants. Les calmes et saintes jouissances de l'étude
sont nécessaires à notre équilibre, à notre raison, permettez-moi de le
dire aussi, à notre moralité!...

Je fus frappé de la ressemblance de cette assertion avec les théories
d'Obernay, et ne pus m'empêcher de lui dire que j'avais un ami qui me
prêchait en ce sens.

--Votre ami a raison, reprit-il; il sait sans doute par expérience que
l'homme civilisé est un malade fort délicat qui doit être son propre
médecin sous peine de devenir fou ou bête!

--Docteur, voilà une proposition bien sceptique pour un croyant de votre
force!

--Je ne suis d'aucune force, répondit-il avec une bonhomie mélancolique;
je suis tout pareil aux autres, débile dans la lutte de mes affections
contre ma logique, troublé bien souvent dans ma confiance en Dieu par le
sentiment de mon infirmité intellectuelle. Les poëtes n'ont peut-être
pas autant que nous ce sentiment-là: ils s'enivrent d'une idée de
grandeur et de puissance qui les console, sauf à les égarer. L'homme
adonné à la réflexion sait bien qu'il est faible et toujours exposé à
faire de ses excès de force un abus qui l'épuise. C'est dans l'oubli de
ses propres misères qu'il trouve le renouvellement ou la conservation de
ses facultés; mais cet oubli salutaire ne se trouve ni dans la paresse
ni dans l'enivrement, il n'est que dans l'étude du grand livre de
l'univers. Vous verrez cela à mesure que vous avancerez dans la vie. Si,
comme je le crois, vous sentez vivement, vous serez bientôt las d'être
le liéros du poëme de votre existence, et vous demanderez plus d'une
fois à Dieu de se substituer à vous-même dans vos préoccupations. Dieu
vous écoutera, car il est le _grand écouteur de la création_, celui qui
entend tout, qui répond à tout selon le besoin que chaque être a de
savoir le mot de sa destinée, et auquel il suffit de penser
respectueusement en contemplant le moindre de ses ouvrages pour se
trouver en rapport direct et en conversation intime avec lui, comme
l'enfant avec son père. Mais je vous ai déjà trop endoctriné, et je suis
sûr que vous me faites parler pour entendre résumer en langue vulgaire
ce que votre brillante imagination possède mieux que moi. Puisque vous
ne voulez pas venir à Brigg, il ne faut pas vous retarder plus
longtemps. Au revoir et bon voyage!

--Au revoir! où donc et quand donc, cher docteur?

--_Au revoir dans tout et partout!_ puisque nous vivons dans une des
étapes de la vie infinie et que nous en avons le sentiment. J'ignore si
les plantes et les animaux ont une notion instinctive de l'éternité;
mais l'homme, surtout l'homme dont l'intelligence s'est exercée à la
réflexion, ne peut point passer auprès d'un autre homme à la manière
d'un fantôme pour se perdre dans l'éternelle nuit. Deux âmes libres ne
s'anéantissent pas l'une par l'autre: dès qu'elles ont échangé une
pensée, elles se sont mutuellement donné quelque chose d'elles-mêmes,
et, ne dussent-elles jamais se retrouver en présence matériellement
parlant, elles se connaissent assez pour se retrouver dans les chemins
du souvenir, qui ne sont pas d'aussi pures abstractions qu'on le
pense... Mais c'est assez de métaphysique. Adieu encore et merci de
l'heure agréable et sympathique que vous avez mise dans ma journée!

Je le quittai à regret; mais je croyais devoir conserver le plus strict
incognito, n'étant guère éloigné du but de mon mystérieux voyage. Enfin
vint le jour où je pouvais compter qu'Alida serait seule chez elle avec
Paule et ses enfants, et j'arrivai au versant des Alpes qui plonge
jusqu'aux rives du lac Majeur. Je reconnus de loin la villa que je
m'étais fait décrire par Obernay. C'était une délicieuse résidence à
mi-côte, dans un éden de verdure et de soleil, en face de cette étroite
et profonde perspective du lac, auquel les montagnes font un si
merveilleux cadre, à la fois austère et gracieuse. Comme je descendais
vers la vallée, un orage terrible s'amoncelait au midi, et je le voyais
arriver à ma rencontre, envahissant le ciel et les eaux d'une teinte
violacée rayée de rouge brûlant. C'était un spectacle grandiose, et
bientôt le vent et la foudre, répétés par mille échos, me donnèrent une
symphonie digne de la scène qu'elle emplissait. Je me réfugiai chez des
paysans auxquels je me donnai pour un peintre paysagiste, et qui,
habitués à des hôtes de ce genre, me firent bon accueil dans leur
demeure isolée.

C'était une toute petite ferme, proprement tenue et annonçant une
certaine aisance. La femme causait volontiers, et j'appris, pendant
qu'elle préparait mon repas, que ce petit domaine dépendait des terres
de Valvèdre. Dès lors je pouvais espérer des renseignements certains sur
la famille, et, tout en ayant l'air de ne pas la connaître et de ne
m'intéresser qu'aux petites affaires de ma vieille hôtesse, je sus tout
ce qui m'intéressait moi-même au plus haut point. M. de Valvèdre était
venu, le 4 juillet, chercher sa soeur aînée et l'aîné de ses fils pour
les conduire à Genève; mais, comme mademoiselle Juste voulait laisser la
maison et les affaires en ordre, elle n'avait pu partir le jour même.

Madame de Valvèdre était arrivée le 5 avec mademoiselle Paule et son
fiancé. Il y avait eu des explications. Tout le monde savait bien que
madame et mademoiselle Juste ne s'entendaient pas. Mademoiselle Juste
était un peu dure, et madame un peu vive. Enfin on était tombé d'accord,
puisqu'on s'était quitté en s'embrassant. Les domestiques l'avaient vu.
Mademoiselle Juste avait demandé à emmener mademoiselle Paule à Genève
pour s'occuper de son trousseau, et madame de Valvèdre, quoique pressée
par tout son monde, avait préféré rester seule au château avec le plus
jeune de ses fils, M. Paolino, le filleul de mademoiselle Paule; mais
l'enfant avait beaucoup pleuré pour se séparer de son frère et de sa
marraine, si bien que madame, qui ne pouvait pas voir pleurer _ces
messieurs_, avait décidé qu'ils partiraient ensemble, et qu'elle
resterait à Valvèdre jusqu'à la fin du mois. Toute la famille était donc
partie le 7, et l'on s'étonnait beaucoup dans la maison de l'idée que
madame avait eue de rester trois semaines toute seule à Valvèdre, où
l'on savait bien qu'elle s'ennuyait, même quand elle y avait de la
compagnie.

