George Sand

Kourroglou
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Kourroglou lia donc Reyhan avec une corde sur sa jument, et, ayant
remonté sur Kyrat, il conduisit la jument avec une corde. Il plaça Ayvaz
derrière lui, et ils arrivèrent ainsi à Chamly-Bill. Les sentinelles
de Kourroglou le virent venir de loin et informèrent les bandits de
l'arrivée de leur maître. Sept cent soixante-dix-sept hommes allèrent à
sa rencontre. Kourroglou commanda qu'on fût chercher une robe d'honneur
pour Ayvaz. Ayvaz la mit: Kourroglou ordonna que Khoya-Yakub, qui, tout
le temps de l'absence de Kourroglou, avait été enchaîné et confiné dans
une sombre prison, fût amené devant lui. Il le reçut tendrement, lui
ôta ses fers, et le fit conduire au bain. Aussitôt que Khoya-Yakub fut
revenu, il le revêtit d'un superbe habillement, et l'invita à s'asseoir
près de lui, à la place d'honneur.

Les bandits s'enquirent avec empressement des détails de la capture
d'Ayvaz, et Kourroglou les leur dit du commencement à la fin,
n'épargnant pas les louanges à Reyhan sur sa force et son courage. Il
dit son conte en vers et en prose, fidèle à sa coutume de dire la vérité
à la face des gens, disant à un poltron qu'il était un poltron, à un
brave qu'il était un brave. Voici une des improvisations faites en
l'honneur de Reyhan:

_Improvisation_.--«Frères, Aghas! un homme doit être un homme comme
Reyhan. Il a arraché des larmes d'admiration de mes yeux. Son bouclier
est d'argent; il répand le sang de l'ennemi avec abondance. Il a uni
mon âme à la sienne. Il a gravé à la fois dans mon coeur le respect et
l'attachement. Un homme juste doit être comme Reyhan. Puisse chaque père
avoir cinq fils comme lui; puissions-nous avoir des guerriers comme lui
pour compagnons! Il mérite d'être le frère de Kourroglou. Un homme juste
doit être un homme comme Reyhan[25].»

[Footnote 25: Le texte de cette belle pièce de poésie sert d'exemple
de la force des participes turcs, qui ne peut être égalée dans aucune
langue européenne.]

Kourroglou ordonna qu'on servit un repas. Ayvaz fut nommé chef des
échansons; le vin coula, les mets tombèrent comme la pluie, et toute la
bande festoya ensemble.



QUATRIÈME RENCONTRE.

Le chapitre qui précède nous a paru si coloré et si original, que nous
n'avons pas eu le courage de l'abréger beaucoup. Au ton héroïque se mêle
dans le récit la gaieté rabelaisienne, et l'ensemble est, comme dans
toutes les oeuvres naïves, un composé de terrible et de bouffon. Le
déjeuner de Kourroglou sur la montagne ne rappelle-t-il pas, en effet,
une scène de Grangousier? N'y a-t-il pas aussi un peu du frère Jean des
Entommeures et de Panurge en même temps, dans les niaiseries malicieuses
qu'emploie Kourroglou pour obtenir d'Ayvaz la permission de boire de son
vin? Mais bientôt viennent les touchantes lamentations d'Ayvaz enlevé,
et là, il y a la simplicité élevée de la forme biblique. Enfin,
l'admiration de Reyhan l'Arabe pour Kourroglou franchissant le précipice
finira dans la chevalerie merveilleuse de l'Arioste.

La rencontre suivante pénètre plus avant dans les moeurs et usages de
l'Orient. La princesse Nighara est toute une révélation de l'idéal de la
femme dans ces contrées. Idéal bizarre et qui, pour le coup, n'est pas
le nôtre. L'examen en sera d'autant plus curieux; et ce serait peut-être
ici le lieu de donner comme préface à ce chapitre un travail que M.
Chodzko nous a communiqué sur les pratiques, usages, superstitions,
idées religieuses et sociales qui défraient la vie mystérieuse des
harems. Mais nous craignons de nuire à l'intérêt que peut inspirer
Kourroglou, par cette longue interruption, et nous remettons à la fin
de notre analyse la publication des curieux documents qui viennent à
l'appui.

La quatrième rencontre traite donc de la princesse Nighara; mais comme
elle en traite fort longuement, nous abrégerons le plus possible, ayant
regret, toutefois, à tout ce que nous passerons sous silence.

Et d'abord, nous voudrions omettre Demurchi-Oglou comme ne se rattachant
pas à l'action de cette aventure; mais nous devons le retrouver dans la
suite de la vie de Kourroglou, et nous ne pouvons nous dispenser de
le faire connaître au lecteur, d'autant plus qu'il y a là un trait
d'affinité avec l'aventure de Guillaume Tell, et raffiné dans tous ses
détails par l'ingénieuse exagération des Orientaux. On a dû remarquer
aussi dans le chapitre précédent la supériorité de l'invention persane,
à propos de Kourroglou effaçant, par la seule pression de ses doigts,
l'effigie d'une monnaie d'or. Les héros de chez nous se contentent de
briser la pièce en deux, et croient avoir fait l'impossible. Mais le
véritable impossible ne se trouve que dans l'Orient.

Voilà donc Demurchi-Oglou, le fils du forgeron, qui, du fond de sa
ville du Nakchevan, entend parler de la gloire et de la magnificence du
bandit. _Mon coeur éclate ici faute d'action_, dit Demurchi-Oglou, et le
voilà parti avec son cheval pour Chamly-Bill. Kourroglou, qui chassait
aux alentours de sa forteresse, le rencontre et dit d'abord: «Voilà un
beau garçon!» Demurchi lui présente sa requête. «_Mon âme_, lui répond
le maître, tu dois savoir que je donne du pain aux braves et rien aux
lâches.--Amis, dit-il à ses chasseurs, _j'ai trouvé ici mon gibier _.»
Il fait asseoir Demurchi sur les genoux, _à la manière des chameaux
mâles_, et lui fait ôter son bonnet. Puis il demande une pomme, tire
son anneau de son doigt, le fixe sur la pomme qu'il pose sur la tête de
Demurchi, se place à distance, tend son arc, et fait passer les soixante
flèches de son carquois à travers l'anneau.

Content de voir que Demurchi n'a pas sourcillé, il dit à ses compagnons:
«Mes âmes, mes enfants, que celui qui m'aime contribue à équiper
Demurchi-Oglou.» A l'instant même, nos bandits, sans aucune crainte de
passer pour communistes, se dépouillent chacun de son habillement, de
son armure ou du harnachement de son cheval, «et il lui fut donné tant
de choses, qu'en un instant l'étranger se trouva riche.»

On l'emmène à Chamly-Bill, on fêta sa venue; Kourroglou improvise pour
lui au dessert, et, dans une de ses strophes, il lui dit:

«Personne sur la terre ne connaîtrait mes hauts faits sans mes jolies
chansons. Oui, tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour mes amis, et la
passion d'un gain égoïste ne s'est jamais élevée dans mon âme.»

