George Sand

Valvèdre
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--Je ne vous cache pas, repris-je, que je suis sur des épines. Il me
semble à chaque instant qu'on va me demander compte de ce voyage du côté
de Valvèdre et m'écraser sous le ridicule du prétexte que je viens de
trouver. M. de Valvèdre doit m'en vouloir de m'être moqué de lui en me
donnant pour un comédien. Il est vrai qu'il s'est laissé traiter de
docteur: je le prenais pour un médecin; mais j'ai eu l'initiative de ma
méprise, et il n'a rien fait pour m'y confirmer ou pour m'en retirer,
tandis que moi...

--Vous a-t-il reparlé de cela? reprit Alida un peu soucieuse.

--Non, pas un mot là-dessus! C'est bien étrange.

--Alors c'est tout naturel. Valvèdre ne connaît pas la feinte. Il a tout
oublié; n'y pensons plus et parlons du bonheur d'être ensemble.

Elle me tendait la main. Je n'eus pas le temps de la presser contre mes
lèvres. Ses deux enfants revenaient de la promenade. Ils entraient comme
un ouragan dans la maison et dans le salon.

L'aîné était beau comme son père, et lui ressemblait d'une manière
frappante. Paolino rappelait Alida, mais en charge; il était laid. Je me
souvins qu'Obernay m'avait parlé d'une préférenc marquée de madame de
Valvèdre pour Edmond, et involontairement j'épiai les premières caresses
qui accueillirent l'un et l'autre. De tendres baisers furent prodigués à
l'aîné, et elle me le présenta en me demandant si je le trouvais joli.
Elle effleura à peine les joues de l'autre, en ajoutant:

--Quant à celui-ci, il ne l'est pas, je le sais!

Le pauvre enfant se mit à rire, et, serrant la tête de sa mère dans ses
bras:

--C'est égal, dit-il, il faut embrasser ton singe!

Elle l'embrassa en le grondant de ses manières brusques. Il lui avait
meurtri les joues avec ses baisers, où un peu de malice et de vengeance
semblait se mêler à son effusion.

Je ne sais pourquoi cette petite scène me causa une impression pénible.
Les enfants se mirent à jouer. Alida me demanda à quoi je pensais en la
regardant d'un air si sombre. Et, comme je ne répondais pas, elle ajouta
à voix basse:

--Êtes-vous jaloux d'eux? Ce serait cruel. J'ai besoin que vous me
consoliez; car je vais être séparée de l'un et de l'autre, à moins que
je ne me fixe dans cette odieuse ville de Genève. Et encore n'est-il pas
certain qu'on voulût m'y autoriser.

Elle m'apprit que M. de Valvèdre s'était décidé à confier l'éducation de
ses deux fils à l'excellent professeur Karl Obernay, père d'Henri.
Élevés dans cette heureuse et sainte maison, ils seraient tendrement
choyés par les femmes et instruits sérieusement par les hommes. Alida
devait donc se réjouir de cette décision, qui épargnait à ses enfants
les rudes épreuves du collège, et elle s'en réjouissait en effet, mais
avec des larmes qui étaient visiblement à l'adresse d'Edmond, bien
qu'elle fit son possible pour regarder comme une douleur égale
l'éloignement du petit Paul. Elle souffrait aussi d'une circonstance
toute personnelle, je veux dire l'ascendant que Juste de Valvèdre devait
prendre de plus en plus sur ses enfants. Elle avait espéré les y
soustraire, et les voyait retomber davantage sous cette influence,
puisque Juste se fixait à Genève dans la maison voisine.

J'allais lui dire que cette prévention obstinée ne me paraissait pas
bien équitable, lorsque Juste rentra et caressa les enfants avec une
égale tendresse. Je remarquai la confiance et la gaieté avec laquelle
tous deux grimpèrent sur ses genoux et jouèrent avec son bonnet, dont
elle leur laissa chiffonner les dentelles. L'espiègle Paolino le lui ôta
même tout à fait, et la vieille fille ne fit aucune difficulté de
montrer ses cheveux gris ébouriffés par ces petites mains folles. A ce
moment, je vis sur cette figure rigide une maternité si vraie et une
bonhomie si touchante, que je lui pardonnai l'humeur qu'elle m'avait
causée.

Le dîner rassembla tout le monde, excepté M. de Valvèdre, qui ne vint
que dans la soirée. J'eus donc deux ou trois heures de répit, et je pus
me remettre au diapason convenable. Il régnait dans cette maison une
aménité charmante, et je trouvai qu'Alida avait tort quand elle se
disait condamnée à vivre avec des oracles. Si l'on sentait, dans chacune
des personnes qui se trouvaient là, un fonds de valeur réelle et ce je
ne sais quoi de mûr ou de calme qui trahit l'étude ou le respect de
l'étude, on sentait aussi en elles, avec les qualités essentielles de la
vie pratique, tout le charme de la vie heureuse et digne. Sous certains
rapports, il me semblait être chez moi parmi les miens; mais l'intérieur
génevois était plus enjoué et comme réchauffé par le rayon de jeunesse
et de beauté qui brillait dans les yeux d'Adélaïde et de Rosa. Leur mère
était comme ravie dans une béatitude religieuse en regardant Paule et en
pensant au bonheur d'Henri. Paule était paisible comme l'innocence,
confiante comme la droiture: elle avait peu d'expansions vives; mais,
dans chaque mot, dans chaque regard à son fiancé, à ses parents et à ses
soeurs, il y avait comme un intarissable foyer de dévouement et
d'admiration.

Les trois jeunes filles avaient été liées dès l'enfance, elles se
tutoyaient et se servaient mutuellement. Toutes trois aimaient
mademoiselle Juste, et, bien que Paule lui eût donné tort dans ses
différends avec Alida, on sentait bien qu'elle la chérissait davantage.
Alida était-elle aimée de ces trois jeunes filles? Évidemment, Paule la
savait malheureuse et l'aimait naïvement pour la consoler. Quant aux
demoiselles Obernay, elles s'efforçaient d'avoir de la sympathie pour
elle, et toutes deux l'entouraient d'égards et de soins; mais Alida ne
les encourageait nullement, et répondait à leurs timides avances avec
une grâce froide et un peu railleuse. Elle les traitait tout bas de
femmes savantes, la petite Rosa étant déjà, selon elle, infatuée de
pédantisme.

--Cela ne paraît pourtant pas du tout, lui dis-je: l'enfant est
ravissante... et Adélaïde me parait une excellente personne.

--Oh! j'étais bien sûre que vous auriez de l'indulgence pour ces beaux
yeux-là! reprit avec humeur Alida.

Je n'osai lui répondre: l'état de tension nerveuse où je la voyais me
faisait craindre qu'elle ne se trahit.

