Le pauvre Moserwald me serra dans ses bras en recommençant à pleurer.
--J'ai donc enfin un ami! s'écria-t-il, un véritable ami, qui ne me
coûte pas d'argent! Ma foi, c'est le premier, et ce sera le seul. Je
connais assez l'humanité pour avoir cela. Eh bien, je le garderai comme
la prunelle de mes yeux, et vous, comme mon ami, prenez mon coeur, mon
sang et mes entrailles. Nephtali Moserwald est à vous à la vie et à la
mort.
Après ces effusions, où il trouva le moyen d'être comique et pathétique
en même temps, il me déclara qu'il fallait parler raison sur le point
capital, l'avenir de madame de Valvèdre. Je lui racontai comment je
m'étais lié à mon insu avec le mari, et, sans lui rien confier des
orages de mon amour, je lui fis comprendre que des relations ordinaires
protégées par l'hypocrisie des convenances étaient impossibles entre
deux caractères entiers et passionnés. Il me fallait posséder l'âme
d'Alida dans la solitude, j'étais incapable de ruser avec son mari et
son entourage.
--Vous avez grand tort d'être ainsi, répondit Moserwald. C'est un
puritanisme qui rendra toutes choses bien difficiles; mais, si vous êtes
cassant et maladroit, ce qu'il y a encore de plus habile, c'est de
disparaître. Eh bien, cherchons les moyens. M. de Valvèdre est riche et
sa femme n'a rien. Je me suis informé à de bonnes sources, et je sais
des choses que vous ignorez probablement; car vous avez traité
d'injurieux mon amour pour elle, et pourtant, par le fait, le vôtre lui
sera plus nuisible. Savez-vous qu'on peut l'épouser, cette femme
charmante, et que ma fortune me permettait d'y prétendre?
--L'épouser! Que dites-vous? Elle n'est donc pas mariée?...
--Elle est catholique, Valvèdre est protestant, et ils se sont mariés
selon le rite de la confession d'Augsbourg, qui admet le divorce. Bien
que M. de Valvèdre soit, à ce qu'on dit, un grand philosophe, il n'a pas
voulu faire acte de catholicité, et, bien qu'Alida et sa mère fussent
très-orthodoxes, ce mariage était si beau pour une fille sans avoir, que
l'on n'insista pas pour le faire ratifier par votre Église et par les
lois civiles qui confirment l'indissolubilité. On assure que madame de
Valvèdre s'est affectée plus tard de ce genre d'union qui ne lui
paraissait pas assez légitime, mais que rien n'a pu décider son mari à
se dénationaliser, civilement et religieusement parlant. Donc, le jour
où Valvèdre sera mécontent de sa femme, il pourra la répudier, qu'elle y
consente ou non et la laisser à peu près dans la misère. Ne jouez pas
avec la situation, Francis! vous n'avez rien, et il y a dix ans que
cette femme vit dans l'aisance. La misère tue l'amour!
--Elle ne connaîtra pas la misère; je travaillerai.
--Vous ne travaillerez pas de longtemps, vous êtes trop amoureux.
L'amour emporte le génie, je le sais par expérience, moi qui n'avais
qu'un gros bon sens, et qui suis parfaitement devenu fou! Je n'ai pas
fait une seule bonne affaire depuis que j'avais cette folie en tête.
Heureusement, j'en avais fait auparavant; mais revenons à vous, et
supposons, si vous voulez, que vous ferez, malgré l'amour, des vers
magnifiques. Savez-vous ce que cela rapporte? Rien quand on n'est pas
connu, et fort peu quand on est célèbre. Il arrive même très-souvent
que, pour commencer, il faut être son propre éditeur, sauf à vendre une
demi-douzaine d'exemplaires. Croyez-moi, la poésie est un plaisir de
prince. Ne songez à elle qu'à vos moments perdus. Je vous trouverai bien
un emploi, mais il faudra s'en occuper et s'y tenir. Des chiffres, cela
ne vous amusera pas, et si Alida s'ennuie dans la ville où vous vous
fixerez!... Je vous l'ai dit la première fois que je vous ai vu, vous
devriez faire des affaires. Vous n'y entendez rien, mais cela s'apprend
plus vite que le grec et le latin, et, avec de bons conseils, on peut
arriver, pourvu qu'on n'ait pas de scrupules exagérés et des idées
fausses sur le mécanisme social.
--Ne me parlez pas de cela, Moserwald! répondis-je avec vivacité. Vous
passez pour un honnête homme, ne me dites rien des opérations qui vous
ont enrichi. Laissez-moi croire que la source est pure. Je risquerais,
ou de ne pas comprendre, ou de me trouver dans un désaccord terrible
avec vous. D'ailleurs, mon jugement là-dessus est fort inutile; il y a
un premier et insurmontable obstacle, c'est que je n'ai pas le plus
mince capital à risquer.
--Mais, moi, je veux risquer pour vous... Je ne vous associerai qu'aux
bénéfices!
--Laissons cela; c'est impossible!
--Vous ne m'aimez pas!
--Je veux vous aimer en dehors des questions d'intérêt, je vous l'ai
dit. Faut-il s'expliquer?... Les causes et les circonstances de notre
amitié sont exceptionnelles; ce qu'un ami ordinaire pourrait peut-être
accepter de vous très-naturellement, moi, je dois le refuser.
--Oui, je comprends, vous vous dites que, par le fait, c'est à moi
qu'Alida devrait son bien-être!... Alors n'en parlons plus; mais le
diable m'emporte si je sais ce que vous allez devenir! Il faudrait, pour
vous donner un bon conseil, savoir les dispositions du mari.
--Cela est impossible. L'homme est impénétrable.
--Impénétrable!... Bah! si je m'en mêlais!
--Vous?
--Eh bien, oui, moi, et sans paraître en aucune façon.
--Expliquez-vous.
--Il a bien confiance en quelqu'un, ce mari?
--Je n'en sais rien.
--Mais, moi, je le sais! Il ouvre quelquefois le verrou de sa cervelle
pour votre ami Obernay... Je l'ai écoulé parler, et, comme il mêlait de
la science à sa conversation, je n'ai pas bien compris; mais il m'a paru
un homme chagrin ou préoccupé. Cependant il n'a nommé personne. Il
parlait peut-être d'une autre femme que la sienne: il est peut-être
épris de cette merveilleuse Adélaïde.
--Ah! taisez-vous, Moserwald! la soeur d'Obernay! un homme marié!
--Un homme marié qui peut divorcer!
--C'est vrai, mon Dieu! Parlait-il de divorcer?
--Allons, je vois que la chose vous intéresse plus que moi, et, au fait,
c'est vous seul qu'elle intéresse à présent. Si Alida avait eu le bon
sens de m'aimer, je ne m'inquiétais guère de son mari, moi! Je lui
faisais tout rompre, je lui assurais un sort quatre-vingt-dix fois plus
beau que celui qu'elle a, et je l'épousais, car je suis libre et honnête
homme! Vous voyez bien que mes pensées ne l'avilissaient pas; mais
l'amour est fantasque, c'est vous qu'elle choisit: n'y pensons plus.
