George Sand

Kourroglou
Go to page: 1234
[Footnote 8: _Le fantôme du desert_, «Guli-Beiaban,» le vampire bien
connu des contes orientaux.]

[Footnote 9: _Racheter mon sang_. Allusion au «jus tallionis» du Coran.
Le meurtrier doit payer les parents de la victime avec sa vie ou avec de
l'argent.]

[Footnote 10: Le tuman est une monnaie perse qui vaut environ douze
francs.]

[Footnote 11: Phrase proverbiale très usitée chez les Persans, elle
signifie: Prends soin de mon cheval comme tu voudrais qu'ont prit soin
de toi-même.]

Le berger répondit: «Je jure par la foi de Dieu! Que ton coeur soit en
paix; tu peux te fier à moi.» Et il disait en lui-même: «Dieu veuille
que cet homme ne revienne jamais; alors adieu la pauvreté; le cheval et
les vêtements me suffiront aussi longtemps que je vivrai.»

Kourroglou prit congé du berger, et continua son voyage à pied; le
manteau du berger était sur ses épaules, la massue dans sa main, Il
aperçut bientôt là ville d'Orfah, et marcha jusqu'aux portes. Ayant
prononcé le mot Bismillah (au nom de Dieu), il entra, et il passait dans
une rue, quand il vit un Turc portant un okha de viande. Il la regardait
avec amour, priant et soupirant en même temps. Kourroglou lui demanda en
langue turque: «Quelle viande portes-tu là, que tu la convoites ainsi,
et sembles soupirer après?» Le Turc répondit: «Es-tu donc étranger,
seigneur, ou viens-tu de quelque contrée éloignée?» Kourroglou dit:
«Oui, je viens de loin.» Le Turc lui dit alors: «Ne sais-tu pas que dans
les autres pays le pain est cher, tandis que dans celui-ci, c'est la
viande qui est chère? J'ai une personne malade chez moi, à laquelle le
médecin a prescrit la viande; je vais chaque jour au bazar, mais je
regarde en vain, je ne puis en trouver; aujourd'hui, enfin, j'ai trouvé
de la viande dans la boutique d'Ayvaz, fils d'Ibrahim le boucher; j'ai
été obligé de payer un okha deux piastres, et c'est là ce qui me fait
soupirer.» Kourroglou demanda: «Se peut-il que la viande soit aussi
chère?--Oui, en vérité, dit le Turc, deux piastres pour un okha, c'est
énormément cher.» Kourroglou dit en lui-même: «Bonnes nouvelles pour mon
berger! Attends seulement un peu, maudit; aujourd'hui même je vendrai
tes moutons.» De là Kourroglou s'en fut vers la boutique d'Ayvaz, devant
laquelle il aperçut une foule de gens, mêlés ensemble _comme les plis
d'un manteau froissé_: les hommes venaient là pour acheter de la viande,
les femmes pour admirer la beauté d'Ayvaz. Kourroglou désireux de le
voir aussi, regardait par-dessus les épaules de ceux qui étaient devant
lui. Les Turcs, le jugeant d'après son costume, le prirent pour un
berger et commencèrent à le frapper sur la tête. Alors Kourroglou se
baissa dans l'intention de regarder à travers leurs jambes, mais il
s'exposa ainsi à de plus graves insultes. «Je ne puis dompter ces Turcs
grossiers, dit-il; comment puis-je espérer d'enlever Ayvaz?» Il se mit à
coudoyer de droite et de gauche, et, crachant dans ses mains, il leva sa
massue en l'air, dans l'intention de se frayer un passage, en poussant
et frappant coup sur coup. Celui qui eut la tête frappée eut le crâne
brisé; celui qui reçut le coup sur la jambe eut la jambe cassée; celui
qui le reçut sur les épaules resta sur la place.

[Illustration: Il commença à regarder dans l'intérieur. (Page 3.)]

De cette manière il chassa tout le monde de la boutique d'Ayvaz, quand
il l'aperçut assis et tenant tristement sa tête dans sa main. Kourroglou
dit dans son coeur: «Un vrai looty [l2] possède six tours; cinq
d'adresse et un de force. Je ne crois pas pouvoir effrayer cet enfant.»
Il s'approcha alors d'Ayvaz, mit la main dans sa poche, et, prenant une
piastre, il la jeta devant Ayvaz en lui disant: «Frère, pèse-moi un okha
de viande, et rends-moi le reste en monnaie de cuivre. Seulement
sois prompt, mes compagnons sont partis, et il faut que je coure les
rejoindre.» Ayvaz se dit: «Voilà une bonne pratique pour moi; je vends
un okha de viande deux francs, il ne m'en donne qu'un, et me demande son
reste en monnaie, et cela promptement, parce que, dit-il, ses amis sont
partis.» Ayvaz était orgueilleux à cause de sa beauté, et il dit avec
aigreur: «Viens ici, approche-toi plus près, maître niais? Que veux-tu
dire?» Kourroglou s'approcha d'Ayvaz, et celui-ci ayant plié un de
ses doigts, lui donna un bon coup sur la joue avec les quatre autres.
Kourroglou dit: «Jeune espiègle, pourquoi me frappes-tu?» Mais il était
joyeux dans son coeur, et il ne ressentait aucune colère de cette preuve
de courage. Ayvaz repartit: «Drôle, tu veux déprécier ma marchandise; en
présence de tant de pratiques, tu veux acheter un okha de viande pour
un sou, et avoir encore du retour, tandis que je vends un okha deux
livres.» Kourroglou dit: «Tu es un enfant; ce n'est pas pour acheter de
la viande mais pour en vendre, que je suis venu ici.--Que veux-tu dire,
demanda Ayvaz?--Sot que tu es, répliqua Kourroglou, j'ai neuf cents
moutons à vendre, et je venais ici pour connaître le prix réel de la
viande, savoir si elle est chère ou bon marché.» On dit, avec vérité,
que la raison abandonne la tête d'un boucher quand il entend le bêlement
d'un troupeau. Ayvaz n'eut pas plus tôt entendu parler de neuf cents
moutons, qu'il dit: «_Mon oncle_, je ne savais pas que tu étais un
maître berger; j'ai été grossier dans mon langage; tu es en droit de me
couper la langue. Je t'ai frappé, coupe-moi la main, pardonne seulement
ma faute.»

[Footnote 12: _Looty_, nom fameux en Perse. Il tient le milieu entre le
brave vénitien et l'aventurier français.]

[Illustration: A la fin enfonçant la cuiller... (Page 7.)]