D'autres jeunes filles, des cousines, des amies arrivèrent avec leurs
parents. On passa au jardin, qui, sans être grand, était fort beau,
plein de fleurs et de grands arbres, avec une vue magnifique au bord de
la terrasse. Les enfants demandèrent à jouer, et tout le monde s'en
mêla, excepté les gens âgés et Alida, qui, assise à l'écart, me fit
signe d'aller auprès d'elle. Je n'osai obéir. Juste me regardait, et
Rosa, qui s'était beaucoup enhardie avec moi pendant le dîner, vint me
prendre résolûment le bras, prétendant que tout le _jeune monde_ devait
jouer; son papa l'avait dit. J'essayai bien de me faire passer pour
vieux; mais elle n'en tint aucun compte. Son frère ouvrit la partie de
barres, et il était mon aîné. Elle me réclamait dans son camp, parce que
Henri était dans le camp opposé et que je devais courir aussi bien que
lui. Henri m'appela aussi, il fallut ôter mon habit et me mettre en
nage. Adélaïde courait après moi avec la rapidité d'une flèche. J'avais
peine à échapper à cette jeune Atalante, et je m'étonnais de tant de
force unie à tant de souplesse et de grâce. Elle riait, la belle fille;
elle montrait ses dents éblouissantes. Confiante au milieu des siens,
elle oubliait le tourment des regards; elle était heureuse, elle était
enfant, elle resplendissait aux feux du soleil couchant, comme ces roses
que la pourpre du soir fait paraître embrasées.

Je ne la voyais pourtant qu'avec des yeux de frère. Le ciel m'est témoin
que je ne songeais qu'à m'échapper de ce tourbillon de courses, de cris
et de rires, pour aller rejoindre Alida. Quand, par des miracles
d'obstination et de ruse, j'en fus venu à bout, je la trouvai sombre et
dédaigneuse. Elle était révoltée de ma faiblesse, de mon enfantillage;
elle voulait me parler, et je n'avais pas su faire un effort pour
quitter ces jeux imbéciles et pour venir à elle! J'étais lâche, je
craignais les propos, ou j'étais déjà charmé par les dix-huit ans et les
joues roses d'Adélaïde. Enfin elle était indignée, elle était jalouse;
elle maudissait ce jour, qu'elle avait attendu avec tant d'ardeur comme
le plus beau de sa vie.

J'étais désespéré de ne pouvoir la consoler; mais M. de Valvèdre venait
d'arriver, et je n'osais dire un mot, le sentant là. Il me semblait
qu'il entendait mes paroles avant que mes lèvres leur eussent livré
passage. Alida, plus hardie et comme dédaigneuse du péril, me reprochait
d'être trop jeune, de manquer de présence d'esprit et d'être plus
compromettant par ma terreur que je ne le serais avec de l'audace. Je
rougissais de mon inexpérience, je fis de grands efforts pour m'en
corriger. Tout le reste de la soirée, je réussis à paraître très-enjoué;
alors Alida me trouva trop gai.

On le voit, nous étions condamnés à nous réunir dans les circonstances
les plus pénibles et les plus irritantes. Le soir, retiré dans ma
chambre, je lui écrivis:

«Vous êtes mécontente de moi, et vous me l'avez témoigné avec colère.
Pauvre ange, tu souffres! et j'en suis la cause! Tu maudis ce jour tant
désiré qui ne nous a pas seulement donné un instant de sécurité pour
lire dans les yeux l'un de l'autre! Me voilà éperdu, furieux contre
moi-même et ne sachant que faire pour éviter ces angoisses et ces
impatiences qui me dévorent aussi, mais que je subirais avec
résignation, si je pouvais les assumer sur moi seul. Je suis trop jeune,
dis-tu! Eh bien, pardonne à mon inexpérience, et tiens-moi compte de la
candeur et de la nouveauté de mes émotions. Va, la jeunesse est une
force et un appui dans les grandes choses. Tu verras si, dans des périls
d'un autre genre, je suis au-dessous de ton rêve. Faut-il t'arracher
violemment à tous les liens qui pèsent sur toi? faut-il braver l'univers
et m'emparer de ta destinée à tout prix? Je suis prêt, dis un mot. Je
peux tout briser autour de nous deux... Mais tu ne le veux pas, tu
m'ordonnes d'attendre, de me soumettre à des épreuves contre lesquelles
se révolte la franchise de mon âge! Quel plus grand sacrifice pouvais-je
te faire? Je fais de mon mieux. Prends donc pitié de moi, cruelle! et
toi aussi, prends donc patience!

«Pourquoi envenimer ces douleurs par ton injustice? pourquoi me dire
qu'Adélaïde?... Non! je ne veux pas me souvenir de ce que vous m'avez
dit. C'était insensé, c'était inique! Une autre que toi! mais
existe-t-il donc d'autres femmes sur la terre? Laissons cette folie et
n'y reviens jamais. Parlons d'une circonstance qui m'a bien autrement
frappé. Tes deux enfants vont demeurer ici... Et toi, que vas-tu faire?
Cette résolution de ton mari ne va-t-elle pas modifier ta vie?
Comptes-tu retourner dans cette solitude de Valvèdre, où j'aurais si peu
le droit de vivre auprès de toi, sous les regards de tes voisins
provinciaux, et entourée de gens qui tiendront note de toutes tes
démarches? Tu avais parlé d'aller dans quelque grande ville... Songe
donc! tu le peux à présent. Dis, quand pars-tu? où allons-nous? Je ne
peux pas admettre que tu hésites. Réponds, mon âme, réponds! Un mot, et
je supporte tout ce que tu voudras pour sauver les apparences, ou
plutôt, non, je pars demain soir. Je me dis rappelé par mes parents, je
me soustrais à toutes ces misérables dissimulations qui t'exaspèrent
autant que moi, je cours t'attendre où tu voudras. Ah! viens! fuyons! ma
vie t'appartient.»

La journée du lendemain s'écoula sans que je pusse lui glisser ma
lettre. Quoi que m'en eût dit madame de Valvèdre, je n'osais trop me
confier à la Bianca, qui me semblait bien jeune et bien éveillée pour ce
rôle de dépositaire du plus grand secret de ma vie. D'ailleurs, Juste de
Valvèdre faisait si bonne garde, que j'en perdais l'esprit.

Je ne raconterai pas la cérémonie du mariage protestant. Le temple était
si près de la maison, qu'on s'y rendit à pied sous les yeux des deux
villes, ameutées en quelque sorte pour voir l'agréable mariée, mais
surtout la belle Adélaïde dans sa fraîche et pudique toilette. Elle
donnait le bras à M. de Valvèdre, dont la considération semblait mieux
que tout autre porte-respect la protéger contre les brutalités de
l'admiration. Néanmoins elle était froissée de cette curiosité
outrageante des foules, et marchait triste, les yeux baissés, belle dans
sa fierté souffrante comme une reine qu'on traînerait au supplice.

