George Sand

Valvèdre
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--Sur l'honneur, répondis-je à Obernay en l'interrompant, elle n'y est
pas!

--Oh! sois tranquille, je ne chercherai pas à la découvrir, maintenant
que je te vois en possession du principal rôle dans celte triste
affaire! Vous y allez si vite, que je craindrais une rencontre fâcheuse
entre M. de Valvèdre et toi. Quelque sage et patient que soit un homme
de sa trempe, on peut être surpris par un accès de colère. Tu as donc
bien fait de ne pas te montrer. J'ai caché ta lettre à Valvèdre, et il
ne s'avisera guère de te découvrir ici.

--Ah! m'écriai-je en bondissant de rage, tu crois que je me cache?

--Si tu n'avais pas cette prudence et cette dignité, reprit Henri avec
autorité, tu serais conduit par un mauvais sentiment à commettre une
mauvaise action!

--Oui, je le sais! Je ne veux pas inaugurer ma prise de possession par
un éclat. C'est pour te parler de ces choses que j'ai voulu te voir;
mais je dois te prier, quelle que soit ton opinion, de me ménager. Je ne
suis pas aussi maître de moi-même que s'il s'agissait de faire une
analyse botanique!

--Ni moi non plus, reprit Obernay; mais je tâcherai pourtant de ne pas
perdre la tête. Pourquoi m'as-tu appelé? Parle, je t'écoute.

--Oui, je vais parler; mais je veux savoir ce que contenait le billet
que madame de Valvèdre t'a fait porter à son mari. Il a dû te le
montrer.

--Oui. Il contenait ceci en propres termes: «J'accepte l'_ultimatum_. Je
pars! D'accord avec vous, je demande le divorce, et, selon vos désirs,
je compte me remarier.»

--C'est bien, c'est très-bien! m'écriai-je soulagé d'une vive anxiété:
j'avais craint un instant qu'Alida n'eût déjà changé d'intention et
trahi les serments de l'enthousiasme.--A présent, repris-je, tu le vois,
tout est consommé! Je vais enlever cette femme, et, aussitôt qu'elle
sera libre devant la loi, elle sera ma femme. Tu vois que la question
est nettement tranchée.

--La chose ne peut pas se passer ainsi, dit Henri froidement. Tant que
le divorce n'est pas prononcé, M. de Valvèdre ne veut pas qu'elle soit
compromise. Il faut qu'elle retourne à Valvèdre, ou que tu t'éloignes.
C'est un peu de patience à avoir, puisque la réalisation de votre
fantaisie ne peut souffrir d'empêchement. Craignez-vous déjà de vous
raviser l'un ou l'autre, si vous ne brûlez pas vos vaisseaux par un coup
de tête?

--Point d'épigrammes, je te prie. L'avis de M. de Valvèdre est fort
raisonnable à coup sûr; mais il m'est impossible de le suivre. Il a
lui-même créé l'empêchement en me gratifiant de ses dédains, de ses
railleries et de ses menaces.

--Où cela? quand cela donc?

--Sous la tonnelle de ton jardin, il y a une heure.

--Ah! tu étais là? tu écoutais?

--M. de Valvèdre n'avait aucun doute à cet égard.

--Au fait... oui, je me rappelle! Il tenait à parler là. J'aurais dû
deviner pourquoi. Eh bien, après? Il a parlé de son rival, non pas comme
d'un homme raisonnable, ce qui eût été bien impossible, mais comme d'un
honnête homme, et, ma foi...

--C'est plus que je ne mérite selon toi?

--Selon moi? Peut-être! nous verrons! Si tu te conduis en écervelé, je
dirai que tu es encore trop enfant pour avoir bien compris ce que c'est
que l'honneur. Que comptes-tu faire? Voyons! Te venger de ta propre
folie en bravant Valvèdre, lui donner raison par conséquent?

--Je veux le braver, m'écriai-je. J'ai juré le mariage à sa femme et à
ma propre conscience; donc, je tiendrai parole; mais, jusque-là, je
serai son unique protecteur, parce que M. de Valvèdre a prédit que je
serais dupe et que je veux le faire mentir, parce qu'il a promis de me
tuer si je ne faisais pas sa volonté, et que je l'attends de pied forme
pour savoir qui des deux tuera l'autre, parce qu'enfin il ne me plaît
pas qu'il pense m'avoir intimidé, et que je sois homme à subir les
conditions d'un mari qui abdique et qui veut jouer pourtant le beau
rôle.

--Tu parles comme un fou! dit Obernay en levant les épaules. Si Valvèdre
voulait avoir l'opinion pour lui, il laisserait sa femme chercher le
scandale.

--Valvèdre ne craint peut-être pas tant le blâme que le ridicule!

--Et toi donc?

--C'est mon droit encore plus que le sien. Il a provoqué mon
ressentiment, il devait en prévoir les conséquences.

--Alors, c'est décidé, tu enlèves?

--Oui, et avec tout le mystère possible, parce que je ne veux pas
qu'Alida soit témoin d'une tragédie dont elle ne soupçonne pas
l'imminence; et ce mystère, tu ne le trahiras pas, parce que tu n'as pas
envie d'être le témoin de Valvèdre contre moi, ton meilleur ami.

--Mon meilleur ami? Non! tu ne le serais plus; tu peux donner ta
démission, si tu persistes!

--Au prix de l'amitié, comme au prix de la vie, je persisterai; mais
aussitôt que j'aurai mis Alida en sûreté, je reviendrai ici, et je me
présenterai à M. de Valvèdre pour lui répéter tout ce que tu viens
d'entendre et tout ce que je te charge de lui dire aussitôt que je serai
parti, c'est-à-dire dans une heure.

Obernay vit que ma volonté était exaspérée, et que ses remontrances ne
servaient qu'à m'irriter davantage. Il prit tout à coup son parti.

--C'est bien, dit-il. Quand tu reviendras, tu trouveras Valvèdre disposé
à soutenir ta remarquable conversation, et, jusqu'à demain, il ignorera
que je t'ai vu. Pars le plus tôt possible, je vais tâcher de l'aider à
ne pas trouver sa femme. Adieu! Je ne te souhaite pas beaucoup de
bonheur; car, si tu en pouvais goûter au milieu d'un pareil triomphe, je
te mépriserais. Je compte encore sur tes réflexions et tes remords pour
te ramener au respect des convenances sociales. Adieu, mon pauvre
Francis! Je te laisse au bord de l'abîme. Dieu seul peut t'empêcher d'y
rouler.