Kourroglou fit l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--«Tu frapperas l'ennemi armé, fût-il enveloppé dans un
feuillet du Coran! Mon futur enfant! lumière de mes yeux! je ne me fâche
pas de semblables bagatelles.» Ayvaz dit alors:--«Pour l'amour de Dieu!
mon cher seigneur, que personne ne sache que tu as amené neuf cents
moutons. Notre ville a cinquante bouchers; ils vont tous te persécuter,
et tu seras obligé de diviser ton troupeau entre eux tous; de sorte
qu'il n'y en aura pas plus de vingt pour ma part. Tu feras bien mieux
d'attendre ici et de t'asseoir, tandis que je vais aller chercher mon
père. Nous achèterons à nous seuls tout ton troupeau, et nous seuls
te donnerons l'argent.» Kourroglou répondit: «Va donc, je t'attendrai
ici.--Reste, dit Ayvaz. Tu vois ici douze quartiers de viande; s'il
vient quelques pratiques, tu leur vendras un okha deux piastres si elles
ne veulent pas attendre que je sois revenu pour fixer le prix moi-même.»
Kourroglou répliqua: «Va, et repose-toi sur moi; j'ai été boucher
dix-sept ans, et je connais mon état; je vendrai bien à ta place.» Ayvaz
laissa la boutique à la garde de Kourroglou, et courut chercher son
père. Bientôt après, un Turc, qui venait pour acheter de la viande, vit
Kourroglou, et pensa en lui-même: «Comment acheter d'un pareil monstre!
Je suis vraiment effrayé de lui.» Ainsi ruminant, il allait de long en
large.

Kourroglou le vit et lui dit: «Tu vas et viens comme si tu étais malade;
de quoi as-tu besoin?» Le Turc prit une piastre dans sa poche, et
demanda un demi-okha de viande. Kourroglou lui dit de mettre l'argent
sur l'étal et d'entrer dans la boutique. Ayant choisi une tranche de la
meilleure viande: «Prends-la toute!» lui dit-il. Le Turc, pensant qu'il
y avait quelque tricherie là-dessous, ou bien qu'on voulait se moquer
de lui, répondit: «Tout ce que j'ai à recevoir, c'est un demi-okha de
mouton, et je n'en prendrai pas davantage.» Kourroglou leva sa massue
sur lui, et s'écria: «Es-tu sourd ou stupide? Je te dis de prendre
tout.» Le Turc dit dans son âme: «Il faut toujours profiter de
l'occasion; je vais essayer de prendre tout. S'il ne me dit rien, il
aura évidemment perdu le sens; si c'est le contraire, je jetterai
la viande par terre, et je me sauverai.» Il entra dans la boutique
lentement, et avec timidité prit la viande, la mit sur son épaule,
ayant, pendant tout ce temps les yeux fixés sur Kourroglou; ensuite
il quitta la boutique et commença à courir, et, tout en fuyant, il
regardait souvent derrière lui; mais personne ne le suivait. Il avait
toujours quelque appréhension, et il courait aussi fort que la vitesse
de ses jambes le lui permettait. Il n'était pas loin de sa maison quand
il rencontra quelques amis, qui lui demandèrent la raison de cette hâte.
«Oh! puisse votre maison ne tomber jamais en ruine! Un fou est assis
dans la boutique d'Ayvaz; pour une piastre, il m'a donné toute une
épaule de mouton; quel beau trafic! Il y a encore onze quartiers dans
la boutique; allez vite, et il vous les donnera sûrement.» Pendant que
Kourroglou vendait ainsi toute la viande d'Ayvaz pour douze piastres, ce
dernier arrivait à la maison de son père transporté de joie, et il dit:
«Il est venu à notre boutique un berger qui a neuf cents moutons; je
l'ai retenu, et nous achèterons son troupeau.» Son père, Mir-Ibrahim,
le boucher, se rendit promptement à la boutique, et dès qu'il vit
Kourroglou, il lui jeta ses bras autour du cou, et l'accueillit avec de
grands embrassements, l'appelant beg, et ami, et frère en même
temps. Kourroglou pensa en son coeur: «Je t'entends, coquin, tu veux
m'attraper.» Mir-Ibrahim dit: «Beg, votre nom a échappé de ma mémoire;
tout ce que je sais, c'est que vous aviez coutume de m'honorer de votre
présence quand vous nous ameniez des moutons. Il y a longtemps que nous
ne nous sommes vus; mes yeux vous cherchaient et vous désiraient.»
Kourroglou pensait dans son coeur: «Fripon! tu achètes le pain du
boulanger, et puis tu le lui revends ensuite[13].» Et alors il dit: «Mon
nom est Roushan.» Il ne disait pas un mensonge, car tel était vraiment
son nom. Le boucher sur cela commença à se plaindre: «Comment! nous
aviez-vous oublié? et pourquoi être resté si longtemps sans voir votre
ami et votre frère?» Kourroglou répondit: «Les moutons que j'avais
coutume d'amener ici venaient tous de la Perse; maintenant Kourroglou
demeure sur les frontières, à Chamly-Bill. La crainte de ce voleur m'a
retenu; mais, grâce à Dieu! Kourroglou étant mort, je te fournirai
désormais autant de moutons que tu peux désirer.» Mir-Ibrahim, le
boucher, demanda: «Est-il donc vrai que Kourroglou soit mort?--Mort et
enterré! J'ai moi-même assisté à ses funérailles.» Le boucher dit: «Dieu
soit loué! car vous saurez que notre pacha, ayant entendu parler de
ce bandit, a défendu à mon Ayvaz de sortir de la ville, de peur que
Kourroglou ne l'enlève et ne le couvre d'infamie. Depuis sept ans, Ayvaz
n'est jamais sorti de la forteresse.» Kourroglou disait en lui-même:
«Voyez cette sale tête; il m'a enterré vivant, mais je l'aurai bientôt
moi-même mis au tombeau; de sorte que chacun se moquera de lui jusqu'à
la fin du monde.»

[Footnote 13: expression proverbiale pour dire: tu mens, tu m'as
trompé.]

Ayvaz, voyant qu'il ne restait plus de viande dans la boutique, crut
d'abord qu'elle avait été vendue; mais quand il regarda dans la bourse,
il n'y trouva que douze piastres, et dit: «Berger, puisse ta maison
s'écrouler!» et alors il se mit à pleurer. Mir-Ibrahim lui demanda la
cause de ses larmes; et lui dit: «Père, j'ai confié à Roushan douze
quartiers de viande, et il les a vendus une piastre la pièce.»
Kourroglou répondit: «J'avais entendu dire que la corporation des
bouchers était renommée pour son avarice sordide, je vois que cela est
exact. A chacun des douze amis que j'ai dans la ville, j'ai envoyé un
morceau de viande. Quoi qu'il en soit, vous ne perdrez rien. Douze
quartiers font six moutons; quand tu viendras acheter mon petit
troupeau, tu pourras en prendre douze gratis.» Quand Mir-Ibrahim
entendit ces paroles, il frappa Ayvaz au visage. «Retiens ta langue,
imbécile, dit-il, et _ne mange plus de bouc_. Ton oncle Roushan[14] sait
ce que c'est que d'être un homme; il nous donnera quatorze moutons.»
Kourroglou vit qu'il avait perdu deux moutons de plus, et dit en
lui-même: «Ta bouche est prête, ton gosier est ouvert, il ne manque que
la poire pour jeter dedans; mais la poire?» Mir-Ibrahim dit: «Allons,
Roushan Beg, levons-nous, et allons à la maison; nous apprêterons
l'argent, et réglerons nos comptes.» Ayvaz ferma la boutique, et ils
s'en allèrent tous trois à la maison.

[Footnote 14: Cher oncle, est une expression affectueuse que l'on
emploie avec les personnes âgées.]