Après elle, Àlida était aussi un objet d'émotion. Sa beauté n'était pas
frappante au premier abord; mais le charme en était si profond, qu'on
l'admirait surtout après qu'elle avait passé. J'entendis faire des
comparaisons, des réflexions plus ou moins niaises. Il me sembla qu'il
s'y mêlait des suspicions sur sa conduite. J'eus envie de chercher
prétexte à une querelle; mais à Genève, si on est très-petite ville, on
est généralement bon, et ma colère eût été ridicule.

Le soir, il y eut un petit bal composé d'environ cinquante personnes qui
formaient la parenté et l'intimité des deux familles. Alida parut avec
une toilette exquise, et, sur ma prière, elle dansa. Sa grâce indolente
fit son effet magique; on se pressa autour d'elle, les jeunes gens se la
disputèrent et se montrèrent d'autant plus enfiévrés qu'elle paraissait
moins se soucier d'aucun d'eux en particulier. J'avais espéré que la
danse me permettrait de lui parler. Ce fut le contraire qui arriva, et à
mon tour je pris de l'humeur contre elle. Je l'observai en boudant,
très-disposé à lui chercher noise, si je surprenais la moindre nuance de
coquetterie. Ce fut impossible: elle ne voulait plaire à personne; mais
elle sentait, elle savait qu'elle charmait tous les hommes, et il y
avait dans son indifférence je ne sais quel air de souveraineté blasée,
mais toujours absolue, qui m'irrita. Je trouvai qu'elle parlait à ces
jeunes gens, non comme s'ils eussent eu des droits sur elle, mais comme
si elle en avait eu sur eux, et c'était, à mon gré, leur faire trop
d'honneur. Elle avait le grand aplomb des femmes du monde, et je crus
retrouver, dans ses regards à des étrangers, cette prise de possession
qui avait bouleversé et ravi mon âme. Certes, auprès d'elle, Adélaïde et
ses jeunes amies étaient de simples bourgeoises, très-ignorantes de
l'empire de leurs charmes et très-incapables, malgré l'éclat de leur
jeunesse, de lui disputer la plus humble conquête; mais qu'il y avait de
pudeur dans leur modestie, et comme leur extrême politesse était une
sauvegarde contre la familiarité! Une petite circonstance me fit
insister en moi-même sur cette remarque. Alida, en se levant, laissa
tomber son éventail; dix admirateurs se précipitèrent pour le ramasser.
Pour un peu, on se fût battu; elle le prit de la main triomphante qui le
lui présentait, sans aucune parole de remerciement, sans même un sourire
de convention, et comme si elle était trop maîtresse des volontés de cet
inconnu pour lui savoir le moindre gré de son esclavage. C'était un bon
petit provincial qui parut heureux d'une telle familiarité. En fait,
c'était de sa part une bêtise; en théorie, il avait pourtant raison.
Quand une femme dispose d'un homme jusqu'au dédain, elle le provoque
plus qu'elle ne l'éloigne, et, quoi qu'on en puisse dire, il y a
toujours un peu d'encouragement au fond de ces _mépriseries_ royales.

Pour me venger du secret dépit que j'éprouvais, je cherchai quel service
je pourrais rendre à Adélaïde, qui dansait près de moi. Je vis qu'elle
avait failli tomber en glissant sur des feuilles de rose qui s'étaient
détachées de son bouquet, et, comme elle revenait à sa place, je les
enlevai vite et adroitement. Elle parut s'étonner un peu d'un si beau
zèle, et cet étonnement même était une impression de pudeur. Je ne la
regardais pas, craignant d'avoir l'air de mendier un remerciement; mais
elle me l'adressa un instant après, quand la figure de la contredanse la
replaça près de moi.

--Vous m'avez préservée d'une chute, me dit-elle tout haut en souriant;
vous êtes toujours bon pour moi, comme _jadis!_

Bon pour elle! c'était trop de reconnaissance à coup sûr, et cela
pouvait amener une déclaration de la part d'un impertinent; mais il eût
fallu l'être jusqu'à l'imbécillité pour ne pas sentir dans l'extrême
politesse de cette chaste fille un doute d'elle-même qui imposait aux
autres un respect sans bornes.

Je n'attendis pas la fin du bal. J'y souffrais trop. Comme j'allais
gagner ma petite chambre, Valvèdre se trouva devant moi et me fit signe
de le suivre à l'écart.

--Voici l'explication, pensai-je: qu'il se décide donc enfin à me
chercher querelle, ce mystérieux personnage! Ce sera me soulager d'une
montagne qui m'étouffe!

Mais il s'agissait de bien autre chose.

--Il est arrivé ici tantôt, me dit-il, des parents de Lausanne sur
lesquels on ne comptait plus. On est forcé de leur donner l'hospitalité
et de disposer de votre chambre. Ce sont deux vieillards, et vous leur
cédez naturellement la place; mais on ne veut pas vous envoyer à
l'auberge, on vous confie à moi. J'ai mon pied-à-terre dans la ville,
tout près d'ici; voulez-vous me permettre d'être votre hôte?

Je remerciai et j'acceptai résolûment.

--S'il veut se réserver une explication chez lui, me disais-je, à la
bonne heure! j'aime mieux cela.

Il appela son domestique, qui enleva mon mince bagage, et lui-même me
prit le bras pour me conduire à son domicile. C'était une maison du
voisinage, où il me fit traverser plusieurs pièces encombrées de caisses
et d'instruments étranges, quelques-uns d'une grande dimension et qui
brillaient vaguement, dans l'obscurité, d'un éclat vitreux ou
métallique.

--C'est mon attirail de _docteur ès sciences_, me dit-il en riant. Cela
ressemble assez à un laboratoire d'alchimiste, n'est-ce pas? Vous
comprenez, ajouta-t-il d'un ton indéfinissable, que madame de Valvèdre
n'aime pas cette habitation, et qu'elle préfère l'agréable hospitalité
des Obernay? Mais vous dormirez ici fort tranquille. Voici la porte de
votre chambre, et voici la clef de la maison; car le bal n'est pas fini
là-bas, et, si vous vouliez y retourner...

--Pourquoi y retournerais-je? répondis-je affectant l'indifférence. Je
n'aime pas le bal, moi!

--N'y a-t-il donc personne dans ce bal qui vous intéresse?

--Tous les Obernay m'intéressent; mais le bal est la plus maussade
manière de jouir de la société des gens qu'on aime.

--Eh! pas toujours! Il donne une certaine animation... Quand j'étais
jeune, je ne haïssais pas ce bruit-là.

--C'est que vous avez eu l'esprit d'être jeune, monsieur de Valvèdre. A
présent, on ne l'a plus. On est vieux à vingt ans.

--Je n'en crois rien, dit-il en allumant son cigare; car il m'avait
suivi dans la chambre qui m'était destinée, comme pour s'assurer que
rien n'y manquait à mon bien-être. Je crois que c'est une prétention!