Il sortit. Sa voix était étouffée par des larmes qui me brisèrent le
coeur. Il revint sur ses pas. Je voulus me jeter à son cou. Il me
repoussa en me demandant si je persistais, et, sur ma réponse
affirmative, il reprit froidement:

--Je revenais pour te dire que, si tu as besoin d'argent, j'en ai à ton
service. Ce n'est pas que je ne me reproche de t'offrir les moyens de te
perdre, mais j'aime mieux cela que de te laisser recourir à ce
Moserwald..., qui est ton rival, tu ne l'ignores pas, je pense?

Je ne pouvais plus parler. Le sang m'étouffait d'une toux convulsive. Je
lui fis signe que je n'avais besoin de rien, et il se retira sans avoir
voulu me serrer la main.

Quelques instants après, j'étais en conférence avec mon hôte.

--Nephtali, lui dis-je, j'ai besoin de vingt mille francs, je vous les
demande.

--Ah! enfin, s'écria-t-il avec une joie sincère, vous êtes donc mon
véritable ami!

--Oui; mais écoutez. Mes parents possèdent en tout le double de cette
somme, placée sous mon nom. Je n'ai pas de dettes et je suis fils
unique. Tant que mes parents vivront, je ne veux pas aliéner ce capital,
dont ils touchent la rente. Vous me donnerez du temps, et je vais vous
faire une reconnaissance de la somme et des intérêts.

Il ne voulait pas de cette garantie. Je le forçai d'accepter, le
menaçant, s'il la refusait, de m'adresser à Obernay, qui m'avait ouvert
sa bourse.

--Ne suis-je donc pas assez votre obligé, lui dis-je, vous qui, pour
croire à ma solvabilité, acceptez la seule preuve que je puisse vous en
donner ici, ma parole?

Au bout d'un quart d'heure, j'étais avec lui dans sa voiture fermée.
Nous sortions de Genève, et il me conduisait à une de ses maisons de
campagne, d'où je sortis en chaise de poste pour gagner la frontière
française.

J'étais fort inquiet d'Alida, qui devait m'y rejoindre dans la soirée et
qui me semblait avoir quitté la maison Obernay trop précipitamment pour
ne pas risquer de rencontrer quelque obstacle; mais, en arrivant au lieu
du rendez-vous, je trouvai qu'elle m'avait devancé. Elle s'élança de sa
voiture dans la mienne, et nous continuâmes notre route avec rapidité.
Il n'y avait pas de chemins de fer en ce temps-là, et il n'était pas
facile de nous atteindre. Cela n'eut pourtant pas été impossible à
Valvèdre. On verra bientôt ce qui nous préserva de sa poursuite.

Paris était encore, à cette époque, l'endroit du inonde civilisé où il
était le plus facile de se tenir caché. C'est là que j'installai ma
compagne dans un appartement mystérieux et confortable, en attendant les
événements. Je placerai ici plusieurs lettres qui me furent adressées
par Moserwald poste restante. La première était de lui.

«Mon enfant, j'ai fait ce qui était convenu entre nous. J'ai écrit à M.
Henri Obernay pour lui dire que je savais où vous étiez, que je vous
avais donné ma parole de ne le confier à personne, mais que j'étais en
mesure de vous faire parvenir n'importe quelle lettre il jugerait à
propos de confier à mes soins. Dès le jour même, il a envoyé chez moi le
paquet ci-inclus, que je vous transmets fidèlement.

»Vous avez passé le Rubicon comme feu César. Je ne reviendrai pas sur la
dose de satisfaction, de douleur et d'inquiétude que cela me met sur
l'estomac... L'estomac, c'est bien vulgaire, et _on_ en rira sans pitié;
mais il faut que j'en prenne mon parti. Le temps de la poésie est passé
pour moi avec celui de l'espérance. Je m'étais pourtant senti des
dispositions pendant quelques jours... Le dieu m'abandonne, et je ne
vais plus songer qu'à ma santé. L'événement auquel je m'attendais et
auquel je ne voulais pas croire, votre départ précipité avec _elle_, m'a
bouleversé, et j'ai ressenti encore quelques mouvements de bile; mais
cela passera, et la edition de don Quichotte que vous me faites me
donnera du courage. J'entends d'ici qu'_on_ rit encore; _on_ me compare
peut-être à Sancho! N'importe, je suis à _vous_ (au singulier ou au
pluriel), à votre service, à votre discrétion, à la vie et à la mort.

«NEPHTALI.»

La lettre incluse dans celle-ci en contenait une troisième. Les voici
toutes les deux, celle d'Henri d'abord:

«J'espère qu'en lisant la lettre que je t'envoie, tu ouvriras les yeux
sur ta véritable situation. Pour que tu la comprennes, il faut que tu
saches comment j'ai agi à ton égard.

»Tu es bien simple si tu m'as cru disposé à transmettre à M. de V... tes
offres provocatrices. Je me suis contenté de lui dire, pour sauvegarder
ton honneur, qu'une tierce personne était chargée de te faire tenir tout
genre de communications, et que, le jour où il jugerait à propos d'avoir
une explication avec toi, j'étais chargé personnellement de t'en
prévenir, enfin que, dans ce cas, tu accepterais n'importe quel
rendez-vous.

»Ceci établi, je me suis permis de supposer que tu allais à Bruxelles
pour t'entretenir avec tes parens sur tes projets ultérieurs. Quant à
_madame_, j'ai fait, sans beaucoup de scrupule, un énorme mensonge. J'ai
prétendu savoir qu'elle s'en allait à Valvèdre et, de là, en Italie,
pour s'enfermer dans un couvent jusqu'au jour où son mari formerait le
premier la demande du divorce, que, jusque-là, la tierce personne
pouvait également lui faire connaître toute résolution prise à son
égard.

»Il résulte de mon action que M. de Valvèdre..., qui désirait parler à
_madame_, s'est rendu sur-le-champ à Valvèdre, où j'aimais mieux le
voir, pour sa dignité et pour ma sécurité morale, que sur les traces des
_aimables_ fugitifs.

»De Valvèdre, il vient donc de m'écrire, et si, quand _madame_ et toi
aurez lu, vous persistez à méconnaître un tel caractère, je vous plains
et n'envie pas votre manière de voir.

»Je ne me ferai pas ici l'avocat de la bonne cause; je regarde comme un
très-grand bonheur pour mon ami de ne plus avoir dans sa vie ce lien qui
lui confère _la responsabilité sans la répression possible_: problème
insoluble où son âme se consume sans profit pour la science. Moins moral
et plus positif que lui en ce qui le concerne, je fais des voeux pour
que le calme et la liberté des voyages lui soient définitivement rendus.
Ceci n'est pas galant, et tu vas peut-être m'en demander raison. Je
n'accepterai pas la partie; mais je dois t'avertir d'une chose: c'est
que, si tu persistais par hasard à demander réparation à M. de V... _de
l'injure qu'il t'a faite en ne te disputant pas sa femme_ (car c'était
là ton thème), tu aurais en moi, non plus l'ami qui te plaint, mais le
vengeur de l'ami que tu m'aurais fait perdre. Valvèdre est brave comme
un lion; mais peut-être ne sait-il pas se battre. Moi, j'apprends,--au
grand étonnement de ma femme et de ma famille, qui t'envoient mille
amitiés. Braves coeurs, ils ne savent rien!»