Mir-Ibrahim pria Kourroglou de rester avec Ayvaz pendant qu'il irait
chercher l'argent. Quand ils se trouvèrent seuls, Ayvaz s'assit sur un
siège plus élevé que Kourroglou; Ayvaz se leva et prit dans une niche
une bouteille et un verre qu'il plaça devant lui, et alors, relevant
ses manches jusqu'au coude, il remplit son gobelet de vin et le vida.
Kourroglou n'avait pas bu de vin depuis quelque temps; son coeur battait
avec violence; il contemplait tendrement l'heureux buveur, et se léchait
les lèvres. Ayvaz dit: «Roushan, mon oncle, pourquoi lèches-tu ainsi tes
lèvres?» Kourroglou répliqua: «Que je devienne ton esclave! O phénix du
paradis! quelle est cette liqueur rouge que tu bois?» Ayvaz dit: «N'en
as-tu encore jamais vu, mon oncle? Cela s'appelle du vin.» Kourroglou
reprit: «Mon fils, mon petit-fils, remplis-en un verre pour moi, et
laisse-moi le boire.» Ayvaz dit alors: «Ce breuvage a cette mauvaise
qualité, qu'il rend fous ceux qui en boivent.--Comment cela?» Ayvaz
répliqua: «Donnez-en seulement une once à un bouc, et aussitôt il
aiguisera ses cornes et se battra contre un loup; donnez-en à un
poisson, et il chargera un vaisseau de marchandises, et naviguera le
portant sur son dos, pour trafiquer sur la mer Caspienne. Si tu en bois,
tu deviendras fou et courras au bazar, proclamant tout haut que tu as
amené neuf cents moutons. Les bouchers tomberont alors sur toi, et te
les prendront de force.» Kourroglou dit: «Ayvaz, puisse-je devenir
la victime de tes yeux! J'avais coutume d'en boire beaucoup; nous en
récoltons en grande abondance.» Ayvaz lui dit: «Comment le fait-on dans
votre pays?--Dans notre pays, on cueille les grappes et on les presse
jusqu'à ce que le jus en soit bien exprimé; alors on en remplit un vase
que l'on met sur le feu. Il bout et rebout jusqu'à ce qu'il soit réduit
d'un tiers, et que la quatrième partie demeure; alors nous jetons dedans
du pain coupé en morceaux, et nous le mangeons avec nos doigts.» Ayvaz
dit: «Puisses-tu mourir, oncle, tu m'as compris merveilleusement! la
chose dont tu parles s'appelle _Dushab_[15].--Comment? qu'est-ce donc,
alors, que tu bois ainsi, mon enfant?--C'est du vin.--Bien, bien, je le
vois à présent; nous en avons en abondance dans notre pays.--Comment le
faites-vous dans vôtre pays, mon oncle?--Nous prenons de la crème, que
nous mettons dans un sac de cuir, et puis nous le secouons jusqu'à ce
que le beurre paraisse à la surface. On met le beurre dans le pilon, et
l'on boit ce qui reste.--Puisses-tu mourir, oncle! ceci est le abdough
(lait de beurre).--S'il en est ainsi, pour l'amour de Dieu! laisse-moi y
goûter.--J'ai peur, mon oncle, que tu ne deviennes fou quand tu en auras
bu.»

[Footnote 15: _Dushab_, pâte sucrée préparée de la manière ici décrite,
dont on fait communément usage dans l'Orient au lieu de confitures ou de
sucre.]

Kourroglou réitéra sa demande, jusqu'à ce qu'enfin Ayvaz, touché de
pitié, consentit à lui en donner un verre. «O Dieu! s'écria-t-il,
maintenant je mourrai heureux, car Ayvaz m'a offert à boire de ses
propres mains!» Il vida le verre, et, comme il n'avait mouillé qu'une
de ses moustaches, il dit: «Donne-m'en un autre verre, pour l'autre
moustache.» Il continua ainsi de boire et eut bientôt vidé la bouteille
jusqu'à la dernière goutte. Ayvaz dit alors d'une voix irritée:
«N'oublie pas que ce n'est pas du lait de beurre: tu sentiras bientôt ta
tête s'appesantir.» Kourroglou dit: «Mon petit oiseau de paradis! tu ne
penses à personne qu'à toi! regarde-moi aussi.» Cela dit, il se leva,
et, s'apercevant qu'il y avait encore six bouteilles d'eau-de-vie dans
la niche, il les prit l'une après l'autre, et les vida jusqu'à la
dernière goutte. Ayvaz s'écriait: «Ceci n'est pas du vin, mais de
l'eau-de-vie, rustre; pourquoi en as-tu bu plus d'une!» Kourroglou dit:
«O perroquet du paradis! elles se mêleront dans mon ventre.» Ayvaz était
fâché et se disait: «Il est ivre, il va bientôt tomber endormi; alors,
comment achèterons-nous ses moutons?» Kourroglou prit un siége, et,
regardant Ayvaz que le vin incommodait un peu, il prit une guitare et
commençant à jouer, dit: «Ayvaz, que je sois ton esclave! laisse-moi
tirer quelques sons de la guitare!--Quoi! sais-tu donc en jouer, oncle?»
Kourroglou dit: «Quand j'étais un enfant, un simple petit berger, mon
père fit une petite guitare pour moi, avec un morceau de cèdre; il y mit
des cordes faites avec les crins d'une queue de cheval, et j'ai
appris dessus à jouer un peu.» Ayvaz lui donna la guitare: Kourroglou
l'accorda, et elle résonnait sous ses doigts comme un rossignol.
L'enfant émerveillé écoutait avec ravissement. A la fin, reprenant
son sang-froid, il demanda: «Oncle, peux-tu chanter aussi bien que
tu joues?--Je vais l'essayer et chanter, si tu me le permets. Que
pouvons-nous faire de mieux?... Nous sommes tous deux gris; si je
ne chante pas ici, où chanterais-je donc?» Cela dit, il chanta
l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--«Remplissons nos verres, et buvons, buvons, fils du
boucher! Mais il ne faut pas répéter mes paroles. La rosée est descendue
sur les joues de la rose[16]. Tu as vidé la coupe, tu es gris, même
ivre-mort, tu es ivre, ivre-mort, toi, aujourd'hui fils du boucher, mais
qui seras bientôt le mien.»

[Footnote 16: La sueur a couvert ta figure.]

Quand Ayvaz eut entendu ces vers, il demanda:

«Oncle, as-tu jamais vu Kourroglou!»

Kourroglou fit l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--Les roses du jardin sont en pleine floraison; les
rossignols amoureux chantent, les vallées de Chamly-Bill sont obscurcies
par de nombreuses tentes[17]. C'est là qu'est ma demeure. O fils du
boucher!...»

[Footnote 17: Dans le texte _churdug_, sorte de tente avec quatre
piquets et une couverture d'étoffe de laine noire.]

Ici Kourroglou s'arrêta et se dit: «Si je terminais cette chanson par le
nom de Kourroglou, le pauvre enfant mourrait de frayeur, restons encore
berger un peu de temps.» Il chanta l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--«Dois-je le confesser? Non, je suis berger. La vie
des êtres créés doit avoir une fin. Quand je tire de l'arc, ma flèche
traverse le roc, ô fils du boucher!»