Donc, c'est à vous qu'il importe et qu'il appartient de fouiller dans le
coeur et dans la conscience du mari. Ne quittez pas ce précieux casino,
mon cher; mettez-vous souvent en embuscade au bout du mur, sous la
tonnelle de charmille que vous voyez d'ici, et qui est la répétition de
celle qui occupe l'angle du jardin Obernay. C'est là que j'ai fait
pratiquer une fente bien masquée. Le mur n'est pas long, et, lors même
que les personnages se promènent d'un bout à l'autre en causant, on ne
perd pas grand'chose quand on a l'oreille fine. Faites ce métier
patiemment pendant cinq ou six fois vingt-quatre heures, s'il le faut,
et je parie que vous saurez ce que vous voulez savoir.
--L'idée est ingénieuse à coup sûr, mais je n'en profiterai pas.
Surprendre ainsi les secrets de la famille Obernay me semble une
bassesse!
--Vous voilà encore avec vos exagérations! Il s'agit bien des Obernay!
Si votre ami marie sa soeur avec Valvèdre, vous le saurez un peu plus
tôt que les autres, voilà tout, et vous êtes bon, j'imagine, pour garder
les secrets que vous surprendrez. Ce qui est d'une importance
incalculable pour Alida, c'est de savoir si Valvèdre l'aime encore ou
s'il en aime une autre. Dans le premier cas, il est jaloux, irrité, il
se venge en brisant tout, et vos affaires vont mal: il faudra alors se
creuser la tête pour en sortir. Dans le second cas, tout est sauvé, vous
tenez le Valvèdre. Pressé de rompre sa chaîne, il fait à sa femme un
sort très-honorable, qu'elle pourra même discuter, et on se sépare sans
aucun bruit; car, si le divorce peut s'obtenir malgré la résistance de
l'un des époux, il y a scandale dans ces cas-là, tandis que, par
consentement mutuel, aucune des parties n'est déconsidérée. Valvèdre
fera beaucoup de sacrifices à sa réputation. Ce sera l'affaire de sa
femme de profiter de la circonstance. Alors vous l'épousez; vous n'êtes
pas bien riches, mais vous avez le nécessaire, et il vous est permis de
cultiver les lettres. Autrement...
J'interrompis Moserwald avec humeur. J'avais beau faire pour l'aimer, il
trouvait toujours moyen de me blesser avec son positivisme.
--Vous faites de ma passion, lui dis-je, une affaire d'intérêt. Vous
m'en guéririez, si je vous laissais prendre de l'influence sur moi.
Tenez, j'en suis fâché, tout ce que vous m'avez conseillé aujourd'hui
est détestable. Je ne veux ni attirer Alida ici, ni accepter de vous les
moyens de la faire vivre avec moi, ni écouter derrière les murs,--autant
vaut écouter aux portes,--ni me préoccuper de la question d'argent, ni
désirer un divorce qui me permettrait de faire un mariage avantageux. Je
veux aimer, je veux croire, je veux rester sincère et enthousiaste. Je
braverai donc la destinée, quelle qu'elle soit, puisqu'il n'y a pas de
moyens irréprochables pour la soumettre.
--C'est fort bien, mon pauvre don Quichotte! répondit Moserwald en
prenant son chapeau. Vous parlez à votre aise de risquer le tout pour le
tout! Mais, si vous aimez, vous réfléchirez avant de précipiter Alida
dans la honte et dans le besoin. Je vous laisse; la nuit porte conseil,
et vous passerez la nuit ici, car vous n'avez pas vos effets, et il faut
bien me donner le temps de vous les faire tenir. Où sont-ils?
Je les avais laissés aux environs de Genève, dans une auberge de village
que je lui indiquai.
--Vous les aurez demain matin, me dit-il, et, si vous voulez partir pour
le royaume de l'inconnu, vous partirez: mais le dieu d'amour vous
inspirera auparavant quelque chose de plus raisonnable et surtout de
plus délicat. Demain au soir, je reviendrai voir si vous y êtes encore
et dîner avec vous..., si toutefois vous êtes seul.
J'écrivis à madame de Valvèdre le résumé de tout ce qui s'était passé,
comme quoi je me trouvais tout près d'elle et pouvais l'apercevoir, si
elle se promenait dans le jardin. Je dormis quelques heures, et, dès le
matin, je lui fis tenir ma lettre par l'adroit et dévoué Manassé, qui me
rapporta la réponse, ainsi que mon sac de voyage.
«Restez où vous êtes, me disait madame de Valvèdre; j'ai confiance en ce
Moserwald, et il ne me répugne pas d'aller dans ce jardin. Faites que
celui qui donne vis-à-vis de la chapelle soit ouvert, et ne bougez pas
de la journée.»
A trois heures de l'après-midi, elle se glissa dans mon enclos.
J'hésitais à la faire entrer dans le pavillon. Elle se moqua de mes
scrupules.
--Comment voulez-vous, me dit-elle, que je m'offense des projets de
mariage de ce Moserwald? Il voulait gagner mon coeur à force de bagues
et de colliers! Il raisonnait à son point de vue, qui n'est pas le
nôtre. Un juif est un animal _sui generis_, comme dirait M. de Valvèdre;
il n'y a pas à discuter avec ces êtres-là, et rien de leur part ne peut
nous atteindre.
--Vous détestez les juifs à ce point? lui dis-je.
--Non, pas du tout! je les méprise!
Je fus choqué de ce parti pris, inique à tant d'égards; j'y vis une
preuve de plus de ce levain d'amertume et d'injustice réelle qui était
dans le caractère d'Alida; mais ce n'était pas le moment de s'arrêter à
un incident, quel qu'il fût: nous avions tant de choses à nous dire!
Elle entra dans le casino, elle en critiqua la richesse avec dédain et
ne regarda pas seulement les perles.
--Au milieu de toutes les imbécillités de ce Moserwald, dit-elle, il y a
une bonne idée dont je m'empare Il veut que nous surprenions les secrets
de mon mari. Cela peut vous répugner; mais c'est mon droit, et c'est
pour essayer cela que je suis venue.
--Alida, repris-je saisi d'inquiétude, vous êtes donc bien tourmentée
des résolutions de votre mari?
--J'ai des enfants, répondit-elle, et il m'importe de savoir quelle
femme aura la prétention de devenir leur mère. Si c'est Adélaïde...
Pourquoi donc rougissez-vous?