DE M. DE V... A HENRI OBERNAY.

«Je ne l'ai pas trouvée ici; elle n'y est pas venue, et même, d'après
les informations que j'ai prises le long du chemin, elle a dû suivre,
pour se rendre en Italie, une tout autre direction. Mais est-elle
réellement par là et a-t-elle jamais résolu sérieusement de s'enfermer
dans un couvent, fût-ce pour quelques semaines?

»Quoi qu'il en soit, il ne me convient pas de la chercher davantage:
j'aurais l'air de la poursuivre, et ce n'est nullement mon intention. Je
souhaitais lui parler: une conversation est toujours plus concluante que
des paroles écrites; mais le soin qu'elle a pris de l'éviter et de me
cacher son refuge décèle des résolutions plus complètes que je ne
croyais devoir lui en attribuer.

»D'après les trois mots par lesquels elle a cru suffisant de clore une
existence de devoirs réciproques, je vois qu'elle craignait un éclat de
ma part. C'était mal me connaître. Il me suffisait, à moi, qu'elle sût
mon jugement sur son compte, ma compassion pour ses souffrances, les
limites de mon indulgence pour ses fautes; mais, puisqu'elle n'en a pas
jugé ainsi, il me paraît nécessaire qu'elle réfléchisse de nouveau sur
ma conduite et sur celle qu'il lui convient d'adopter. Tu lui
communiqueras donc ma lettre. J'ignore si, en te parlant, j'ai prononcé
le mot de _divorce_, dont elle m'attribue la préméditation. Je suis
certain de n'avoir envisagé cette éventualité que dans le cas où,
foulant aux pieds l'opinion, elle me mettrait dans l'alternative ou de
contraindre sa liberté, ou de la lui rendre entière. Je ne peux pas
hésiter entre ces deux partis. L'esprit de la législation que j'ai
reconnue en l'épousant prononce dans le sens d'une liberté réciproque,
quand une incompatibilité éprouvée et constatée de part et d'autre est
arrivée à compromettre la dignité du lien conjugal et l'avenir des
enfants. Jamais, quoi qu'il arrive, je n'invoquerai contre celle que
j'avais choisie, et que j'ai beaucoup aimée, le prétexte de son
infidélité. Grâce à l'esprit de la réforme, nous ne sommes pas condamnés
à nous nuire mutuellement pour nous dégager. D'autres motifs
suffiraient; mais nous n'en sommes pas là, et je n'ai point encore de
motifs assez évidents pour exiger qu'_elle_ se prête à une rupture
légale.

»Elle a cru pourtant, dans un moment d'irritation, me donner ce motif en
m'écrivant qu'elle comptait se remarier. Je ne suis pas homme à profiter
d'une heure de dépit; j'attendrai une insistance calme et réfléchie.

»Mais probablement elle tient à savoir si je désire le résultat qu'elle
provoque, et si j'ai aspiré pour mon compte à la liberté de contracter
un nouveau lien. Elle tient à le savoir pour rassurer sa conscience ou
satisfaire sa fierté. Je lui dois donc la vérité. Je n'ai jamais eu la
pensée d'un second mariage, et, si je l'avais eue, je regarderais comme
une lâcheté de ne l'avoir pas sacrifiée au devoir de respecter, dans
toute la limite du possible, la sincérité de mon premier serment.

»Cette limite du possible, c'est le cas où madame de V... afficherait
ses nouvelles relations. C'est aussi le cas où elle me réclamerait de
sang-froid, et après mûre délibération, le droit de contracter de
nouveaux engagements.

»Je ne ferai donc rien pour agiter son existence actuelle et pour porter
à l'extrême des résolutions que je n'ai pas le droit de croire sans
appel. Je ne rechercherai et n'accepterai aucun pourparler avec la
personne qui m'a offert de se présenter devant moi. Je ne prévois pas,
de ce côté-là plus que de l'autre, des garanties d'association bien
durable, mais je n'en serai juge qu'après un temps d'épreuve et
d'attente.

»Si on ne m'appelle pas, d'ici à un mois, devant un tribunal compétent à
prononcer le divorce, je m'absenterai pour un temps dont je n'ai pas à
fixer le terme. A mon retour, je serai moi-même le juge de cette
question délicate et grave qui nous occupe, et j'aviserai, mais sans
sortir des principes de conduite que je viens d'exposer.

»Fais savoir aussi à madame de V... qu'elle pourra faire toucher à la
banque de Moserwald et compagnie la rente de cinquante mille francs qui
lui était précédemment servie, et dont elle-même avait fixé le chiffre.
S'il lui convient d'habiter Valvèdre ou ma maison de Genève en l'absence
de toute relation compromettante pour elle, dis-lui que je n'y vois
aucun inconvénient; dis-lui même que mon désir serait de la voir arriver
ici pendant le peu de jours que j'ai encore à y passer. Je n'ai pas
d'orgueil, ou du moins je n'en mets pas dans mes rapports avec elle.
J'ai dû longtemps éviter des explications qui n'auraient servi qu'à
l'irriter et à la faire souffrir. A présent que la glace est rompue, je
ne me crois susceptible d'être atteint par aucun ridicule, si elle veut
entendre ce que j'ai désormais à lui dire. Il ne sera pas question du
passé, je lui parlerai comme un père qui n'espère pas convaincre, mais
qui désire attendrir. Complétement désintéressé dans ma propre cause,
puisque par le fait, et sans qu'il soit besoin de solennité, nous nous
séparons, je sens que j'ai encore besoin, moi, de laisser sa vie, non
pas heureuse, elle ne le peut être, mais aussi acceptable que possible
pour elle-même. Elle pourrait encore goûter quelque joie intime dans la
gloire de sacrifier la fantaisie et ses redoutables conséquences à
l'avenir de ses enfants et à sa propre considération, à l'affection de
ta famille, au fidèle dévouement de Paule, au respect de tous les gens
sérieux... Si elle veut m'entendre, elle retrouvera l'ami toujours
indulgent et jamais importun qu'elle connaît bien malgré ses habitudes
de méprise... Si elle ne le veut pas, mon devoir est rempli, et je
m'éloignerai, sinon rassuré sur son compte, du moins en paix avec
moi-même.»