Tous ces détails étaient arrivés à mon hôtesse par un jardinier du
château qui était son neveu.

J'aurais volontiers tenté une promenade nocturne autour de ce château
enchanté, et rien n'eût été plus facile que de sortir de ma retraite
sans être observé; car, à dix heures, le vieux couple ronflait comme
s'il eût voulu faire concurrence au tonnerre; mais la tempête sévissait
avec rage, et je dus attendre le lendemain.

Le soleil se leva splendide. Je pris avec affectation mon album de
voyage, et je partis pour une promenade assez fantastique. Je fis cinq
ou six fois le tour de la résidence, en rétrécissant toujours le cercle,
de manière à connaître comme à vol d'oiseau tous les détails de la
localité. Chemins, fossés, prairies, habitations, ruisseaux et rochers,
tout me fut aussi familier au bout de quelques heures que si j'étais né
dans le pays. Je connus les endroits découverts et les endroits habités
où je ne devais pas repasser pour ne point attirer l'attention, les
sites dont d'autres paysagistes s'étaient emparés et où je ne voulais
pas être obligé de faire connaissance avec eux, les sentiers ombragés et
frayés seulement par les troupeaux au flanc des collines, où j'étais à
peu près sûr de ne point rencontrer d'êtres trop civilisés. Enfin je
m'assurai d'une direction invraisemblable, mais admirablement
mystérieuse, pour circuler de mon gîte à la villa, et qui offrait des
retraites sauvages où je pouvais me dérober aux regards méfiants ou
curieux, en m'enfonçant dans les bois jetés à pic le long des ravins.
Cette exploration faite, je me hasardai à pénétrer dans le parc de
Valvèdre par une brèche que j'avais réussi à découvrir. On était en
train de la réparer, mais les ouvriers étaient absents. Je me glissai
sous la futaie, j'arrivai jusqu'à la lisière d'un parterre richement
fleuri, et je vis en face de moi la maison blanche construite à
l'italienne, élevée sur un massif de maçonnerie entouré de colonnes. Je
remarquai quatre fenêtres à rideaux de soie rose que le soleil couchant
faisait resplendir. Je m'avançai un peu, et, caché dans un bosquet de
lauriers, je restai là plus d'une heure. La nuit approchait quand je
distinguai enfin une femme que je reconnus pour la Bianca, la suivante
dévouée de madame de Valvèdre. Elle releva les rideaux comme pour faire
entrer la fraîcheur du soir dans l'intérieur, et je vis bientôt circuler
des lumières. Puis on sonna une cloche, et les lumières disparurent.
C'était le signal du dîner; ces fenêtres étaient celles de l'appartement
d'Alida.

Je savais donc tout ce qu'il m'importait de savoir. Je retournai à Rocca
(c'était le nom de ma petite ferme), afin de ne pas causer d'inquiétude
à mes hôtes. Je soupai avec eux et me retirai dans ma chambrette, où je
pris deux heures de repos. Quand je fus assuré que moi seul étais
éveillé à la ferme, j'en sortis sans bruit. Le temps était propice:
très-serein, beaucoup d'étoiles, et pas de lune révélatrice. J'avais
compté les angles de mon chemin et noté, je crois, tous les cailloux.
Quand l'épaisseur des arbres me plongeait dans les ténèbres, je me
dirigeais par la mémoire.

Je n'avais pas donné signe de vie à madame de Valvèdre depuis mon départ
de Saint-Pierre. Elle devait se croire abandonnée, me mépriser, me haïr;
mais elle ne m'avait pas oublié, et elle avait souffert, je n'en pouvais
douter. Il ne fallait pas une grande expérience de la vie pour savoir
qu'en amour les blessures de l'orgueil sont poignantes et saignent
longtemps. Je me disais avec raison qu'une femme qui s'est crue adorée
ou seulement désirée avec passion ne se console pas aisément de
l'outrage d'un prompt et facile oubli. Je comptais sur les amertumes
amassées dans ce faible coeur pour frapper un grand coup par mon
apparition inopinée, par mon entreprise romanesque. Mon siége était
fait. Je comptais dire que j'avais voulu guérir et que je venais avouer
ma défaite; si l'imposture ne suffisait pas pour bouleverser cette âme
déjà troublée, je serais plus cruel et plus fourbe encore: je feindrais
de vouloir m'éloigner pour jamais, et de venir seulement me fortifier
par un dernier adieu.

Il y avait bien des moments où la conscience de la jeunesse et de
l'amour se révoltait en moi contre cette tactique de roué vulgaire. Je
me demandais si j'aurais le sang-froid nécessaire pour faire souffrir
sans tomber à genoux aussitôt, si tout cet échafaudage de ruses ne
s'écroulerait pas devant un de ces irrésistibles regards de langueur
plaintive et de résignation désolée qui m'avaient repris et vaincu déjà
tant de fois; mais je m'efforçais de croire à ma perversité, de
m'étourdir, et j'avançais rapide et palpitant sous la molle clarté des
étoiles, à travers les buissons déjà chargés de rosée. Je me dirigeai si
bien, que j'arrivai au pied de la villa sans avoir éveillé un oiseau
dans la feuillée, sans avoir été senti de loin par un chien de garde.

Un élégant et vaste perron descendait de la terrasse au parterre; mais
il était fermé par une grille, et je n'osais faire entendra aucun appel.
D'ailleurs, je voulais surprendre, apparaître comme le _deus ex
machina_. Madame de Valvèdre veillait encore, il n'était qu'onze heures.
Une seule de ses fenêtres était éclairée, ouverte même, avec le rideau
rose fermé.