J'ignore si j'avais rougi en effet, mais il est certain que je me
sentais blessé de voir l'immaculée soeur d'Obernay mêlée à nos
préoccupations. Je n'avais pas fait part à madame de Valvèdre des
réflexions de Moserwald à cet égard; j'eusse cru trahir la religion de
la famille et de l'amitié; mais un reste de jalousie rendait Alida
cruelle envers cette jeune fille, envers moi, envers Valvèdre et tous
les autres.
--Vous ne me croyez pas assez simple, dit-elle, pour n'avoir pas vu,
depuis huit jours, que la belle des belles trouve mon mari fort bien,
qu'elle s'évanouit presque d'admiration à chaque parole de sa bouche
éloquente, que mademoiselle Juste la traite déjà comme sa soeur, qu'on
joue à la petite mère avec mes fils, enfin que, dès hier, toute la
famille, surprise de votre brusque départ, a définitivement tourné les
yeux vers le pôle, c'est-à-dire vers le nom et la fortune! Ces Obernay
sont très-positifs, des gens si raisonnables! Quant à la jeune personne,
elle était d'une gaieté folle en m'annonçant que vous étiez parti.
J'aurais fait bien d'autres observations, si je n'eusse été brisée de
fatigue et forcée de me retirer de bonne heure. Aujourd'hui, je me sens
plus vivante, vous êtes là, et je m'imagine que je vais apprendre
quelque chose qui me rendra la liberté et le repos de ma conscience. Moi
qui avais des remords et qui prenais mon mari pour un sage de la
Grèce!... Allons donc! il est toujours jeune, et beau, et brûlant comme
un volcan sous la glace!
--Alida! m'écriai-je, frappé d'un trait de lumière, ce n'est pas de moi,
c'est de votre mari que vous êtes jalouse!...
--Ce serait donc de vous deux à la fois, reprit-elle, car je le suis de
vous horriblement, je ne peux pas le cacher. Cela m'est revenu ce matin
avec la vie.
--C'est peut-être de nous deux! qui sait? vous l'avez tant aimé!
Elle ne répondit pas. Elle était inquiète, agitée; il semblait qu'elle
se repentît de notre réconciliation et de nos serments de la veille, ou
qu'une préoccupation plus vive que notre amour lui fît voir enfin les
dangers de cet amour et les obstacles de la situation. Il était évident
que ma lettre l'avait bouleversée, car elle m'accablait de questions sur
les révélations que Moserwald m'avait faites.
--A mon tour, lui dis-je, laissez-moi donc vous interroger. Comment se
fait-il que, me voyant si malheureux en présence de tout ce qui nous
sépare, vous ne m'ayez jamais dit: «Tout cela n'existe pas, je peux
invoquer une loi plus humaine et plus douce que la nôtre, j'ai fait un
mariage protestant?»
--J'ai dû croire que vous le saviez, répondit-elle, et que vous pensiez
comme moi là-dessus.
--Comment pensez-vous? Je l'ignore.
--Je suis catholique... autant que peut l'être une personne qui a le
malheur de douter souvent de tout et de Dieu même. Je crois du moins que
la meilleure société possible est la société qui reconnaît l'autorité
absolue de l'Église et l'indissolubilité du mariage. J'ai donc souffert
amèrement de ce qu'il y a d'incomplet et d'irrégulier dans le mien.
N'était-ce pas une raison de plus pour y ajouter, par ma croyance et ma
volonté, la sanction que lui a refusée Valvèdre? Ma conscience n'a
jamais admis et n'admettra jamais que lui ou moi ayons le droit de
rompre.
--Eh bien, répondis-je, je vous aime mieux ainsi: cela me semble plus
digne de vous; mais, si votre mari vous contraint à reprendre votre
liberté!...
--Il peut reprendre la sienne, si tant est qu'il l'ait perdue; mais,
moi, rien ne me décidera à me remarier. Voilà pourquoi je ne vous ai
jamais dit que cela fut possible.
Croirait-on que cette décision si nette me blessa profondément? Une
heure auparavant, je frémissais encore à l'idée de devenir l'époux d'une
femme de trente ans, deux fois mère, et riche des aumônes d'un ancien
mari. Toute ma passion faiblissait devant une si redoutable perspective,
et pourtant je m'étais dit que, si Alida, répudiée par ma faute,
exigeait de moi cette solennelle réparation, je me ferais au besoin
naturaliser étranger pour la lui donner; mais j'espérais qu'elle n'y
songerait seulement pas, et voilà que je l'interrogeais, voilà que je me
trouvais humilié et comme offensé de sa fidélité quand même envers
l'époux ingrat! Il était dans la destinée et aussi dans la nature de
notre amour de nous abreuver de chagrins à tout propos, à toute heure,
de nous rendre méfiants, susceptibles. Nous échangeâmes des paroles
aigres, et nous nous quittâmes en nous adorant plus que jamais, car il
nous fallait l'orage pour milieu, et l'enthousiasme ne se faisait en
nous qu'après l'excitation de la colère ou de la douleur.
Ce qu'il y avait de remarquable, c'est que nous n'arrivions jamais à
prendre une résolution. Il me semblait pressentir un mystère derrière
les réserves et les hésitations d'Alida. Elle prétendait qu'il y en
avait un aussi en moi, que je conservais une arrière-pensée de mariage
avec Adélaïde, ou que j'aimais trop ma liberté d'artiste pour me donner
tout entier à notre amour. Et, quand je lui offrais ma vie, mon nom, ma
religion, mon honneur, elle refusait tout, invoquant sa propre
conscience et sa propre dignité. Quel labyrinthe inextricable, quel
chaos effrayant nous environnait!
Quand elle fut partie, disant, comme de coutume, qu'elle réfléchirait et
que je devais attendre une solution, je marchai avec agitation sous la
treille et me retrouvai machinalement à l'angle de la muraille, derrière
la tonnelle des Obernay. Adélaïde et Rosa étaient là; elles causaient.
--Je vois qu'il faut travailler pour faire plaisir à nos parents, à mon
frère et à toi, disait la petite, et aussi à mon bon ami Valvèdre, à
Paule, à tout le monde enfin! Cependant, comme je me sens bien d'être un
peu paresseuse par nature, je voudrais que tu me disses encore d'autres
raisons pour me forcer à me vaincre.
--Je t'ai déjà dit, répondit la voix suave de l'aînée, que le travail
plaisait à Dieu.
--Oui, oui, parce que mon courage lui marquera l'amour que j'ai pour mes
parents et mes amis; mais pourquoi n'y a-t-il dans tout cela que moi à
qui la peine d'apprendre ne fasse pas grand plaisir?
--Parce que tu ne réfléchis pas. Tu t'imagines que la paresse te
réjouirait? Tu te trompes bien! Aussitôt que ce qui nous contente
afflige ceux qui nous aiment, nous sommes dans le faux et dans le mal,
dans le repentir et le chagrin par conséquent. Comprends-tu cela?
Voyons!
--Oui, je comprends. Alors je serai donc mauvaise, si je suis
paresseuse?