La bonté comique de Moserwald m'avait fait sourire, la rudesse chagrine
et railleuse d'Obernay m'avait courroucé, la généreuse douceur de
Valvèdre m'écrasa. Je me sentis si petit devant lui, que j'éprouvai un
moment de terreur et de honte avant de faire lire à sa femme cette
requête à la fois humble et digne; mais je n'avais pas le droit de m'y
refuser, et je la lui envoyai par Bianca, qui était venue nous rejoindre
à Paris.

Je ne voulais pas être témoin de l'effet de cette lecture sur Alida.
J'avais appris à redouter l'imprévu de ses émotions et à en ménager le
contre-coup sur moi-même. Depuis huit jours de tête-à-tête, nous avions,
par un miracle de la volonté la plus tendue qui fut jamais, réussi à
nous maintenir au diapason de la confiance héroïque. Nous voulions
croire l'un à l'autre, nous voulions vaincre la destinée, être plus
forts que nous-mêmes, donner un démenti aux sombres prévisions de ceux
qui nous avaient jugés si défavorablement. Comme deux oiseaux blessés,
nous nous pressions l'un contre l'autre pour cacher le sang qui eût
révélé nos traces.

Alida fut grande en ce moment. Elle vint me trouver. Elle souriait, elle
était belle comme l'ange du naufrage qui soutient et dirige le navire en
détresse.

--Tu n'as pas tout lu, me dit-elle; voici des lettres qu'on avait
remises à Bianca pour moi au moment où elle a quitté Genève. Je te les
avais cachées; je veux que tu les connaisses.

La première de ces lettres était de Juste de Valvèdre.

«Ma soeur, disait-elle, où êtes-vous donc? Cette amie polonaise a quitté
Vevay; elle est donc guérie? Elle va en Italie et vous l'y suivez
précipitamment, sans dire adieu à personne! Il s'agit donc d'un grand
service à lui rendre, d'un grand secours à lui porter? Ceci ne me
regarde pas, direz-vous; mais me permettrez-vous de vous dire que je
suis inquiète de vous, de votre santé altérée depuis quelque temps, de
l'air agité d'Obernay, de l'air abattu de mon frère, de l'air mystérieux
de Bianca? Elle n'a pas du tout l'air d'aller en Italie... Chère, je ne
vous fais pas de questions, vous m'en avez dénié le droit, prenant ma
sollicitude pour une vaine curiosité. Ah! ma soeur, vous ne m'avez
jamais comprise; vous n'avez pas voulu lire dans mon coeur, et je n'ai
pas su vous le révéler. Je suis une vieille fille gauche, tantôt brusque
et tantôt craintive. Vous aviez raison de ne pas me trouver aimable,
mais vous avez eu tort de croire que je n'étais pas aimante et que je ne
vous aimais pas!

»Alida, revenez, ou, si vous êtes encore près de nous, ne partez pas!
Mille dangers environnent une femme séduisante. Il n'y a de force et de
sécurité qu'au sein de la famille. La vôtre vous semble quelquefois trop
grave, nous le savons, nous essayerons de nous corriger... Et puis c'est
peut-être moi qui vous déplais le plus... Eh bien, je m'éloignerai, s'il
le faut. Vous m'avez reproché de me placer entre vous et vos enfants et
d'accaparer leur affection. Ah! prenez ma place, ne les quittez pas, et
vous ne me reverrez plus; mais non, vous avez du coeur, et de tels
dépits ne sont pas dignes de vous. Vous n'avez jamais pu croire que je
vous haïssais, moi qui donnerais ma vie pour votre bonheur et qui vous
demande pardon à genoux, si j'ai eu envers vous quelques moments
d'injustice ou d'impatience. Revenez, revenez! Edmond a beaucoup pleuré
après votre départ, si peu prévu. Paolino a une idée fantasque, c'est
que vous êtes dans le jardin qui est auprès du leur: il prétend qu'il
vous y a vue un jour, et on ne peut l'empêcher de grimper au treillage
pour regarder derrière le mur où il vous a rêvée, où il vous attend
encore. Paule, qui vous aime tant, a beaucoup de chagrin; son mari en
est jaloux. Adélaïde, qui me voit vous écrire, veut vous dire quelques
mots. Elle vous dit, comme moi, qu'il faut croire en nous et ne pas nous
abandonner.»

La lettre d'Adélaïde, plus timide et moins tendre, était plus touchante
encore dans sa candeur.

«Chère madame,

»Vous êtes partie si vite, que je n'ai pas pu vous adresser une grave
question. Faut-il garnir les chemises de _ces messieurs_ (Edmond et
Paul) avec de la dentelle, avec de la broderie ou avec un ourlet? Moi,
j'étais pour les cols et manchettes bien fermes, bien blancs et tout
unis; mais je crois vous avoir entendu dire que cela ressemblait trop à
du papier et encadrait trop sèchement ces aimables et chères petites
figures rondes. Rosa, qui donne toujours son avis, surtout quand on ne
le lui demande pas, veut de la dentelle. Paule est pour la broderie;
mais moi, remarquez, je vous en prie, comme je suis judicieuse, je
prétends que c'est avant tout à leur petite maman que ces minois doivent
plaire, et qu'elle a, d'ailleurs, mille fois plus de goût que de simples
Génevoises de notre espèce. Donc, répondez vite, chère madame. On est
d'accord pour désirer de vous complaire et de vous obéir en tout. Vous
avez emporté un morceau de notre coeur, et cela sans crier gare. C'est
mal à vous de ne pas nous avoir donné le temps de baiser vos belles
mains et de vous dire ce que je vous dis ici: Guérissez votre amie, ne
vous fatiguez pas trop et revenez vite, car je suis au bout de mes
histoires pour faire prendre patience à Edmond et pour endormir Paolino.
Paule vous écrit. Mon père et ma mère vous offrent leurs plus affectueux
compliments, et Rosa veut que je vous dise qu'elle a bien soin du gros
myrte que vous aimez, et dont elle veut mettre une fleur dans ma lettre
avec un baiser pour vous.»