Escalader la terrasse n'était pas facile; il le fallait pourtant. Elle
n'était guère élevée; mais où trouver un point d'appui le long des
colonnes de marbre blanc qui la soutenaient? Je retournai à la brèche
laissée ouverte par les maçons: ils n'avaient pas laissé l'échelle que
j'y avais remarquée dans le jour. Je me glissai dans une orangerie qui
longeait une des faces du parterre, et j'y trouvai une autre échelle;
elle était beaucoup trop courte. Comment je parvins quand même sur la
plate-forme, c'est ce que je ne saurais dire. La volonté fait des
miracles, ou plutôt la passion donne aux amants le sens mystérieux que
possèdent les somnambules.

La fenêtre ouverte était presque de niveau avec le pavé de la terrasse.
J'enjambai le rebord sans faire aucun bruit. Je regardai par la fente du
rideau. Alida était là, dans un délicieux boudoir qu'éclairait
faiblement une lampe posée sur une table. Assise devant cette table, où
elle semblait s'être placée pour écrire, elle rêvait ou sommeillait, le
visage caché dans ses deux mains. Quand elle releva la tête, j'étais à
ses pieds.

Elle retint un cri et jeta ses bras autour de mon cou. Je crus qu'elle
allait s'évanouir. Mes transports la rappelèrent à elle-même.

--Je vous souffre chez moi au milieu de la nuit, dit-elle, et privée de
tout secours que je puisse appeler sans me perdre de réputation. C'est
que j'ai foi en vous. Le moment où je croirai que j'ai eu tort sera le
dernier de mon amour. Francis, vous ne pouvez pas oublier cela!

--J'oublie tout, répondis-je. Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que
vous me dites. Je sais que je vous vois, que je vous entends, que vous
semblez heureuse de me voir, que je suis à vos pieds, que vous me
menacez, que je me meurs de crainte et de joie, que vous pouvez me
chasser, et que je peux mourir. Voilà tout ce que je sais. Me voilà! que
voulez-vous faire de moi? Vous êtes tout dans ma vie. Suis-je quelque
chose dans la vôtre? Rien ne me le prouve, et je ne sais pas où j'ai
pris la folie de me le persuader et de venir jusqu'à vous. Parlez,
parlez, consolez-moi, rassurez-moi, effacez l'horreur des jours que je
viens de passer loin de vous, ou dites-moi tout de suite que vous me
chassez à jamais. Je ne peux plus vivre sans une solution, car je perds
la raison et la volonté. Ayez-en pour deux, dites-moi ce que je vais
devenir!

--Devenez mon unique ami, reprit-elle; devenez la consolation, le salut
et la joie d'une âme solitaire, rongée d'ennuis, et dont les forces,
longtemps inactives, sont tendues vers un besoin d'aimer qui là dévore.
Je ne vous dissimule rien. Vous êtes arrivé dans un moment de ma vie où,
après des années d'anéantissement, je sentais qu'il fallait aimer ou
mourir. J'ai trouvé en vous la passion subite, sincère, mais terrible.
J'ai eu peur, j'ai cent fois jugé que le remède à mon ennui allait être
pire que le mal, et, quand vous m'avez quittée, je vous ai presque béni
en vous maudissant; mais votre éloignement a été inutile. J'en ai plus
souffert que de toutes mes terreurs, et, à présent que vous voilà, je
sens, moi aussi, qu'il faut que vous décidiez de moi, que je ne
m'appartiens plus, et que, si nous nous quittons pour toujours, je perds
la raison et la force de vivre!

J'étais enivré de cet abandon, l'espoir me revenait; mais elle, elle
revint bien vite à ses menaces.

--Avant tout, dit-elle, pour être heureuse de votre affection, il faut
que je me sente respectée. Autrement, l'avenir que vous m'offrez me fait
horreur. Si vous m'aimez seulement comme mon mari m'a aimée, et comme
bien d'autres après lui m'ont offert de m'aimer, ce n'est pas la peine
que mon coeur soit coupable et perde le sentiment de la fidélité
conjugale. Vous m'avez dit là-bas que je n'étais capable d'aucun
sacrifice. Ne voyez-vous pas que, même en vous aimant comme je fais, je
suis une âme sans vertu, une épouse sans honneur? Quand le coeur est
adultère, le devoir est déjà trahi; je ne me fais donc pas d'illusion
sur moi-même. Je sais que je suis lâche, que je cède à un sentiment que
la morale réprouve, et qui est une insulte secrète à la dignité de mon
mari. Eh bien, qu'importe? laissez-moi ce tourment. Je saurai porter ma
honte devant vous, qui seul au monde ne me la reprocherez pas. Si je
souffre de ma dissimulation vis-à-vis des autres, vous n'entendrez
jamais aucune plainte. Je peux tout souffrir pour vous. Aimez-moi comme
je l'entends, et si, de votre côté, vous souffrez de ma retenue, sachez
souffrir, et trouvez en vous-même la délicatesse de ne pas me le
reprocher. Un grand amour est-il donc la satisfaction des appétits
aveugles? Où serait le mérite, et comment deux âmes élevées
pourraient-elles se chérir et s'admirer l'une l'autre pour la
satisfaction d'un instinct?... Non, non, l'amour ne résiste pas à de
certaines épreuves! Dans le mariage, l'amitié et le lien de la famille
peuvent compenser la perte de l'enthousiasme; mais dans une liaison que
rien ne sanctionne, que tout froisse et combat dans la société, il faut
de grandes forces et la conscience d'une lutte sublime. Je vous crois
capable de cela, et moi, je sens que je le suis. Ne m'ôtez pas cette
illusion, si c'en est une. Donnez-moi quelque temps pour la savourer. Si
nous devons succomber un jour, ce sera la fin de tout, et du moins nous
nous souviendrons d'avoir aimé!

Alida parlait mieux que je ne sais la faire parler ici. Elle avait le
don d'exprimer admirablement un certain ordre d'idées. Elle avait lu
beaucoup de romans; mais, pour l'exaltation ou la subtilité des
sentiments, elle en eût remontré aux plus habiles romanciers. Son
langage frisait parfois l'emphase, et revenait tout à coup à la
simplicité avec un charme étrange. Son intelligence, peu développée
d'ailleurs, avait sous ce rapport une véritable puissance, car elle
était de bonne foi, et trouvait, au service du sophisme même, des
arguments d'une admirable sincérité: femme dangereuse s'il en fut, mais
dangereuse à elle-même plus qu'aux autres, étrangère à toute perversité,
et atteinte d'une maladie mortelle pour sa conscience, l'analyse
exclusive de sa personnalité.