[Illustration: Kourroglou s'approcha d'Ayvaz. (Page 9.)]

«Mais écoutez maintenant, s'écrie le rapsode, l'histoire de la princesse
Nighara, fille du sultan de Constantinople.»

La belle princesse a entendu parler de Kourroglou, et elle s'est éprise
de lui sur sa brillante réputation. Un jour qu'elle était sortie pour se
promener dans les bazars de la ville, et qu'au son des tambours, tous
les promeneurs et tous les marchands s'enfuyaient pour ne pas payer
de leur tête le bonheur de l'apercevoir, un certain Belly-Ahmed
(c'est-à-dire _le fameux_ Ahmed), qui se trouvait là, se dit en
lui-même: «Ton nom est Belly-Ahmed, et tu ne verrais pas cette belle
princesse?» Il la vit, en effet, et faillit le payer cher; car la
princesse, qui n'entendait pas raillerie, le foula aux pieds, et l'eût
fait étrangler par ses eunuques, s'il n'eût eu l'heureuse inspiration de
lui dire, tout en la suppliant, qu'il était natif d'Erzeroum. Aussitôt
la princesse lui demande s'il n'a point vu dans ces contrées un certain
Kourroglou, et Belly-Ahmed, qui n'est point sot, se hâte de se donner
pour un de ses serviteurs. Alors la princesse lui jette de l'or à
poignées, et lui remet, pour son maître, son propre portrait avec une
lettre ainsi conçue:

«O toi qui es appelé Kourroglou! la gloire de ton nom a jeté un charme
sur nos contrées. Je me nomme Nighara, fille du sultan Murad. Je te dis,
afin que tu l'apprennes, si tu ne le sais pas encore, que j'éprouve
un ardent désir de te voir. Si tu as du courage, viens à Istambul, et
enlève-moi.»

Belly-Ahmed part pour Chamly-Bill, et se présente aux sentinelles qui
s'emparent de lui et le conduisent à Kourroglou. Celui-ci lui trouve
bonne mine, le fait asseoir, et envoie son bel échanson Ayvaz lui
chercher du vin. Alors recommence avec Ahmed un dialogue dans la
forme de celui qu'on a vu au chapitre précédent, entre Kourroglou et
Khoya-Yakub. «As-tu vu un plus beau cheval que mon Kyrat?---Je n'en ai
pas vu.--As-tu vu un plus beau guerrier que mon Ayvaz?--Je n'en ai pas
vu.--As-tu vu une plus belle fête, etc.--Mais, ô Kourroglou! j'ai vu,
à Istambul, la princesse Nighara!» Kourroglou dresse l'oreille, lit le
billet, regarde la miniature, fait seller Kyrat; et part en laissant
Belly-Ahmed enchaîné dans un cachot, comme il avait fait pour
Khoya-Yakub; en pareille circonstance, c'est sa façon d'agir.

[Illustration: Ayant entendu la proclamation... (Page 2l.)]

Ayant passé les portes de la ville (Constantinople), il descendit
de cheval, et Kyrat le suivit par les rues. Ce merveilleux cheval
(descendant à coup sur de celui qui portait les quatre fils Aymon),
sachant bien qu'il pourrait éveiller, par sa beauté, la convoitise des
étrangers, ou _craignant qu'on ne jetât sur lui quelque charme_, «avait
l'esprit de laisser tomber ses oreilles comme un âne, de rebrousser
son poil, d'emmêler sa crinière, enfin de se donner l'apparence et la
démarche d'une rosse.»

Kourroglou vit une femme décrépite dont le dos _avait la forme courbée
de la nouvelle lune_, et connut à son air que c'était une sorcière. Il
lui demande l'hospitalité. Elle s'excuse sur sa pauvreté. Il lui donne
de l'or, elle s'attendrit. Mais arrivés à la maison de la vieille,
Kourroglou, qui veut y faire entrer Kyrat, trouve la porte si basse,
qu'il est obligé de partager la muraille en deux d'un coup de sabre. La
dame pleure, le bandit l'apaise en lui promettant de lui faire rebâtir
une _belle grande porte_. L'écurie était confortable; mais il n'y
avait dans les mangeoires qu'un peu de paille et de ronces sèches.
Heureusement Kyrat n'était pas dégoûté, et, comme son maître, mangeait
ce qui se trouvait, _pourvu que ce fût un peu moins dur que la pierre_.

Kourroglou trouva la maison propre et bien aérée, mais dépourvue de
tapis. Or, un Persan se passera de tout volontiers plutôt que de tapis.
Une chambre honorable doit en avoir un en laine étendu au milieu, deux
étroits en drap feutré, placés de chaque côté du premier, dans le sens
de la longueur, et un quatrième en pur feutre, appelé le serendaz, placé
en travers sur le tout. C'est là qu'un gentleman persan boit, mange,
cause, et digère convenablement. «Mère, dit Kourroglou à la vieille, va
m'acheter au bazar un assortiment de tapis; que le feutre soit de
la manufacture de Jam, et que celui du milieu soit des fabriques du
Khorassan. Voici encore une poignée d'argent.»

Il s'installe bientôt sur ses beaux tapis, ôte son armure, dont la
vieille suspend une à une les diverses pièces à la muraille, et lui
donne encore une poignée d'argent pour qu'elle aille acheter une robe
neuve; car la sienne est si vieille et si malpropre, que le sybarite
Kourroglou _ne peut la regarder_. «Voici un vrai fils pour moi! dit la
sorcière. Puissé-je rencontrer une douzaine de tels enfants!» Elle s'en
va chercher des habits neufs tout faits dans la boutique d'un tailleur,
et enveloppe sa bouche d'un mouchoir blanc pour cacher à son hôte
délicat sa bouche édentée. Sous prétexte de l'arrivée prochaine de douze
prétendus amis qu'il doit régaler, Kourroglou lui commande un énorme
souper, riz, beurre, épices et viandes en abondance, le tout dans un
grand bassin, que la vieille n'eut pas la force d'apporter quand il fut
rempli et prêt à servir. Kourroglou venait de frotter, de brosser et de
laver Kyrat; il s'était lavé aussi les pieds et les mains, avait récité
dévotement son Namaz, ni plus ni moins qu'un bon père de famille, et
se sentait grand appétit. Il alla chercher lui-même à la cuisine la
montagne de riz et de viande, et après que son hôtesse eut étendu sur
lui une grande nappe, et sur la nappe une serviette de peau, il ouvrit
sa main comme _la patte d'un lion_, et se mit à jeter des poignées de
viande dans sa bouche comme dans une caverne.