--Quelle confiance en mon retour! dit Alida quand j'eus fini de lire, et
quel contraste entre les préoccupations de cette heureuse enfant et les
éclairs de notre Sinaï! Eh bien, qu'as-tu, toi? manques-tu de courage?
Ne vois-tu pas que plus il m'en faut, plus il m'en vient? Tu dois
trouver que j'ai été bien injuste envers mon mari, envers la soeur aînée
et envers cette innocente Adélaïde! Trouve, va! tu ne me feras pas plus
de reproches que je ne m'en fais! J'ai douté de ces coeurs excellents et
purs, je les ai niés pour m'étourdir sur le crime de mon amour! Eh bien,
à présent que j'ouvre les yeux et que je vois quels amis je t'ai
sacrifiés, je me réconcilie avec ma faute, et je me relève de mon
humiliation. Je suis contente de me dire que tu ne m'as pas ramassée
comme un oiseau chassé du nid et jugé indigne d'y reprendre sa place. Tu
n'en as pas moins eu tout le mérite de la pitié, et tu as trouvé dans
ton coeur généreux la force de me recueillir, un jour que je me croyais
avilie et que tu m'avais vu fouler aux pieds. Mais, aujourd'hui, voilà
Valvèdre qui se récracte et qui m'appelle, voilà Juste qui me tend les
bras en s'agenouillant devant moi, et la douce Adélaïde qui me montre
mes enfants en me disant qu'ils m'attendent et me pleurent! Je puis
retourner auprès d'eux et y vivre indépendante, servie, caressée,
remerciée, pardonnée, bénie! A présent, tu es libre, cher ange; tu peux
me quitter sans remords et sans inquiétude; tu n'as rien gaté, rien
détruit dans ma vie. Au contraire, ce mari très-sage, ces amis
très-craintifs du _qu'en dira-t-on_ me ménageront d'autant plus qu'ils
m'ont vue prête à tout rompre. Tu le vois, nous pouvons nous quitter
sans qu'on raille nos éphémères amours. Henri lui-même, ce Génevois
mal-appris, me fera amende honorable s'il me voit renoncer
volontairement à ce qu'il appelle mon caprice. Eh bien, que veux-tu
faire? Réponds! réponds donc! à quoi songes-tu?

Il est des moments dans les plus fatales destinées où la Providence nous
tend la planche de salut et semble nous dire: «Prends-la, ou tu es
perdu.» J'entendais cette voix mystérieuse au-dessus de l'abîme; mais le
vertige de l'abîme fut plus fort et m'entraîna.

--Alida, m'écriai-je, tu ne me fais pas cette offre-là pour que je
l'accepte? Tu ne le désires pas, tu n'y comptes pas, n'est-il pas vrai?

--Tu m'as comprise, répondit-elle en se mettant à genoux devant moi, les
mains dans mes mains et comme dans l'attitude du serment. Je
t'appartiens, et le reste du monde ne m'est rien! Tu es tout pour moi:
mon père et ma mère qui m'ont quittée, mon mari que je quitte, et mes
amis qui vont me maudire, et mes enfants qui vont m'oublier. «Tu es mes
frères et mes soeurs, comme dit le poëte, et Ilion, ma patrie que j'ai
perdue!» Non! je ne reviendrai plus sur mes pas, et, puisqu'il est dans
ma destinée de mal comprendre les devoirs de la famille et de la
société, au moins j'aurai consacré ma destinée a l'amour! N'est-ce donc
rien, et celui qui me l'inspire ne s'en contentera-t-il pas? Si cela
est, si pour toi je suis la première des femmes, que m'importe d'être la
dernière aux yeux de tous les autres? Si mes torts envers eux me sont
des mérites auprès de toi, de quoi aurais-je a me plaindre? Si l'on
souffre là-bas et si je souffre de faire souffrir, j'en suis fière,
c'est une expiation de ces fautes passées que tu me reprochais, c'est ma
palme de marytre que je dépose à tes pieds.

Une seule chose peut m'excuser d'avoir accepté le sacrifice de cette
femme passionnée, c'est la passion qu'elle m'inspira dès ce moment, et
qui ne fut plus ébranlée un seul jour. Certes, je suis bien assez
coupable sans ajouter au fardeau de ma conscience. Ma fuite avec elle
fut une mauvaise inspiration, une lâche audace, une vengeance, ou du
moins une réaction aveugle de mon orgueil froissé. Meilleure que moi,
Alida avait pris mon dévouement au sérieux, et, si sa foi en moi fut un
accès de fièvre, la fièvre dura et consuma le reste de sa vie. En moi,
la flamme fut souvent agitée et comme battue du vent; mais elle ne
s'éteignit plus. Et ce ne fut plus la vanité seule qui me soutint, ce
fut aussi la reconnaissance et l'affection.

Dès lors il se fit une sorte de calme dans notre vie, calme trompeur et
qui cachait bien des angoisses toujours renaissantes; mais l'idée de
nous raviser et de nous séparer ne fut jamais remise en question.

Nous prîmes aussi, ce jour-là, de bonnes résolutions, eu égard à notre
position désespérée. Nous fîmes de la prudence avec notre témérité, de
la sagesse avec notre délire. Je renonçai à mon hostilité contre
Valvèdre, Alida à ses plaintes contre lui. Elle n'en parla plus qu'à de
rares intervalles, d'un ton doux et triste, comme elle parlait de ses
enfants. Nous renonçâmes aux rêves de libre triomphe qui nous avaient
souri, et nous prîmes de grands soins pour cacher notre résidence à
Paris et notre intimité. Alida prit la peine de s'expliquer avec son
mari dans une lettre qu'elle écrivait à Juste, comme Valvèdre s'était
expliqué avec elle dans sa lettre à Obernay. Elle persista dans son
projet de divorce; mais elle promit de mener une existence si
mystérieuse, que nul ne pourrait se porter son accusateur devant
Valvèdre.

«Je sais bien, disait-elle, que mon absence prolongée, mon domicile
inconnu, ma disparition inexpliquée pourront faire naître des soupçons,
et qu'il vaudrait mieux que la femme de César ne fût pas soupçonnée;
mais, puisque César ne veut pas répudier brutalement sa femme, et qu'il
s'agit pour tous deux de se quitter sans reproche amer, celle-ci
ménagera les apparences et n'aflichera pas son futur changement de nom.
Elle le cachera au contraire; elle ne verra aucune personne qui pourrait
le deviner et le trahir; elle sera morte pour le monde pendant plusieurs
années, s'il le faut, et il ne tiendra qu'à vous de dire qu'elle est
réellement dans un couvent, car elle vivra sous un voile et derrière
d'épais rideaux. Si ce n'est pas là tout ce que souhaite et conseille
César, c'est du moins tout ce qu'il peut exiger, lui qui ne s'est jamais
couronné despote, et qui n'a pas plus tué la liberté dans l'hyménée
qu'il ne veut la tuer dans le monde.

»Qu'il me permette, ajoutait-elle, de me refuser à l'entretien qu'il me
demande. Je ne suis pas assez forte pour que le chagrin de résister à
son influence ne me fît pas beaucoup de mal; mais je le suis trop pour
qu'aucune considération humaine pût ébranler ma résolution.»

Elle finissait, après avoir, à son tour, demandé pardon à sa belle-soeur
de ses injustices et de ses préventions, en lui signifiant qu'elle ne
voulait accepter aucun secours d'argent, quelque minime qu'il pût être.