J'étais à un moindre degré, mais à un degré beaucoup trop grand encore,
atteint de ce même mal qu'on pourrait appeler encore aujourd'hui la
maladie des poëtes. Trop absorbé en moi-même, je rapportais trop
volontiers tout à ma propre appréciation. Je ne voulais demander ni aux
religions, ni aux sociétés, ni aux sciences, ni aux philosophies, la
sanction de mes idées et de mes actes. Je sentais en moi des forces
vives et un esprit de révolte qui n'était nullement raisonné. Le _moi_
tenait une place démesurée dans mes réflexions comme dans mes instincts,
et, de ce que ces instincts étaient généreux et ardemment tournés vers
le grand, je concluais qu'ils ne pouvaient me tromper. En caressant ma
vanité, Alida, sans calcul et sans artifice, devait arriver à s'emparer
de moi. Plus logique et plus sage, j'eusse secoué le joug d'une femme
qui ne savait être ni épouse ni amante, et qui cherchait sa
réhabilitation dans je ne sais quel rêve de fausse vertu et de fausse
passion; mais elle faisait appel à ma force et la force était le rêve de
mon orgueil. Je fus dès lors enchaîné, et je goûtai dans mon sacrifice
l'incomplet et fiévreux bonheur qui était l'idéal de cette femme
exaltée. En me persuadant que je devenais, par ma soumission, un héros
et presque un ange, elle m'enivra doucement: la flatterie me monta au
cerveau, et je la quittai, sinon content d'elle, du moins enchanté de
moi-même.

Je ne devais ni ne voulais compromettre madame de Valvèdre. Aussi
avais-je résolu de partir dès le lendemain. J'eusse été moins prudent,
moins délicat peut-être, si elle se fût abandonnée à ma passion: vaincu
par sa vertu et forcé de me soumettre, je ne désirais pas exposer sa
réputation en pure perte; mais elle insista si tendrement, que je dus
promettre de revenir la nuit suivante, et je revins en effet. Elle
m'attendait dans la campagne, et, plus romanesque que passionnée, elle
voulut se promener avec moi sur le lac. J'aurais eu mauvaise grâce à me
refuser à une fantaisie aussi poétique. Pourtant je trouvai maussade
d'être condamné au métier de rameur, au lieu d'être à ses genoux et de
la serrer dans mes bras. Quand j'eus conduit un peu au large la jolie
barque qu'elle m'avait aidé à trouver dans les roseaux du rivage, et qui
lui appartenait, je laissai flotter les rames pour me coucher à ses
pieds. La nuit était splendide de sérénité, et les eaux si tranquilles,
qu'on y voyait à peine trembler le reflet des étoiles.

--Ne sommes-nous pas heureux ainsi? me dit-elle, et n'est-il pas
délicieux de respirer ensemble cet air pur, avec le profond sentiment de
la pureté de notre amour? Et tu ne voulais pas me donner cette nuit
charmante! Tu voulais partir comme un coupable, quand nous voici devant
Dieu, dignes de sa pitié secourable et bénis peut-être en dépit du monde
et de ses lois!

--Puisque tu crois à la bonté de Dieu, lui répondis-je, pourquoi ne t'y
fier qu'à demi? Serait-ce un si grand crime?...

Elle mit ses douces mains sur ma bouche.

--Tais-toi, dit-elle, ne trouble pas mon bonheur par des plaintes et
n'offense pas l'auguste paix de cette nuit sublime par des murmures
contre le sort. Si j'étais sûre de la miséricorde divine pour ma faute,
je ne serais pas sûre pour cela de la durée de ton amour après ma chute.

--Ainsi tu ne crois ni à Dieu ni à moi! m'écriai-je.

--Si cela est, plains-moi, car le doute est une grande douleur que je
traîne depuis que je suis au monde, et tâche de me guérir, mais en
ménageant ma frayeur et en me donnant confiance: confiance en Dieu
d'abord! Dis-moi, y crois-tu fermement, au Dieu qui nous voit, nous
entend et qui nous aime? Réponds, réponds! As-tu la foi, la certitude?

--Pas plus que toi, hélas! Je n'ai que l'espérance. Je n'ai pas été
longtemps bercé des douces chimères de l'enfance. J'ai bu à la source
froide du doute, qui coule sur toutes choses en ce triste siècle; mais
je crois à l'amour, parce que je le sens.

--Et moi aussi, je crois à l'amour que j'éprouve; mais je vois bien que
nous sommes aussi malheureux l'un que l'autre, puisque nous ne croyons
qu'à nous-mêmes.

Cette triste appréciation qui lui échappait me jeta dans une mélancolie
noire. Était-ce pour nous juger ainsi l'un l'autre, pour mesurer en
poëtes sceptiques la profondeur de notre néant, que nous étions venus
savourer l'union de nos âmes à la face des cieux étoilés? Elle me
reprocha mon silence et ma sombre attitude.

--C'est ta faute, lui répondis-je avec amertume. L'amour, dont tu veux
faire un raisonnement, est de sa nature une ivresse et un transport. Si,
au lieu de regarder dans l'inconnu en supputant les chances de l'avenir,
qui ne nous appartient pas, tu étais noyée dans les voluptés de ma
passion, tu ne te souviendrais pas d'avoir souffert, et tu croirais à
deux pour la première fois de ta vie.

--Allons-nous-en, dit-elle, tu me fais peur! Ces voluptés, ces ivresses
dont tu parles, ce n'est pas l'amour, c'est la fièvre, c'est
l'étourdissement et l'oubli de tout, c'est quelque chose de brutal et
d'insensé qui n'a ni veille ni lendemain. Reprends les rames, je veux
m'en aller!