Comme il disait ces mots, le père d'Ayvaz, Mir-Ibrahim, entra dans la
chambre avec l'argent destiné à l'achat des moutons et dit: «Lève-toi,
Roushan-Beg, et allons où est le troupeau, afin de terminer notre
marché.»

Kourroglou, voyant qu'Ayvaz ne bougeait pas, dit: «Mir-Ibrahim, l'enfant
ne viendra-t-il pas avec nous?--Il faut qu'il reste à la maison;
le pacha lui a défendu de quitter la ville ainsi que je te l'ai
dit.--N'as-tu pas honte d'avoir peur du cadavre de Kourroglou? Vous
croyez le premier diseur de bonne aventure, pourquoi ne me croiriez-vous
pas? Je te répète que Kourroglou est mort depuis plus d'un mois.
Maintenant, sois franc! ce n'est pas Kourroglou que tu crains; mais tu
as peur que je te force à être reconnaissant, quand j'aurai fait don à
Ayvaz de trente moutons.»

Lorsque le boucher eut entendu qu'il s'agissait encore d'un présent
de trente moutons, il perdit la tête. Il donna à Ayvaz un vigoureux
soufflet sur la face, et s'écria: «Lève-toi, niais, et fais un grand
salut à Roushan-Beg! c'est un homme libéral, c'est un grand homme, et sa
parole est une parole.» Ayvaz, qui était excité par le vin qu'il avait
bu, non moins que tout ce qu'il venait de voir et d'entendre, sentit un
frisson de terreur dans tout son corps, et il pensa dans son coeur: «Cet
homme doit être Kourroglou lui-même ou quelqu'un de sa bande.» Il prit
sa guitare et dit: «Père, laisse-moi chanter une chanson et je vous
accompagnerai ensuite.»

_Improvisation_.--«Père, ne confonds pas mon entendement! un homme comme
lui ne peut être un berger. Tu n'as qu'un fils, songes-y! Ne l'emmène
pas. Un berger ne doit pas avoir cet air-là. J'ai comparé ses paroles
avec ses actions; c'est un fou étrange. Son amitié et sa haine ne durent
qu'un moment. Ce doit être Kourroglou lui-même ou Daly-Hassen: _cet
homme ne ressemble certainement pas à ton berger_.»

Kourroglou, entendant cela, sortit et pensa: «Cet enfant est pénétrant;
c'est le fils qu'il me fallait.» Ayvaz continuait ainsi:

_Improvisation_--Père, ses marchands trafiquent dans les quatre parties
du monde. Mille serviteurs des deux sexes vivent à ses dépens. Il n'aime
aucun compte, mais distribue libéralement ses dons par cinq et par
quinze. Crois-moi, un berger n'a pas cet air-là.»

Mir-Ibrahim dit: «Que faut-il faire, mon fils? Comment aurons-nous les
neuf cents moutons?» Ayvaz continua et chanta:

_Improvisation_.--«Renvoyez-le; envoyez-le où nul oeil ne pourra le
voir. Que pas un hôte, pas un voisin ne s'aperçoive de sa venue. Qu'on
ne le voie pas même dans le sommeil! un homme de cette apparence ne peut
être, croyez-moi, ne peut être un berger. Le nom d'Ayvaz est attaché
à cette chanson. Un signe, en forme de croix, a déjà été brûlé sur ma
poitrine. Je sais, entendez bien, ce qui va tomber sur ma tête.

«Père, Ayvaz ne sera pas ton fils plus longtemps!»

Kourroglou, voyant qu'Ayvaz avait deviné ce qu'il était, se pencha
doucement vers lui, et lui dit à l'oreille:

«Méchant enfant! pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi voir le
troupeau? Je te montrerai quatre belles cages attachées au dos d'un
jeune âne; chacune d'elles contient quantité d'alouettes, de cailles,
de perdrix aux jambes rouges, de rossignols, et une foule d'oiseaux
chanteurs. Aussitôt que nous serons arrivés, je t'en ferai présent,
ainsi que des quatre cages. Tu les pendras dans ta boutique, où ils
chanteront et gazouilleront sans fin, et tandis que tu écouteras leur
ramage, tu seras réjoui.»

Ayvaz alors pleura et dit: «Je ne puis m'en défendre, viens, père,
allons.--Oui, allons, mon enfant, nôtre ami Roushan-Beg empêchera bien
que tu sois arrêté aux portes de la ville. Nous allons aussi prendre un
esclave avec nous.»

Ainsi, après avoir pris l'argent pour payer les moutons, Ayvaz,
Kourroglou, Mir-Ibrahim et l'esclave se mirent en route. A un fersakh de
distance d'Orfah, ils arrivèrent à la montagne dont il à été parlé, sur
laquelle le berger faisait paître ses moutons. Quand le boucher aperçut
de loin le troupeau, il fut réjoui dans son coeur et dit: «Est-ce là ton
troupeau, Roushan-Beg?--Ce l'est.--Commençons donc nôtre marché. Nous
conviendrons d'abord de prix et nous examinerons ensuite combien il y
a de moutons gras et en bon état; combien de maigres et
d'estropiés.--Qu'il en soit ainsi! Fais comme il te plaira.--Combien
as-tu de moutons?--Je t'ai dit ce matin que j'en avais neuf
cents!--Combien de maigres et combien de gras?--Je n'ai jamais de bétail
maigre, mâle ou femelle; tous mes moutons sont gras et en bon état.
Aucun d'eux n'a plus de deux ans, et les brebis n'ont pas encore
agnelé.--Bien, as-tu acheté ces moutons ou les as-tu élevés?--Un menteur
est pire qu'un chien, et je te dirai la vérité: j'en ai acheté la
moitié, et j'ai élevé moi-même l'autre moitié.--Combien veux-tu les
vendre la pièce?--Je veux les vendre en bloc.--A quel prix?--Maudit soit
celui qui ment. Je te dirai la simple vérité. Je les ai achetés cinq
piastres chacun, et tu les auras pour six. Il faut bien que j'aie au
moins une piastre de profit dans le marché. Je ne désire pas en avoir
davantage avec toi.»

Pendant qu'ils marchandaient ainsi, l'oreille d'Ayvaz suivait chaque
parole qu'ils prononçaient. Il dit tout bas, à son père: «Je lui ai fait
boire du vin, il ne sait pas ce qu'il dit. On ne peut pas acheter un
mouton moins de cinq tumans. Comptez l'argent sans délai, père, et
lorsqu'il l'aura reçu, il ne pourra plus se rétracter, quand même il
recouvrerait la raison.»