--De ma part? répondis-je un peu blessé de la leçon.

--Peut-être aussi de votre part, et sans que vous soyez pour cela
coupable ou ridicule. C'est une mode, et la jeunesse ne peut se
soustraire à son empire. Elle s'y soumet de bonne foi, parce que la plus
nouvelle mode lui paraît toujours la meilleure; mais, si vous m'en
croyez, vous examinerez un peu sérieusement les dangers de celle-ci, et
vous ne vous y laisserez pas trop prendre.

Son accent avait tant de douceur et de bonté, que je cessai de croire à
un piège tendu par sa suspicion à mon inexpérience, et, retombant sous
le charme, j'éprouvai plus que jamais tout d'un coup le besoin de lui
ouvrir mon coeur. Il y avait là quelque chose d'horrible dont je ne
saurais même aujourd'hui me rendre compte. Je souhaitais son estime, et
je courais au-devant de son affection sans pouvoir renoncer à lui
infliger le plus amer des outrages!

Il me dit encore quelques paroles qui furent comme un trait de lumière
sur le fond de sa pensée. Il me sembla qu'en m'invitant à retourner au
bal, c'est-à-dire à être jeune, naïf et croyant, il essayait de savoir
quelle impression Adélaïde avait faite sur moi et si j'étais capable
d'aimer, car le nom de cette charmante fille arriva, je ne me rappelle
plus comment, sur ses lèvres.

Je fis d'elle le plus grand éloge, autant pour paraître libre de coeur
et d'esprit vis-à-vis de sa femme que pour voir s'il éprouvait quelque
secrète douleur à propos de sa fille adoptive. Que n'aurais-je pas donné
pour découvrir qu'il l'aimait à l'insu de lui-même, et que l'infidélité
d'Alida ne troublerait pas la paix de son âme généreuse! Mais, s'il
aimait Adélaïde, c'était avec un désintéressement si vrai, ou avec une
si héroïque abnégation, que je ne pus saisir aucun trouble dans ses yeux
ni dans ses paroles.

--Je n'ajoute rien à vos éloges, dit-il, et, si vous la connaissiez
comme moi qui l'ai vue naître, vous sauriez que rien ne peut exprimer la
droiture et la bonté de cette âme-là. Heureux l'homme qui sera digne
d'être son compagnon et son appui dans la vie! C'est un si grand honneur
et une si grande félicité à envisager, que celui-là devra y travailler
sérieusement, et n'aura jamais le droit de se dire sceptique ou
désenchanté.

--Monsieur de Valvèdre, m'écriai-je involontairement, vous semblez me
dire que je pourrais aspirer...

--A conquérir sa confiance? Non, je ne puis dire cela, je n'en sais
rien. Elle vous connaît encore trop peu, et nul ne peut lire dans
l'avenir; mais vous n'ignorez pas que, dans le cas où cela arriverait,
vos parents et les siens s'en réjouiraient beaucoup.

--Henri ne s'en réjouirait peut-être pas! répondis-je.

--Henri? lui qui vous aime si ardemment? Prenez garde d'être ingrat, mon
cher enfant!

--Non, non! ne me croyez pas ingrat! Je sais qu'il m'aime, je le sais
d'autant plus qu'il m'aime en dépit de nos différences d'opinions et de
caractères; mais ces différences, qu'il me pardonne pour son compte, le
feraient beaucoup réfléchir, s'il s'agissait de me confier le sort d'une
de ses soeurs.

--Quelles sont donc ces différences? Il ne me les a pas signalées en me
parlant de vous avec effusion. Voyons, répugnez-vous à me les dire? Je
suis l'ami de la famille Obernay, et il y a eu, dans la vôtre, un homme
que j'aimais et respectais infiniment. Je ne parle pas de votre père,
qui mérite également ces sentiments-là, mais que j'ai fort peu connu; je
parle de votre oncle Antonin, un savant à qui je dois les premières et
les meilleures notions de ma vie intellectuelle et morale. Il y avait,
entre lui et moi, à peu près la même distance d'âge qui existe
aujourd'hui entre vous et moi. Vous voyez que j'ai le droit de vous
porter un vif intérêt, et que j'aimerais à m'acquitter envers sa mémoire
en devenant votre conseil et votre ami comme il était le mien.
Parlez-moi donc à coeur ouvert et dites-moi ce que le brave Henri
Obernay vous reproche.

Je fus sur le point de m'épancher dans le sein de Valvèdre comme un
enfant qui se confesse, et non plus comme un orgueilleux qui se défend.
Pourquoi ne cédai-je point à un salutaire entraînement? Il eût
probablement arraché de ma poitrine, sans le savoir et par la seule
puissance de sa haute moralité, le trait empoisonné qui devait se
tourner contre lui; mais je chérissais trop ma blessure, et j'eus peur
de la voir fermer. J'éprouvais aussi une horreur instinctive d'un pareil
épanchement avec celui dont j'étais le rival. Il fallait être résolu à
ne plus l'être, ou devenir le dernier des hypocrites. J'éludai
l'explication.

--Henri me reproche précisément, lui répondis-je, le scepticisme, cette
maladie de l'âme dont vous voulez me guérir; mais ceci nous mènerait
trop loin ce soir, et, si vous le permettez, nous en causerons une autre
fois.

--Allons, dit-il, je vois que vous avez envie de retourner au bal, et
peut-être sera-ce un meilleur remède à vos ennuis que tous mes
raisonnements. Un seul mot avant que je vous donne le bonsoir...
Pourquoi m'avez-vous dit, à notre première rencontre, que vous étiez
comédien?

--Pour me sauver d'une sotte honte! Vous m'aviez surpris parlant tout
seul.

--Et puis, en voyage, on aime à mystifier les passants, n'est-il pas
vrai?

--Oui! on fait l'agréable vis-à-vis de soi-même, on se croit fort
spirituel, et on s'aperçoit tout d'un coup que l'on n'est qu'un
impertinent de mauvais goût en présence d'un homme de mérite.

--Allons, allons, reprit en riant Valvèdre, le pauvre homme de mérite
vous pardonne de tout son coeur et ne racontera rien de ceci à la bonne
Adélaïde.

J'étais fort embarrassé de mon rôle, et, par moments, je me persuadais,
malgré la liberté d'esprit de M. de Valvèdre, que, s'il avait en dépit
de lui-même quelque velléité de jalousie, c'était bien plus à propos
d'Adélaïde qu'à propos de sa femme. Je me maudissais donc d'être
toujours dans la nécessité de le faire souffrir. Pourtant je me
rappelais les premières paroles qu'il m'avait dites au Simplon: «J'ai
beaucoup aimé une femme qui est morte.» Il aimait donc en souvenir, et
c'est là qu'il puisait sans doute la force de n'être ni jaloux de sa
femme, ni épris d'une autre.

