George Sand

Valvèdre
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--J'écoute, dit Obernay, j'écoute avec mon coeur, qui vous appartient.

Valvèdre parla ainsi:

--Alida était belle et intelligente, mais absolument privée de direction
sérieuse et de convictions acquises. Cela eût dû m'effrayer. J'étais
déjà un homme mûr à vingt-huit ans, et, si j'ai cru à la douceur
ineffable de son regard, si j'ai eu l'orgueil de me persuader qu'elle
accepterait mes idées, mes croyances, ma religion philosophique, c'est
qu'à un jour donné j'ai été téméraire, enivré par l'amour, dominé à mon
insu par cette force terrible qui a été mise dans la nature pour tout
créer ou tout briser en vue de l'équilibre universel.

»Il a su ce qu'il faisait, lui, l'_ auteur du bien_, quand il a jeté sur
les principes engourdis de la vie ce feu dévorant qui l'exalte pour la
rendre féconde; mais, comme le caractère de la puissance infinie est
l'effusion sans bornes, cette force admirable de l'amour n'est pas
toujours en proportion avec celle de la raison humaine. Nous en sommes
éblouis, enivrés, nous buvons avec trop d'ardeur et de délices à
l'intarissable source, et plus nos facultés de compréhension et de
comparaison sont exercées, plus l'enthousiasme nous entraîne au delà de
toute prudence et de toute réflexion. Ce n'est pas la faute de l'amour,
ce n'est pas lui qui est trop vaste et trop brûlant, c'est nous qui lui
sommes un sanctuaire trop fragile et trop étroit.

»Je ne cherche donc pas à m'excuser. C'est moi qui ai commis la faute en
cherchant l'infini dans les yeux décevants d'une femme qui ne le
comprenait pas. J'oubliai que, si l'amour immense peut ouvrir ses ailes
et soutenir son vol sans péril, c'est à la condition de chercher Dieu,
son foyer rénovateur, et d'aller, à chaque élan, se retremper et se
purifier en lui. Oui, le grand amour, l'amour qui ne se repose pas
d'adorer et de brûler est possible; mais il faut croire, et il faut être
deux croyants, deux âmes confondues dans une seule pensée, dans une même
flamme. Si l'une des deux retombe dans les ténèbres, l'autre, partagée
entre le devoir de la sauver et le désir de ne pas se perdre, flotte à
jamais dans une aube froide et pâle, comme ces fantômes que Dante a vus
aux limites du ciel et de l'enfer: telle est ma vie!

»Alida était pure et sincère. Elle m'aimait. Elle connut aussi
l'enthousiasme, mais une sorte d'enthousiasme athée, si je puis
m'exprimer ainsi. J'étais son dieu, disait-elle. Il n'y en avait pas
d'autre que moi.

»Cette sorte de folie m'enivra un instant et m'effraya vite. Si j'étais
capable de sourire en ce moment, je te demanderais si tu te fais une
idée de ce rôle pour un homme sérieux, la divinité! J'en ai pourtant
souri un jour, une heure peut-être! et tout aussitôt j'ai compris que le
moment où je ne serais plus dieu, je ne serais plus rien. Et ce
moment-là, n'était-il pas déjà venu? Pouvais-je concevoir la possibilité
d'être pris au sérieux, si j'acceptais la moindre bouffée de cet encens
idolâtre?

»Je ne sais pas s'il est des hommes assez vains, assez sots ou assez
enfants pour s'asseoir ainsi sur un autel et pour poser la perfection
devant la femme exaltée qui les en a revêtus. Quels atroces mécomptes,
quelles sanglantes humiliations ils se préparent! Combien l'amante déçue
à la première faiblesse du faux dieu doit le mépriser et lui reprocher
d'avoir souffert un culte dont il n'était pas digne!

»Ma femme n'a du moins pas ce ridicule à m'attribuer. Après l'avoir
doucement raillée, je lui parlai sérieusement. Je voulais mieux que son
engouement, je voulais son estime. J'étais fier de lui paraître le plus
aimant et le meilleur des hommes, et je comptais consacrer ma vie à
mériter sa préférence; mais je n'étais ni le premier génie de mon
siècle, ni un être au-dessus de l'humanité. Elle devait se bien
persuader que j'avais besoin d'elle, de son amour, de ses encouragements
et de son indulgence dans l'occasion, pour rester digne d'elle. Elle
était ma compagne, ma vie, ma joie, mon appui et ma récompense; donc, je
n'étais pas Dieu, mais un pauvre serviteur de Dieu qui se donnait à
elle.

»Ce mot, je m'en souviens, parut la combler de joie, et lui fit dire des
choses étranges que je veux te redire, parce qu'elles résument toute sa
manière de voir et de comprendre.

»--Puisque tu te donnes à moi, s'écria-t-elle, tu n'es plus qu'à moi et
tu n'appartiens plus à cet admirable architecte de l'univers, dont il me
semblait que tu faisais trop un être saisissable et propre à inspirer
l'amour. Tiens, il faut que je te le dise à présent, je le détestais,
ton Dieu de savant; j'en étais jalouse. Ne me crois pas impie. Je sais
bien qu'il y a une grande âme, un principe, une loi qui a présidé à la
création; mais c'est si vague, que je ne veux pas m'en inquiéter. Quant
au Dieu personnel, parlant et écrivant des traditions, je ne le trouve
pas assez grand pour moi. Je ne peux pas le renfermer dans un buisson
ardent, encore moins dans une coupe de sang. Je me dis donc que le vrai
Dieu est trop loin pour nous et tout à fait inaccessible à mon examen
comme à ma prière. Juge si je souffre quand, pour t'excuser d'admirer si
longtemps la cassure d'une pierre ou l'aile d'une mouche, tu me dis que
c'est aimer Dieu que d'aimer les bêtes et les rochers! Je vois là une
idée systématique, une sorte de manie qui me trouble et qui m'offense.
L'homme qui est à moi peut bien s'amuser des curiosités de la nature,
mais il ne doit pas plus se passionner pour une autre idée que mon
amour, que pour une créature qui n'est pas moi.

»Je ne pus pas lui faire comprendre que ce genre de passion pour la
nature était le plus puissant auxiliaire de ma foi, de mon amour, de ma
santé morale; que se plonger dans l'étude, c'était se rapprocher autant
qu'il nous est possible de la source vivifiante nécessaire à l'activité
de l'âme, et se rendre plus digne d'apprécier la beauté, la tendresse,
les sublimes voluptés de l'amour, les plus précieux dons de la Divinité.