Mir-Ibrahim ouvrit le sac où était l'argent, qu'il compta et versa
ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. Ce dernier, voyant que
plus de la moitié était déjà payée et que le compte avançait rapidement,
dit dans son coeur: «Comment me débarrasserai-je de ce fripon de Turc?»
Il possédait une force de poignet si extraordinaire, qu'il pouvait
serrer entre ses doigts une pièce de monnaie assez fort pour en effacer
l'empreinte. Ayant ainsi effacé une piastre, il la jeta avec colère
devant le boucher et s'écria: «Ceci est de la fausse monnaie.» Mais
la ruse n'avait pas échappé à l'oeil perçant d'Ayvaz, qui dit:
«Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches; nous avons emprunté la moitié
de cet argent; pourquoi l'altères-tu méchamment?» Kourroglou répliqua:
«Ayvaz, mon enfant! je n'ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins
d'ouvriers de la monnaie ont oublié de frapper les chiffres du sultan
sur la piastre; et il faudra que je perde dessus.» En disant ces mots,
il se leva, jeta tout l'argent parterre, et dit d'une voix irritée: «Il
y a cent bouchers dans Orfah; je leur vendrai une portion des moutons,
et je vous vendrai l'autre.» Et il s'éloigna. Les prières du boucher
furent inutiles, et Kourroglou était sur le point de partir, lorsque
Mir-Ibrahim, au désespoir, dit à son fils: «Puisses-tu mourir jeune[18],
Ayvaz; va, cours après lui, et prie-le de venir terminer le marché;
peut-être t'écoutera-t-il.»

[Footnote 18: «Mourir dans ton jeune âge», _djeuen merg skeyi_, et aussi
_merghi tu_ «tue la mort», sont deux étranges expressions de tendresse
employées par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de
quelqu'un ou le flatter.]

Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le prenant par les mains,
il le supplia, en disant: «Je t'en conjure, mon oncle, ne sois pas
fâché, et reviens.» Kourroglou, faisant semblant de s'adoucir, revint,
et s'assit à sa première place. Quand l'argent fut tout compté,
on s'aperçut qu'il manquait encore trente tumans. Le boucher dit:
«Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les moutons, nous les
conduirons à la ville, où je lui paierai le reste de la somme. Tu
dormiras dans ma maison, et tu partiras demain matin.» Kourroglou
répliqua: «Je n'irai pas à Orfah, car j'ai entendu dire que ceux qui
y passent la nuit avec de l'argent sont assassinés. Il faut que tu me
payes ici même.--Je ne suis pas un voleur, Roushan-Beg; cependant je
ferai comme tu l'ordonnes. Reste ici avec Ayvaz; et toi, mon enfant,
sois gai et amuse notre oncle par ta conversation, pendant que je
courrai à la ville chercher le reste de l'argent.»

Ainsi le boucher sans cervelle laissa son fils entre les mains de
Kourroglou, et, enfourchant sa maigre rosse il partit pour Orfah.

Kourroglou, sous prétexte d'aller chercher les quatre cages qu'il
avait promises à Ayvaz, laissa ce dernier avec l'esclave, tandis qu'il
retournait vers le berger. Il reprit son armure, _ainsi que ses dix-sept
armes_. Alors il demanda au berger: «Où est mon cheval?--Oh! puisse ta
maison tomber en ruine! Ton cheval est aussi fou que toi-même. Je l'ai
attaché par les quatre jambes dans ce ravin, et ne puis te dire s'il
est mort ou vivant.» Kourroglou lui dit: «Misérable! je souillerai le
tombeau de ton père! Tu as fait du mal à mon cheval, fils de chien!» Et
il courut sans délai vers le ravin, où il vit son Kyrat attaché d'une
telle façon, qu'il ne pouvait bouger. Il détacha les liens de son
cheval, le sella, serra la sangle, puis, l'ayant embrassé sur les deux
yeux, il monta dessus et galopa vers Ayvaz. Il prit d'abord le sac de
piastres, qu'il attacha derrière la selle avec des courroies.
«Allons maintenant, mon Ayvaz, monte avec moi sur ce cheval et
partons!--Guerrier, tu te moques de moi; mon oncle Roushan sera bientôt
ici, et tu seras démonté par un seul coup de sa massue.--Frotte les
yeux, Ayvaz, et regarde; ne reconnais tu pas ton oncle?» Ayvaz l'examina
attentivement. «Oui, c'est lui, dit-il, c'est Roushan-Beg lui-même;
seulement son habit n'est pas le même.»

Il commença à pleurer, et s'écria: O ma mère! ô mon père! où êtes-vous?»
Ses larmes et ses prières lui servirent peu. Kourroglou l'enleva sur sa
selle, le plaça derrière lui, et ayant lié un shawl autour de son corps
et de celui d'Ayvaz, il assujettit ce dernier à sa ceinture. Ensuite il
donna un coup d'éperon à son cheval, le fouetta, et emporta sa proie.
Le crédule esclave du boucher pensait que tout cela n'était qu'un jeu.
Cependant il courut après lui et cria: «Trêve à ce jeu, trêve à cette
plaisanterie.» A la fin il se fâcha, sortit un poignard du fourreau, et
l'élevant devant Kourroglou, il dit: «Laissez l'enfant, ou je vous passe
ce fer à travers le corps.» Kourroglou dit: «Voyez ce reptile! Il faut
que je montre quelque merci envers lui.» Alors il lança sa massue après
lui, et le crâne de l'esclave fut écrasé comme la tête d'un pavot.

Le berger, qui vit ce meurtre, devint soucieux; et, tremblant de
frayeur, il commença à réciter les prières des mourants. Kourroglou lui
ordonna d'approcher et d'ouvrir ses oreilles. Alors il délia sa bourse,
en fit tomber bon nombre de piastres, et lui demanda: «Berger, as-tu vu
un chameau[19]?» Le berger répliqua: «Je n'ai pas même vu un mouton.»
Kourroglou dit: «Berger, tu vas conduire à l'instant ce troupeau à la
ville; pendant ce temps j'enlèverai Ayvaz.» Ainsi le berger conduisit
son troupeau à Orfah, tandis que Kourroglou emmenait Ayvaz à
Chamly-Bill. L'enfant désolé criait douloureusement: «Malheur à moi! je
laisse ma tante derrière moi; j'abandonne la femme de mon oncle; malheur
à eux, malheur à moi!» Ses yeux étaient rouges et enflés comme des
pommes. Kourroglou fit l'improvisation suivante:

_Improvisation_.--«Je te dis, Ayvaz, il ne faut pas pleurer. Ne
tourmente pas mon coeur de tes regrets, ne te lamente point, Ayvaz!»

[Footnote 19: «Avez-vous vu le chameau?» _Non! sirutur didi? Ne!_ Conte
perse bien connu, et devenu maintenant un proverbe.]

Ce dernier, en réponse, fit l'improvisation suivante:

_Improvisation_--«Tu dis qu'il ne faut pas pleurer! Comment puis-je
retenir mes larmes, ô Kourroglou? Tu me dis de ne pas te tourmenter de
mes chagrins; comment puis-je m'empêcher d'être triste?»

Alors Kourroglou chanta:

_Improvisation_.--«Je revenais des champs, je revenais des déserts, et
je demandais aux bergers s'ils ne t'avaient pas vu. Je t'ai séparé de
ton vieux père; Ayvaz, ne pleure pas.»

Ayvaz chanta ainsi:

_Improvisation_.--«Tu as rempli les sacs avec l'argent; tu as déchiré
le fond de mon coeur; tu as courbé sous le chagrin le dos de mon père.
Comment puis-je m'empêcher de pleurer, ô Kourroglou?

Kourroglou chanta:

_Improvisation_.--«Ne suis-je pas Beg, ne suis-je pas Khan? Ne serai-je
pas pour toi un père, un tendre parent? Ne crie pas, ne pleure pas,
Ayvaz.»