Quoi qu'il en soit, je voulus au moins le délivrer d'un trouble
possible, en lui disant que je me trouvais encore trop jeune pour songer
au mariage, et que, si je venais à y songer, ce serait lorsque Rosa
serait en âge de quitter sa poupée.

--Rosa! répondit-il avec quelque vivacité. Eh! mais oui... vos âges
s'accorderont peut-être mieux alors! Je la connais autant que l'autre,
et c'est un trésor aussi que cette enfant-là. Mais partez donc et faites
danser mon petit diable rose. Allons, allons! vous n'êtes pas encore
aussi vieux que vous le prétendiez!

Il me tendit la main, cette main loyale qui brûlait la mienne, et je
m'enfuis comme un coupable, pendant qu'il disparaissait au milieu de ses
télescopes et de ses alambics.




VI


Je retournai chez les Obernay. On dansait encore; mais Alida,
secrètement blessée de mon départ, s'était retirée. Le jardin était
illuminé; on s'y promenait par groupes dans l'intervalle des
contredanses et des valses. Il n'y avait aucun moyen de nouer un mystère
quelconque dans cette fête modeste, pleine de bonhomie et d'honnête
abandon. Je ne vis pas reparaître Valvèdre, et j'affectai, devant
mademoiselle Juste, qui tenait bon jusqu'à la fin, beaucoup de gaieté et
de liberté d'esprit. On proposa un cotillon, et les jeunes filles
décidèrent que tout le monde en serait. J'allai inviter mademoiselle
Juste, Henri ayant invité sa mère.

--Quoi! me dit en souriant la vieille fille, vous voulez que je danse
aussi, moi? Eh bien, soit. Je ferai avec vous une fois le tour de la
salle; après quoi, je serai libre de me faire remplacer par une danseuse
dont je vais m'assurer d'avance.

Je ne pus voir à qui elle s'adressait; il y avait un peu de confusion
pour prendre place. Je me trouvai avec elle vis-à-vis de M. Obernay père
et d'Adélaïde. Quand ils eurent ouvert la figure, les deux graves
personnages se firent signe et s'éclipsèrent. Je devenais le cavalier
d'Adélaïde, avec laquelle je n'avais pas osé danser sous les yeux
d'Alida, et qui me tendit sa belle main avec confiance. Elle n'y
entendait certes pas malice; mais mademoiselle Juste savait bien ce
qu'elle faisait. Elle parlait bas au père Obernay en nous regardant d'un
air moitié bienveillant, moitié railleur. La figure candide du vieillard
semblait lui répondre: «Vous croyez? Moi, je n'en sais rien, ce n'est
pas impossible.»

Oui, je l'ai su plus tard, ils parlaient du mariage autrefois vaguement
projeté avec mes parents. Juste, sans rien savoir de mon amour pour
Alida, pressentait quelque charme déjà jeté sur moi par l'enchanteresse,
et elle s'efforçait de le faire échouer en me rapprochant de ma fiancée.
Ma fiancée! cette splendide et parfaite créature eût pu être à moi! Et
moi, je préférais à une vie excellente et à de célestes félicités les
orages de la passion et le désastre de mon existence! Je me disais cela
en tenant sa main dans la mienne, en affrontant les magnificences de son
divin sourire, en contemplant les perfections de tout son être pudique
et suave! Et j'étais fier de moi, parce qu'elle n'éveillait en moi aucun
instinct, aucun germe d'infidélité envers ma dangereuse et terrible
souveraine! Ah! si elle eut pu lire dans mon âme, celle qui la possédait
si entièrement! Mais elle y lisait à contre-sens, et son oeil irrité me
condamnait au moment de mon plus pur triomphe sur moi-même; car elle
était là, cette magicienne haletante et jalouse, elle m'épiait d'un oeil
troublé par la fièvre. Quelle victoire pour Juste, si elle eût pu le
deviner!

L'appartement de madame de Valvèdre était au-dessus de la salle où l'on
dansait. D'un cabinet de toilette en entre-sol, on pouvait voir tout ce
qui se passait en bas par une rosace masquée de guirlandes. Alida avait
voulu jeter machinalement un dernier regard sur la petite fête; elle
avait écarté le feuillage, et, me voyant là, elle était restée clouée à
sa place. Et moi, me sentant sous les yeux de Juste, je croyais être un
grand diplomate et servir habilement la cause de mon amour en m'occupant
d'Adélaïde et en jouant le rôle d'un petit jeune homme enivré de
mouvement et de gaieté!

Aussi le lendemain, quand j'eus réussi à faire tenir ma lettre à madame
de Valvèdre, je reçus une réponse foudroyante. Elle brisait tout, elle
me rendait ma liberté. Dans la matinée, Juste et Paule avaient parlé
devant elle de mon union projetée avec Adélaïde et d'une récente lettre
de ma mère à madame Obernay, où ce désir était délicatement exprimé.

«Je ne savais rien de tout cela, disait Alida, vous me l'aviez laissé
ignorer. En apprenant que votre voyage en Suisse n'avait pas eu d'autre
but que la poursuite de ce mariage, et en voyant de mes propres yeux,
cette nuit, combien vous étiez ravi de la beauté de votre future, je me
suis expliqué votre conduite depuis trois jours. Dès que vous êtes entré
dans cette maison, dès que vous avez vu celle qu'on vous destinait,
votre manière d'être avec moi a entièrement changé. Vous n'avez pas su
trouver un instant pour me parler en secret, vous n'avez pas pu inventer
le plus petit expédient, vous qui savez si bien pénétrer dans les
forteresses par-dessus les murs, quand le désir vient en aide à votre
génie. Vous avez été vaincu par l'éclat de la jeunesse, et, moi, j'ai
pâli, j'ai disparu comme une étoile de la nuit devant le soleil levant.
C'est tout simple. Enfant, je ne vous en veux pas; mais pourquoi manquer
de franchise? pourquoi m'avoir fait souffrir mille tortures? pourquoi,
sachant que je haïssais à bon droit certaine vieille fille, l'avoir
traitée avec une vénération ridicule? N'avez-vous pas senti déjà des
mouvements de malveillance, presque d'aversion, contre la malheureuse
Alida? Il me semble que, dans un moment, l'unique moment où vos regards,
sinon vos paroles, pouvaient me rassurer, vous m'avez fait entendre que
j'étais, selon vous, une mauvaise mère. Oui, oui, on vous avait déjà dit
cela, que je préférais mon bel Edmond à mon pauvre Paul, que celui-ci
était une victime de ma partialité, de mon injustice: c'est le thème
favori de mademoiselle Juste, et elle avait bien réussi à le persuader à
mon mari, qui m'estime; elle a dû réussir plus vite à le prouver à mon
amant, qui ne m'estime pas!