Il me vint une sorte de rage. Je saisis les rames et je l'emmenai plus
au large. Elle eut peur et menaça de se jeter dans le lac, si je
continuais ce silencieux et farouche voyage, qui ressemblait à un
enlèvement. Je la ramenai vers la rive sans rien dire. J'étais en proie
à un violent orage intérieur. Elle se laissa tomber sur le sable en
pleurant. Désarmé, je pleurai aussi. Nous étions profondément malheureux
sans nous rendre bien compte des causes de notre souffrance. Certes, je
n'étais pas assez faible pour que la violence faite à ma passion me
parût un si grand effort et un si grand malheur, et, quant à elle, la
peur que je lui avais causée n'était pas aussi sérieuse qu'elle voulait
se le persuader. Qu'y avait-il donc d'impossible entre nous? quelle
barrière séparait nos âmes? Nous restâmes en face de cet effrayant
problème sans pouvoir le résoudre.

Le seul remède à notre douleur était de souffrir ensemble, et ce fut
réellement le seul lien profondément vrai qui nous étreignit. Cette
douleur que je vis en elle si poignante et si sincère me purifia, en ce
sens que j'abjurai mes projets de séduction par surprise et par ruse.
Malheureux par elle, je l'aimai davantage. Qui sait si le triomphe ne
m'eût pas rendu ingrat, comme elle le redoutait?

Dès le jour suivant, je pris la direction du Saint-Gothard pour me
rendre ensuite au lac des Quatre-Cantons. Alida blâmait mon empressement
à la quitter, elle pensait que je pouvais impunément passer une semaine
à Rocca; mais je voyais bien que la curiosité de ma vieille hôtesse
l'empêcherait, un jour ou l'autre, de dormir, et que mes promenades
nocturnes seraient un sujet de réflexions et de commentaires dans les
environs.

Après les premières heures de marche, je m'arrêtai à un énorme rocher
qu'Alida m'avait indiqué au loin comme une de ses promenades favorites.
De là, je voyais encore sa blanche villa comme un point brillant au
milieu des bois sombres. Tandis que je la contemplais, lui envoyant dans
mon coeur un tendre adieu, je sentis une main légère se poser sur mon
épaule, et, en me retournant, je vis Alida elle-même, qui m'avait
devancé là. Elle était venue à cheval avec un domestique qu'elle avait
laissé à quelque distance. Elle portait un petit panier rempli de
friandises. Elle avait voulu déjeuner avec moi sur la mousse à l'abri de
son beau rocher, dans ce lieu complètement désert. Je fus si touché de
cette gracieuse surprise, que je m'ingéniai à lui faire oublier les
chagrins et les orages de la veille. Je protestai de ma soumission, et
je fis tout mon possible vis-à-vis d'elle et vis-à-vis de moi-même pour
lui persuader sans mentir que je serais heureux ainsi.

--Mais où et quand nous reverrons-nous? dit-elle. Vous n'avez pas voulu
vous engager clairement à être à Genève pour le mariage de Paule, et
pourtant c'est le seul moyen de nous retrouver sans danger pour moi. Nos
rapports tels qu'ils sont, chastes et consacrés désormais par le
véritable amour, peuvent s'établir très-convenablement, si vous vous
décidez à être connu de mon mari et à faire naturellement partie des
amis qui m'entourent. Je ne vis pas toujours seule comme vous me voyez
en ce moment. Les injustes soupçons et l'aigre caractère de ma vieille
belle-soeur ont fait la solitude autour de moi dans ces derniers temps:
j'étais, grâce à elle, découragée de toute relation d'amitié, et de
voisinage; mais, depuis qu'elle est partie, j'ai fait des visites, j'ai
effacé la mauvaise impression de ses torts, dont j'avais dû paraître un
peu complice. On va me revenir. Je n'ai pas de nombreuses relations, je
n'ai jamais aimé cela, et ce n'en est que mieux. Vous me trouverez assez
entourée pour que nous n'ayons pas l'air de rechercher le tête-à-tête,
et assez libre pour que le tête-à-tête se fasse souvent et
naturellement. D'ailleurs, je découvrirai bien le moyen de m'absenter
quelquefois, et nous nous rencontrerons en pays neutre, loin des yeux
indiscrets. Je vais, dès à présent, travailler à ce que cela devienne
possible et même facile. J'éloignerai les gens dont je me méfie, je
m'attacherai solidement les serviteurs dévoués, je me créerai à l'avance
des prétextes, et notre connaissance étant avouée, nos rencontres, si on
les découvre, n'auront rien qui doive surprendre ou scandaliser. Voyez!
tout nous favorise. Vous avez devant vous la liberté du voyageur; moi,
je vais avoir celle de l'épouse délaissée, car M. de Valvèdre pense, lui
aussi, à un grand voyage que je ne combattrai plus. Il s'en ira
peut-être pour deux ans. Consentez à lui être présenté auparavant. Il
sait déjà que je vous connais, et il ne peut rien soupçonner.
Mettons-nous en mesure vis-à-vis de lui et du monde; ceci nous donnera
du temps, de la liberté, de la sécurité. Vous parcourrez la Suisse et
l'Italie, vous y deviendrez grand poëte, avec une belle nature sous les
yeux et l'amour dans le coeur; moi, jusqu'à ce jour, j'ai été
nonchalante et découragée. Je vais devenir active et ingénieuse. Je ne
songerai qu'à cela. Oui, oui, nous avons déjà devant nous deux années de
pur bonheur. C'est Dieu qui vous a envoyé à moi, au moment où la douleur
de me séparer de mon fils aîné allait m'achever. Quand il me faudra
quitter le second, j'aurai la compassion de vivre plus longtemps,
peut-être tout à fait près de vous, parce qu'alors j'aurai le droit de
dire à mon mari: «Je suis seule, je n'ai plus rien qui m'attache à ma
maison. Laissez-moi vivre où je voudrai.» Je feindrai d'aimer Rome,
Paris ou Londres, et tous deux, inconnus, perdus au sein d'une grande
ville, nous nous verrons tous les jours. Je saurai très-bien me passer
de luxe. Le mien m'ennuie affreusement, et tout mon rêve est une
chaumière au fond des Alpes ou une mansarde dans une grande cité, pourvu
que j'y sois aimée véritablement.