--Oh! cela, je t'en réponds! dit Adélaïde avec un accent qui paraissait
gros d'allusions intérieures.
Il sembla que l'enfant eût deviné l'objet de ces allusions, car elle
reprit après un instant de silence:
--Dis donc, soeur, est-ce que notre amie Alida est mauvaise?
--Pourquoi le serait-elle?
--Dame! elle ne fait rien de la journée, et elle ne se cache pas pour
dire qu'elle n'a jamais voulu rien apprendre.
--Elle n'est pas mauvaise pour cela. Il faut croire que ses parents ne
tenaient pas à ce qu'elle fût instruite; mais, puisque tu me parles
d'elle, crois-tu qu'elle se plaise beaucoup à ne rien faire? Il me
semble qu'elle s'ennuie souvent.
--Je ne sais pas si elle s'ennuie, mais elle bâille ou pleure toujours.
Sais-tu qu'elle n'est pas gaie, notre amie? A quoi donc pense-t-elle du
matin au soir? Peut-être qu'elle ne pense pas.
--Tu te trompes. Comme elle a beaucoup d'esprit, elle pense au contraire
beaucoup, et peut-être même qu'elle pense trop.
--Trop penser! Papa me dit toujours: «Pense, pense donc, tête folle!
pense à ce que tu fais!»
--Le père a raison. Il faut penser toujours à ce qu'on fait et jamais à
ce qu'on ne doit pas faire.
--A quoi donc pense Alida? Voyons, le devines-tu?
--Oui, et je vais te le dire.
Adélaïde baissait instinctivement la voix; je collai mon oreille contre
la fente du mur, sans me rappeler le moins du monde que je m'étais
promis de ne jamais espionner.
--Elle pense à toutes choses, disait Adélaïde: elle est comme toi et
moi, et peut-être beaucoup plus intelligente que nous deux; mais elle
pense sans ordre et sans direction. Tu peux comprendre cela, toi qui me
racontes souvent tes songes de la nuit. Eh bien, quand tu rêves,
penses-tu?
--Oui, puisque je vois un tas de personnes et de choses, des oiseaux,
des fleurs...
--Mais dépend-il de toi de voir ou de ne pas voir ces fantômes-là?
--Non, puisque je dors!
--Tu n'as donc pas de volonté, et, par conséquent, pas de raison et pas
de suite d'idées quand tu rêves.
Eh bien, il y a des personnes qui rêvent presque toujours, même quand
elles sont éveillées.
--C'est donc une maladie?
--Oui, une maladie très-douloureuse et dont on guérirait par l'étude des
choses vraies, car on ne fait pas toujours, comme toi, de beaux rêves.
On en fait de tristes et d'effrayants quand on a le cerveau vide, et on
arrive à croire à ses propres visions. Voilà pourquoi tu vois notre amie
pleurer sans cause apparente.
--C'est donc cela! Et, j'y pense, nous ne pleurons jamais, nous autres!
Je ne t'ai jamais vue pleurer, toi, que quand maman était malade; moi,
je bâille bien quelquefois, mais c'est quand la pendule marque dix
heures du soir. Pauvre Alida! je vois que nous sommes plus raisonnables
qu'elle.
--Ne t'imagine pas que nous valions mieux que d'autres. Nous sommes plus
heureuses, parce que nous avons des parents qui nous conseillent bien.
Là-dessus, remercie Dieu, petite Rose, embrasse-moi, et allons voir si
la mère n'a pas besoin de nous pour le ménage.
Cette rapide et simple leçon de morale et de philosophie dans la bouche
d'une fille de dix-huit ans me donna beaucoup à réfléchir. N'avait-elle
pas mis le doigt sur la plaie avec une sagacité extrême, tout en
prêchant sa petite soeur? Alida était-elle un esprit bien lucide, et son
imagination n'emportait-elle pas son jugement dans un douloureux et
continuel vertige? Ses irrésolutions, l'inconséquence de ses velléités
de religion et de scepticisme, de jalousie tantôt envers son mari,
tantôt envers son amant, ses aversions obstinées, ses préjugés de race,
ses engouements rapides, sa passion même pour moi, si austère et si
ardente en même temps, que penser de tout cela? Je me sentis si effrayé
d'elle, qu'un instant je me crus délivré du charme fatal par l'ingénue
et sainte causerie de deux enfants.
Mais pouvais-je être sauvé si aisément, moi qui portais, comme Alida, le
ciel et l'enfer dans mon cerveau troublé, moi qui m'étais voué au rêve
de la poésie et de la passion, sans vouloir admettre qu'il y eût,
au-dessus de mes propres visions et de ma libre création intérieure, un
monde de recherches, sanctionnées par le travail des autres et l'examen
des grandes individualités? Non, j'étais trop superbe et trop fiévreux
pour comprendre ce mot simple et profond d'Adélaïde à sa petite soeur:
_l'étude des choses vraies!_ L'enfant avait compris, et, moi, je
haussais les épaules en essuyant la sueur de mon front embrasé.
Les jours qui suivirent eurent des heures fortunées, des enivrements et
des palpitations terribles, au milieu de leurs détresses et de leurs
découragements. Je restai dans le casino, et je tentai d'y ébaucher un
livre, précisément sur cette question qui me brûlait les entrailles,
l'amour! Il semblait que le destin m'eût jeté dans mon sujet en pleine
lumière, et que le hasard m'eût fourni pour cabinet de travail l'oasis
rêvée par les poëtes. J'étais entre quatre murs, il est vrai, dans une
sorte de prison régulièrement encadrée d'un berceau de monotone verdure;
mais cet intérieur d'enclos, abandonné à lui-même, avait des massifs de
buissons et des festons de ronces, parmi lesquels la belle vache et les
chèvres gracieuses brillaient au soleil comme dans un cadre de velours.
L'herbe poussait si drue, qu'au matin elle avait réparé le dégât causé
par la pâture de la veille. Derrière le casino, j'avais le parfum des
roses et un rideau de chèvrefeuille rouge d'un incomparable éclat. Les
petites hirondelles dessinaient dans le ciel de souples évolutions
au-dessous des courbes plus larges et plus hardies des martinets au
sombre plumage. De la mansarde du casino, je découvrais, au-dessus des
maisons inclinées en pente rapide, un coin de lac et quelques cimes de
montagnes. Le temps était chaud, écrasant; les matinées et les nuits
étaient splendides.
Alida venait chaque jour passer une ou deux heures auprès de moi. Elle
était censée prier dans l'église; elle s'échappait par la petite porte.
Manassé l'aidait par un signal à saisir le moment où la rue était
déserte. Je ne me montrais pas, je ne sortais jamais de mon enclos, nul
ne pouvait me savoir là.