Au milieu de ce repas pantagruélesque, dont le récit détaillé et répété
doit, je m'imagine, faire une vive impression quand les rapsodes
le déclament à un auditoire de pauvres diables maigres et affamés,
Kourroglou ne laisse pas que de plaisanter agréablement. «Ma vieille, je
veux dire ma jeune beauté (car la sorcière trouve la première épithète
grossière et ne peut la souffrir), mange aussi, au nom de Dieu, de peur
que le souffle de la destruction ne vienne à s'élever dans ton estomac,
et que je n'aie à rendre compte de toi au jour du jugement.» La vieille
se flattait que les restes de ce terrible souper lui suffiraient pour
vivre une semaine et régaler encore ses voisines. Elle disait s'être
rassasiée à la seule odeur des mets en les faisant cuire; mais quand
elle vit la dévastation que son hôte portait dans l'édifice, elle
craignit d'aller se coucher à jeun, et plongea sa main décharnée dans
le bassin. Malheureusement un grain de riz lui causa un accès de toux
durant lequel Kourroglou mit à sec le fond du plat; et quand elle voulut
ramasser ses nappes, elle s'aperçut avec effroi que la nappe de cuir
avait disparu, «Qu'en as-tu fait, mon fils?--Était-ce donc la nappe? dit
Kourroglou; j'ai trouvé le dernier morceau un peu dur et amer. J'ai eu
quelque peine à l'avaler. Pourquoi ne m'as pas tu averti?--Hélas! pensa
la vieille, mon hôte n'est autre que la famine personnifiée. Si sa faim
recommence, il avalera mon pauvre corps.»

Kourroglou fit faire son lit en travers de la porte, ce qui effraya
beaucoup la vieille. «De quoi t'inquiètes-tu? lui dit-il; si tu veux
sortir la nuit, je te permets de passer par-dessus mon lit et de me
marcher sur le corps; je ne m'en apercevrai point.»

Couchée dans la même chambre, la vieille, pensant que son hôte avait
de mauvais desseins, _parce qu'il avait beaucoup mangé_, ne put fermer
l'oeil. «Veilles-tu, mère?

--Hélas! oui; je me demande si tu n'es pas Nazar-Djellaly.

--Non.--Tu es donc Guriz-Oglou--Erreur.

--En ce cas, tu es Reyhan l'Arabe?--Encore moins.

--Alors, tu es le chef des sept cent soixante-dix-sept, tu es
Kourroglou!--Tu l'as dit. Je viens ici pour enlever la princesse
Nighara.»

_La langue de la vieille se raidit dont sa bouche_. «Allons, n'aie pas
peur, vieille carcasse.--Comment serais-je rassurée? Quand un enfant
crie, sa mère lui dit pour le faire taire: «Tais-toi, ou le loup viendra
te manger;» et l'enfant crie encore. La mère dit: «Voici le léopard;»
l'enfant crie plus fort. La mère dit alors: «Voici Kourroglou qui va
t'emporter;» l'enfant se tait et cache sa figure dans l'oreiller.

Kourroglou jure par le plus pur esprit du Créateur du ciel et de la
terre qu'il la traitera comme sa propre mère si elle ne le trahit pas;
mais que, dans le cas contraire, fût-elle assise dans le septième ciel,
il lui jetterait un noeud coulant pour l'en arracher; et quand même elle
se changerait en Djinn pour se cacher aux entrailles de la terre, il
l'en retirerait avec des pinces pour la mettre en pièces.

Dès le matin, Kourroglou va au bazar et y achète un habit blanc pareil à
celui que portent les mollahs, puis une cornaline sur laquelle il fait
graver le chiffre du sultan. Enfin, il fait l'emplette d'une excellente
guitare dont le manche se dévisse et se retire à volonté. Il met le
cachet et l'instrument ainsi démonté dans sa poche, et, muni de ses
moyens de séduction, il aborde un fakir et le prie de venir réciter à
sa mère mourante quelques versets du Koran. Quand il l'a amené chez la
vieille, il lui ordonne d'écrire sous sa dictée une lettre de passe
moyennant laquelle il se présentera comme un _mollah_, un _chavush_,
c'est-à-dire un pèlerin de la Mecque, un saint homme envoyé par le
sultan à sa fille, et franchira les portes du palais. Le fakir, qui
croit Kourroglou incapable de lire l'écriture, le trompe, et écrit à
la princesse, au nom du sultan, que ce faux chavush est le plus grand
coquin de la terre, et qu'il lui recommande de lui faire donner le
fouet. Kourroglou, qui lit par-dessus l'épaule du secrétaire infidèle,
l'étrangle à demi, le réduit à l'obéissance, scelle la lettre avec le
cachet contrefait du sultan, et pour mieux s'assurer de la discrétion du
fakir, lui donne un tel coup sur la tête, _qu'elle s'aplatit comme un
livre qui se ferme_. Il le pousse ensuite dans un coin de la chambre,
donne un coup de pied au mur qui s'écroule et ensevelit le cadavre sous
ses ruines. On ne peut pas mieux expédier une affaire; mais le récit en
est fort long et fort curieux, à cause des sentences et des formes du
dialogue, mêlé toujours de plaisanteries et de férocité.

La vieille criait et se frappait la poitrine, «Jamais le sang innocent
n'avait été répandu dans ma maison, et tu l'as souillée!--Veux-tu donc
que je te tue aussi, infidèle sunnite? lui répond Kourroglou, et que je
fasse tomber le reste de ce mur sur ton corps flétri?»

Kourroglou se revêt du costume blanc des mollahs, entoure sa tête de
plusieurs aunes de linge blanc, cache sa guitare dans sa poche, son
poignard dans son sein, et, le rosaire dans une main, le bâton de
voyage dans l'autre, il franchit, grâce à la feinte lettre et au sceau
apocryphe du sultan, les portes sacrées du palais. «De cette manière,
dit le rapsode avec un mélange de sympathie et d'indignation, il fut
permis à ce larron des larrons d'entrer dans le harem... à cet homme
capable de couper le sein d'une mère nourrissant son enfant!»

Ayant franchi les portes des sept murailles, il arrive aux jardins
fleuris de la princesse. Il y avait quatre bassins d'eau courante et
des fontaines qui s'élançaient en jets. Kourroglou plia son manteau en
quatre, et s'assit dessus au bord d'une des pièces d'eau, le rosaire à
la main, les yeux à demi fermés, comme un vrai Raminagrobis, ce qui ne
l'empêchait pas de voir distinctement, dans un kiosque ouvert, la belle
Nighara _buvant du vin_ avec plusieurs belles filles de sa suite.

Une d'elles vint au bord du bassin pour chercher de l'eau, quoiqu'il ne
paraisse pas que Nighara ait eu l'habitude d'en mettre beaucoup dans
son vin. «Homme, qui es-tu? dit la suivante effrayée.--Homme! s'écrie
Kourroglou, quel nom est-ce là? ne peux-tu, fille impure, me saluer du
nom de Hadji? et la princesse Nighara ne peut-elle se donner la peine
de chausser sa pantoufle à demi pour venir au devant du royal chavush
Roushan, envoyé ici de la Mecque par le sultan Murad?»