Nous nous séparâmes sur ces projets, qui n'avaient rien de trop
invraisemblable. Je m'engageai à sacrifier toutes mes répugnances, à
assister au mariage d'Obernay à Genève, à être présenté, par conséquent,
à M. de Valvèdre.

J'étais si éloigné de ce dernier parti, que, quand Alida m'eut quitté,
je faillis courir après elle pour reprendre ma parole; mais je fus
retenu par la crainte de lui sembler égoïste. Je ne pouvais la revoir
qu'à ce prix, à moins de risquer à chaque rencontre de la brouiller avec
son mari, avec l'opinion, avec la société tout entière. Je continuai mon
voyage; mais, au lieu de parcourir les montagnes, je pris le plus court
pour me rendre à Altorf, et j'y restai. C'est là qu'Alida devait
m'adresser ses lettres. Et que m'importait tout le reste? Nous nous
écrivîmes tous les jours, et l'on peut dire toute la journée, car nous
échangeâmes en une quinzaine des volumes d'effusion et d'enthousiasme.
Jamais je n'avais trouvé en moi une telle abondance d'émotion devant une
feuille de papier. Ses lettres, à elle, étaient ravissantes. Parler
l'amour, écrire l'amour, étaient en elle des facultés souveraines. Bien
supérieure à moi sous ce rapport, elle avait la touchante simplicité de
ne pas s'en apercevoir, de le nier, de m'admirer et de me le dire. Cela
me perdait; tout en m'élevant au diapason de ses théories de sentiment,
elle travaillait à me persuader que j'étais une grande âme, un grand
esprit, un oiseau du ciel dont les ailes n'avaient qu'à s'étendre pour
planer sur son siècle et sur la postérité. Je ne le croyais pas, non!
grâce à Dieu, je me préservais de la folie; mais, sous la plume de cette
femme, la flatterie était si douce, que je l'eusse payée au prix de la
risée publique, et que je ne comprenais plus le moyen de m'en passer.

Elle réussit également à détruire toutes mes révoltes relativement au
plan de vie qu'elle avait adopté pour nous deux. Je consentais à voir
son mari, et j'attendais avec impatience le moment de me rendre à
Genève. Enfin ce mois de fièvre et de vertige, qui était le terme de mes
aspirations les plus ardentes, touchait à son dernier jour.




V


J'avais promis à Obernay de frapper à sa porte la veille de son mariage.
Le 31 juillet, à cinq heures du matin, je m'embarquais sur un bateau à
vapeur pour traverser le Léman, de Lausanne à Genève.

Je n'avais pas fermé l'oeil de la nuit, tant je craignais de manquer
l'heure du départ. Accablé de fatigue et roulé dans mon manteau, je pris
quelques instants de repos sur un banc. Quand j'ouvris les yeux, le
soleil se faisait déjà sentir. Un homme qui paraissait dormir également
était assis sur le même banc que moi. Au premier coup d'oeil que je
jetai sur lui, je reconnus mon ami anonyme du Simplon.

Cette rencontre aux portes de Genève m'inquiéta un peu; j'avais commis
la faute d'écrire d'Altorf à Obernay en lui donnant de ma promenade un
faux itinéraire. Cet excès de précaution devenait une maladresse
fâcheuse, si la personne qui m'avait vu sur la route de Valvèdre était
de Genève et en relation avec les Valvèdre ou les Obernay. J'aurais donc
voulu me soustraire à ses regards; mais le bateau était fort petit, et,
au bout de quelques instants, je me retrouvai face à face avec mon
aimable philosophe. Il me regardait avec attention, comme s'il eût
hésité à me reconnaître; mais son incertitude cessa vite, et il m'aborda
avec la grâce d'un homme du meilleur monde. Il me parla comme si nous
venions de nous quitter, et, s'abstenant, par grand savoir-vivre, de
toute surprise et de toute curiosité, il reprit la conversation où nous
l'avions laissée sur la route de Brigg. Je retombai sous le charme, et,
sans songer davantage à le contredire, je cherchai à profiter de cette
aimable et sereine sagesse qu'il portait en lui avec modestie, comme un
trésor dont il se croyait le dépositaire et non le maître ni
l'inventeur.

Je ne pouvais résister au désir de l'interroger, et cependant, à
plusieurs reprises, ma méditation laissa tomber l'entretien. J'éprouvais
le besoin de résumer intérieurement et de savourer sa parole. Dans ces
moments-là, croyant que je préférais être seul et ne désirant nullement
se produire, il essayait de me quitter; mais je le suivais et le
reprenais, poussé par un attrait inexplicable et comme condamné par une
invisible puissance à m'attacher aux pas de cet homme, que j'avais
résolu d'éviter. Quand nous approchâmes de Genève, les passagers, qui,
de la cabine, firent irruption sur le pont, nous séparèrent. Mon nouvel
ami fut abordé par plusieurs d'entre eux, et je dus m'éloigner. Je
remarquai que tous semblaient lui parler avec une extrême déférence;
néanmoins, comme il avait eu la délicatesse de ne pas s'enquérir de mon
nom, je crus devoir respecter également son incognito.

Une demi-heure après, j'étais à la porte d'Obernay. Le coeur me battait
avec tant de violence, que je m'arrêtai un instant pour me remettre. Ce
fut Obernay lui-même qui vint m'ouvrir; de la terrasse de son jardin, il
m'avait vu arriver.

--Je comptais sur toi, me dit-il, et me voilà pourtant dans un transport
de joie comme si je ne t'espérais plus. Viens, viens! toute la famille
est réunie, et nous attendons Valvèdre d'un moment à l'autre.

Je trouvai Alida au milieu d'une douzaine de personnes qui ne nous
permirent d'échanger que les saluts d'usage. Il y avait là, outre le
père, la mère et la fiancée d'Henri, la soeur aînée de Valvèdre,
mademoiselle Juste, personne moins âgée et moins antipathique que je ne
me la représentais, et une jeune fille d'une beauté étonnante. Bien
qu'absorbé par la pensée d'Àlida, je fus frappé de cette splendeur de
grâce, de jeunesse et de poésie, et, malgré moi, je demandai à Henri, au
bout de quelques instants, si cette belle personne était sa parente.