»Ce mot de Divinité n'avait pas de sens pour elle, bien qu'elle me l'eût
appliqué dans son délire. Elle s'offensa de mon obstination. Elle
s'alarma de ne pouvoir me détacher de ce qu'elle appelait une religion
de rêveur. Elle essaya de discuter en m'opposant des livres qu'elle
n'avait pas lus, des questions d'école qu'elle ne comprenait pas; puis,
irritée de son insuffisance, elle pleura, et je restai stupéfait de son
enfantillage, incapable de deviner ce qui se passait en elle, malheureux
de l'avoir fait souffrir, moi qui aurais donné ma vie pour elle.

»Je cherchai en vain: quel mystère découvrir dans le vide? Son âme ne
contenait que des vertiges et des aspirations vers je ne sais quel idéal
de fantaisie que je n'ai jamais pu me représenter.

»Ceci se passait bien peu de temps après notre mariage. Je ne m'en
inquiétai pas assez. Je crus à l'excitation nerveuse qui suit les
grandes crises de la vie. Bientôt je vis qu'elle était grosse et un peu
faible de complexion pour traverser sans défaillance le redoutable et
divin drame de la maternité. Je m'attachai à ménager une sensibilité
excessive, à ne la contredire sur rien, à prévenir tous ses caprices. Je
me fis son esclave, je me fis enfant avec elle, je cachai mes livres, je
renonçai presque à l'étude. J'admis toutes ses hérésies en quelque
sorte, puisque je lui laissai toutes ses erreurs. Je remis à un temps
plus favorable cette éducation de l'âme dont elle avait tant besoin. Je
me flattai aussi que la vue de son enfant lui révélerait Dieu et la
vérité beaucoup mieux que mes leçons.

»Ai-je eu tort de ne pas chercher plus vite à l'éclairer? J'éprouvais de
grandes perplexités; je voyais bien qu'elle se consumait dans le rêve
d'un bonheur puéril et d'impossible durée, tout d'extase et de
_parlage_, de caresses et d'exclamations, sans rien pour la vie de
l'esprit et pour l'intimité véritable du coeur. J'étais jeune et je
l'aimais: je partageais donc tous ses enivrements et me laissais
emporter par son exaltatation; mais, après, sentant que je l'aimais
davantage, j'étais effrayé de voir qu'elle m'aimait moins, que chaque
accès de cet enthousiasme la rendait ensuite plus soupçonneuse, plus
jalouse de ce qu'elle appelait mon idée fixe, plus amère devant mon
silence, plus railleuse de mes définitions.

»J'étais assez médecin pour savoir que la grossesse est quelquefois
accompagnée d'une sorte d'insanité d'esprit. Je redoublai de soumission,
d'effacement, de soins. Son mal me la rendait plus chère, et mon coeur
débordait d'une pitié aussi tendre que celle d'une mère pour l'enfant
qui souffre. J'adorais aussi en elle cet enfant de mes entrailles
qu'elle allait me donner; il me semblait entendre sa petite âme me
parler déjà dans mes rêves et me dire: «Ne fais jamais de peine »à ma
mère!»

»Elle fut, en effet, ravie pendant les premiers jours: elle voulut
nourrir notre cher petit Edmond; mais elle était trop faible, trop
insoumise aux prescriptions de l'hygiène, trop exaspérée par la moindre
inquiétude; elle dut bien vite confier l'enfant à une nourrice dont
aussitôt elle fut jalouse au point de se rendre plus souffrante encore.
Elle faisait de la vie un drame continuel; elle sophistiquait sur
l'instinct filial qui se portait avec ardeur vers le sein de la première
femme venue. Et pourquoi Dieu, ce Dieu intelligent et bon auquel je
feignais de croire, disait-elle, n'avait-il pas donné à l'homme dès le
berceau un instinct supérieur à celui des animaux? En d'autres moments,
elle voulait que la préférence de son enfant pour la nourrice fût un
symptôme d'ingratitude future, l'annonçe de malheurs effroyables pour
elle.

»Elle guérit pourtant, elle se calma, elle prit confiance en moi en me
voyant renoncer à toutes mes habitudes et à tous mes projets pour lui
complaire. Elle eut deux ans de ce triomphe, et son exaltation parut se
dissiper avec les résistances qu'elle avait prévues de ma part. Elle
voulait faire de moi un _artiste homme du monde_, disait-elle, et me
dépouiller de ma gravité de savant qui lui faisait peur. Elle voulait
voyager en princesse, s'arrêter où bon lui semblerait, voir le monde,
changer et reprendre sans cesse. Je cédai. Et pourquoi n'aurais-je pas
cédé? Je ne suis pas misanthrope, le commerce de mes semblables ne
pouvait me blesser ni me nuire. Je ne m'élevais pas au-dessus d'eux dans
mon appréciation. Si j'avais approfondi certaines questions spéciales
plus que certains d'entre eux, je pouvais recevoir d'eux tous, et même
des plus frivoles en apparence, une foule de notions que j'avais
laissées incomplètes, ne fût-ce que la connaissance du coeur humain,
dont j'avais peut-être fait une abstraction trop facile à résoudre. Je
n'en veux donc point à ma femme de m'avoir forcé à étendre le cercle de
mes relations et à secouer la poussière du cabinet. Au contraire, je lui
en ai toujours su gré. Les savants sont des instruments tranchants dont
il est bon d'émousser un peu la lame. J'ignore si je ne serais pas
devenu sociable par goût avec le temps; mais Alida hâta mon expérience
de la vie et le développement de ma bienveillance.

»Ce ne pouvait pourtant pas être là mon unique soin et mon unique but,
pas plus que son avenir à elle ne pouvait être d'avoir à ses ordres un
parfait _gentleman_ pour l'accompagner au bal, à la chasse, aux eaux, au
théâtre ou au sermon. Il me semblait porter en moi un homme plus
sérieux, plus digne d'être aimé, plus capable de lui donner, ainsi qu'à
son fils, une considération mieux fondée. Je ne prétendais pas à la
renommée, mais j'avais aspiré à être un serviteur utile, apportant son
contingent de recherches patientes et courageuses à cet édifice des
sciences, qui est pour lui l'autel de la vérité. Je comptais bien
qu'Alida arriverait à comprendre mon devoir, et que, la première ivresse
de domination assouvie, elle rendrait à sa véritable vocation celui qui
avait prouvé une tendresse sans bornes par une docilité sans réserve.

»Dans cet espoir, je me risquais de temps en temps à lui faire
pressentir le néant de notre prétendue vie d'artistes. Nous aimions et
nous goûtions les arts; mais, n'étant artistes créateurs ni l'un ni
l'autre, nous ne devions pas prétendre à cette suite éternelle de
jugements et de comparaisons qui fait du rôle de _dilettante_, quand il
est exclusif, une vie blasée, hargneuse ou sceptique. Les créations de
l'art sont stimulantes; c'est là leur magnifique bienfait. En élevant
l'âme, elles lui communiquent une sainte émulation, et je ne crois pas
beaucoup aux véritables ravissements des admirateurs systématiquement
improductifs. Je ne parlais pas encore de me soustraire au doux _far
niente_ où ma femme se délectait, mais je tentais d'amener en elle-même
une conclusion à son usage.