Moserwald mit une extrême discrétion dans ses rapports avec moi dès
qu'il sut que je recevais madame de Valvèdre. Il ne vint plus que
lorsque je le faisais demander. Il ne me questionnait plus, il
m'entourait de soins et de gâteries qui sans doute étaient secrètement à
l'adresse de la femme aimée, mais qui ne la scandalisaient pas. Elle en
riait et prétendait que ce juif était largement payé de ses peines par
la confiance qu'elle lui témoignait en venant chez lui et par l'amitié
qu'avec lui je prenais au sérieux.
J'avais accepté cette situation étrange, et je m'y habituais
insensiblement en voyant le peu de compte que madame de Valvèdre en
voulait tenir. Rien n'avançait dans nos projets, sans cesse discutés et
toujours plus discutables. Alida commençait à croire que Moserwald ne
s'était pas trompé, c'est-à-dire que Valvèdre, préoccupé
extraordinairement, couvait quelque mystérieuse résolution; mais quelle
était cette résolution? Ce pouvait aussi bien être une exploration des
mers du Sud qu'une demande en séparation judiciaire. Il était toujours
aussi doux et aussi poli envers sa femme; pas la moindre allusion à
notre rencontre aux approches de sa villa. Personne ne paraissait lui en
avoir entendu parler; pas la moindre apparence de soupçon. Alida n'était
nullement surveillée; au contraire, chaque jour la rendait plus libre.
Les Obernay avaient repris leur train de vie paisible et laborieux. On
ne se voyait plus guère qu'aux repas et dans la soirée. Loin de faire
pressentir un doute ou un blâme, les hôtes de madame de Valvèdre lui
témoignaient une sollicitude cordiale et la pressaient de prolonger son
séjour dans leur maison. Il le fallait, disaient-ils, pour habituer les
enfants à changer de milieu sous les yeux de leurs parents. Valvèdre
venait tous les jours chez les Obernay et semblait être tout à
l'installation et aux premières études de ses fils, ainsi qu'aux
premières joies domestiques de sa soeur Paule. Mademoiselle Juste se
tenait davantage chez elle et paraissait avoir enfin franchement donné
sa démission. Tout était donc pour le mieux, et il fallait demander au
ciel que cette situation se prolongeât, disait madame de Valvèdre, et
pourtant elle avouait des moments de terreur. Elle avait vu ou rêvé un
nuage sombre, une tristesse inconnue, sans précédent, au fond du placide
regard de son mari.
Mais, si l'amour va vite dans ses appréhensions, il va encore plus vite
dans ses audaces, et, comme rien de nouveau ne s'était produit à la fin
de la semaine, nous commencions à respirer, à oublier le péril et à
parler de l'avenir comme si nous n'avions qu'à nous baisser pour en
faire un tapis sous nos pas.
Alida avait horreur des choses matérielles; elle fronçait le coin délié
de son beau sourcil noir, quand j'essayais de lui parler au moins de
voyage, d'établissement momentané dans un lieu quelconque, de motifs à
trouver pour qu'elle eût le droit de disparaître pendant quelques
semaines.
--Ah! disait-elle, je ne veux pas savoir encore! Ce sont des questions
d'auberge ou de diligence qui doivent se résoudre à l'impromptu.
L'occasion est toujours le seul conseil qu'on puisse suivre. Êtes-vous
mal ici? Vous ennuyez-vous de m'y voir entre quatre murs? Attendons que
la destinée nous chasse de ce nid trouvé sur la branche. L'inspiration
me viendra quand il faudra se réfugier ailleurs.
On voit qu'il n'était plus question de se réunir pour toujours et même
pour longtemps. Alida, inquiète des projets de son mari, n'admettait pas
qu'elle pût faire un éclat qui donnerait à celui-ci des griefs publics
contre elle.
N'espérant plus changer sa destinée et sentant bien que je ne le devais
pas, je m'efforçais de vivre comme elle au jour le jour, et de profiter
du bonheur que sa présence et mon propre travail eussent dû m'apporter
dans cette retraite charmante et sûre. Si l'amour inquiet et inassouvi
me dévorait encore auprès d'elle, j'avais la poésie pour épancher en son
absence la surexcitation qu'elle me laissait. Cet embrasement de toutes
mes facultés se faisait sentir à moi avec tant de puissance, que je
savais presque gré à mon inflexible amante de me l'avoir fait connaître
et de m'y maintenir; mais elle était pour mon cerveau comme une
dévorante liqueur qui ne ranime qu'à la condition d'épuiser. Je croyais
embrasser l'univers dans mon aspiration d'amant et d'artiste, et, après
des heures d'une rêverie pleine de transports divins et d'aspirations
immenses, je retombais anéanti et incapable de fixer mon rêve. Malgré
moi alors, je me rappelais la modeste définition d'Adélaïde: «Rêver
n'est pas penser!»
VII
J'avais résolu de ne plus épier les secrets du voisinage, et j'avais
parlé si sévèrement à madame de Valvèdre, qu'elle-même avait renoncé à
écouter; mais, en marchant sous la treille, je m'arrêtais
involontairement à la voix d'Adélaïde ou de Rosa, et je restais
quelquefois enchaîné, non par leurs paroles, que je ne voulais plus
saisir en m'arrêtant sous la tonnelle ou en m'approchant trop de la
muraille, mais par la musique de leur douce causerie. Elles venaient à
des heures régulières, de huit à neuf heures du matin, et de cinq à six
heures du soir. C'étaient probablement les heures de récréation de la
petite. Un matin, je restai charmé par un air que chantait l'aînée. Elle
le chantait à voix basse cependant, comme pour n'être entendue que de
Rosa, à qui elle paraissait vouloir l'apprendre. C'était en italien; des
paroles fraîches, un peu singulières, sur un air d'une exquise suavité
qui m'est resté dans la mémoire comme un souffle de printemps. Voici le
sens des paroles qu'elles répétèrent alternativement plusieurs fois:
«Rose des roses, ma belle patronne, tu n'as ni trône dans le ciel, ni
robe étoilée; mais tu es reine sur la terre, reine sans égale dans mon
jardin, reine dans l'air et le soleil, dans le paradis de ma gaieté.
»Rose des buissons, ma petite marraine, tu n'es pas bien fière; mais tu
es si jolie! Rien ne te gêne, tu étends tes guirlandes comme des bras
pour bénir la liberté, pour bénir le paradis de ma force.
»Rose des eaux, nymphéa blanc de la fontaine, chère soeur, tu ne
demandes que de la fraîcheur et de l'ombre; mais tu sens bon et tu
parais si heureuse! Je m'assoirai près de toi pour penser à la modestie,
le paradis de ma sagesse.»
--Encore une fois! dit Rosa; je ne peux pas retenir le dernier vers.
--C'est le mot de _sagesse_ qui te fait mal à dire, n'est-ce pas, fille
terrible? reprit Adélaïde en riant.
--Peut-être! Je comprends mieux la gaieté, la liberté..., la force!
Veux-tu que je grimpe sur le vieux if?