--Comment diable, si elle l'est! s'écria-t-il en riant, c'est ma soeur
Adélaïde! Et voici l'autre que tu n'as pas connue, comme celle-ci, dans
ton enfance; voici notre démon, ajouta-t-il en embrassant Rosa, qui
entrait.

Rosa était ravissante aussi, moins idéale que sa soeur et plus
sympathique, ou, pour mieux dire, moins imposante. Elle n'avait pas
quatorze ans, et sa tenue n'était pas encore celle d'une demoiselle bien
raisonnable; mais il y avait tant d'innocence dans sa gaieté pétulante
qu'on n'était pas tenté d'oublier combien l'enfant était près de devenir
une jeune fille.

--Quant à l'aînée, reprit Obernay, c'est la filleule de ta mère et mon
élève à moi, une botaniste consommée, je t'en avertis, et qui n'entend
pas raison avec les superbes railleurs de ton espèce. Fais attention à
ton bel esprit, si tu veux qu'elle consente à te reconnaître. Pourtant,
grâce à ta mère, qui lui fait l'honneur de lui écrire tous les ans en
réponse à ses lettres du 1er janvier, et pour qui elle conserve une
grande vénération, j'espère qu'elle ne fera pas trop mauvais accueil à
ta mine de poëte échevelé; mais il faut que ce soit ma mère qui vous
présente l'un à l'autre.

--Tout à l'heure! repris-je en voyant qu'Alida me regardait. Laisse-moi
revenir de ma surprise et de mon éblouissement.

--Tu la trouves belle? Tu n'es pas le seul; mais n'aie pas l'air de t'en
apercevoir, si tu ne veux la désespérer. Sa beauté est comme un fléau
pour elle. Elle ne peut sortir de la vieille ville sans qu'on s'attroupe
pour la voir, et elle n'est pas seulement intimidée de cette avidité des
regards, elle en est blessée et offensée. Elle en souffre véritablement,
et elle en devient triste et sauvage hors de l'intimité. Demain sera
pour elle un jour d'exhibition forcée, un jour de supplice par
conséquent. Si tu veux être de ses amis, regarde-la comme si elle avait
cinquante ans.

--A propos de cinquante ans, repris-je pour détourner la conversation,
il me semble que mademoiselle Juste n'a guère davantage. Je me figurais
une véritable duègne.

--Cause avec elle un quart d'heure, et tu verras que la duègne est une
femme d'un grand mérite. Tiens, je veux te présenter à elle; car, moi,
je l'aime, cette belle-soeur-là, et je veux qu'elle t'aime aussi.

Il ne me permit pas d'hésiter et me poussa vers mademoiselle Juste, dont
l'accueil digne et bienveillant devait naturellement me faire engager la
conversation. C'était une vieille fille un peu maigre et accentuée de
physionomie, mais qui avait dû être presque aussi belle que la soeur
d'Obernay, et dont le célibat me semblait devoir cacher quelque mystère,
car elle était riche, de bonne famille, et d'un esprit très-indépendant.
En l'écoutant parler, je trouvai en elle une distinction rare et même un
certain charme sérieux et profond qui me pénétra de respect et de
crainte. Elle me témoigna pourtant de l'intérêt et me questionna sur ma
famille, qu'elle paraissait très-bien connaître, sans pourtant rappeler
ou préciser les circonstances où elle l'avait connue.

On avait déjeuné, mais on tenait en réserve une collation pour moi et
pour M. de Valvèdre. En attendant qu'il arrivât, Henri me conduisit dans
ma chambre. Nous trouvâmes sur l'escalier madame Obernay et ses deux
filles, qui vaquaient aux soins domestiques. Henri saisit sa mère au
passage afin qu'elle me présentât en particulier à sa fille aînée.

--Oui, oui, répondit-elle avec un affectueux enjouement, vous allez vous
faire de grandes révérences, c'est l'usage; mais souvenez-vous un peu
d'avoir été compagnons d'enfance pendant un an, à Paris. M. Valigny
était alors un garçon plein de douceur et d'obligeance pour toi, ma
fille, et tu en abusais sans scrupule. A présent que tu n'es que trop
raisonnable, remercie-le du passé et parle-lui de ta marraine, qui a
continué d'être si bonne pour toi.

Adélaïde était fort intimidée; mais j'étais si bien en garde contre le
danger de l'effaroucher, qu'elle se rassura avec un tact merveilleux. En
un instant, je la vis transformée. Cette rêveuse et fière beauté s'anima
d'un splendide sourire, et elle me tendit la main avec une sorte de
gaucherie charmante qui ajoutait à sa grâce naturelle. Je ne fus pas ému
en touchant cette main pure, et, comme si elle l'eût senti, elle sourit
davantage et m'apparut plus belle encore.

C'était un type très-différent de celui d'Obernay et de Rosa, qui
ressemblaient à leur mère. Adélaïde en tenait aussi par la blancheur et
l'éclat; mais elle avait l'oeil noir et pensif, le front vaste, la
taille dégagée et les extrémités fines de son père, qui avait été un des
plus beaux hommes du pays; madame Obernay restait gracieuse et fraîche
sous ses cheveux grisonnants, et, comme Paule de Valvèdre, sans être
jolie, était extrêmement agréable: on disait dans la ville que, lorsque
les Obernay et les Valvèdre étaient réunis, ou croyait entrer dans un
musée de figures plus ou moins belles, mais toutes noblement
caractérisées et dignes de la statuaire et du pinceau.

J'avais à peine fini ma toilette, qu'Obernay vint m'appeler.

--Valvèdre est en bas, me dit-il; il t'attend pour faire connaissance et
déjeuner avec toi.

Je descendis en toute hâte; mais, à la dernière marche de l'escalier, il
me vint une terreur étrange. Une vague appréhension qui, depuis quinze
jours, m'avait souvent traversé l'esprit et qui m'était revenue
fortement dans la journée, s'empara de moi à tel point, que, voyant la
porte de la maison ouverte, j'eus envie de fuir; mais Obernay était sur
mes talons, me fermant la retraite. J'entrai dans la salle à manger. Le
repas était servi; une voix à la fois douce et mâle partait du salon
voisin. Plus d'incertitude, plus de refuge; mon inconnu du Simplon,
c'était M. de Valvèdre lui-même.