Toute personne qui apporte une bonne nouvelle a droit à une récompense
immédiate. Un khan, en pareille circonstance, détache ordinairement sa
riche ceinture, et la présente au messager. La suivante de Nighara court
au kiosque, et commence par s'emparer du châle et des bijoux de la
princesse qui étaient posés sur le tapis. «Es-tu ivre? dit la princesse
étonnée d'une semblable audace.--C'est toi-même qui es ivre, répond
l'autre sans se déconcerter. Ce que je prends m'appartient; j'apporte la
nouvelle qu'un saint homme est arrivé de la Mecque avec un message pour
toi. _Un feu divin brille dans ses yeux, et son visage en renvoie les
rayons vers le soleil_.»

«Levons-nous, mes filles, dit la princesse. J'ai lu dans les traditions
sacrées que ceux qui vont au devant d'un pèlerin de la Mecque sont
préservés d'être brûlés par la flamme de l'enfer, si la poussière des
sabots de son cheval tombe seulement sur eux.»

Pendant ce temps, Kourroglou avait ôté sa robe et son turban de pèlerin;
il avait mis son bonnet sur l'oreille, à la façon des dandys kajjares,
rajusté les plis de son bel habit vert-olive, et noué gracieusement le
cachemire qui lui servait de ceinture, et qui laissait voir le manche de
son poignard couvert de gros diamants. Quand la vertueuse princesse vit
le saint homme transformé en un superbe brigand à grandes moustaches,
elle commença, non par s'enfuir, mais par faire attacher les pieds de la
suivante qui s'était ainsi trompée, et sous prétexte qu'elle avait dû
recevoir quelque baiser de cet imposteur, elle lui fit appliquer une
vigoureuse bastonnade sur les talons, puis s'approchant de Kourroglou,
qui essayait de justifier la suivante en se déclarant un _amoureux sans
argent_, incapable de séduire personne par des présents, elle lui
donna un grand coup de pied dans la poitrine. «Princesse, dirent les
suivantes, c'est une pitié de te voir ainsi profaner ton joli pied
contre la poitrine non lavée de ce misérable.--Taisez-vous, sottes
filles, dit le bandit sans se déconcerter; vous ne savez pas que mon
sein est plus précieux que le talon de votre maîtresse.»

Alors il prit sa guitare et improvisa:

«Je respire de ton jardin le parfum de la jacinthe et de la violette.
Comme elles tu fleuris dans la solitude. Tu es une flèche au fond de mon
coeur.»

Nighara était indignée. Kourroglou chanta encore:

«Tu es le fruit le plus frais dans les jardins du printemps; tu es le
coing embaumé et la grenade vermeille, etc.»

Au lieu de s'adoucir à de tels compliments, la farouche Nighara fait
un signe à ses femmes, et aussitôt une grêle de coups tombe sur
l'audacieux. «Dieu vous préserve, s'écrie en cet endroit le rapsode, de
tomber sous les ongles d'une femme irritée!»

En un instant les vêtements de Kourroglou volèrent en pièces:
«Princesse, dit-il, si tu n'as pitié de moi, montre au moins quelque
merci envers ces pauvres filles. Leurs mains deviendront calleuses à
force de me battre.» La princesse dit à ses suivantes: «Allons prendre
un peu de vin pour nous donner des forces, afin que nous puissions
battre encore cet imposteur.» Mais en retournant vers son kiosque, elle
regarda en arrière, remarqua les traits de Kourroglou, et le trouva
beau. Aussitôt il oublia la cuisson des coups d'ongles et des coups de
verges, reprit sa guitare et chanta:

«O Nighara aux yeux de gazelle, verrai-je ton sein se changer en pierre?
Tu m'as renversé sur le visage. Puissent tes yeux être remplis de
larmes!»

Nighara, qui ne pouvait détacher ses yeux de ce mâle visage, se fait
apporter du vin.

«Fais remplir ton gobelet de mon sang, et bois-le,» lui chante encore
Kourroglou.

En voyant boire du vin, Kourroglou, qui n'en avait pas goûté depuis son
départ de Chamly-Bill, oubliait toutefois son désespoir amoureux «pour
se lécher les lèvres.» Nighara, émue de pitié, lui fit apporter un
bassin de baume _mumiah_, en disant: «Je ne désire pas ta mort; bois et
va-t'en.»

Kourroglou goûta le baume, fit la grimace, et demanda du vin. «Ah! saint
homme, tu bois la liqueur défendue par le Prophète, dit la princesse
irritée de nouveau. Eh bien, nous t'en donnerons; mais tu danseras
pour nous divertir; après quoi nous te battrons encore et te jetterons
dehors.» Nighara disparaît, et revient avec ses femmes, qui apportent
des tapis, des vins et des mets divers. On étend les tapis sur le gazon,
on sert le festin au bord de la fontaine. La démarche de la princesse
était pleine d'agréments et de grâces, et, malgré sa fureur, elle
avait arrangé ou plutôt dérangé sa toilette pour être plus séduisante.
Kourroglou chanta:

«O aghas, mes frères! Nighara est venue! Des larmes de joie coulent de
mes yeux. L'Arménien aime sa croix, bien que son prophète ait souffert
sur la croix! Voyez comme elle a orné ses cheveux noirs, auxquels elle a
permis de tomber sur son cou délicat! Elle est venue!»

«Elle est venue pour m'apprendre la beauté. Nighara est venue pour tuer
Kourroglou; elle est venue!»

La princesse le regardait toujours; mais, comme les femmes de chez nous,
elle se montrait toujours plus cruelle pour se faire aimer davantage;
seulement, ses façons d'agir étaient un peu plus énergiques. Elle le fit
battre de nouveau, et cette fois si sérieusement, que Kourroglou, vaincu
par la souffrance, _se roulait par terre_. Ne faut-il pas s'étonner ici
de voir ce héros, dont la force fabuleuse détruisait des légions et
se frayait un passage au milieu des armées, pousser la douceur et la
soumission envers le beau sexe jusqu'à se laisser mettre en lambeaux, ni
plus ni moins que n'eût fait Don Quichotte, le modèle de la chevalerie?
Cet ensemble de force et de tendresse caractérise Kourroglou d'un bout à
l'autre du poème. Enfin, n'en pouvant plus supporter davantage, mais
ne voulant pas lever la main sur des femmes, il se jette dans la pièce
d'eau, la traverse à la nage, en élevant sa guitare au-dessus de sa
tête, et gagnant le milieu, où l'eau jaillissait d'un pilier de marbre,
il s'assit en cet endroit.

Les femmes commencèrent à lui jeter des pierres, «O Belli-Ahmed! tu m'as
trompé, pensait Kourroglou. Elle ne m'a jamais aimé.»

Alors il se mit à chanter, et là, vraiment, il lui dit de si belles
choses, que son sein commence à palpiter, et qu'elle l'écoute «avec un
plaisir toujours croissant.

«Le soleil est levé sur la colline de l'Orient. Elle est le jardin des
fleurs. Les roses ouvrent leurs boutons sur ses joues. Que nul ennemi
n'ose regarder dans le jardin de l'amant!... O Nighara! celui qui
touchera ta ceinture une fois seulement deviendra immortel.»