»Elle était assez bien douée, et, d'ailleurs, assez frottée de musique,
de peinture et de poésie, depuis son enfance, pour avoir le désir et le
besoin de consacrer ses loisirs à quelque étude. Si elle était idolâtre
de mélodies, de couleurs ou d'images, n'était-elle pas assez jeune,
assez libre, assez encouragée par ma tendresse, pour vouloir sinon
créer, du moins pratiquer à son tour? Qu'elle eût un goût déterminé, ne
fût-ce qu'un seul, une occupation favorite, et je la voyais sauvée de
ses chimères. Je comprenais le but de son besoin de vivre dans une
atmosphère échauffée et comme parfumée d'art et de littérature; elle y
devenait l'abeille qui fait son miel après avoir couru de fleur en
fleur: autrement, elle n'était ni satisfaite ni émue réellement, sa vie
n'étant ni active ni reposée. Elle voulait voir et toucher les aliments
nutritifs par pure convoitise d'enfant malade; mais, privée de force et
d'appétit, elle ne se nourrissait pas.

»Elle fit d'abord la sourde oreille, et me présenta enfin un jour des
raisonnements assez spécieux, et qui paraissaient désintéressés.

»--Il ne s'agit pas de moi, disait-elle, ne vous en inquiétez pas. Je
suis une nature engourdie, peu pressée d'éclore à la vie comme vous
l'entendez. Je ressemble à ces bancs de corail dont vous m'avez parlé,
qui adhèrent tranquillement à leur rocher. Mon rocher, à moi, mon abri,
mon port, c'est vous! Mais, hélas! voilà que vous voulez changer toutes
les conditions de notre commune existence! Eh bien, soit; mais ne vous
pressez pas tant; vous avez encore beaucoup à gagner dans la prétendue
oisiveté où je vous retiens. Vous êtes destiné certainement à écrire sur
les sciences, ne fût-ce que pour rendre compte de vos découvertes au
jour le jour; vous aurez le fond, mais aurez-vous la forme, et
croyez-vous que la science ne serait pas plus répandue, si une
démonstration facile, une expression agréable et colorée, la rendaient
plus accessible aux artistes? Je vois bien votre entêtement: vous voulez
être positif et ne travailler que pour vos pareils. Vous prétendez, je
m'en souviens, qu'un véritable savant doit aller au fait, écrire en
latin, afin d'être à la portée de tous les érudits de l'Europe, et
laisser à des esprits d'un ordre moins élevé, à des traducteurs, à des
vulgarisateurs, le soin d'éclaircir et de répandre ses majestueuses
énigmes. Cela est d'un paresseux et d'un égoïste, permettez-moi de vous
le dire. Vous qui prétendez qu'il y a du temps pour tout, et qu'il ne
s'agit que de savoir l'employer avec méthode, vous devriez vous
perfectionner comme orateur ou comme écrivain, ne pas tant dédaigner les
succès de salon, étudier, dans la vie que nous menons, l'art de bien
dire et d'embellir la science par le sentiment de toutes les beautés.
Alors vous seriez le génie complet, le dieu que je rêve en vous malgré
vous-même, et moi, pauvre femme, je pourrais ne pas vivre à sept mille
mètres au-dessous de votre niveau, comprendre vos travaux, en jouir, et
en profiter par conséquent. Voyons, devons-nous rester isolés en nous
tenant la main? Votre amour veut-il faire une part pour vous et une pour
moi dans cette vie que nous devons traverser ensemble?

»--Ma chère bien-aimée, lui disais-je, votre thèse est excellente et
porte sa réponse avec elle. Je vous donne mille fois raison. Il me faut
un bon instrument pour célébrer la nature; mais voici l'instrument prêt
et accordé, il ne peut pas rester plus longtemps muet. Tout ce que vous
me dites de tendre et de charmant sur le plaisir que vous aurez à
l'entendre me donne une impatience généreuse de le faire parler; mais
les sujets ne s'improvisent pas dans la science: s'ils éclatent parfois
comme la lumière dans les découvertes, c'est par des faits qu'il faut
bien posément et bien consciencieusement constater avant de s'y fier, ou
par des idées résultats d'une logique méditative devant laquelle les
faits ne plient pas toujours spontanément. Tout cela demande, non pas
des heures et des jours, comme pour faire un roman, mais des mois, des
années; encore n'est-on jamais sûr de ne pas être amené à reconnaître
qu'on s'est trompé, et qu'on aurait perdu son temps et sa vie sans cette
compensation, presque infaillible dans les études naturelles, d'avoir
fait d'autres découvertes à côté et parfois en travers de celle que l'on
poursuivait. Le temps suffit à tout, me faites-vous dire. Peut-être,
mais à la condition de n'en plus perdre, et ce n'est pas dans notre vie
errante, entrecoupée de mille distractions imprévues, que je peux mettre
les heures à profit.

»--Ah! nous y voilà! s'écria ma femme avec impétuosité. Vous voulez me
quitter, voyager seul dans des pays impossibles!

»--Non, certes; je travaillerai près de vous, je renoncerai à de
certaines constatations qu'il faudrait aller chercher trop loin; mais
vous me ferez aussi quelques sacrifices: nous verrons moins d'oisifs,
nous nous fixerons quelque part pour un temps donné. Ce sera où vous
voudrez, et, si vous vous y déplaisez, nous essayerons un autre milieu;
mais, de temps en temps, vous me permettrez une phase de travail
sédentaire...

»--Oui, oui! reprit-elle, vous voulez vivre pour vous seul, vous avez
assez vécu pour moi. Je comprends: l'amour est assouvi, fini par
conséquent!

»Rien ne put la faire revenir de cette prévention que l'étude était sa
rivale, et que l'amour n'était possible qu'avec l'oisiveté.

»--Aimer est tout, disait-elle, et celui qui aime n'a pas le temps de
s'occuper d'autre chose. Pendant que l'époux s'enivre des merveilles de
la science, l'épouse languit et meurt. C'est le sort qui m'attend, et,
puisque je vous suis un fardeau, je ferais aussi bien de mourir tout de
suite.

»Mes réponses ne servirent qu'à l'exaspérer. J'essayai d'invoquer le
dévouement à mon avenir dont elle avait parlé d'abord. Elle jeta ce
léger masque dont elle avait essayé de couvrir son ardente personnalité.

»--Je mentais, oui, je mentais! s'écria-t-elle. Votre avenir existe-t-il
donc en dehors du mien? Pouvez-vous et devez-vous oublier qu'en prenant
ma vie tout entière, vous m'avez donné la vôtre? Est-ce tenir parole que
de me condamner à l'intolérable ennui de la solitude?