Ayvaz chanta alors:

_Improvisation_.--«Mes fleurs, je vous ai laissées dans le jardin!
J'ai laissé derrière moi des beautés dont la ceinture mérite d'être
embrassée, j'ai laissé derrière moi mon nom et ma famille! Comment
puis-je retenir mes larmes, ô Kourroglou?»

Kourroglou chanta:

_Improvisation_.--«Plus de larmes, je t'en conjure, ou tu me feras
pleurer moi-même comme un enfant ou une vieille femme. Tu deviendras
un guerrier, tu seras la gloire et l'orgueil de Kourroglou. Ne pleure
plus.»

Ayvaz dit: «J'ai ouï dire que tu étais un guerrier; tu dois alors me
traiter comme il convient à un guerrier. Je ne puis dire si tu es un
homme brave ou un vilain. Comment puis-je donc m'empêcher de pleurer?»

Kourroglou lui promit d'en faire son fils, de le faire vivre dans
l'abondance et de faire de lui un guerrier, et ils continuèrent leur
voyage à Chamly-Bill.

Pendant ce temps, Mir-Ibrahim le boucher arrive chez lui pour chercher
l'argent, et dit à sa femme: «J'ai rencontré aujourd'hui un berger qui
est un grand niais. J'étais à court de quelques tumans pour payer les
moutons, et je lui ai laissé Ayvaz en otage. Va, et tâche de trouver
l'argent promptement.» Sa femme court chez quelques parents et amis; et,
ayant obtenu la somme nécessaire, elle l'apporta au boucher. Celui-ci
remonta à la hâte sur sa chétive rosse, et retourna vite au troupeau.
Mais à peine avait-il passé la porte, qu'il vit le berger entrant dans
la ville avec ce même troupeau. «Berger, tu es un fripon, un voleur! De
quel droit amènes-tu mes moutons à la ville? Je les ai achetés, je les
ai payés.» Le berger dit: «Je ne te comprends pas.» Mir-Ibrahim demanda:
«Quoi! n'es-tu pas le berger de Roushan-Beg?--Tu rêves comme si tu avais
la fièvre. Je ne sais pas qui tu es, et ne puis dire non plus quel est
celui que tu nommes Roushan-Beg.--Misérable! ne m'avez-vous pas
vendu ces moutons, il n'y a qu'un instant? n'avez-vous pas pris
l'argent?--Arrière, avec ton mensonge! Les brebis sont la propriété de
Reyhan l'Arabe, et je les amène en ville pour les traire. Les brebis que
l'on trait dans la place du marché se vendent un meilleur prix.»

A ces mots, le boucher sentit une sueur froide lui venir à la peau. Il
descendit pour tâter les mamelles des brebis, et s'aperçut qu'elles
avaient toutes du lait. Il dit: «Ce hâbleur, Roushan-Beg, me disait,
en me vendant son troupeau, qu'il ne s'y trouvait que des mâles ou des
brebis qui n'avaient jamais porté. Sans aucun doute, c'était Kourroglou,
qui, après m'avoir trompé, doit avoir emmené Ayvaz avec lui. N'as-tu pas
vu deux jeunes garçons sur la montagne?» Le berger dit: «Oui, j'ai vu
deux jeunes garçons jouant et luttant ensemble sur la montagne.»

Mir-Ibrahim remonta sur sa rosse en grande hâte, et courut au galop. Il
ne trouva sur la montagne que le cadavre de son esclave. Sa langue resta
clouée à son palais; il commença à frapper ses tempes si violemment
qu'il tomba de cheval. Dans son désespoir, il se jeta sur la terre; et,
répandant de la poussière sur sa tête, s'écria: «Malheur à moi! il m'a
enlevé mon fils.»

Mir-Ibrahim fut trouvé dans cet état déplorable par Reyhan l'Arabe. Ce
dernier était un riche seigneur, qui se rendait au delà des montagnes
pour chasser, accompagné de cent soixante cavaliers. Quand il se fut
approché, et qu'il eut examiné les choses, il reconnut son beau-frère
dans l'homme ainsi désolé: «Quoi! est-ce vous, Mir-Ibrahim? Pourquoi ces
larmes, et que signifie ce désespoir?» Le pauvre père, que la douleur
privait de la parole, put seulement prononcer ces mots: «Il l'a
emmené... il l'a emmené!...» Reyhan l'Arabe demanda en colère: «Fils
d'un père brûlé, qui, et par qui enlevé?» Une demi-heure se passa avant
que Mir-Ibrahim eût recouvré ses sens, et il dit: «Je l'ai vendu à
Kourroglou; il l'a enlevé, il s'est enfui.--Parle clairement. Si tu lui
as vendu quelque chose, il avait droit de prendre sa propriété.» Ce ne
fut qu'après de nombreuses questions que Reyhan l'Arabe dit, dans
son coeur: «Kourroglou, tu es un misérable, tu as passé ta main[20]
crasseuse sur ma tête, et enlevé le gibier de mes réserves.» Il appela
ses cavaliers, et dit: «Enfants, je vais courir après lui; suivez-moi.»
Alors ils galopèrent à la poursuite de Kourroglou, guidés par les traces
des pas de son cheval.

[Footnote 20: C'est-à-dire: tu m'as trompé et déshonoré.]

Reyhan l'Arabe était monté sur une jument. Kourroglou continuait de
marcher, sans être averti de rien, quand il vit Kyrat secouer ses
oreilles. C'était un signe certain de la présence de la jument, à
environ un mille de distance. Kourroglou dit, dans son coeur: «Mon Kyrat
doit sentir la jument de Reyhan l'Arabe. Celui-ci a sans doute tout
appris, et me poursuit maintenant.» Il regarda le ciel, et vit quelques
oies sauvages passer au-dessus de sa tête. Kourroglou pensa: «Je vais
décocher une flèche au guide de la bande: si l'oiseau tombe, je serai
vainqueur; mais si la flèche revient seule, Ayvaz ne sera pas à moi.» Il
prit une flèche de son carquois; et, après l'avoir placée sur son arc,
il l'envoya dans l'air. En très-peu de temps, l'oie descendit, et vint
tomber aux pieds de son cheval.

Kourroglou se sentit très-heureux; il arracha une couple des plus belles
plumes de l'oie, et, ôtant le bonnet d'Ayvaz, les attacha, en guise de
plumet, à sa calotte. Ayvaz dit: «Tu as fait des trous, avec ces plumes,
dans ma calotte; j'ai une belle nièce qui m'en fera une neuve.--O mon
fils! répliqua Kourroglou, aussi longtemps que tu demeureras dans ma
maison, tes habits seront d'or et de soie.» En entendant cela, Ayvaz
pleura amèrement. Kourroglou, pour le consoler, improvisa la chanson
suivante:

_Improvisation_.--«Que ta tête semble belle avec cette plume! c'est
comme la tête d'une grue mâle. Je la garderai[21], je veillerai
soigneusement sur elle. Je t'ai cherché dans le ciel, et je t'ai trouvé
sur la terre. Ne pleure pas, ma jeune grue. La ligne arquée de tes
sourcils a été dessinée par la plume du Tout-Puissant. Tu es juste en
âge, tu as quinze ans, ô jeune garçon! A tous ces ornements un seul
manque encore: c'est celui des exploits chevaleresques. Tu seras le
modèle d'un guerrier. Je couvrirai ta tête d'une calotte d'or. O ma
jeune grue! ne pleure plus.» Après une pause, Kourroglou chanta:

_Improvisation_.--«Je te vis, et mon coeur fut heureux. Tu trouveras en
moi un franc Turcoman-Tuka. Mon nom est Kourroglou _le bélier_. Je suis
bien connu dans toute la Turquie. Ayvaz, à la tête de grue, ne pleure
plus.»