CINQUIÈME RENCONTRE.

Le soir approchait. La fraîcheur de l'eau calmait les souffrances
de Kourroglou. La princesse se dit: «Il répète sans cesse le nom de
Kourroglou. Ah! si c'était lui-même! Parle, avoue la vérité, lui
dit-elle, es-tu Kourroglou?» Et comme il l'assurait, elle reprit:
«Kourroglou est, dit-on, de la même taille que mon père le sultan. Je
vais te faire essayer sa robe royale. Si elle est trop longue pour toi,
je ferai enfoncer des clous dans tes talons afin que tu deviennes plus
grand. Si elle est trop courte, je te ferai couper les pieds. Si elle
est trop large, je te ferai ouvrir le ventre, et on le remplira de
paille pour te grossir.»

Kourroglou dit: «Tu me punis selon le code d'Abou-Horeyra. N'importe,
j'essaierai la robe.»

Il sortit de l'eau, et Nighara, de ses propres mains, lui passa la robe.
Elle semblait avoir été faite pour lui. Alors ils jetèrent leur main
autour du cou l'un de l'autre, et entrèrent dans le pavillon, où,
suivant la coutume turque, ils burent dans la même coupe. Alors la
princesse dit: «As-tu amené ici ton fameux cheval Kyrat?--Oui, je l'ai
amené.--Il faut donc que tu trouves pour moi un autre cheval aussi bon
que Kyrat.»

Kourroglou voyant les progrès qu'il faisait dans le coeur de la
princesse se mit à chanter:

«Humide, humide est la neige que l'on voit au sommet des grandes
montagnes! Tes yeux brillants soufflent la fraîcheur sur mon coeur
embrasé! Mon cher amour est couvert d'habits couleur de rose; elle est
tout entière d'une teinte rose. L'eau qu'elle boit est aussi pure que
l'azur du ciel. Ses yeux sont enivrés d'amour et de vin.

«Je suis Kourroglou. Ne suis-je pas libre de me promener dans ces
bosquets? Je ne puis marcher en liberté dans le monde, car le monde est
trop étroit pour moi.»

Kourroglou ayant combiné son plan avec la princesse, reprit ses habits
de mollah et sortit du harem comme il y était entré. Il fut arrêté à la
porte par les gardes, qui lui dirent: «Saint homme, puisque tu as accès
auprès de la princesse, commande-lui, au nom du ciel, de nous faire
toucher notre paie; car, depuis le départ du sultan son père, nous
n'avons pas reçu une obole.

--Je vous jure que je vous ferai payer, dit Kourroglou, et, en
attendant, pour lui marquer votre mécontentement, vous devez abandonner
vos postes, et vous refuser à escorter la princesse.»

Ayant donné cet avis charitable, le fourbe retourne chez sa vieille
hôtesse, et va ensuite acheter au bazar un beau poulain de trois ans, le
ramène à l'étable, prépare lui-même la selle, et, au lever du soleil,
en entendant les trompettes sonner pour annoncer une promenade de
la princesse hors la ville, il paie magnifiquement sa vieille, lui
conseille de se cacher afin de n'être point persécutée à cause de lui,
et monté sur Kyrat, suivi par le poulain attaché à son étrier, il s'en
va sur la route attendre Nighara, qui bientôt arrive dans son chariot.
Il l'enlève des bras de ses femmes, la met en croupe et s'enfuit avec
elle dans le désert. Là, tombant de fatigue, il s'étend sur le gazon et
cède au sommeil. La princesse lui demande s'il compte dormir longtemps.
«Mon sommeil est de deux sortes, lui dit-il. Le plus court est de trois
journées, le plus long est de sept journées. Mais écoute, ma bien-aimée.
Kyrat a le don de pressentir l'approche de mes ennemis. Quand l'ennemi
se met en route pour me poursuivre, Kyrat hennit; quand l'ennemi est à
moitié chemin, Kyrat devient inquiet et souffle avec ses narines; quand
l'ennemi est tout près de se montrer, Kyrat gratte la terre et l'écume
lui vient à la bouche.» La princesse se plaint vainement du long somme
dont son amant la menace en plein désert et au milieu des dangers. Il
faut que Kourroglou dorme ou qu'il périsse; à cette robuste organisation
il faut un repos semblable à celui de la mort. Elle examine Kyrat avec
inquiétude, et quand elle a vu signaler le départ et la marche de
l'ennemi, quand elle a remarqué ses sabots grattant la terre et sa
bouche couverte d'écume, elle éveille Kourroglou, ainsi qu'elle a été
avertie par lui de le faire. Aussitôt il se lève, rattache les sangles
de son coursier, fait monter Nighara sur l'autre, et attend de pied
ferme le jeune sultan Burji, qui accourt à la délivrance de sa soeur
Nighara. Kourroglou, par ses terribles chansons, porte l'épouvante dans
le coeur des guerriers du prince, et bientôt, s'élançant au milieu
d'eux, il les disperse comme un troupeau de gazelles. Mais Burji-Sultan,
résolu à reconquérir sa soeur, s'élance seul contre lui. «Que faire? dit
Kourroglou dans son coeur; si je tue le frère de ma bien-aimée, elle ne
me le pardonnera jamais et remplira ma vie d'amertume.» Nighara se prend
à pleurer. «O Kourroglou! je n'ai qu'un frère, ne le tue pas.--Mon amie,
ne crains rien,» dit Kourroglou. Et, s'adressant au prince: «Le chef de
tes écuries ne gagne pas le pain qu'il mange; il n'a pas seulement serré
les sangles de ton cheval. Je t'avertis que tu roules sur ta selle.
Descends et raccourcis tes sangles, tu combattras ensuite contre moi.»

Le Turc crédule descend pour arranger sa selle. Pendant ce temps,
Kourroglou s'approche avec précaution, le renverse, s'assied sur lui et
feint de vouloir le tuer. Burji pleure et se lamente: «Le sultan mon
père n'avait qu'une fille et un fils; tu enlèves l'une, tu vas tuer
l'autre. Toute la famille va être éteinte.--Je t'accorde la vie à
condition que tu me donnes ta soeur en mariage. Je suis aussi savant
qu'un mollah; j'ai lu les sept volumes des commentaires arabes sur le
Koran; je sais par coeur toutes les formules usitées dans les mariages.»
Le prince prononce avec lui la prière nuptiale consacrée par le Koran,
et lui accorde sa soeur. Kourroglou le relève, l'embrasse au front, et
lui dit: «Désormais, au nom et par l'autorité du sultan Murad ton père,
je gouverne et règne à Chamly-Bill. Où aurait-il trouvé un meilleur
parti pour sa fille?»