»Allons! il faut se placer au-dessus de ces misères! Il faut que je
dédaigne tout cela, et que je vous apprenne que, si je suis une personne
odieuse, au moins j'ai la fierté qui convient à ma situation.
Épargnez-vous de vains mensonges; vous aimez Adélaïde et vous serez son
mari, je vais vous y aider de tout mon pouvoir. Renvoyez-moi mes lettres
et reprenez les vôtres. Je vous pardonne de tout mon coeur comme on doit
pardonner aux enfants. J'aurai plus de peine à m'absoudre moi-même de ma
folie et de ma crédulité.»

Ainsi ce n'était pas assez de la situation terrible où nous nous
trouvions vis-à-vis de la famille et de la société: il fallait que le
désespoir, la jalousie et la colère missent en cendre nos pauvres coeurs
déjà battus en ruine!

Je fus pris d'un accès de rage contre la destinée, contre Alida et
contre moi-même. J'allai faire mes adieux à la famille Obernay, et je
repartis pour mon prétendu voyage d'agrément; mais je m'arrêtai à deux
lieues de Genève, en proie à une terreur douloureuse. Je n'avais pas
pris congé de madame de Valvèdre; elle était sortie quand j'étais allé
faire mes adieux. En rentrant et en apprenant ma brusque résolution,
elle était bien femme à se trahir; mon départ, au lieu de la sauver,
pouvait la perdre... Je revins sur mes pas, incapable d'ailleurs de
supporter la pensée de ses souffrances. Je feignis d'avoir oublié
quelque chose chez Obernay, et j'y arrivai avant qu'Alida fût rentrée.
Où donc était-elle depuis le matin? Adélaïde et Rosa étaient seules à la
maison. Je me hasardai à leur demander si madame de Valvedre avait aussi
quitté Genève. Je regrettais de ne l'avoir pas saluée. Adélaïde me
répondit avec une sainte tranquillité que madame de Valvèdre était à la
chapelle catholique au bas de la rue. Et, comme elle prenait mon trouble
pour de la surprise, elle ajouta:

--Est-ce que cela vous étonne? Elle est fervente papiste, et, nous
autres hérétiques, nous respectons toute sincérité. C'est demain, nous
a-t-elle dit, l'anniversaire de la mort de sa mère; et elle se reproche
de nous avoir fait, cette nuit, le sacrifice de danser. Elle veut s'en
confesser, commander une messe, je crois... Enfin, si vous vouliez
prendre congé d'elle, attendez-la.

--Non, répondis-je, vous voudrez bien lui exprimer mes regrets.

Les deux soeurs essayèrent de me retenir, pour causer, disaient-elles,
une bonne surprise à Henri, qui allait rentrer. Adélaïde insista
beaucoup; mais, comme je ne cédai pas, et que, sans m'en vouloir, elle
me dit amicalement adieu et gaiement bon voyage, je vis que cette
simplicité de manières bienveillantes ne couvrait aucun regret
déchirant.

Je fus à peine dehors, que je me dirigeai vers la petite église. J'y
entrai; elle était déserte. Je fis le tour de la nef; dans un coin
obscur et froid, je vis, entre un confessionnal et l'angle de la
muraille, une femme habillée de noir, agenouillée sur le pavé, et comme
écrasée sous le poids d'une douleur extatique. Elle était couverte de
tant de voiles, que j'hésitai à la reconnaître. Enfin je devinai ses
formes délicates sous le crêpe de son deuil, et je me hasardai à lui
toucher le bras. Ce bras roidi et glacé ne sentit rien. Je me précipitai
sur elle, je la soulevai, je l'entraînai. Elle se ranima faiblement et
fit un effort pour me repousser.

--Où me conduisez-vous? dit-elle avec égarement.

--Je n'en sais rien! à l'air, au soleil! vous êtes mourante.

--Ah! il fallait donc me laisser mourir!... j'étais si bien!

Je poussai au hasard une porte latérale qui se présenta devant moi, et
je me trouvai dans une ruelle étroite et peu fréquentée. Je vis un
jardin ouvert. Alida, sans savoir où elle était, put marcher jusque-là.
Je la fis entrer dans ce jardin et s'asseoir sur un banc au soleil. Nous
étions chez des inconnus, des maraîchers; les patrons étaient absents.
Un journalier qui travaillait dans un carré de légumes nous regarda
entrer, et, supposant que nous étions de la maison, il se remit à
l'ouvrage sans plus s'occuper de nous.

Le hasard amenait donc ce tête-à-tête impossible! Quand Alida se sentit
ranimée par la chaleur, je la conduisis au bout de ce jardin assez
profond, qui remontait la colline de la vieille ville, et je m'assis
auprès d'elle sous un berceau de houblon.

Elle m'écouta longtemps sans rien dire; puis, me laissant prendre ses
mains tièdes et tremblantes, elle s'avoua désarmée.

--Je suis brisée, me dit-elle, et je vous écoute comme dans un rêve.
J'ai prié et pleuré toute la journée, et je ne voulais reparaître devant
mes enfants que quand Dieu m'aurait rendu la force de vivre; mais Dieu
m'abandonne, il m'a écrasée de honte et de remords sans m'envoyer le
vrai repentir qui inspire les bonnes résolutions. J'ai invoqué l'âme de
ma mère, elle m'a répondu: «Le repos n'est que dans la mort!» J'ai senti
le froid de la dernière heure, et, loin de m'en défendre, je m'y suis
abandonnée avec une volupté amère. Il me semblait qu'en mourant là, aux
pieds du Christ, non pas assez rachetée par ma foi, mais purifiée par ma
douleur, j'aurais au moins le repos éternel, le néant pour refuge. Dieu
n'a pas plus voulu de ma destruction que de mes pleurs. Il vous a amené
là pour me forcer à aimer, à brûler, à souffrir encore. Eh bien, que sa
volonté soit faite! Je suis moins effrayée de l'avenir depuis que je
sais que je peux mourir de fatigue et de chagrin quand le fardeau sera
trop lourd.

Alida était si saisissante et si belle dans son voluptueux accablement,
que je trouvai l'éloquence d'un coeur profondément ému pour la
convaincre et la rappeler à la vie, à l'amour et à l'espérance. Elle me
vit si navré de sa peine, qu'à son tour elle eut pitié de moi et se
reprocha mes pleurs. Nous échangeâmes les serments les plus
enthousiastes d'être à jamais l'un à l'autre, quoi qu'il pût arriver de
nous; mais, en nous séparant, qu'allions-nous faire? J'étais parti pour
toutes les personnes que nous connaissions à Genève. L'heure avançait,
on pouvait s'inquiéter de l'absence de madame de Valvèdre et la
chercher.

--Rentrez, lui dis-je; je dois quitter cette ville, où nous sommes
entourés de dangers et d'amertumes. Je me tiendrai dans les environs, je
m'y cacherai et je vous écrirai. Il faut absolument que nous trouvions
le moyen de nous voir avec sécurité et d'arranger notre avenir d'une
manière décisive.