Quand elle écrivit à ses enfants, à Paule et à Adélaïde, elle pleura au
point qu'elle trempa de larmes un billet à cette dernière où elle
réglait, avec une gravité enjouée, la grande question des cols de
chemise. Elle fut forcée de le recommencer, faisant de généreux et naïfs
efforts pour me cacher le déchirement de ses entrailles. Je me jetai à
ses genoux, je la suppliai de partir avec moi pour Genève. Je
t'accompagnerai jusqu'à la frontière, lui dis-je, ou je me cacherai dans
la maison de campagne de Moserwald. Tu passeras trois jours, huit jours
si tu veux, avec tes enfants, et nous nous sauverons de nouveau; puis,
quand tu sentiras le besoin de les embrasser encore, nous repartirons
pour Genève. C'est absolument la vie que tu aurais menée, si tu étais
retournée à Valvèdre. Tu aurais été les voir deux ou trois fois par an.
Ne pleure donc plus, ou ne me cache pas tes larmes. J'avoue que je suis
content de te voir pleurer, parce que, chaque jour, je découvre que tu
ne mérites pas les reproches qu'on t'adressait, et que tu es une aussi
tendre mère qu'une amante loyale; mais je ne veux pas que tu pleures
trop longtemps quand je peux d'un mot sécher tes beaux yeux. Viens,
viens! partons! Ne recommence pas tes lettres. Tu vas revoir tes amis,
tes fils, tes soeurs, et _Ilion_ que tu m'as sacrifiée, mais que tu n'as
pas perdue!

Elle refusa, sans vouloir s'expliquer sur la cause de son refus. Enfin,
pressée de questions, elle me dit:

--Mon pauvre enfant, je ne t'ai pas demandé avec quoi nous vivions et où
tu trouvais de l'argent. Tu as dû engager ton avenir, escompter le
produit de tes futurs succès... Ne me le dis pas, va, je sais bien que
tu as fait pour moi quelque grand sacrifice ou quelque grande
imprudence, et je trouve cela tout simple venant de toi: mais je ne dois
pas, pour mes satisfactions personnelles, abuser de ton dévouement. Non,
je ne le veux pas, n'insiste pas, ne m'ôte pas le seul mérite que j'aie
pour m'acquitter envers toi. Il faut que je souffre, vois-tu; cela m'est
bon, c'est là ce qui me purifie. L'amour serait vraiment trop facile, si
on pouvait se donner à lui sans briser avec ses autres devoirs. Il n'en
est pas ainsi, et Valvèdre, s'il m'écoutait, dirait que je proclame un
blasphème ou un sophisme, lui qui ne comprenait pas que ce qu'il
appelait une oisiveté coupable pût être l'idéal dévouement que
j'exigeais de lui; mais, selon moi, le sophisme est de croire que la
passion ne soit pas l'immolation des choses les plus chères et les plus
sacrées, et voilà pourquoi je veux que tu me laisses venir à toi,
dépouillée de tout autre bonheur que toi-même...

Oui, je le crois aujourd'hui, moi aussi, que l'infortunée Alida
proclamait un effrayant sophisme, que Valvèdre avait raison contre elle,
que le devoir accompli rend l'amour plus fervent, et que lui seul le
rend durable, tandis que le remords dessèche ou tue; mais, dans le
triomphe de la passion, dans l'ivresse de la reconnaissance, j'écoutais
Alida comme l'oracle des divins mystères, comme la prêtresse du dieu
véritable, et je partageais son rêve immense, son aspiration vers
l'impossible. Je me disais aussi qu'il n'y a pas qu'une seule route pour
s'élever vers le vrai; que, si la perfection semble être dans la
religion du droit et dans les sanctifiantes vertus de la famille, il y a
un lieu de refuge, une oasis, un temple nouveau pour ceux dont la
fatalité a renversé les autels et les foyers; que ce droit d'asile sur
les hauteurs, ce n'était pas la froide abstinence, la mort volontaire,
mais le vivifiant amour. Transfuges de la société, nous pouvions encore
bâtir un tabernacle dans le désert et servir la cause sublime de
l'idéal. N'étions-nous pas des anges en comparaison de ces viveurs
grossiers qui se dépravent dans l'abus de la vie positive? Alida,
brisant toute son existence pour me suivre, n'était-elle point digne
d'une tendre et respectueuse pitié? Moi-même, acceptant avec énergie son
passé douteux et le déshonneur qu'elle bravait, n'étais-je pas un homme
plus délicat et plus noble que celui qui cherche dans la débauche ou
dans la cupidité l'oubli de son rêve et le débarras de son orgueil?

Mais l'opinion, jalouse de maintenir l'ordre établi, ne veut pas qu'on
s'isole d'elle, et elle se montre plus tolérante pour ceux qui se
donnent au vice facile, au travers répandu, que pour ceux qui se
recueillent et cherchent des mérites qu'elle n'a pas consacrés. Elle est
inexorable pour qui ne lui demande rien, pour les amants qui ne veulent
pas de son pardon, pour les penseurs qui, dans leur entretien avec Dieu,
ne veulent pas la consulter.

Nous entrions donc, Alida et moi, non pas seulement dans la solitude du
fait, mais dans celle du sentiment et de l'idée. Restait à savoir si
nous étions assez forts pour cette lutte effroyable.

Nous nous fimes cette illusion, et, tant qu'elle dura, elle nous
soutint; mais il faut, ou une grande valeur intellectuelle, ou une
grande expérience de la vie pour demeurer ainsi, sans ennui et sans
effroi, dans une île déserte. L'effroi fut mon tourment, l'ennui fut le
ver rongeur de ma compagne infortunée. Elle avait fait les démarches
nécessaires pour obtenir la dissolution de son mariage. Valvèdre n'y
avait pas fait opposition; mais il était parti pour un long voyage,
disait-on, sans présenter sa propre demande au tribunal compétent.
Évidemment, il voulait forcer sa femme à réfléchir longtemps avant de se
lier à moi, et, son absence pouvant se prolonger indéfiniment, l'épreuve
du temps exigé par la législation étrangère menaçait ma passion d'une
attente au-dessus de mes forces. Est-ce là ce que voulait cet homme
étrange, ce mystérieux philosophe? Comptait-il sur la chasteté de sa
femme au point de lui laisser courir les dangers de mon impatience, ou
préférait-il la savoir complètement infidèle, et, par là, préservée de
la durée de ma passion? Évidemment, il me dédaignait fort, et j'étais
forcé de le lui pardonner, en reconnaissant qu'il n'avait d'autre
préoccupation que celle d'adoucir la mauvaise destinée d'Alida.