En continuant leur route vers Chamly-Bill, Kourroglou et Nighara
traversent encore quelques aventures. Ils pénètrent dans le camp d'un
jeune Européen qui tombe amoureux de Nighara, et veut l'enlever à son
époux. Kourroglou est forcé de détruire sa suite et de piller ses
trésors; il est même au moment de le tuer pour lui apprendre à vivre,
lorsque Nighara, touchée de l'amour de ce jeune homme, le fait sauver,
et menace Kourroglou d'avaler un poison mortel caché dans l'anneau
qu'elle porte au doigt s'il n'abandonne pas sa poursuite. Kourroglou se
soumet, et continue son voyage avec elle. Nighara montait à cheval aussi
bien que lui-même, et pouvait fournir une course aussi hardie, aussi
rapide que la sienne. Ils surprirent une caravane, se firent payer une
riche redevance, et là, encore, Nighara obtint grâce de la vie pour le
marchand.

Elle blâmait beaucoup son époux de commettre toutes ces violences. Il
lui répondit avec la franchise d'un honnête Turcoman: _Je ne laboure ni
ne trafique; il faut donc que je vole_. L'argument était sans réplique.
Enfin ils atteignent les portes de Chamly-Bill. Les brigands vinrent à
leur rencontre avec des acclamations, des chants et des décharges de
mousqueterie. «Guerrier, dit la princesse à Kourroglou, lequel d'entre
eux est Ayvaz? Montre-le-moi.

Improvisation de Kourroglou:

«Regarde ici, mon cher amour: ce cavalier est Ayvaz. Regarde-le, et
préserve mon âme du lit de feu de la jalousie. Regarde, voilà Ayvaz;
mais ne tombe point amoureuse de lui. Dans sa main étincelle un bouclier
hezzare. Le miel de l'éloquence est sur sa langue; et _la ligne du
pinceau de la main du Tout-Puissant_ est sur l'arc de ses sourcils.
Regarde; mais n'en tombe pas amoureuse. Ce n'est qu'un garçon de
quatorze ans. Une plume de grue est sur sa tête. Ce cavalier est Ayvaz,
oui, Ayvaz lui-même.»

Il présenta alors son épouse à ses compagnons en leur disant: «Nous
devons tous l'honorer, elle est la fille du sultan de Turquie;» et
Nighara s'étant assise sur le seuil de la porte de la forteresse, les
sept cent soixante-dix-sept cavaliers de la garde sacrée de Kourroglou
se prosternèrent devant elle, «O Dieu! s'écria Kourroglou, sois béni
et ton nom glorifié! Je dois à ta seule bonté d'avoir réalisé mes plus
chères espérances!» Il frappa les cordes de sa guitare et chanta ainsi:

«Les nuages de l'adversité ont été dissipés par la foi de Kourroglou.
Ils se sont évanouis comme la brume du matin. Voici mon Ayvaz.»

Nighara fit son entrée couchée sur les riches coussins d'un palanquin
d'honneur. Toutes les femmes et toutes les esclaves de Kourroglou
vinrent à sa rencontre, et l'introduisirent respectueusement dans le
harem. Belly-Ahmed fut tiré de sa prison et récompensé par un des
premiers grades dans la troupe. Ce même jour, on célébra le mariage
de Kourroglou et celui d'Ayvaz, auquel le maître donna une femme. Les
musiciens, danseurs et jongleurs vinrent en foule. Le vin coula par
torrents, et il coule encore à cette heure, dit ordinairement le _khan_
pour clore cette rapsodie.



SIXIÈME RENCONTRE.

Dans un des districts de l'Anatolie vit une grande tribu de nomades
connus sous le nom de Haniss. Elle est composée de trente mille familles
qui sont toutes riches et qui habitent un pays magnifique. Chacun de
ces chefs consacre sa vie à quelque objet favori. L'un aime les beaux
vêlements, un autre préfère les femmes, et un troisième est passionné
pour les chiens de chasse ou les faucons. Leur chef, Hassan-Pacha,
aimait les chevaux par-dessus tout. Quand il entendait parler d'un beau
cheval, il n'épargnait ni argent ni peine pour se le procurer.

Un jour, Hassan-Pacha vint dans ses écuries, et, après avoir examiné
plusieurs de ses chevaux, il dit à son vizir: «Certainement, aucun roi,
dans les cinq parties du monde, ne peut se vanter d'avoir une écurie
comme celle-ci.» Le vizir répliqua: «Aucun roi, il est vrai, n'a
d'écurie comme celle-ci; mais Kourroglou a un cheval à Chamly-Bill, du
nom de Kyrat, et Keyvan lui-même, celui qui gouverne les sept cieux, ne
possède pas son pareil.--O mon vizir! je suis prêt à donner tout ce
que j'ai pour acquérir ce joyau.--Pacha, ce n'est pas chose facile.
Kourroglou ne manque pas d'argent, et il n'y a aucune possibilité de lui
prendre son cheval de force.--Vizir, à l'homme qui m'amènera ce cheval
je donnerai la moitié de mon pouvoir; s'il dit: «Ce n'est pas assez,» je
lui donnerai la moitié de mes richesses; et si cela même ne le contente
pas, j'ai sept filles, il aura la liberté de choisir la plus belle pour
sa femme. Va, et fais proclamer à son de trompe, dans la direction des
quatre vents, à tous les camps de notre tribu, l'ordre suivant: «Qu'il
soit bey ou mendiant, vieux ou jeune, il sera mon gendre celui qui
m'amènera Kyrat.»

Il y avait dans la tribu de Haniss un certain marmiton nommé Hamza, dont
la tête et les sourcils étaient chauves, et qui était marqué de petite
vérole. Cet homme, ayant entendu la proclamation, accourut auprès
du vizir nu-pieds et à peine vêtu. «Que proclame-t-on ainsi,
vizir?--Qu'est-ce que cela te fait, à toi, vilaine tête chauve?--Je
demande seulement de quoi il s'agit?» Le vizir le mit au fait, et
ajouta: «L'homme qui réussira sera riche.--Qu'ai-je besoin d'argent? dit
Hamza; douze livres d'écorce de melon d'eau que l'on me donne à manger
chaque jour dans les cuisines suffisent à mon appétit.» Le pacha promet
de partager son pouvoir et ses richesses, et de donner l'une de ses sept
filles pour femme à celui qui lui amènera Kyrat. Aussitôt Hamza dressa
les oreilles. «Vizir, j'ai vu les sept filles du pacha; mais s'il
consentait à me donner la plus jeune...--Celui qui amènera le cheval
aura le droit de choisir.» Hamza se frappa la poitrine avec ses
deux mains, et dit: «Regarde-moi, regarde-moi; je suis l'homme qui
choisira.--En vérité? dis-moi comment, par exemple.--Le pacha aura
Kyrat; mais il faut que tu me conduises d'abord en sa présence.» Le
vizir pensa: depuis tant de jours que nous faisons publier cette
proclamation, il ne s'est encore trouvé personne qui voulût en profiter.
Voici le premier et le dernier; il faut le faire voir au pacha.