»L'ennui! c'était là sa plaie et son effroi. C'est là ce que j'aurais
voulu guérir en lui persuadant de devenir artiste, puisqu'elle avait un
vif éloignement pour les sciences. Elle prétendit que je méprisais les
arts et les artistes, et que je voulais la reléguer au plus bas étage
dans mon opinion. C'était me faire injure et me reléguer moi-même au
rang des idiots. Je voulus lui prouver que la recherche du beau ne se
divise pas en études rivales et en manifestations d'antagonisme, que
Rossini et Newton, Mozart et Shakspeare, Rubens et Leibnitz, et
Michel-Ange et Molière, et tous les vrais génies, avaient marché aussi
droit les uns que les autres vers l'éternelle lumière où se complète
l'harmonie des sublimes inspirations. Elle me railla et proclama la
haine du travail comme un droit sacré de sa nature et de sa position.

»--On ne m'a pas appris à travailler, dit-elle, et je ne me suis pas
mariée en promettant de me remettre à l'_a b c_ des choses. Ce que je
sais, je l'ai appris par intuition, par des lectures sans ordre et sans
but. Je suis une femme: ma destinée est d'aimer mon mari et d'élever des
enfants. Il est fort étrange que ce soit mon mari qui me conseille de
songer à quelque chose de mieux.

»--Alors, lui répondis-je avec un peu d'impatience, aimez votre mari en
lui permettant de conserver sa propre estime; élevez votre fils et ne
compromettez pas votre santé, l'avenir d'une maternité nouvelle, en
vivant sans règle, sans but, sans repos, sans domicile, et sans vouloir
connaître cet _a b c_ des choses que votre devoir sera d'enseigner à vos
enfants. Si vous ne pouvez vous résoudre à la vie des femmes ordinaires
sans périr d'ennui, vous n'êtes donc pas une femme ordinaire, et je vous
conseillais une étude quelconque pour vous rattacher à votre intérieur,
que le caprice et l'imprévu de votre existence actuelle ne sont pas
faits pour rendre digne de vous et de moi.

»Et, comme elle s'emportait, je crus devoir lui dire encore:

»--Tenez, ma pauvre chère enfant, vous êtes dévorée par votre
imagination, et vous dévorez tout autour de vous. Si vous continuez
ainsi, vous arriverez à absorber en vous toute la vie des autres sans
leur rien donner en échange, pas une lumière, pas une douceur vraie, pas
une consolation durable. On vous a appris le métier d'idole, et vous
auriez voulu me l'enseigner aussi; mais les idoles ne sont bonnes à
rien. On a beau les parer et les implorer, elles ne fécondent rien et ne
sauvent personne. Ouvrez les yeux, voyez le néant où vous laissez
flotter une intelligence exquise, l'orage continuel par lequel vous
laissez flétrir même votre incomparable beauté, la souffrance que vous
imposez sans remords à toutes mes aspirations d'homme honnête et
laborieux, l'abandon de toutes choses autour de nous..., à commencer par
notre plus cher trésor, par notre enfant, que vous dévorez de caresses,
et dont vous étouffez d'avance les instincts généreux et forts en vous
soumettant à ses plus nuisibles fantaisies. Vous êtes une femme
charmante que le monde admire et entraîne; mais, jusqu'ici, vous n'êtes
ni une épouse dévouée, ni une mère intelligente. Prenez-y garde et
réfléchissez!

»Au lieu de réfléchir, elle voulut se tuer. Des heures et des jours se
passèrent en misérables discussions où toute ma patience, toute ma
tendresse, toute ma raison et toute ma pitié vinrent se briser devant
une invincible vanité blessée et à jamais saignante.

»Oui, voilà le vice de cette organisation si séduisante. L'orgueil est
immense et jette comme une paralysie de stupidité sur le raisonnement.
Il est aussi impossible à ma femme de suivre une déduction élémentaire,
même dans la logique de ses propres sentiments, qu'il le serait à un
oiseau de soulever une montagne. Et cela, j'en avais deviné, j'en ai
constaté la cause: c'est cette sorte d'athéisme qui la dessèche. Elle
vit aujourd'hui dans les églises, elle essaye de croire aux miracles,
elle ne croit réellement à rien. Pour croire, il faut réfléchir, elle ne
pense même pas. Elle invente et divague, elle s'admire et se déteste,
elle construit dans son cerveau des édifices bizarres qu'elle se hâte de
détruire: elle parle sans cesse du beau, elle n'en a pas la moindre
notion, elle ne le sent pas, elle ne sait pas seulement qu'il existe.
Elle babille admirablement sur l'amour, elle ne l'a jamais connu et ne
le connaîtra jamais. Elle ne se dévouera à personne, et elle pourra
cependant se donner la mort pour faire croire qu'elle aime; car il lui
faut ce jeu, ce drame, cette tragi-comédie de la passion qui l'émeut sur
la scène et qu'elle voudrait réaliser dans son boudoir. Despote blasé,
elle s'ennuie de la soumission, et la résistance l'exaspère. Froide de
coeur et ardente d'imagination, elle ne trouve jamais d'expression assez
forte pour peindre ses délires et ses extases d'amour, et, quand elle
accorde un baiser, c'est en détournant sa tête épuisée, et en pensant
déjà à autre chose.

»Tu la connais maintenant. Ne la prends pas en dédain, mais plains-la.
C'était une fleur du ciel qu'une détestable éducation a fait avorter en
serre chaude. On a développé la vanité et fait naître la sensibilité
maladive. On ne lui a pas montré une seule fois le soleil. On ne lui a
pas appris à admirer quelque chose à travers la cloche de verre de sa
plate-bande. Elle s'est persuadé qu'elle était l'objet admirable par
excellence, et qu'une femme ne devait contempler l'univers que dans son
propre miroir. Ne cherchant jamais son idéal hors d'elle, ne voyant
au-dessus d'elle-même ni Dieu, ni les idées, ni les arts, ni les hommes,
ni les choses, elle s'est dit qu'elle était belle, et que sa destinée
était d'être servie à genoux, que tout lui devait tout, et qu'à rien
elle ne devait rien. Elle n'est jamais sortie de là, bien qu'elle ait
des paroles qui pourraient énerver la volonté la mieux trempée. Elle a
vécu repliée sur elle-même, ne croyant qu'à sa beauté, dédaignant son
âme, la niant à l'occasion, doutant de son propre coeur, l'interrogeant
et le déchirant avec ses ongles pour le ranimer et le sentir battre,
faisant passer le monde devant elle pour qu'il s'efforçât de la
distraire, mais ne s'amusant de rien, et murant sa coquille plutôt que
de respirer l'air que respirent les autres.