--Écrivez à la Bianca, me dit-elle; j'aurai vos lettres plus vite que
par la _poste restante_. Je resterai à Genève pour les recevoir, et, de
mon côté, je réfléchirai à la possibilité de nous revoir bientôt.

Elle redescendit le jardin, et j'y restai après elle pour qu'on ne nous
vît pas sortir ensemble. Au bout de dix minutes, j'allais me retirer,
lorsque je m'entendis appeler à voix basse. Je tournai la tête; une
petite porte venait de s'ouvrir derrière moi dans le mur. Personne ne
paraissait, je n'avais pas reconnu la voix; on m'avait appelé par mon
prénom. Était-ce Obernay? Je m'avançai et vis Moserwald, qui m'attirait
vers lui par signes, d'un air de mystère.

Dès que je fus entré, il referma la porte derrière nous, et je me
trouvai dans un autre enclos, désert, cultivé en prairie, ou plutôt
abandonné à la végétation naturelle, où paissaient deux chèvres et une
vache. Autour de cet enclos si négligé régnait une vigne en berceau
soutenue par un treillage tout neuf à losanges serrées. C'est sous cet
abri que Moserwald m'invitait à le suivre. Il mit le doigt sur ses
lèvres et me conduisit sous l'auvent d'une sorte de masure située à l'un
des bouts de l'enclos. Là, il me parla ainsi:

--D'abord faites attention, mon cher! Tout ce qui se dit sous la treille
peut être entendu à droite et à gauche à travers les murs, qui ne sont
ni épais ni hauts. A gauche, vous avez le jardin de Manassé, un de mes
pauvres coreligionnaires qui m'est tout dévoué; c'est là que vous étiez
tout à l'heure avec _elle_, j'ai tout entendu! A droite, le mur est
encore plus perfide, je l'ai fait amincir et percer d'ouvertures
imperceptibles qui permettent de voir et d'entendre ce qui se passe dans
le jardin des Obernay. Ici, entre les deux enclos, vous êtes chez moi.
J'ai acheté ce lopin de terre pour être auprès d'_elle_, pour la
regarder, pour l'écouter, pour surprendre ses secrets, s'il est
possible. J'ai fait le guet pour rien tous ces jours-ci; mais,
aujourd'hui, en écoutant par hasard de l'autre côté, j'en ai appris plus
que je ne voudrais en savoir. N'importe, c'est un fait accompli. Elle
vous aime, je n'espère plus rien; mais je reste son ami et le vôtre. Je
vous l'avais promis, je n'ai qu'une parole. Je vois que vous êtes
grandement affligés et tourmentés tous les deux. Je serai, moi, votre
providence. Restez caché ici; la baraque n'est pas belle, mais elle est
assez propre en dedans. Je l'ai fait arranger en secret et sans bruit,
sans que personne s'en soit douté, il y a déjà six mois, lorsque
j'espérais qu'_elle_ serait, un jour ou l'autre, touchée de mes soins,
et qu'elle daignerait venir se reposer là... Il n'y faut plus songer!
Elle y viendra pour vous. Allons, mon argent et mon savoir-faire ne
seront pas tout à fait perdus, puisqu'ils serviront à son bonheur et au
vôtre. Adieu, mon cher. Ne vous montrez pas, ne vous promenez pas le
jour dans l'endroit découvert; on pourrait vous voir des maisons
voisines. Écrivez des lettres d'amour tant que le soleil brille, ou ne
prenez l'air que sous le berceau. A la nuit noire, vous pourrez vous
risquer dans la campagne, qui commence à deux pas d'ici. Manassé va être
à vos ordres. Il vous fera d'assez bonne cuisine; il renverra les
ouvriers, qui pourraient causer. Il portera vos lettres au besoin et les
remettra avec une habileté sans pareille. Fiez-vous à lui; il me doit
tout, et dans un instant il va savoir qu'il vous appartient pour trois
jours. Trois jours, c'est bien assez pour se concerter, car je vois que
vous cherchez le moyen de vous réunir. Cela finira par un enlèvement! je
m'y attends bien. Prenez garde pourtant; ne faites rien sans me
consulter. On peut assurer son bonheur sans perdre la position d'une
femme. Ne soyez pas imprudent, conduisez-vous en homme d'honneur, ou
bien, ma foi! je crois que je me mettrais contre vous, et que, malgré
mon peu de goût pour les duels, il faudrait nous couper la gorge...
Adieu, adieu, ne me remerciez pas! Ce que je fais, je le fais par
égoïsme; c'est encore de l'amour! mais c'est de l'amour désespéré.
Adieu!... Ah! à propos, il faut que je retire de là quelques papiers;
entrons.

Abasourdi et irrésolu, je le suivis dans l'intérieur de ce hangar en
ruine, tout chargé de lierre et de joubarbes. Une petite construction
neuve s'abritait sous cette carapace et s'ouvrait de l'autre côté du
jardin sur un étroit parterre éblouissant de roses. L'appartement
mystérieux se composait de trois petites pièces d'un luxe inouï.

--Tenez, dit Moserwald en me montrant, sur une console de rouge antique,
une coupe d'or ciselé remplie jusqu'aux bords de perles fines
très-grosses, je laisse cela ici. C'est le collier que je lui destinais
à sa première visite, et, à chaque visite, la coupe eût contenu quelque
autre merveille; mais, dans ce temps-là, vous savez, elle n'a pas
seulement daigné voir ma figure!... N'importe, vous lui offrirez ces
perles de ma part... Non, elle les refuserait; vous les lui donnerez
comme venant de vous. Si elle les méprise, qu'elle en fasse un collier à
son chien! Si elle n'en veut pas, qu'elle les sème dans les orties! Moi,
je ne veux plus les voir, ces perles que j'avais choisies une à une dans
les plus beaux apports du Levant. Non, non, cela me ferait mal de les
regarder. Ce n'est pas là ce que je voulais retirer d'ici. C'est un
paquet de brouillons de lettres que je voulais lui écrire. Il ne faut
pas qu'elle les trouve et qu'elle s'en moque. Ah! voyez, le paquet est
gros! Je lui écrivais tous les jours, quand elle était ici; mais, quand
il s'agissait de cacheter et d'envoyer, je n'osais plus. Je sentais que
mon style était lourd, mon français incorrect... Que n'aurais-je pas
donné pour savoir tourner cela comme vous le savez dans doute! Mais on
ne me l'a point appris, et j'avais peur de la faire rire, moi qui me
sentais tout en feu en écrivant. Allons, je remporte ma poésie, et je
pars. Ne me parlez pas... Non, non! pas un mot; adieu. J'ai le coeur
gros. Si vous m'empêchiez de me dévouer pour elle, je vous tuerais et je
me tuerais ensuite... Ah! ceci me fait penser... Quand on a des
rendez-vous avec une femme, il ne faut pas se laisser surprendre et
assassiner. Voilà des pistolets dans leur boîte. Ils sont bons, allez!
on les a faits pour moi, et aucun souverain n'en a de pareils...
Écoutez! encore un mot! si vous voulez me voir, Manassé vous déguisera
et vous conduira dans la soirée à mon hôtel. Il vous fera entrer sans
que personne vous remarque. Fût-ce au milieu de la nuit, je vous
recevrai. Vous aurez besoin de mes conseils, vous verrez! Adieu, adieu!
soyez heureux, mais rendez-la heureuse.