[Footnote 21: _Terbatics_ «Je tournerai autour de ta tête», expression
prise d'une coutume orientale. Quand un malheur menace quelqu'un, afin
de le prévenir, on fait tourner un mouton noir trois fois autour de lui,
et on en fait ensuite présent aux pauvres, ou bien on le fait pendre.
Quand le schah de Perse visite un village, les paysans vont au-devant,
baisent le pan de sa robe ou son éperon; ils demandent comme la plus
grande faveur la permission de tourner autour de son cheval; de là
l'expression _dourer beguerden_, c'est-à-dire «j'implore, je demande sur
tout ce qu'il y a de plus sacré».]

Retournons maintenant à Reyhan l'Arabe. Il connaissait parfaitement
tous les chemins et sentiers des environs d'Orfah; il savait aussi
que Kourroglou y venait pour la première fois, et par conséquent ne
connaissait pas les localités. Il y avait une passe étroite au-dessus
d'un précipice qu'il fallait traverser au moyen de _quelque chose
ressemblant à un pont jeté dessus_. Avant que Kourroglou pût avoir passé
ce pont, Reyhan l'Arabe y était arrivé en faisant un détour, et il
se posta à l'entrée même. Kourroglou, voyant que sa route était
interceptée, se détermina à gravir la montagne rapide qui surplombait le
pont. Il aiguillonna Kyrat avec ses éperons et le fouetta; Kyrat
grimpa comme une chèvre sauvage, et fut bientôt debout sur le sommet.
Kourroglou, regardant alors de tous côtés, ne vit rien que les murs
perpendiculaires des précipices horribles. On ne voyait aucun passage;
seulement, au pied d'un des flancs de la montagne, il y avait un ravin
large de douze mètres et de cent mètres de long. Kourroglou demeura à
méditer sur ce qu'il y avait à faire.

Reyhan l'Arabe alors dit à ses gens: «Mes enfants, mes âmes, pas un pas
de plus. Restez où vous êtes: pas un de vous ne pourrait monter au
lieu où est maintenant Kourroglou; il faudra qu'il y meure ou qu'il
descende.»

A tout événement, Kourroglou demeura trois jours sur le sommet de la
montagne; mais, ce qu'il eut de pire, c'est que Kyrat y tomba malade,
Kourroglou tourna sa face vers la Mecque, et pria: «O Dieu! si le jour
de ma mort est arrivé, ne me laisse pas mourir parmi les Sunnites.» Il
regarda alors Kyrat, et son coeur fut réjoui quand il vit que son cheval
paissait et mangeait l'herbe avec appétit, signe évident que sa santé
s'améliorait, grâce à l'intercession de la sainte âme d'Ali. Il alla
examiner le ravin, large de douze mètres, et pensa: «Quel que puisse
être le résultat, je veux l'essayer. Si Kyrat franchit le ravin,
nous sommes sauvés; s'il ne le peut, alors nous périrons tous trois
misérablement, moi, Kyrat et Ayvaz, brisés en mille pièces au fond du
précipice. Je ne puis attendre plus longtemps.» Il sauta sur son cheval,
lia Ayvaz à sa ceinture avec un châle, et improvisa à son cheval le
chant suivant:

_Improvisation._--«O mon coursier! ton père était bedou, ta mère kholan.
Sus! sus! mon digne Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill! Ne me laisse pas
ici, parmi les mécréants et les ennemis, au milieu du noir brouillard.
Sus! sus! mon âme, Kyrat, emporte-moi à Chamly-Bill!»

Aussitôt que Reyhan l'Arabe entendit la voix de Kourroglou, il se mit à
rire et cria d'en bas: «Bien, maudit! tu as dit tes dernières paroles;
mais que tu chantes ou non, il faut que tu descendes et tombes entre nos
mains.» Alors Kourroglou improvisa pour Kyrat:

_Improvisation._--«Hélas! mon cheval, ne me laisse pas voir ta honte. Tu
seras couvert de harnais de soie à ta droite et à ta gauche; je ferai
ferrer tes pieds de devant et tes pieds de derrière avec de l'or pur.
Sus! sus! mon Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill! Ton corps est aussi rond,
aussi mince et aussi uni qu'un roseau. Montre ce que tu peux faire, mon
cheval; que l'ennemi te voie et devienne aveugle d'envie[22]. N'es-tu
pas de la race de kholan? n'es-tu pas l'arrière-petit-fils de
Duldul[23]? O Kyrat! porte-moi à Chamly-Bill, vers mes braves. Je ferai
tailler pour toi des housses de satin, et je les ferai broder exprès
pour toi. Nous nous réjouirons, et le vin rouge coulera eu ruisseaux.
O mon Kyrat! toi que j'ai choisi entre cinq cents chevaux, sus! sus!
porte-moi à Chamly-Bill.»

[Footnote 22: Littéralement: «Tu arracheras les yeux du scélérat.»]

[Footnote 23: Duldul: nom du célèbre cheval arabe qui appartenait à Ali,
gendre de prophète.]

Ayant fini ce chant, Kourroglou commença à promener Kyrat. Reyhan
l'Arabe le vit d'en bas, et, devinant que Kourroglou préparait son
cheval à franchir le ravin, il dit à ses hommes: «Voulez-vous parier que
Kourroglou sera assez hardi pour sauter ce précipice? Son grand courage
me plaît. Je vous prends à témoin que s'il franchit le ravin, je me
garderai de persécuter un homme si brave. Je lui pardonnerai et lui
laisserai emmener Ayvaz; s'il succombe, je rassemblerai leurs membres
dispersés et les ensevelirai avec honneur.» Il dit ces mots, et il
regarda la montagne tout le temps à travers un télescope. Kourroglou
continuait à promener Kyrat jusqu'à ce que l'écume parût dans ses
naseaux. Enfin, il choisit une place où il avait assez d'espace pour
sauter; et alors, fouettant son cheval, il le poussa en avant.

Le brave Kyrat s'élança et s'arrêta sur le bord même du précipice; ses
quatre jambes étaient rassemblées entre elles _comme les feuilles d'un
bouton de rose_. Il hésita un instant, prit de l'élan, et sauta de
l'autre côté du ravin; il retomba même deux métres plus loin qu'il
n'était nécessaire.

Reyhan l'Arabe s'écria: «Bravo! bénis soient la mère qui a sevré et le
père qui a élevé un tel homme.»

Pour Kourroglou, son bonnet ne remua pas de dessus sa tête; il
ne regarda pas même en arrière, comme s'il ne fût rien arrivé
d'extraordinaire, et il s'en alla tranquillement avec Ayvaz.