»Avec cela, elle est bonne, en ce sens qu'elle est désintéressée,
libérale, et qu'elle plaint les malheureux en leur jetant sa bourse par
là fenêtre. Elle est loyale d'intentions et croit ne jamais mentir,
parce qu'à force de se mentir à elle-même elle a perdu la notion du
vrai. Elle est chaste et digne dans sa conduite, du moins elle l'a été
longtemps; douce dans le fait, trop molle et trop fière pour la
vengeance préméditée, elle ne tue qu'avec ses paroles, sauf à les
oublier ou à les retirer le lendemain.

»Il m'a fallu bien des jours passés à me débattre contre son prestige
pour la connaître ainsi. Elle à été longtemps un problème que je ne
pouvais résoudre, parce que je ne pouvais me résigner à voir le côté
infirme et incurable de son âme. Je crois avoir tout tenté pour la
guérir ou la modifier: j'ai échoué, et j'ai demandé à Dieu la force
d'accepter sans colère et sans blasphème la plus affreuse, la plus amère
de toutes les déceptions.

»Une seconde grossesse m'avait rendu de nouveau son esclave. Sa
délivrance fut la mienne, car il se passa alors dans notre intérieur des
choses véritablement douloureuses et intolérables pour moi. Notre second
fils était chétif et sans beauté. Elle m'en fit un reproche; elle
prétendit que celui-ci était né de mon mépris et de mon aversion pour
elle, qu'il lui ressemblait en laid, qu'il était sa caricature, et que
c'est ainsi que je l'avais vue en la rendant mère pour la seconde fois.

»Les excentricités d'Alida ne sont pas de celles qu'on peut reprendre
avec gaieté et traiter d'enfantillages. Toute contradiction de ce genre
l'offense au dernier point. Je lui répondis que, si l'enfant avait
souffert dans son sein, c'est parce qu'elle avait douté de moi et de
tout: il était le fruit de son scepticisme; mais il y avait encore du
remède. La beauté d'un homme, c'est la santé, et il fallait fortifier le
pauvre petit être par des soins assidus et intelligents. Il fallait
suivre aussi d'un oeil attentif le développement de son âme, et ne
jamais la froisser par la pensée qu'il pût être moins aimé et moins
agréable à voir que son frère.

»Hélas! je prononçais l'arrêt de cet enfant en essayant de le sauver.
Alida a l'esprit très-faible; elle se crut coupable envers son fils
avant de l'être, elle le devint par la peur de ne pouvoir échapper à la
fatalité. Ainsi tous mes efforts aggravaient son mal, et, de toutes mes
paroles, elle tirait un sens funeste. Elle s'acharnait à constater
qu'elle n'aimait pas le pauvre Paul, que je le lui avais prédit, qu'elle
ne pouvait conjurer cette destinée, qu'elle frissonnait en voulant
caresser cette horrible créature, sa malédiction, son châtiment et le
mien. Que sais-je! Je la crus folle, je la promenai encore et j'éloignai
l'enfant; mais elle se fit des reproches, l'instinct maternel parla plus
haut que les préventions, ou bien l'orgueil de la femme se révolta. Elle
voulut en finir avec l'espérance, ce fut son mot. Cela signifiait que,
n'étant plus aimée de moi, elle renonçait à me retenir à ses côtés. Elle
me demanda de lui faire arranger Valvèdre, qu'elle avait vu un jour en
passant, et qu'elle avait déclaré triste et vulgaire. Elle voulait vivre
maintenant là avec mes soeurs, qui s'y étaient fixées. Je l'y conduisis,
je fis du petit manoir une riche résidence, et je m'y établis avec elle.

»Mon ami, tu le comprends maintenant, il n'y avait plus d'enthousiasme,
plus d'espoir, plus d'illusions, plus de flamme dans mon affection pour
elle; mais l'amitié fidèle, un dévouement toujours entier, un grand
respect de ma parole et de ma dignité, une compassion paternelle pour
cette faible et violente nature, un amour immense pour mes enfants avec
une tendresse plus raffinée peut-être pour celui que ma femme n'aimait
pas, c'en était bien assez pour me retenir à Valvèdre. J'y passai une
année qui ne fut pas perdue pour ma jeune soeur et pour mes fils. Je
donnai à Paule une direction d'idées et de goûts qu'elle a
religieusement suivie. J'enseignai à ma soeur aînée la science des
mères, que ma femme n'avait pas et ne voulait pas acquérir. Je
travaillais aussi pour mon compte, et, triste comme un homme qui a perdu
la moitié de son âme, je m'attachais à sauver le reste, à ne pas
souffrir en égoïste, à servir l'humanité dans la mesure de mes forces en
me dévouant au progrès des connaissances humaines, et ma famille, en
l'abritant sous la tendresse profonde et sous l'apparente sérénité du
père de famille.

»Tout alla bien autour de moi, excepté ma femme, que l'ennui consumait,
et qui, se refusant à mon affection toujours loyale, se plaisait à se
proclamer veuve et déshéritée de tout bonheur. Un jour, je m'aperçus
qu'elle me haïssait, et je me renfermai dans le rôle d'ami sans rancune
et sans susceptibilité, le seul rôle qui pût dès lors me convenir. Un
autre jour, je découvris qu'elle aimait ou croyait aimer un homme
indigne d'elle. Je l'éclairai sans lui laisser soupçonner que j'eusse
constaté son déplorable engouement. Elle fut effrayée, humiliée; elle
rompit brusquement avec sa chimère, mais elle ne me sut aucun gré de ma
délicatesse. Loin de là, elle fut offensée de mon apparente confiance en
elle. Elle eût été consolée de son mécompte en me voyant jaloux.
Indignée de ne pouvoir plus me faire souffrir ou de ne pas réussir à me
le faire avouer, elle chercha d'autres distractions d'esprit. Elle
s'éprit tour à tour de plusieurs hommes à qui elle ne s'abandonna pas
plus qu'au premier, mais dont les soins, même à distance, chatouillaient
sa vanité. Elle entretint beaucoup de correspondances avec des
adorateurs plus ou moins avouables; elle se plut à enflammer leur
imagination et la sienne propre en de feintes amitiés, où elle porta une
immense coquetterie. Je sus tout. On peut me trahir, mais il est plus
difficile de me tromper. Je constatai qu'elle respectait nos liens à sa
manière, et que mon intervention dans cette manière d'entendre le devoir
et le sentiment ne servirait qu'à lui faire prendre quelque parti
fâcheux et contracter des liens plus compromettants qu'elle ne le
souhaitait elle-même. J'étudiai et je pratiquai systématiquement la
prudence. Je fis le sourd et l'aveugle. Elle me traita de _savant_ dans
toute l'acception du mot, elle me méprisa presque..., et je me laissai
mépriser! N'avais-je pas juré à mon premier enfant, dès le sein de sa
mère, que cette mère ne souffrirait jamais par ma faute?