Un monde de mensonges plus impossibles les uns que les autres, un siècle
d'anxiétés remplirent le peu d'instants qui me séparaient de cette
inévitable rencontre. Qu'allais-je dire à M. de Valvèdre, à Henri, à
Paule et devant les deux familles, pour motiver ma présence aux environs
de Valvèdre, quand on m'avait cru dans le nord de la Suisse à cette même
époque? A cette crainte se joignait un sentiment de douleur inouïe et
qu'il m'était impossible de combattre par les raisonnements vulgaires de
l'égoïsme. Je l'aimais, je l'aimais d'instinct, d'entraînement, de
conviction et par fatalité peut-être, cet homme accompli que je venais
essayer de tromper, de rendre par conséquent malheureux ou ridicule!

La tête me tournait quand Obernay me présenta à Valvèdre, et j'ignore si
je réussis à faire bonne contenance. Quant à lui, il eut un très-vif
sentiment de surprise, mais tout aussitôt réprimé.

--C'est là ton ami? dit-il à Henri. Eh bien, je le connais déjà. J'ai
fait la traversée du lac avec lui ce matin, et nous avons philosophé
ensemble pendant plus d'une heure.

Il me tendit la main et serra cordialement la mienne. Adélaïde nous
appela pour déjeuner, et nous nous assîmes vis-à-vis l'un de l'autre,
lui tranquille et n'ayant aucun soupçon, puisqu'il ignorait mon
mensonge, moi aussi en train de manger que si j'allais subir la torture.
Pour m'achever, Àlida vint s'asseoir auprès de son mari d'un air
d'intérêt et de déférence, et s'efforcer, tout en causant, de deviner
quelle impression nous avions produite l'un sur l'autre.

--Je connaissais M. Valigny avant vous, lui dit-elle; je vous ai dit
qu'à Saint-Pierre il avait été notre chevalier, à Paule et à moi,
pendant qu'Obernay vous cherchait dans ces affreux glaciers.

--Je n'ai pas oublié cela, répondit Valvèdre, et je suis content d'être
l'obligé d'une personne qui m'a été sympathique à première vue.

Alida, nous voyant si bien ensemble, retourna au salon, et Adélaïde vint
prendre sa place. Je remarquai entre elle et Valvèdre une affection à
laquelle il était certainement impossible d'entendre malice, à moins
d'avoir l'esprit brutal et le jugement grossier, mais qui n'en était pas
moins frappante. Il l'avait vue toute petite, et, comme il avait
quarante ans, il la tutoyait encore, tandis qu'elle lui disait vous avec
un mélange de respect et de tendresse qui rétablissait les convenances
de famille dans leur intimité. Elle le servait avec empressement, et il
se laissait servir, disant: «Merci, ma bonne fille!» avec un accent
pleinement paternel; mais elle était si grande et si belle, et lui, il
était encore si jeune et si charmant! Je fis mon possible pour
m'imaginer que ce mari trompé consentirait de bon coeur à ne pas s'en
apercevoir, tant il était heureux père!

On se sépara bientôt pour se réunir au dîner. La famille était occupée
de mille soins pour la grande journée du lendemain. Les hommes sortirent
ensemble. Je restai seul au salon avec madame de Valvèdre et ses deux
belles-soeurs. Ce fut une nouvelle phase de mon supplice. J'attendais
avec angoisse la possibilité d'échanger quelques mots avec Alida. Paule,
appelée par madame Obernay pour essayer sa toilette de noces, sortit
bientôt; mais mademoiselle Juste était comme rivée à son fauteuil. Elle
continuait donc ses fonctions de gardienne de l'honneur de son frère en
dépit des mesures prises pour l'en dispenser. Je regardai avec attention
son profil austère, et je sentis en elle autre chose que le désir de
contrarier. Elle remplissait un devoir qui lui pesait. Elle le
remplissait en dépit de tous et d'elle-même. Son regard lucide, qui
surprenait les rougeurs d'impatience d'Alida et qui pénétrait mon
affreux malaise, semblait nous dire à l'un et à l'autre: «Croyez-vous
que cela m'amuse?»

Au bout d'une heure de conversation très-pénible dont mademoiselle Juste
et moi fîmes tous les frais, car Alida était trop irritée pour avoir la
force de le dissimuler, j'appris enfin par hasard que M. de Valvèdre, au
lieu d'accompagner ses soeurs et ses enfants jusqu'à Genève le 8
juillet, les avait confiés à Obernay pour s'arrêter autour du Simplon.
Je me hâtai d'aller au-devant de la découverte qui me menaçait, en
disant que, là précisément, j'avais rencontré M. de Valvèdre et avais
fait connaissance avec lui sans savoir son nom.

--C'est singulier, observa mademoiselle Juste; M. Obernay ne croyait pas
que vous fussiez de ce côté-là.

Je répondis avec aplomb qu'en voulant gagner la vallée du Rhône par le
mont Cervin, j'avais fait fausse route, et que j'avais profité de ma
bévue pour voir le Simplon, mais que, craignant les plaisanteries
d'Obernay sur mon étourderie à me conduire en dépit de ses instructions,
je ne m'en étais pas vanté dans ma lettre.

--Puisque vous étiez si près de Valvèdre, dit Alida avec la même
tranquillité, vous eussiez dû venir me voir.

--Vous ne m'y aviez pas autorisé, répondis-je, et je n'ai pas osé.

Mademoiselle Juste nous regarda tous les deux, et il me sembla bien
qu'elle n'était pas notre dupe.

Dès que je fus seul avec Alida, je lui parlai avec effroi de cette
fatale rencontre et lui demandai si elle ne pensait pas que son mari pût
concevoir des doutes.

--Lui jaloux? répondit-elle en haussant les épaules. Il ne me fait pas
tant d'honneur! Voyons, reprenez vos esprits, ayez du sang-froid. Je
vous avertis que vous en manquez, et qu'ici vous avez paru d'une
timidité singulière. On a déjà fait la remarque que vous n'étiez pas
ainsi à votre première apparition dans la maison.
                
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