--Non pas! c'est très-mal appris, de regarder chez les voisins.
--Bah! les voisins! On n'entend jamais par là que des animaux qui
bêlent!
--Et tu as envie de faire la conversation avec eux?
--Méchante! Voyons, encore ton dernier couplet. Il est joli aussi, et
c'est bien à toi d'avoir mis le nénufar dans les roses..., quoique la
botanique le défende absolument! Mais la poésie, c'est le droit de
mentir!
--Si je me suis permis cela, c'est toi qui l'as voulu! Tu m'as demandé
hier au soir en t'endormant de te faire pour ce matin trois couplets, un
à la rose mousseuse, un à l'églantine et un à ton nymphéa qui venait de
fleurir. Voilà tout ce que j'ai trouvé en m'endormant aussi, moi!
--Le sommeil t'a prise juste sur le mot de _sagesse?_ N'importe, voilà
que je le sais, ton mot, et ton air aussi. Écoute!
Elle chanta l'air, et tout aussitôt elle voulut le dire en duo avec sa
soeur.
--Je le veux bien, répondit Adélaïde; mais tu vas taire la seconde
partie, là, tout de suite, d'instinct!
--Oh! d'instinct, ça me va; mais gare les fausses notes!
--Oui, certes, gare! et chante tout bas comme moi; il ne faut pas
réveiller Alida, qui se couche si tard!
--Et puis tu as bien peur qu'on n'entende tes chansons! Dis donc, est-ce
que maman gronderait si elle savait que tu fais des vers et de la
musique pour moi?
--Non, mais elle gronderait si nous le disions.
--Pourquoi?
--Parce qu'elle trouverait qu'il n'y a pas de quoi se vanter, et elle
aurait bien raison!
--Moi, je trouve pourtant cela très-beau, ce que tu fais!
--Parce que tu es un enfant.
--C'est-à-dire un oison! Eh bien, j'ai envie de consulter... voyons,
personne de chez nous, puisque les parens disent toujours que leurs
enfants sont bêtes, mais... mon ami Valvèdre!
--Si tu dis et si tu chantes à qui que ce soit les niaiseries que tu me
fais faire, tu sais notre marché? je ne t'en ferai plus.
--Oh! alors _motus_! Chantons!
L'enfant fit sa partie avec beaucoup de justesse; Adélaïde trouva
l'harmonie correcte mais vulgaire, et lui indiqua des changements que
l'autre discuta, comprit et exécuta tout de suite. Cette courte et gaie
leçon suffisait pour prouver à des oreilles exercées que la petite était
admirablement douée, et l'autre déjà grande musicienne, éclairée du vrai
rayon créateur. Elle était poëte aussi; car j'entendis, le lendemain,
d'autres vers en diverses langues qu'elle récita ou chanta avec sa
soeur, à qui elle faisait faire ainsi, en jouant, un résumé de plusieurs
de ses connaissances acquises, et, en dépit du soin qu'elle avait pris,
en composant, d'être toujours à la portée et même au goût de l'enfant,
je fus frappé d'une pureté de forme et d'une élévation d'intelligence
extraordinaires. D'abord je crus être sous le charme de ces deux voix
juvéniles, dont le chuchotement mystérieux caressait l'oreille comme
celui de l'eau et de la brise dans l'herbe et les feuillages; mais,
quand elles furent parties, je me mis à écrire tout ce que ma mémoire
avait pu garder, et je fus bientôt surpris, inquiet, presque accablé.
Cette vierge de dix-huit ans, à qui le mot d'amour semblait n'offrir
qu'un sens de métaphysique sublime, était plus inspirée que moi, le roi
des orages, le futur poëte de la passion! Je relus ce que j'avais écrit
depuis trois jours, et je le détruisis avec colère.
--Et pourtant, me disais-je en essayant de me consoler de ma défaite,
j'ai un _sujet_, j'ai un foyer, et cette innocence contemplative n'en a
pas. Elle chante la nature vide, les astres, les plantes, les rochers;
l'homme est absent de cette création morne qu'elle symbolise d'une
manière originale, il est vrai, mais qu'elle ne saurait embraser... Me
laisserai-je détourner de ma voie par des rimailleries de pensionnaire?
Je voulus brûler les élucubrations d'Adélaïde sur les cendres des
miennes. Je les relus auparavant, et je m'en épris malgré moi. Je m'en
épris sérieusement. Cela me parut plus neuf que tout ce que faisaient
les poëtes en renom, et le grand charme de ces monologues d'une jeune
âme en face de Dieu et de la nature venait précisément de la complète
absence de toute personnalité active. Rien là ne trahissait la fille qui
se sent belle et qui cherche, uniquement pour s'y mirer, le miroir des
eaux et des nuages. La jeune muse n'était pas une forme visible; c'était
un esprit de lumière qui planait sur le monde, une voix qui chantait
dans les cieux, et, quand elle disait _moi_, c'est Rosa, c'est l'enfance
qu'elle faisait parler. Il semblait que ce chérubin aux yeux d'azur eût
seul le droit de se faire entendre dans le grand concert de la création.
C'était une inconcevable limpidité d'expressions, une grandeur étonnante
d'appréciation et de sentiment avec un oubli entier de soi-même... oubli
naturel ou volontaire effacement!--Cette flamme tranquille avait-elle
déjà consumé la vitalité de la jeunesse? ou bien la tenait-elle
assoupie, contenue, et cette adoration d'ange envers l'_auteur du
beau_--c'est ainsi qu'elle appelait Dieu--donnait-elle le change à une
passion de femme qui s'ignorait encore?
Je me perdais dans cette analyse, et certains élans religieux, certains
vers exprimant le ravissement de la contemplation intelligente
s'attachaient à ma mémoire jusqu'à l'obséder. J'essayais d'en changer
les expressions pour qu'ils m'appartinssent. Je ne trouvais pas mieux,
je ne trouvais même pas autre chose pour rendre une émotion si profonde
et si pure.
--Ah! virginité! m'écriais-je avec effroi, es-tu donc l'apogée de la
puissance intellectuelle, comme tu es celle de la beauté physique?