»Tu sais, mon cher Henri, comme j'ai vécu depuis six ans que nous sommes
intimement liés. Je n'avais qu'un refuge, l'étude, et, devinant le vide
de mon intérieur, tu t'es étonné quelquefois de me voir sacrifier la
pensée des longs voyages à la crainte de paraître abandonner ma femme.
Tu comprends aujourd'hui que ce qui m'a retenu ou ramené près d'elle
après de médiocres absences, c'est le besoin de m'assurer d'abord que ma
soeur gouvernait mes enfants selon mon coeur et selon mon esprit,
ensuite la volonté d'ôter tout prétexte à quelque scandale dans ma
maison. Je ne pouvais plus espérer ni désirer l'amour, l'amitié même
m'était refusée; mais je voulais que cette terrible imagination de femme
connût ou pressentît un frein, tant que mes enfants et ma jeune soeur
vivraient auprès d'elle. Je n'ai jamais entravé sa liberté au dehors, et
je dois dire qu'elle n'en a point abusé ostensiblement. Elle m'a haï
pour cette froide pression exercée sur elle, et que son orgueil ne
pouvait attribuer à la jalousie; mais elle a fini par m'estimer un
peu... dans ses heures de lucidité!

»A présent, mes enfants sont ici, ma jeune soeur t'appartient, ma soeur
aînée est heureuse et vit près de vous, ma femme est libre!

Valvèdre s'arrêta. J'ignore ce qu'Obernay lui répondit. Arraché un
instant à l'attention violente avec laquelle j'avais écouté, je
m'aperçus de la présence d'Alida. Elle était derrière moi, tenant ma
lettre ouverte, que son mari avait lue. Elle venait m'annoncer
l'événement et m'engager à fuir; mais, enchaînée par ce que nous venions
d'entendre, elle ne songeait plus qu'à écouter son arrêt.

Je voulus l'emmener. Elle me fit signe qu'elle resterait jusqu'au bout.
J'étais si accablé de tout ce qui venait d'être dit, que je ne me sentis
pas la force de prendre sa main et de la rassurer par une muette
caresse. Nous restâmes donc à écouter, mornes comme deux coupables qui
attendent leur condamnation.

Quand les paroles qui se disaient de l'autre côté du mur et qui
échappèrent un instant à ma préoccupation reprirent un sens pour moi,
j'entendis Obernay plaider jusqu'à un certain point la cause de madame
de Valvèdre.

--Elle ne me paraît, disait-il, que très à plaindre. Elle ne vous a
jamais compris et ne se comprend pas davantage elle-même. C'est bien
assez pour que vous ne puissiez plus vous donner du bonheur l'un à
l'autre; mais, puisqu'au milieu des égarements de son cerveau elle est
restée chaste, je trouverais trop sévère de restreindre ou de
contraindre ses relations avec ses enfants. Mon père, j'en suis certain,
aurait une extrême répugnance à jouer ce rôle vis-à-vis d'elle, et je ne
répondrais même pas qu'il y consentît, quel que soit son dévouement pour
vous.

--Il me suffira de m'expliquer, répondit Valvèdre, pour que tu
comprennes mes craintes. La personne dont nous parlons est en ce moment
violemment éprise d'un jeune homme qui n'a pas plus de caractère et de
raison qu'elle. En proie à mille agitations et à mille projets qui se
contredisent, il lui écrivait... _dernièrement_..., dans une lettre que
j'ai trouvée sous mes pieds et qui n'était même pas cachetée, tant on se
raille de ma confiance: «Si tu le veux, nous enlèverons tes fils, je
travaillerai pour eux, je me ferai leur précepteur..., tout ce que tu
voudras, pourvu que tu sois à moi et que rien ne nous sépare, etc.» Je
sais que ce sont là des paroles, _des mots, des mots!_ Je suis bien
tranquille sur le désir sincère que cet amant enthousiaste, enfant
lui-même, peut avoir de se charger des enfants d'un autre; mais leur
mère peut, dans un jour de folie, prendre l'offre au sérieux, ne fût-ce
que pour éprouver son dévouement! Cela se réduirait probablement à une
partie de campagne. Las des marmots, on les ramènerait le soir même;
mais crois-tu que ces pauvres innocents doivent être exposés à entendre,
ne fût-ce qu'un jour, ces étranges dithyrambes?

--Alors, répondit Obernay, nous ferons bonne garde; mais le mieux serait
que vous ne partissiez pas encore.

--Je ne partirai pas sans avoir réglé toutes choses pour le présent et
l'avenir.

--L'avenir, ne vous en tourmentez pas trop! Le caprice qui menace sera
bientôt passé.

--Cela n'est pas sûr, reprit Valvèdre. Jusqu'ici, elle n'avait encouragé
que des hommages peu inquiétants, des gens du monde trop bien élevés
pour s'exposer à des esclandres. Aujourd'hui, elle a rencontré un homme
intelligent et honnête, mais très-exalté, sans expérience, et, je le
crains, sans principes suffisants pour faire triompher les bons
instincts, son pareil, son idéal en un mot. Si elle cache soigneusement
cette intrigue, je feindrai d'y être indifférent; mais, si elle prend
les partis extrêmes auxquels cet imprudent la convie, il faudra qu'il
s'attende à une répression de ma part, ou qu'elle cesse de porter mon
nom. Je ne veux pas qu'elle m'avilisse; mais, tant qu'elle sera ma
femme, je ne souffrirai pas non plus qu'elle soit avilie par un autre
homme. Voilà ma conclusion.




VIII


Quand Valvèdre et Obernay se furent éloignés et que je ne les entendis
plus, je me retournai vers Alida, qui s'était toujours tenue derrière
moi; je la vis à genoux sur le gazon, livide, les yeux fixes, les bras
roides, évanouie, presque morte, comme le jour où je l'avais trouvée
dans l'église. Les dernières paroles de Valvèdre, que dix fois j'avais
été sur le point d'interrompre, m'avaient rendu mon énergie. Je portai
Alida dans le casino, et, en dépit des révélations qui m'avaient brisé
un instant, je la secourus et la consolai avec tendresse.

--Eh bien, le gant est jeté, lui dis-je quand elle fut en état de
m'entendre, c'est à nous de le ramasser! Ce grand philosophe nous a
tracé notre devoir, il me sera doux de le remplir. Écrivons-lui tout de
suite nos intentions.

--Quelles intentions? quoi? répondit-elle d'un air égaré.