Reyhan l'Arabe dit à ses hommes: «Mes amis, mes enfants! un loup à qui
l'on n'ôte pas sa première proie s'enhardit et revient plus rapace que
jamais. Kourroglou a enlevé aujourd'hui le fils de mon beau-frère;
demain, il viendra saisir ma femme jusque dans mon lit. Il faut lui
montrer que notre orteil est aussi assez fort pour tendre un arc.»

Sur cela, ils s'élancèrent à sa poursuite. Aussitôt que Reyhan l'Arabe
aperçut Kourroglou, il cria: «Roi, parviendrais-tu à t'échapper jusqu'à
Chamly-Bill, je t'y atteindrais encore.» Kourroglou pensa: «Ce brigand
ne veut pas me laisser en paix.» Il fit descendre Ayvaz de cheval,
examina la selle, les étriers, resserra la sangle, et retourna
au-devant de Reyhan l'Arabe, auquel il demanda: «Que veux-tu de moi,
mécréant?--Écoutez cette belle question, ce que je veux? Tu as passé ta
main crasseuse sur ma tète.» Kourroglou demanda: «Veux-tu combattre avec
moi comme un homme ou comme une femme?--Qu'entends-tu par combattre
comme un homme ou comme une femme?--Si tu ordonnes à tes cavaliers de
sauter sur moi, alors tu combattras comme une femme; si, au contraire,
tu consens à te battre seul avec moi, ce sera un combat comme il
convient à des hommes.

--Soit, battons-nous donc comme des hommes.» Kourroglou, qui voyait que
les cavaliers de Reyhan l'Arabe attendaient tranquillement, rangés en
ligne, dit dans son coeur: «Malgré ses promesses, je ne puis me fier à
la parole des Sunnites; commençons donc par éloigner d'ici au moins une
partie de ses cavaliers. Écoutez-moi, Reyhan l'Arabe, j'ai coutume de
chanter avant le combat. Voici mon chant:

_Improvisation._--«Guerrier Reyhan! tu es venu avec une armée contre
moi seul. Où est ton honneur, où est ta valeur si vantée? Pourquoi
cherches-tu à détruire mon âme? Guerrier Reyhan, tu es fou!»

Le son de sa voix, aussi bien que le chant, étaient si terribles, que
les cavalières de Reyhan furent frappés de peur. Kourroglou continua:

_Improvisation_.--«Montrez-moi un homme qui puisse tendre mon arc.
Trouvez-moi un guerrier qui vienne frapper sa tête comme un bélier
contre mon bouclier. Je puis broyer l'acier entre mes dents, et je le
crache alors avec mépris contre le ciel. Oh! pourquoi ne pas combattre
aujourd'hui?»

Les cavaliers de Reyhan l'Arabe, saisis d'horreur, murmurèrent l'un à
l'autre: «Pour la gloire de la race d'Osman, pas un de nous n'échappera
au tranchant du sabre de Kourroglou.» Plusieurs d'eux prirent la fuite.
Kourroglou dit dans son coeur: «Est-ce ainsi? Fuyez donc.» Et il
improvisa.

_Improvisation_.--«Donne ordre à ton armée de se diviser par bataillons.
Ah! ont-ils tant de confiance dans leur nombre? Je suis seul, que cinq
cent, que six cents de vous s'avancent! Reyhan est venu, il est fou, en
vérité.»

Ce chant mit en fuite le reste des cavaliers de Reyhan. Ce dernier seul
resta et ne quitta pas la place. Kourroglou improvisa.

_Improvisation_.--«Un guerrier ne chasse pas ses frères guerriers dans
le couvert. Il menace avec son épée égyptienne bien affilée, élevée en
l'air. Pense à toi, Reyhan, avant qu'il soit trop tard. Es-tu fou? Tu
n'as jamais éprouvé la force du bélier, le front de Kourroglou; tu n'as
jamais eu devant toi un bras si puissant. Tu es encore la, Reyhan, es-tu
fou?»

Reyhan l'Arabe était un seigneur d'un grand courage; on parlait de sa
gloire et de ses hauts faits dans toute la Turquie. Kourroglou s'écria:
«Retourne dans ta maison, Reyhan; regarde la fuite de tes cavaliers.» Sa
réponse fut: «Ce sont tous des corbeaux, ils ne peuvent résister à
un hibou comme toi.» Cela dit, Reyhan lança sa jument arabe sur le
railleur. Kourroglou, de son côté, donna de l'éperon à Kyrat. Le choc
fut terrible.

Les dix-sept armes qu'il portait avec lui furent employées tour a
tour, et cependant aucun avantage ne fut remporté de part et d'autre.
Kourroglou vit que Reyhan l'Arabe était un homme d'un courage et d'une
habileté supérieurs.

Ils s'approchèrent plusieurs fois à cheval poitrine contre poitrine et
dos contre dos. Ils se prirent l'un l'autre par la ceinture. Reyhan
tirait Kourroglou afin de le désarçonner, et criait: «Tu n'emmèneras
pas Ayvaz.» Kourroglou le tirait aussi de dessus sa selle et criait:
«J'emmènerai Ayvaz.»

Ils descendirent de cheval en même temps et commencèrent à lutter à
pied, le cou enlacé avec le cou, le bras avec le bras, la jambe avec la
jambe. On aurait dit deux chameaux[24] mâles se battant ensemble. Le
soleil commençait déjà à baisser. Kourroglou se sentait fatigué de la
puissante résistance de son ennemi, et s'écria dans son coeur: «O Dieu!
préserve-moi de malheur, ô Ali!» Cela dit, il éleva Reyhan l'Arabe en
l'air et le rejeta par terre; il s'assit sur sa poitrine, et, tirant
son couteau, il se préparait à lui couper la tête; mais il dit dans son
coeur: «S'il demande merci, je le tuerai; s'il ne le demande pas, ce
serait pitié de tuer un si brave jeune homme.»

[Footnote 24: Les combats de chameaux sont beaucoup plus féroces que
ceux de taureaux, de béliers, de bouledogues ou de coqs. Les riches
oisifs en Perse parient souvent à leur sujet. Il est presque impossible
de ne pas éprouver une sorte de plaisir sauvage à être témoin de ces
combats. Ces deux énormes corps, tout en se battant, demeurent presque
sans aucun mouvement. Leurs longs cous enlacés l'un l'autre ne donnent
signe de vie que par de convulsives contorsions. Deux têtes avec des
yeux presque hors de leur orbites, des bouches écumantes, d'affreux
rugissements complètent le tableau.]

Il regarda son visage, mais il était rouge, tranquille, et ne laissait
voir aucun changement. Alors il détacha la courroie qui était derrière
sa selle, et s'en servit pour lier les jambes et les mains de Reyhan.
Ce dernier dit: «Au moment où tu lançais ton cheval pour franchir le
précipice, je te faisais présent d'Ayvaz. J'ai été infidèle à ma parole,
et pour un péché si énorme, le malheur tombe sur ma tête coupable.»
Kourroglou répliqua: «En vérité, nul autre homme que moi n'osera te
poursuivre, J'ai pitié de toi, et n'ai pas envie de te tuer. J'ai
seulement lié tes mains et tes jambes. Si une armée me poursuivait,
elle ne serait pas assez hardie pour continuer après t'avoir vu ainsi
garrotté.»
                
Go to page: 1234
 
 
Хостинг от uCoz