Cette pauvre femme, voyant des retards infinis à notre union, vainquit
tous ses scrupules et se montra magnanime. Elle m'offrit son amour sans
restrictions, et, vaincu par mes transports, je faillis l'accepter; mais
je vis quel sacrifice elle s'imposait et avec quelle terreur elle
bravait ce qu'elle croyait être le dernier mot de l'amour. Je savais les
fantômes que pouvaient lui créer sa sombre imagination et la pensée de
sa déchéance, car elle était fière de n'avoir jamais trahi _la lettre de
ses serments_; c'est ainsi qu'elle s'exprimait quand mon inquiète et
jalouse curiosité l'interrogeait sur le passé. Elle croyait aussi que le
désir est chez l'homme le seul aliment de l'amour, et par le fait elle
craignait le mariage autant que l'adultère.

--Si Valvèdre n'eût pas été mon mari, disait-elle souvent, il n'eût pas
songé à me négliger pour la science: il serait encore à mes pieds!

Cette fausse notion, aussi fausse à l'égard de Valvèdre qu'au mien,
était difficile à détruire chez une femme de trente ans, indocile à
toute modification, et je ne voulus pas d'un bonheur trempé de ses
larmes. Je la connaissais assez désormais pour savoir qu'elle ne
subissait aucune influence, qu'aucune persuasion n'avait prise sur elle,
et que, pour la trouver toujours enthousiaste, il fallait la laisser à
sa propre initiative. Il était en son pouvoir de se sacrifier, mais non
de ne pas regretter le sacrifice, peut-être, hélas! à toutes les heures
de sa vie.

J'étais là dans le vrai, et, quand je repoussai le bonheur, fier de
pouvoir dire que j'avais une force surhumaine, je vis, au redoublement
de son affection, que je l'avais bien comprise. J'ignore si j'eusse
remporté longtemps cette victoire sur moi-même; des circonstances
alarmantes me forcèrent à changer de préoccupations.



IX


Depuis trois mois, nous vivions cachés dans une de ces rues aérées et
silencieuses qui, à cette époque, avoisinaient le jardin du Luxembourg.
Nous nous y promenions dans la journée, Alida toujours enveloppée et
voilée avec le plus grand soin, moi ne la quittant jamais que pour
m'occuper de son bien-être et de sa sûreté. Je n'avais renoué aucune des
relations, assez rares d'ailleurs, que j'avais eues à Paris. Je n'avais
fait aucune visite; quand il m'était arrivé d'apercevoir dans la rue une
figure de connaissance, je l'avais évitée en changeant de trottoir et en
détournant la tête; j'avais même acquis à cet égard la prévoyance et la
présence d'esprit d'un sauvage dans les bois, ou d'un forçat évadé sous
les yeux de la police.

Le soir, je la conduisais quelquefois aux divers théâtres, dans une de
ces loges d'en bas où l'on n'est pas vu. Durant les beaux jours de
l'automne, je la menai souvent à la campagne, cherchant avec elle ces
endroits solitaires que, même aux environs de Paris, les amants savent
toujours trouver.

Sa santé n'avait donc pas souffert du changement de ses habitudes, ni du
manque de distractions; mais, quand vint l'hiver, le noir et mortel
hiver des grandes villes du Nord, je vis sa figure s'altérer
brusquement. Une toux sèche et fréquente, dont elle ne voulait pas
s'occuper, disant qu'elle y était sujette tous les ans à pareille
époque, m'inquiéta cependant assez pour que je la fisse consentir à voir
un médecin. Après l'avoir examinée, le médecin lui dit en souriant
qu'elle n'avait rien; mais il ajouta pour moi seul en sortant:

--Madame votre soeur (je m'étais donné pour son frère) n'a rien de bien
grave jusqu'à présent; mais c'est une organisation fragile, je vous en
avertis. Le système nerveux prédomine trop. Paris ne lui vaut rien. Il
lui faudrait un climat égal, non pas Hyères ou Nice, mais la Sicile ou
Alger.

Je n'eus plus dès lors qu'une pensée, celle d'arracher ma compagne à la
pernicieuse influence d'un climat maudit. J'avais déjà dépensé, pour lui
procurer une existence conforme à ses goûts et à ses besoins, la moitié
de la somme empruntée à Moserwald. Celui-ci m'écrivait en vain qu'il
avait en caisse des fonds déposés par l'ordre de M. de Valvèdre pour sa
femme: ni elle ni moi ne voulions les recevoir.

Je m'informai des dépenses à faire pour un voyage dans les régions
méridionales. Les _Guides_ imprimés promettaient merveille sous le
rapport de l'économie; mais Moserwald m'écrivait:

«Pour une femme délicate et habituée à toutes ses aises, n'espérez pas
vivre dans ces pays-là, où tout ce qui n'est pas le strict nécessaire
est rare et coûteux, à moins de trois mille francs par mois. Ce sera
très-peu, trop peu si vous manquez d'ordre; mais ne vous inquiétez de
rien, et partez vite, si _elle_ est malade. Cela doit lever tous vos
scrupules, et, si vous poussez la folie jusqu'à refuser la pension du
mari, le pauvre Nephtali est toujours là avec tout ce qu'il possède, à
votre service, et trop heureux si vous acceptez!»

J'étais décidé à prendre ce dernier parti aussitôt qu'il deviendrait
nécessaire. J'avais encore un avenir de vingt mille francs à aliéner, et
j'espérais travailler durant le voyage, quand je verrais Alida rétablie.

De l'Afrique, je ne vous dirai pas un mot dans ce récit tout personnel
de ma vie intime. Je m'occupai de l'établissement de ma compagne dans
une admirable retraite, non loin de laquelle je pris pour moi un local
des plus humbles, comme j'avais fait à Paris, pour ôter tout prétexte à
la malignité du voisinage. Je fus bientôt rassuré. La toux disparut;
mais, peu après, je fus alarmé de nouveau. Alida n'était pas phthisique,
elle était épuisée par une surexcitation d'esprit sans relâche. Le
médecin français que je consultai n'avait pas d'opinion arrêtée sur son
compte. Tous les organes de la vie étaient tour à tour menacés, tour à
tour guéris, et tour à tour envahis de nouveau par une débilitation
subite. Les nerfs jouaient en cela un si grand rôle, que la science
pouvait bien risquer de prendre souvent l'effet pour la cause. En de
certains jours, elle se croyait et se sentait guérie. Le lendemain, elle
retombait accablée d'un mal vague et profond qui me désespérait.

La cause! elle était dans les profondeurs de l'âme. Cette âme-là ne
pouvait pas se reposer une heure, un instant. Tout lui était sujet
d'appréhension funeste ou d'espérance insensée. Le moindre souffle du
vent la faisait tressaillir, et, si je n'étais pas auprès d'elle à ce
moment-là, elle croyait avoir entendu mes cris, le suprême appel de mon
agonie. Elle haïssait la campagne, elle s'y était toujours déplu. Sous
le ciel imposant de l'Afrique, en présence d'une nature peu soumise
encore à la civilisation européenne, tout lui semblait sauvage et
terrifiant. Le rugissement lointain des lions, qui, à cette époque, se
faisait encore entendre autour des lieux habités, la faisait trembler
comme une pauvre feuille, et aucune condition de sécurité ne pouvait lui
procurer le sommeil. En d'autres moments, sous l'empire d'autres
dispositions d'esprit, elle croyait entendre la voix de ses enfants
venant la voir, et elle s'élançait ravie, folle, bientôt désespérée en
regardant les petits Maures qui jouaient devant sa porte.