--N'as-tu pas compris, n'as-tu pas entendu M. de Valvèdre? Il t'a mise
au défi d'être sincère, et moi, il m'a refusé la force d'être dévoué:
montrons-lui que nous nous aimons plus sérieusement qu'il ne pense.
Permets-moi de lui prouver que je me crois plus capable que lui de te
rendre heureuse et de te garder fidèle. Voila toute la vengeance que je
veux tirer de son dédain!

--Et mes enfants! s'écria-t-elle, mes enfants! qui donc les aura?

--Vous vous les partagerez.

--Ah! oui, il me donnera Paolino!

--Non, puisque c'est celui qu'il préfère.

--Cela n'est pas! Valvèdre les aime également, jamais il ne donnera ses
enfants!

--Tu as pourtant des droits sur eux. Tu n'as commis aucune faute que la
loi puisse atteindre?

--Non! Je le jure par mes enfants et par toi; mais ce sera un procès, un
scandale, au lieu d'être une formalité que le consentement mutuel
rendrait très-facile. D'ailleurs, je ne sais pas si leur loi protestante
n'attribue pas les fils au mari. Je ne sais rien, je ne me suis jamais
informée. Mes principes me défendent d'accepter le divorce, et je n'ai
jamais cru que Valvèdre en viendrait là!

--Mais que veux-tu donc faire de tes enfants? lui dis-je, impatienté de
cette exaltation maternelle qui ne se réveillait devant moi que pour me
blesser. Sois donc sincère vis-à-vis de toi-même, tu n'en aimes qu'un,
l'aîné, et c'est justement celui qui, sous toutes les législations,
appartient au père, à moins qu'il n'y ait danger moral à le lui confier,
et ce n'est point ici lé cas. D'ailleurs, de quoi te tourmentes-tu,
puisqu'en restant la femme de Valvèdre, tu n'en as pas moins perdu à ses
yeux le droit de les élever... et même de les promener? Le divorce ne
changera donc rien à ta situation, car aucune loi humaine ne t'ôtera le
droit de les voir.

--C'est vrai, dit Alida en se levant, pâle, les cheveux épars, les yeux
brillants et secs. Eh bien, alors que faisons-nous?

--Tu écris à ton mari que tu demandes le divorce, et nous partons; nous
attendons le temps légal après la dissolution du mariage, et tu consens
à être ma femme.

--Ta femme? Mais non, c'est un crime! Je suis mariée et je suis
catholique!

--Tu as cessé de l'être le jour où tu as fait un mariage protestant.
D'ailleurs, tu ne crois pas en Dieu, ma belle, et ce point-là doit lever
bien des scrupules d'orthodoxie.

--Ah! vous me raillez! s'écria-t-elle, vous ne parlez pas sérieusement!

--Je raille ta dévotion, c'est vrai; mais, pour le reste, je parle si
sérieusement, qu'à l'instant même je t'engage ma parole d'honnête
homme...

--Non! ne jure pas! C'est par orgueil, ce que tu veux faire, ce n'est
pas par amour! Tu hais mon mari au point de vouloir m'épouser, voilà
tout.

--Injuste coeur! Est ce donc la première fois que je t'offre ma vie?

--Si j'acceptais, dit-elle en me regardant d'un air de doute, ce serait
à une condition.

--Dis! dis vite!

--Je ne veux rien accepter de M. de Valvèdre. Il est généreux, il va
m'offrir la moitié de son revenu; je ne veux même pas de la pension
alimentaire à laquelle j'ai droit. Il me répudie, il me dédaigne, je ne
veux rien de lui! rien, rien!

--C'est justement la condition que j'allais poser aussi, m'écriai-je.
Ah! ma chère Alida! combien je te bénis de m'avoir deviné!

Il y avait plus d'esprit que de sincérité dans ces derniers mots.
J'avais bien vu qu'Alida avait douté de mon désintéressement: c'était
horrible qu'à chaque instant elle doutât ainsi de tout; mais, en ce
moment-là, comme il y avait aussi en moi plus de fierté blessée par le
mari que d'élan véritable vers la femme, j'étais résolu à ne m'offenser
de rien, à la convaincre, à l'obtenir à tout prix.

--Ainsi, dit-elle, non pas vaincue encore, mais étourdie de ma
résolution, tu me prendrais telle que je suis, avec mes trente ans, mon
coeur déjà dépensé en partie, mon nom flétri probablement par le
divorce, mes regrets du passé, mes continuelles aspirations vers mes
enfants, et la misère par-dessus tout cela? Dis, tu le veux, tu le
demandes?... Tu ne me trompes pas? tu ne te trompes pas toi-même?...

--Alida, lui dis-je en me mettant à ses pieds, je suis pauvre, et mes
parents seront peut-être effrayés de ma résolution; mais je les connais,
je suis leur unique enfant, ils n'aiment que moi au monde, et je te
réponds de te faire aimer d'eux. Ils sont aussi respectables que
tendres; ils sont intelligents, instruits, honorés. Je t'offre donc un
nom moins aristocratique et moins célèbre que celui de Valvèdre, mais
aussi pur que les plus purs... Le peu que ces chers parents possèdent,
ils le partageront dès à présent avec nous, et, quant à l'avenir, je
mourrai à la peine ou tu auras une existence digne de toi. Si je ne suis
pas doué comme poëte, je me ferai administrateur, financier, industriel,
fonctionnaire, tout ce que tu voudras que je sois. Voilà tout ce que je
peux te dire de la vie positive qui nous attend et qui est la chose dont
jusqu'ici tu t'es le moins préoccupée.

--Oui, certes, s'écria-t-elle; l'obscurité, la retraite, la pauvreté, la
misère même, tout plutôt que la pitié de Valvèdre!... L'homme que j'ai
vu si longtemps à mes pieds ne me verra jamais aux siens, pas plus pour
le remercier que pour l'implorer! Mais ce n'est pas de moi, mon pauvre
enfant, c'est de toi qu'il s'agit! Seras-tu heureux par moi?
M'aimeras-tu à ce point de m'accepter avec l'horrible caractère et
l'absurde conduite que l'on m'attribue?