Le coeur du poëte est jaloux. Cette admiration, qui me saisissait
impérieusement, me rendit morose et m'inspira pour Adélaïde une estime
mêlée d'aversion. En vain je voulus combattre ce mauvais instinct; je me
surpris, le soir même, écoutant ses enseignements à sa soeur, avec le
besoin de découvrir qu'elle était vaine ou pédante. J'aurais pu avoir
beau jeu, si sa modestie n'eût été réelle et entière. L'entretien fut
comme une répétition de nomenclature qu'elle fit faire à Rosa. En
marchant avec elle à travers tout le jardin, elle lui faisait nommer
toutes les plantes du parterre, tous les cailloux des allées, tous les
insectes qui passaient devant leurs yeux. Je les entendais revenir vers
le mur et continuer avec rapidité, toujours très-gaies toutes deux,
l'une, qui, déjà très-instruite à force de facilité naturelle, essayait
de se révolter contre l'attention réclamée en substituant des noms
plaisamment ingénieux de son invention aux noms scientifiques qu'elle
avait oubliés; l'autre, qui, avec la force d'une volonté dévouée,
conservait l'inaltérable patience et l'enjouement persuasif. Je fus
émerveillé de la suite, de l'enchaînement et de l'ordonnance de son
enseignement. Elle n'était plus poëte ni musicienne en ce moment-là;
elle était la véritable fille, l'éminente élève du savant Obernay, le
plus clair et le plus agréable des professeurs, au dire de mon père, au
dire de tous ceux qui l'avaient entendu et qui étaient faits pour
l'apprécier. Adélaïde lui ressemblait par l'esprit et par le caractère
autant que par le visage. Elle n'était pas seulement la plus belle
créature qui existât peut-être à cette époque; elle était la plus docte
et la plus aimable, comme la plus sage et la plus heureuse.
Aimait-elle Valvèdre? Non, elle ne connaissait pas l'amour malheureux et
impossible, cette sereine et studieuse fille! Pour s'en convaincre, il
suffisait de voir avec quelle liberté d'esprit, avec quelle maternelle
sollicitude elle instruisait sa jeune soeur. C'était une lutte charmante
entre cette précoce maturité et cette turbulence enfantine. Rosa voulait
toujours échapper à la méthode, et se faisait un jeu d'interrompre et
d'embrouiller tout par des lazzi ou des questions intempestives, mêlant
les règnes de la nature, parlant du papillon qui passait à propos du
fucus de la fontaine, et du grain de sable à propos de la guêpe.
Adélaïde répondait au lazzi par une moquerie plus forte et décrivait
toutes choses sans se laisser distraire. Elle s'amusait aussi à
embarrasser la mémoire ou la sagacité de l'enfant, quand celle-ci, se
croyant sûre d'elle-même, débitait sa leçon avec une volubilité
dédaigneuse. Enfin, aux questions imprévues et hors de propos, elle
avait de soudaines réponses d'une étonnante simplicité dans une
étonnante profondeur de vues, et l'enfant, éblouie, convaincue, parce
qu'elle était admirablement intelligente aussi, oubliait son espièglerie
et son besoin de révolte pour l'écouter et la faire expliquer davantage.
La victoire restait donc à l'institutrice, et la petite rentrait au
logis ferrée tout à neuf sur ses études antérieures, l'esprit ouvert à
de nobles curiosités, embrassant sa soeur et la remerciant après avoir
mis sa patience à l'épreuve, se réjouissant de pouvoir prendre une bonne
leçon avec son père, qui était le docteur suprême de l'une et de
l'autre, ou avec Henri, le répétiteur bien-aimé; enfin disant pour
conclure:
--J'espère que tu m'as assez tourmentée aujourd'hui, belle Adélaïde! Il
faut que je sois une petite merveille d'esprit et de raison pour avoir
souffert tout cela. Si tu ne me fais pas une romance ce soir, il faut
que tu n'aies ni coeur ni tête!
Ainsi Adélaïde faisait à ses moments perdus, le soir en s'endormant, ces
vers qui m'avaient bouleversé l'esprit, ces mélodies qui chantaient dans
mon âme, et qui me donnaient comme une rage de déballer mon hautbois,
condamné au silence! Elle était artiste _par-dessus le marché_,
lorsqu'elle avait un instant pour l'être, et sans vouloir d'autre public
que Rosa, d'autre confident que son oreiller! Et certes, elle ne le
tourmentait pas longtemps, cet oreiller virginal, car elle avait sur les
joues la fraîcheur veloutée que donnent le sommeil pur et la joie de
vivre en plein épanouissement. Et moi, je rejetais toute étude
technique, tant je craignais d'attiédir mon souffle et de ralentir mon
inspiration! Je ne croyais pas que la vie pût être scindée par une série
de préoccupations diverses; j'avais toujours trouvé mauvais que les
poëtes fissent du raisonnement ou de la philosophie, et que les femmes
eussent d'autre souci que celui d'être belles. J'étais soigneux pour mon
compte de laisser inactives les facultés variées que ma première
éducation avait développées en moi jusqu'à un certain point; j'étais
jaloux de n'avoir qu'une lyre pour manifestation et une seule corde à
cette lyre retentissante qui devait ébranler le monde... et qui n'avait
encore rien dit!
--Soit! pensais-je, Adélaïde est une femme supérieure, c'est-à-dire une
espèce d'homme. Elle ne sera pas longtemps belle, il lui poussera de la
barbe. Si elle se marie, ce sera avec un imbécile qui, ne se doutant pas
de sa propre infériorité, n'aura pas peur d'elle. On peut admirer,
estimer, considérer de telles exceptions; mais ne mettent-elles pas les
amours en fuite?
Et, je me retraçais les grâces voluptueuses d'Alida, sa préoccupation
d'amour exclusive, l'art féminin grâce auquel sa beauté pâlie et
fatiguée rivalisait avec les plus luxuriantes jeunesses, son idolâtrie
caressante pour l'objet de sa prédilection, ses ingénieuses et
enivrantes flatteries, enfin ce culte qu'elle avait pour moi dans ses
bons moments, et dont l'encens m'était si délicieux, qu'il me faisait
oublier le malheur de notre situation et l'amertume de nos
découragements.
--Oui, me disais-je, celle-là se connaît bien! Elle se proclame une
vraie femme, et c'est la femme type. L'autre n'est qu'un hybride
dénaturé par l'éducation, un écolier qui sait bien sa leçon et qui
mourra de vieillesse en la répétant, sans avoir aimé, sans avoir inspiré
l'amour, sans avoir vécu. Aimons donc et ne chantons que l'amour et la
femme! Alida sera la prêtresse; c'est elle qui allumera le feu sacré;
mon génie encore captif brisera sa prison quand j'aurai encore plus
aimé, encore plus souffert! Le vrai poëte est fait pour l'agitation
comme l'oiseau des tempêtes, pour la douleur comme le martyr de
l'inspiration. Il ne commande pas à l'expression et ne souffre pas les
lisières de la logique vulgaire. Il ne trouve pas une strophe tous les
soirs en mettant son bonnet de nuit; il est condamné à des stérilités
effrayantes comme à des enfantements miraculeux. Encore quelque temps,
et nous verrons bien si Adélaïde est un maître et si je dois aller à son
école comme la petite Rosa!
Et puis je me rappelais confusément mon jeune âge et les soins que
j'avais eus pour Adélaïde enfant. Il me semblait la revoir avec ses
cheveux bruns et ses grands yeux tranquilles, nature active et douce,
jamais bruyante, déjà polie et facile à égayer, sans être importune
quand on ne s'occupait pas d'elle. Je croyais, dans ce mirage du passé,
entendre ma mère s'écrier: «Quelle sage et belle fille! Je voudrais
qu'elle fût à moi!» et madame Obernay lui répondre: «Qui sait? Cela
pourrait bien se faire un jour!»