Je cite ces exemples d'hallucination entre mille. Voyant qu'elle se
déplaisait à ***, je la ramenai à Alger, au risque de n'y pouvoir garder
l'incognito. A Alger, elle fut écrasée par le climat. Le printemps, déjà
un été dans ces régions chaudes, nous chassa vers la Sicile, où, près de
la mer, à mi-côte des montagnes, j'espérais trouver pour elle un air
tiède et quelques brises. Elle s'amusa quelques instants de la nouveauté
des choses, et bientôt je la vis dépérir encore plus rapidement.

--Tiens, me dit-elle, dans un accès d'abattement invincible, je vois
bien que je me meurs!

Et, mettant ses mains pâles et amaigries sur ma bouche:

--Ne te moque pas, ne ris pas! je sais ce que cette gaieté te coûte, et
que, la nuit, seul avec la certitude inévitable, tu pleures ton rire!
Pauvre cher enfant, je suis un fléau dans ta vie et un fardeau pour
moi-même. Tu ferais mieux, pour nous deux, de me laisser mourir bien
vite.

--Ce n'est pas la maladie, lui répondis-je navré de sa clairvoyance,
c'est le chagrin ou l'ennui qui te consume. Voilà pourquoi je ris de tes
maux physiques prétendus incurables, tandis que je pleure de tes
souffrances morales. Pauvre chère âme, que puis-je donc faire pour toi?

--Une seule et dernière chose, dit-elle: je voudrais embrasser mes
enfants avant de mourir.

--Tu embrasseras tes enfants, et tu ne mourras pas! m'écriai-je.

Et je feignis de tout préparer pour le départ; mais, au milieu de ces
préparatifs, je tombais brisé de découragement. Avait-elle la force de
retourner à Genève? n'allait-elle pas mourir en route? Une autre terreur
s'emparait de moi, je n'avais plus d'argent. J'avais écrit à Moserwald
de m'en prêter encore, et je ne pouvais douter de sa confiance en moi.
Il n'avait pas répondu: était-il malade ou absent? était-il mort ou
ruiné? Et qu'allions-nous devenir, si cette ressource suprême nous
manquait?

J'avais fait d'héroïques efforts pour travailler, mais je n'avais pu
rien continuer, rien compléter. Alida, malade d'esprit autant que de
corps, ne me laissait pas un moment de calme. Elle ne pouvait supporter
la solitude. Elle me poussait au travail; mais, quand j'étais sorti de
sa chambre, elle divaguait, et Bianca venait me chercher bien vite.

J'avais essayé de travailler auprès d'elle, c'était tout aussi
impossible. J'avais toujours les yeux sur les siens, tremblant quand je
les voyais briller de fièvre ou se fixer, éteints, comme si la mort
l'eût déjà saisie. D'ailleurs, j'avais bien reconnu une terrible vérité:
c'est que ma plume, au point de vue lucratif, était pour le moment, pour
toujours peut-être, improductive. Elle eût pu me nourrir très-humblement
si j'eusse été seul; mais il me fallait trois mille francs par mois...
Moserwald n'avait rien exagéré.

Après avoir épuisé tous les mensonges imaginables pour faire prendre
patience à ma malheureuse amie, il me fallut lui avouer que j'attendais
une lettre de crédit de Moserwald pour être à même de la conduire en
France. Je lui cachai que j'attendais cette lettre depuis si longtemps
déjà, que je n'osais plus l'espérer. Je m'étais décidé à l'horrible
humiliation d'écrire ma détresse à Obernay. Lui aussi était-il absent?
Mais sans doute il allait répondre. Le temps de l'espoir n'était pas
épuisé de ce côté-là. Dans le doute, je surmontai la douleur de demander
à mes parents un sacrifice: quelques jours de patience, et une réponse
quelconque allait arriver. Je suppliai Alida de ne prendre aucune
inquiétude.

Elle eut, ce jour-là, son dernier courage. Elle sourit de ce sourire
déchirant que je ne comprenais que trop. Elle me dit qu'elle était
tranquille et qu'elle était, d'ailleurs, résignée à accepter les dons de
son mari comme un prêt que je serais certainement à même de lui faire
rembourser plus tard. Elle ménageait ainsi ma fierté; elle m'embrassa et
s'endormit ou feignit de s'endormir.

Je me retirai dans la chambre voisine. Depuis que je la voyais
s'éteindre, je ne quittais plus la maison qu'elle habitait. Au bout
d'une heure, je l'entendis qui causait avec Bianca. Cette fille, peu
scrupuleuse sur le chapitre de l'amour, mais d'un dévouement admirable
pour sa maîtresse, qui la maltraitait et la gâtait tour à tour,
s'efforçait en ce moment de la consoler et de lui persuader qu'elle
reverrait bientôt ses enfants.

--Non, va! je ne les reverrai plus, répondit la pauvre malade: c'est là
le châtiment le plus cruel que Dieu pût m'infliger, et je sens que je le
mérite.

--Prenez garde, madame, dit Bianca, votre découragement fait tant de mal
à ce pauvre jeune homme!

--Il est donc là?

--Mais je crois que oui, dit Bianca en s'approchant du seuil de l'autre
chambre.

Je m'étais jeté par hasard sur un fauteuil à dossier fort élevé. Bianca,
ne me voyant pas, crut que j'étais sorti, et retourna auprès de sa
maîtresse en lui disant que j'allais certainement rentrer, et qu'il
fallait être calme.

--Eh bien, quand tu l'entendras rentrer, dit Alida, tu me feras signe,
et je feindrai de dormir. Il se console et se rassure encore un peu
quand il s'imagine que j'ai dormi. Laisse-moi te parler, Bianchina; cela
me soulage, nous sommes si peu seules! Ah! ma pauvre enfant, toi-même,
tu ne sais pas ce que je souffre et quels remords me tuent! Depuis que
j'ai tout quitté pour ce bon Francis, mes yeux se sont ouverts, et je
suis devenue une autre femme. J'ai commencé à croire en Dieu et à
prendre peur; j'ai senti qu'il allait me punir et qu'il ne me
permettrait pas de vivre dans le mal.

Bianca l'interrompit.

--Vous ne faites point de mal, dit-elle; je n'ai jamais vu de femme
aussi vertueuse que vous! Et vous auriez tous les droits possibles
pourtant, avec un mari si égoïste et si indifférent!...
                
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