Il me fut impossible d'interrompre ce flux de paroles, où le grossier et
le ridicule des détails étaient emportés par un souffle de passion
exaltée et sincère. Il se déroba à mes refus, à mes remerciements, à mes
dénégations, dont, au reste, je sentais bien l'inutilité. Il tenait mon
secret, et il fallait lui laisser exercer son dévouement ou craindre son
dépit. Il me repoussa dans le casino, il m'enferma dans le jardin, et je
me soumis, et je l'aimai en dépit de tout; car il pleurait à chaudes
larmes, et je pleurais aussi comme un enfant brisé par des émotions
au-dessus de ses forces.

Quand j'eus repris un peu mes sens et résumé ma situation, j'eus horreur
de ma faiblesse.

--Non certes, m'écriai-je intérieurement, je n'attirerai pas Alida dans
ce lieu, où son image a été profanée par des espérances outrageantes.
Elle ne verrait qu'avec dégoût ce luxe et ces présents que lui destinait
un amour indigne d'elle. Et, moi-même, je souffre ici comme dans un air
malsain chargé d'idées révoltantes. Je n'écrirai pas d'ici a Alida; je
sortirai ce soir de ce refuge impur pour n'y jamais rentrer!

La nuit approchait. Dès qu'elle fut sombre, je priai Manassé, qui était
venu prendre mes ordres, de me conduire chez Moserwald; mais Moserwald
arrivait au même instant pour s'informer de moi, et nous rentrâmes
ensemble dans le casino, où, sur l'ordre de son maître, Manassé nous
servit un repas très-recherché.

--Mangeons d'abord, disait Moserwald. Je ne serais pas rentré ici au
risque d'y rencontrer une personne qui ne doit pas m'y voir; mais
puisque vous me dites qu'elle n'y viendra pas, et puisque vous vouliez
venir me parler, nous serons plus tranquilles ici que chez moi. Vous
n'aviez pas pensé à dîner, je m'en doutais. Moi, je n'y songeais que
pour vous, mais voilà que je me sens tout à coup grand'faim. J'ai tant
pleuré! Je vois qu'on a raison de le dire: les larmes creusent
l'estomac.

Il mangea comme quatre; après quoi, les vins d'Espagne aidant à la
digestion de ses pensées, il me dit naïvement:

--Mon cher, vous me croirez si vous voulez, mais, depuis six mois, voici
le premier repas que je fais. Vous avez bien vu qu'à Saint-Pierre je
n'avais pas d'appétit. Outre ma mélancolie habituelle, j'avais l'amour
en tête. Eh bien, la secousse d'aujourd'hui m'a guéri le corps en
m'apaisant l'imagination. Vrai, je me sens tout autre, et l'idée que je
fais enfin quelque chose de bon et de grand me relève au-dessus de ma
vie ordinaire. N'en riez pas! En feriez-vous autant a ma place? Ce n'est
pas sûr!... Vous autres beaux esprits, vous avez pour vous l'éloquence.
Cela doit user le coeur à la longue!... Mais nous voilà seuls. Manassé
ne reviendra pas sans que je le sonne, car, vous voyez, il y a là un
cordon qui glisse sous les treilles et qui aboutit à sa maisonnette,
dans l'enclos voisin. Parlez: que vouliez-vous me dire? et pourquoi
prétendez-vous que madame de Valvèdre ne peut pas venir ici?

Je le lui expliquai sans détour. Il m'écouta avec toute l'attention
possible comme s'il eût voulu s'aviser et s'instruire des délicatesses
de l'amour; puis il reprit la parole.

--Vous vous méprenez sur mes espérances, dit-il; je n'en avais pas.

--Vous n'en aviez pas, et vous faisiez décorer cette maisonnette, vous
choisissiez une à une les plus belles perles d'Orient?...

--Je n'espérais rien de ces moyens-là, surtout depuis l'affaire de la
bague. Faut-il vous répéter que, pour moi, je n'y voyais que des
hommages désintéressés, des preuves de dévouement, la joie de procurer
un petit plaisir féminin à une femme recherchée? Vous ne comprenez pas
cela, vous! Vous vous êtes dit: «Je mériterai et j'obtiendrai l'amour
par mes talents et ma rhétorique.» Moi, je n'ai pas de talents. Toute ma
valeur est dans ma richesse. Chacun offre ce qu'il a, que diable! Je
n'ai jamais eu la pensée d'acheter une femme de ce mérite; mais, si par
ma passion j'avais pu la convaincre, où eût été l'offense quand je
serais venu mettre mes trésors sous ses pieds? Tous les jours, l'amour
exprime sa reconnaissance par des dons, et, quand un nabab offre des
bouquets de pierreries, c'est comme si vous offriez un sonnet dans une
poignée de fleurs des champs.

--Je vois, lui dis-je, que nous ne nous entendrons pas sur ce point.
Admettez, si vous voulez, que j'ai un scrupule déraisonnable, mais
sachez que ma répugnance est invincible. Jamais, je vous le déclare,
Alida ne viendra ici.

--Vous êtes un ingrat! fit Moserwald en levant les épaules.

--Non, m'écriai-je, je ne veux pas être ingrat! Je vois que vous ne
m'avez pas trompé en me disant qu'il y avait en vous des trésors de
bonté. Ces trésors-là, je les accepte. Vous savez le secret de ma vie.
Vous l'avez surpris, je n'ai donc pas eu le mérite de vous le confier,
et pourtant je le sens en sûreté dans votre coeur. Vous voulez me
conseiller dans l'emploi des moyens matériels qui peuvent assurer ou
compromettre le bonheur et la dignité de la femme que j'aime? Je crois à
votre expérience, vous connaissez mieux que moi la vie pratique. Je vous
consulterai, et, si vous me conseillez bien, ma reconnaissance sera
éternelle. Toutes mes répulsions pour certains côtés de votre nature
seront vivement combattues et peut-être effacées en moi par l'amitié. Il
en est déjà ainsi; oui, j'ai pour vous une réelle affection, j'estime en
vous des qualités d'autant plus précieuses qu'elles sont natives et
spontanées. Ne me demandez pas autre chose, ne cherchez jamais à me
faire accepter des services d'une valeur vénale. Vous n'êtes que riche,
dites-vous, et chacun offre ce qu'il peut! Vous vous calomniez: vous
voyez bien que vous avez une valeur morale, et que c'est par là que vous
avez conquis ma gratitude et mon affection.
                
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