Hamza fut introduit devant le pacha. «Est-ce toi, pauvre tête fêlée, qui
as promis de m'amener Kyrat?--Moi-même; mais que me donneras-tu pour
cela, pacha?--Je te donnerai la moitié de mes richesses.--Je n'ai pas
besoin de richesses,--Je te donnerai la moitié de mon pouvoir.--Je n'ai
pas besoin de ton pouvoir; qu'en ferais-je?--Tu choisiras celle de mes
filles que tu voudras.--Pacha, je ne puis croire à tes paroles.--Que
puis-je faire de plus pour te convaincre?--Jure, en baisant le Koran,
que, dans le cas où tu violerais ta parole, tu divorceras d'avec chacune
de tes sept femmes.» Le pacha en fit le serment. Hamza lui dit: «Je suis
depuis longtemps amoureux de la plus jeune de tes filles; si je perds la
vie dans cette expédition, je n'en aurai nul regret; si, au contraire,
je ramène le cheval, j'aurai ta fille.» Le pacha dit: «Tu l'auras;» et
il baisa le Koran.

Hamza partit en hâte pour Chamly-Bill, où l'arrivée d'un pauvre diable
comme lui fut à peine remarquée. Après un mois de séjour dans ce lieu,
il pensa dans son coeur: «Tâchons de pêcher Daly-Ahmed avec l'hameçon
de l'amitié. Je trouverai peut-être ainsi moyen de m'introduire dans
l'écurie.» Il entra alors dans la cour de l'écurie avec circonspection
et à pas lents. Après avoir déchiré sa chemise sur sa poitrine, il
ramassa un tas de fumier; et, se jetant dessus, il se mit à pleurer et à
gémir à haute voix. Les larmes coulaient de ses yeux comme la pluie d'un
nuage. Daly-Mehter, écuyer de Kourroglou, passait justement de ce côté;
il vit un malheureux, tout nu et en larmes, assis sur ce tas de fumier.
Son coeur fut ému de pitié. Tout le monde sait que les fous[26] sont
très-portés à la pitié: «Pourquoi cries-tu ainsi, tête chauve?» Hamza
répondit: «Puisse-je devenir ton esclave! Je suis orphelin et étranger;
grâce à la laideur de mon front chauve, personne ne veut me prendre à
son service. Je désirerais pourtant trouver un maître qui put me donner
un morceau de pain.» Daly-Mehter pensa: «Tout le monde vit du pain de
Kourroglou; je prendrai cet homme à l'écurie, et je le nourrirai.» Pour
commencer, il releva ses manches jusqu'au coude; et remplissant un vase
d'eau chaude, il lava la tête d'Hamza, et, l'ayant nettoyé entièrement,
il lui donna ses vieux habits pour se vêtir. Hamza le chauve montra tant
de zèle et d'habileté dans son service, que la raison de Daly-Mehter lui
échappait d'étonnement. Un des deux meilleurs chevaux de cette écurie
était Kyrat, qui était attaché, par une jambe, à une chaîne dont
Kourroglou portait toujours la clef dans sa poche. L'autre, monté
habituellement par Ayvaz, se nommait Durrat. Ce cheval était aussi
attaché séparément, et la clef de son cadenas était dans la poche de
Daly-Mehter.

[Footnote 26: Par allusion à la signification littérale du mot _daly_,
fou, tête faible.]

Toutes ces circonstances furent bientôt connues de Hamza, qui commença à
désespérer de pouvoir jamais s'emparer de Kyrat. Kourroglou vint un
jour à l'écurie, et trouva Daly-Mehter endormi. Il regarda, et vit un
misérable en guenilles et à tête pelée, qui étrillait Kyrat avec une
brosse et un morceau de drap. Kourroglou et Hamza ne s'étaient jamais
vus auparavant. Kyrat était tendu comme un arc, sous la pression de la
puissante main de Hamza; et sa robe était toute luisante, par le fait
de son excellent pansement. Kourroglou trembla de toutes ses jambes, et
pensa dans son coeur: «L'homme sous le bras duquel Kyrat est plié ainsi
ne peut pas être un homme ordinaire.» Il cria: «Chien pelé, tu vas
emporter la peau du cheval: est-ce là la manière de l'étriller?»
Hamza prit un gros marteau de fer dans une niche, et, le levant sur
Kourroglou, il cria: «Que viens-tu faire dans cette écurie? Va-t'en,
vagabond.» Car, il lui avait été enjoint par Daly-Mehter de ne permettre
à personne d'entrer dans l'écurie. Kourroglou dit: «Fou, comment oses-tu
lever ta main sur moi?» Daly-Mehter fut tiré de son sommeil par ce
bruit. Il se releva, et salua son maître: «Quel est cet homme que tu as
engagé à mon service?--Puissé-je devenir ta victime! Des milliers
de gens vivent de ton pain. Cette tête chauve est très-habile et
très-adroite, et peut, aussi bien que tant d'autres, profiter de tes
largesses.--Je ne refuse mon pain à personne; qu'il en mange autant
qu'il voudra; mais, à juger de ses jambes et de toute son allure, je
n'attends rien de bon de lui; il a l'air d'un voleur de chevaux.--Oh!
non, seigneur; s'il était de fer, on ne pourrait faire plus de cinq
aiguilles de ce pauvre diable!»

Hamza comprit alors que c'était là Kourroglou, il jeta son marteau à
terre, et, dans sa terreur, il courut se cacher sous le bat d'une mule.
Kourroglou, avant de quitter l'écurie, dit à Daly-Mehter: «Attache
toujours un oeil vigilant sur mon cheval; ne donne ta confiance à
personne.» Il ne poussa pas plus loin cette enquête.

Plus Hamza restait attaché à l'écurie, plus il reconnaissait
l'impossibilité de voler Kyrat. Il dit donc dans son coeur: «Si ce n'est
Kyrat, ce sera au moins Durrat. Le premier est père du second, et sa
mère était une jument arabe. Hassan-Pacha ne les a jamais vus ni l'un ni
l'autre: il me croira, il me donnera sa fille; et s'il arrive jamais
à connaître la vérité, il ne me l'ôtera pas, après que je l'aurai
épousée.»

Pendant la nuit il apprêta la selle de Durrat et tous les harnais qui
en dépendaient. Daly-Mehter était ivre quand il revint du palais de
Kourroglou, et voyant que Hamza pleurait amèrement, le visage appuyé
sur ses mains, comme s'il était devenu veuf, il demanda: «Qu'as-tu,
Hamza?--Seigneur, comment puis-je m'empêcher de pleurer? Chaque nuit
tu vas avec Kourroglou boire du vin rouge, et tu ne t'es jamais dit:
Apportons en quelques gouttes au pauvre orphelin. Hélas! qu'est-ce que
cela, du vin? je n'en ai jamais vu. Est-ce doux ou acide?»