--Cette conduite..., quelle qu'elle soit, je veux l'ignorer, n'en
parlons jamais! Quant à ce caractère terrible..., je le connais, et je
ne crois pas être en reste avec toi, puisque je suis _ton pareil_, comme
dit M. de Valvèdre. Eh bien, nous sommes deux êtres emportés,
passionnés, impossibles pour les autres, mais nécessaires l'un à l'autre
comme l'éclair à la foudre. Nous nous dévorerons sur le même brasier,
c'est notre vie! Séparés, nous ne serions ni plus tranquilles ni plus
sages. Va! nous sommes de la race des poëtes, c'est-à-dire nés pour
souffrir et pour nous consumer dans la soif d'un idéal qui n'est pas de
ce monde. Nous ne le saisirons donc pas à toute heure, mais nous ne
cesserons pas d'y aspirer; nous le rêverons sans cesse et nous
l'étreindrons quelquefois. Que veux-tu de mieux ailleurs, âme
tourmentée? Préfères-tu le néant de la désillusion ou les faciles amours
de la vie mondaine, la retraite à Valvèdre ou l'équivoque existence de
la femme sans mari et sans amant? Sache que je me soucie fort peu des
jugements de M. de Valvèdre sur ton compte. C'est peut-être un grand
homme que tu n'as pas compris; mais il ne t'a pas mieux comprise, lui
qui n'a rien su faire de ton individualité, et qui a prononcé l'arrêt de
son impuissance morale le jour où il a cessé de t'aimer. Que n'étais-je
en face de lui et seul avec lui tout à l'heure! sais-tu ce que je lui
aurais dit? «Vous ne savez rien de la femme, vous qui voulez lui tracer
un rôle conforme à vos systèmes, à vos goûts et à vos habitudes. Vous ne
vous faites aucune idée de la mission d'une créature exquise, et, en
cela, vous êtes un pitoyable naturaliste. Vous êtes leibnitzien, je le
vois de reste, et vous prétendez que la vertu consiste à concourir au
perfectionnement des choses humaines par la connaissance des choses
divines. Soit! vous prenez Dieu pour type absolu, et, de même qu'il
produit et règle l'éternelle activité, vous voulez que l'homme crée ou
ordonne sans cesse la prospérité de son milieu par un travail sans
relâche. Vous vous émerveillez devant l'abeille qui fait le miel, devant
la fleur qui travaille pour l'abeille; mais vous oubliez le rôle des
éléments, qui, sans rien faire de logique en apparence, donnent à toutes
choses la vie et l'échange de la vie. Soyez un peu moins pédant et un
peu plus ingénieux! Comparez, la logique le veut, les âmes passionnées à
la mer qui se soulève et au vent qui se déchaîne pour balayer
l'atmosphère et maintenir l'équilibre de la planète. Comparez la femme
charmante, qui ne sait que rêver et parler d'amour, à la brise qui
promène, insouciante, d'un horizon à l'autre, les parfums et les
effluves de la vie. Oui, cette femme, selon vous si frivole, est, selon
moi, plus active et plus bienfaisante que vous. Elle porte en elle la
grâce et la lumière; sa seule présence est un charme, son regard est le
soleil de la poésie, son sourire est l'inspiration ou la récompense du
poëte. Elle se contente d'être, et l'on vit, l'on aime autour d'elle!
Tant pis pour vous si vous n'avez pas senti ce rayon pénétrer en vous et
donner à votre être une puissance et des joies nouvelles!»

Je parlais sous l'inspiration du dépit. Je croyais parler à Valvèdre, et
je me consolais de ma blessure en bravant la raison et la vérité. Alida
fut saisie par ce qu'elle prenait pour de l'éloquence véritable. Elle se
jeta dans mes bras; sensible à la louange, avide de réhabilitation, elle
versa des larmes qui la soulagèrent.

--Ah! tu l'emportes, s'écria-t-elle, et, de ce moment, je suis à toi.
Jusqu'à ce moment,--oh! pardonne-moi, plains-moi, tu vois bien que je
suis sincère!--j'ai conservé pour Valvèdre une affection dépitée, mêlée
de haine et de regret; mais, à partir d'aujourd'hui, oui, je le jure à
Dieu et à toi, c'est toi seul que j'aime et à qui je veux appartenir à
jamais. C'est toi le coeur généreux, l'époux sublime, l'homme de génie!
Qu'est-ce que Valvèdre auprès de toi? Ah! je l'avais toujours dit,
toujours cru, que les poëtes seuls savent aimer, et que seuls ils ont le
sens des grandes choses! Mon mari me repousse et m'abandonne pour une
faute légère après dix ans de fidélité réelle, et, toi qui me connais à
peine, toi à qui je n'ai donné aucun bonheur, aucune garantie, tu me
devines, tu me relèves et tu me sauves. Tiens, partons! va m'attendre à
la frontière; moi, je cours embrasser mes enfants et signifier à M. de
Valvèdre que j'accepte ses conditions.

Transportés de joie et d'orgueil, allégés pour le moment de toute
souffrance et de toute appréhension, nous nous séparâmes après nous être
entendus sur les moyens de hâter notre fuite.

Alida alla rejoindre M. de Valvèdre chez les Obernay, où, en présence
d'Henri, elle devait lui parler, pendant que je quitterais le casino
pour n'y jamais rentrer. Moi aussi, je voulais parler à Henri, mais non
dans une auberge, car je ne devais pas laisser savoir à sa famille que
je fusse resté ou revenu à Genève, et, le jour de la noce, j'avais été
vu de trop de personnes de l'intimité des Obernay pour ne pas risquer
d'être rencontré par quelqu'une d'entre elles. Je fis venir une voiture
où je m'enfermai, et j'allai demander asile à Moserwald, qui me cacha
dans son propre appartement. De là, j'écrivis un mot à Henri, qui vint
me trouver presque aussitôt.

Ma soudaine présence à Genève et le ton mystérieux de mon billet étaient
des indices assez frappants pour qu'il n'hésitât plus à reconnaître en
moi le rival dont Valvèdre, par délicatesse, lui avait caché le nom.
Aussi l'explication des faits fut-elle comme sous-entendue. Il contint
du mieux qu'il put son chagrin et son blâme, et, me parlant avec une
brusquerie froide:

--Tu sais sans doute, me dit-il, ce qui vient de se passer entre M. de
Valvèdre et sa femme?

--Je crois le savoir, répondis-je; mais il est très-important pour moi
d'en connaître les détails, et je te prie de me les dire.

--Il n'y a pas de détails, reprit-il; madame de Valvèdre a quitté notre
maison, il y a une demi-heure, en nous disant qu'une de ses amies
mourante, je ne sais quelle Polonaise en voyage, la faisait demander à
Vevay, et qu'elle reviendrait le plus tôt possible. Son mari n'était
plus là. Elle a paru désirer le voir; mais, au moment où j'allais le
chercher, elle m'a arrêté en me disant qu'elle aimait mieux écrire. Elle
a écrit rapidement quelques lignes et me les a remises. Je les ai
portées à Valvèdre, qui sur-le-champ est accouru pour lui parler. Elle
était déjà partie seule et à pied, laissant probablement ses
instructions à la Bianca, qui a été impénétrable; mais Valvèdre n'entend
pas que sa femme parte ainsi sans qu'il ait eu une explication avec
elle. Il la cherche. J'allais l'accompagner quand j'ai reçu ton billet.
J'ai compris, j'ai pensé, je pense encore que madame de Valvèdre est
ici...
                
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