Et le jour où cela aurait pu être en effet, le jour où j'aurais pu
conduire dans les bras de ma mère cette créature accomplie, orgueil
d'une ville et joie d'une famille, idéal d'un poëte à coup sûr, le poëte
indécis et chagrin, stérile et mécontent de lui-même, s'efforçait de la
rabaisser et se défendait mal de l'envie!
Ces étrangetés un peu monstrueuses de ma situation morale n'étaient que
trop motivées par l'oisiveté de ma raison et l'activité maladive de ma
fantaisie. Quand j'eus brûlé mon manuscrit, je crus pouvoir le
recommencer à ma satisfaction nouvelle, et il n'en fut rien. J'étais
attiré sans cesse vers ce jardin où le secret de ma vie s'agitait
peut-être à deux pas de moi sans que je voulusse le connaître. Quand je
sentais approcher Valvèdre ou l'une de ses soeurs avec M. Obernay ou
avec Henri, je croyais toujours entendre prononcer mon nom. Je prêtais
l'oreille malgré moi, et, quand je m'étais assuré qu'il n'était
nullement question de moi, je m'éloignais sans m'apercevoir de
l'inconséquence de ma conduite.
Tout semblait paisible chez eux; Alida ne s'approchait jamais du mur,
tant elle craignait de provoquer une imprudence de ma part ou d'attirer
les soupçons en se réconciliant avec cet endroit qu'elle avait proscrit
comme trop exposé au soleil. J'entendais souvent les jeux bruyants de
ses fils et la voix posée des vieux parents qui encourageait ou modérait
leur impétuosité. Alida caressait tendrement l'aîné, mais ne causait
jamais ni avec l'un ni avec l'autre.
Sans pouvoir la suivre des yeux, car le devant de la maison était masqué
par des massifs d'arbustes, je sentais l'isolement de sa vie dans cet
intérieur si assidûment et saintement occupé. Je l'apercevais
quelquefois, lisant un roman ou un poëme entre deux caisses de myrte, ou
bien, de ma fenêtre, je la voyais à la sienne, regardant de mon côté et
pliant une lettre qu'elle avait écrite pour moi. Elle était étrangère,
il est vrai, au bonheur des autres, elle dédaignait et méconnaissait
leurs profondes et durables satisfactions; mais c'est de moi seul, ou
d'elle-même en vue de moi seul, qu'elle était incessamment préoccupée.
Toutes ses pensées étaient à moi, elle oubliait d'être amie et soeur, et
même presque d'être mère, tout cela pour moi, son tourment, son dieu,
son ennemi, son idole! Pouvais-je trouver le blâme dans mon coeur? Et
cet amour exclusif n'avait-il pas été mon rêve?
Tous les matins, un peu avant l'aube, nous échangions nos lettres au
moyen d'un caillou que Bianca venait lancer par-dessus le mur et que je
lui renvoyais avec mon message. L'impunité nous avait rendus téméraires.
Un matin, réveillé comme d'habitude avec les alouettes, je reçus mon
trésor accoutumé, et je lançai ma réponse anticipée; mais tout aussitôt
je reconnus qu'on marchait dans l'allée, et que ce n'était plus le pas
furtif et léger de la jeune confidente: c'était une démarche ferme et
régulière, le pas d'un homme. J'allai regarder à la fente du mur; je
crus, dans le crépuscule, reconnaître Valvèdre. C'était lui en effet.
Que venait-il faire chez les Obernay à pareille heure, lui qui avait
auprès d'eux son domicile solitaire? Une jalousie effroyable s'empara de
moi, à ce point que je m'éloignai instinctivement de la muraille, comme
s'il eût pu entendre les battements de mon coeur.
J'y revins aussitôt. J'épiai, j'écoutai avec acharnement. Il semblait
qu'il eût disparu. Avait-il entendu tomber le caillou? Avait-il aperçu
Bianca? S'était-il emparé de ma lettre? Baigné d'une sueur froide,
j'attendis. Il reparut au bout de dix minutes avec Henri Obernay. Ils
marchèrent en silence, jusqu'à ce qu'Obernay lui dît:
--Eh bien, mon ami, qu'y a-t-il donc? Je suis à vos ordres.
--Ne penses-tu pas, lui répondit Valvèdre à voix haute, qu'on pourrait
entendre de l'autre côté du mur ce qui se dit ici?
--Je n'en répondrais pas, si l'endroit était habité; mais il ne l'est
pas.
--Cela appartient toujours au juif Manassé?
--Qui, par parenthèse, n'a jamais voulu le vendre à mon père; mais il
demeure beaucoup plus loin. Pourtant, si vous craignez d'être entendu,
sortons d'ici; allons chez vous.
--Non, restons là, dit Valvèdre avec une certaine fermeté.
Et, comme si, maître de mon secret et certain de ma présence, il eût
voulu me condamner à l'entendre, il ajouta:
--Asseyons-nous là, sous la tonnelle. J'ai un long récit à te faire, et
je sens que je dois te le faire. Si je prenais le temps de la réflexion,
peut-être que ma patience et ma résignation habituelles m'entraîneraient
encore au silence, et peut-être faut-il parler sous le coup de
l'émotion.
--Prenez garde! dit Obernay en s'asseyant auprès de lui. Si vous
regrettiez ce que vous allez faire? si, après m'avoir pris pour
confident, vous aviez moins d'amitié pour moi?
--Je ne suis pas fantasque, et je ne crains pas cela, répondit Valvèdre
en parlant avec une netteté de prononciation qui semblait destinée à ne
me laisser rien perdre de son discours. Tu es mon fils et mon frère,
Henri Obernay! l'enfant dont j'ai chéri et cultivé le développement,
l'homme à qui j'ai confié et donné ma soeur bien-aimée. Ce que j'ai à te
dire après des années de mutisme te sera utile à présent, car c'est
l'histoire de mon mariage que je te veux confier; tu pourras comparer
nos existences et conclure sur le mariage et sur l'amour en connaissance
de cause. Paule sera plus heureuse encore par toi quand tu sauras
combien une femme sans direction intellectuelle et sans frein moral peut
être à plaindre et rendre malheureux l'homme qui s'est dévoué à elle.
D'ailleurs, j'ai besoin de parler de moi une fois en ma vie! j'ai pour
principe, il est vrai, que l'émotion refoulée est plus digne d'un homme
de courage; mais tu sais que je ne suis pas pour les décisions sans
appel, pour les règles sans exception. Je crois qu'à un jour donné, il
faut ouvrir la porte à la douleur, afin qu'elle vienne plaider sa cause
devant le tribunal de la conscience. J'ai fini mon préambule. Écoute.