Daly-Mehter se leva, prit le bidon de l'écurie, et s'en fut au cellier
de Kourroglou. Ayant rempli le bidon, il le rapporta, le mit devant
Hamza et lui dit: «Bois, tête chauve.» Hamza remplit un vase jusqu'au
bord, et le tendit à Daly-Mehter. «Seigneur, essaie le premier; que je
voie comment tu bois.» Daly-Mehter vida le vase jusqu'à la dernière
goutte, et dit: «Voici la manière de boire.» Hamza remplit le vase à
son tour, et l'ayant approché de ses lèvres, il donna une secousse si
adroite, qu'il répandit tout le breuvage par-dessus son épaule, sans que
Daly-Mehter s'en aperçût. De cette manière, il grisa si bien l'écuyer,
que ce dernier à la fin tomba comme mort sur le plancher. Hamza dit dans
son coeur: «Il n'est pas convenable que je me montre sous ces haillons.»
Il ôta donc ses vieux habits, et ayant dépouillé Daly-Mehter, il changea
de vêtements avec lui. Il trouva dans la poche de l'ivrogne la clé de la
chaîne de Durrat, conduisit le cheval hors de l'écurie, lui mit la
selle sur le dos, et s'en fut comme une étoile Filante sur la route qui
conduisait au camp de la tribu de Haniss.

Kourroglou vint de bonne heure à l'écurie; il n'avait point de ceinture,
car il sortait du harem. Il regarda et vit Kyrat à sa place ordinaire,
mais Durrat avait disparu. Il devina, tout de suite que la tête chauve
l'avait volé. Il appela l'écuyer. Daly-Mehter se releva, se frotta les
yeux, et salua. «Vilain, que signifient ces haillons que je vois sur
toi? Quel est ce tour de jongleur?»

Le pauvre écuyer regardait ses habits, et n'en pouvait croire ses yeux.
«Où est Durrat?--Seigneur, Hamza doit l'avoir emmené pour le promener ou
le faire boire.--Ne le disais-je pas, que c'était un voleur de chevaux?
Vite, que l'on selle Kyrat!»

Kourroglou, armé, monta au sommet de la plus proche montagne, sur
laquelle ses sentinelles avancées étaient postées; il examina le pays, à
l'aide d'un télescope, jusqu'à ce qu'il découvrit enfin le fuyard. Il le
vit volant comme une flèche vers ses tentes.

Il fut transporté de rage et rugit sur la montagne: «Misérable voleur,
où fuis-tu, où fuis-tu? Tu peux aller aussi loin que Istambul; je t'y
suivrai, et je m'emparerai de toi.»

La voix de Kourroglou, quand il était en colère, pouvait s'entendre à un
mille de distance. Hamza la reconnut de loin, et dit: «O père céleste,
la vie est douce: Malheur, malheur à moi!» Il regarda devant lui, et
vit un village à peu de distance. Il dit dans son coeur: «Si je pouvais
gagner ce village, mon âme pourrait encore être sauvée.» On voyait un
profond ravin à l'entrée du village. «Qui peut dire, pensa Hamza, si,
avant que j'aie atteint ce village, Kourroglou n'aura pas _brûlé mon
père!_»

Au fond du ravin se trouvait un moulin; le meunier était absent, et les
roues restaient oisives. Hamza y courut, attacha la bride de Durrat à
la porte, et entra dans le bâtiment désert. Là, il trouva la robe du
meunier qu'il mit sur lui, et il se frotta de farine de la tète aux
pieds.

On sait que lorsqu'un homme a fait une course rapide, ses yeux sont
comme couverts d'un brouillard, et que sa vue n'est pas très-claire
pendant quelque temps. Kourroglou ne reconnut pas Hamza, et demanda:
«Meunier, où est le cavalier qui monte le cheval attaché à ta porte?

--O mon agha! le cavalier s'est précipité ici, saisi d'une telle
crainte, qu'il a couru sa cacher sous la roue.»

Kourroglou, tout tremblant de rage, descendit de cheval: «Tiens mon
cheval.» Il tira alors son poignard, et courut à la recherche du voleur.
Kyrat avait cette qualité, qu'il obéissait en toute chose à quiconque le
recevait en dépôt de la main de Kourroglou. Il se laissa guider comme un
enfant. Hamza, qui n'était pas sot, jeta la robe de meunier à bas, et
sauta sur Kyrat. Il essaya d'un temps de galop, et revint attendre
tranquillement Kourroglou, qui, ayant tourné sens dessus dessous tout ce
qu'il y avait dans le moulin, et n'y trouvant pas une âme, sortit et vit
Durrat à la porte. Aux pieds de Durrat, la robe du meunier gisait par
terre; un peu plus loin on voyait le victorieux Hamza sous sa propre
forme, monté sur Kyrat. Il pensa dans son coeur: «J'ai fait là un marché
capital! plaise à Dieu que je ne le regrette pas quand il sera trop
tard!» Et il s'écria: «Hamza-Beg!--Quel est ton plaisir, noble
guerrier?--Nous allons revenir à la maison, mais nous irons au pas, les
chevaux sont fatigués.--Où dis-tu que tu veux aller?--A Chamly-Bill. Tu
m'as offensé sans raison; et je suis venu le chercher en personne.--Ne
plaisante pas davantage, Kourroglou. J'ai cherché le cheval dans le
ciel, mais, Dieu soit loué, je l'ai trouvé sur la terre. Tu as daigné me
faire présent de Kyrat, de ta propre main. Puisses-tu jouir d'une vie
et d'un bonheur sans fin! Seulement ne me demande pas de te suivre.--Je
t'en conjure, je l'en prie, Hamza, je deviendrai ton esclave! Dis,
sont-ce des richesses, un cheval, une femme, que tu convoites? Guerrier,
je te jure que tu auras toute chose en abondance. Tu as le choix; tout
ce que je possède t'appartient.--Je ne serai pas la dupe de ta ruse.
Ce que je désire ne t'appartient pas: je te ferai connaître la vérité.
J'aime la plus jeune des filles de Hassan-Pacha, qui a promis de me la
donner pour femme, en échange de Kyrat. Depuis six mois et plus, je
languissais de désespoir a Chamly-Bill. Maintenant regarde, j'emmène
Kyrat, et tu es toi-même la cause de mon bonheur. Puisses-tu vivre
heureux et longtemps! Je m'en vais prendre femme.--Hamza-Beg! rends-moi
seulement le cheval, et je t'apporterai sur mon sabre la tête de
Hassan-Pacha.--Ce serait une conduite basse de ma part; quelle preuve de
courage montrerais-je aux yeux de ma fiancée?»

Les prières et les promesses de Kourroglou ne servirent à rien. Hamza
jura par la plus pure essence de Dieu qu'il ne rendrait pas le cheval.
Kourroglou poussa un profond soupir du fond de sa poitrine, et dit:
«Hamza-Beg! permets-moi de chanter un air qui me vient à la mémoire.»

_Improvisation_.--«Sans Kyrat, la vie et le monde ne sont qu'un fardeau
pour moi. Pauvre Kourroglou! maintenant que Kyrat a quitté tes mains, tu
dois te frapper la tête de douleur, Kourroglou!»
                
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