George Sand

Kourroglou
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Hamza regardait Kourroglou pendant que celui-ci continuait de chanter
ainsi:

_Improvisation_.--«Tu as dû demander Kyrat à Dieu même. La queue de
Kyrat était un bouquet de fleurs. Monter sur lui c'était monter le
bonheur en personne. O Kourroglou! que Dieu le le rende! Je me noie dans
une mer profonde; le chagrin de la perle de Kyrat se pose comme une
pierre sur mon âme, et m'entraîne dans l'abîme. Je suis un paysan, un
meunier, loin de moi cette épée, Kourroglou, tu devras maintenant crier
«du blé, du blé[27]!»

[Footnote 27: C'est un cri par lequel les meuniers sur la plate-forme de
leur moulin font connaître qu'ils n'ont plus rien à moudre.]

Kourroglou avait l'air d'un fou, il disait: «Sans Kyrat je ne mérite pas
d'être un guerrier.»

Hamza dit: «O Kourroglou! tes paroles ont brûlé mon foie. Va à
Chamly-Bill, et demeure en repos pendant six mois. A la fin de ce temps,
tu peux prendre l'habit d'un Aushik[28], et venir au camp de la tribu de
Haniss. Je vais y mener Kyrat, et j'épouserai la fille du pacha; mais je
te jure que de même que j'ai reçu Kyrat de tes propres mains, de même je
te rendrai de mes propres mains les rênes et le cheval.--Comment puis-je
savoir, ô Hamza-Beg, si tu es sincère ou non dans tes paroles?--Je jure
par le plus pur être de Dieu. J'ai l'âme noble, et je te le répète
encore, je conduirai moi-même Kyrat par la bride, et je te le rendrai.»

[Footnote 28: Chanteur improvisateur.]

Cela dit, il tourna la tête de Kyrat, et s'en fut vers le camp de la
tribu de Haniss. Kourroglou contempla son bien-aimé cheval jusqu'à ce
qu'il eût disparu dans l'éloignement. Triste, et les yeux baissés, il
retourna sur ses pas et monta sur Durrat. Tous les bandits étaient
sortis de Chamly-Bill afin de voir quelle figure ferait Hamza, ramené
par Kourroglou; mais quand ils virent leur chef seul et monté sur
Durrat, ils se dirent entre eux: «Kourroglou aura été attrapé par cette
adroite tête pelée.» Ils eurent peur de la colère de Kourroglou, et se
dispersèrent dans toutes les directions. Chacun d'eux comme un rat, se
cacha dans quelque trou. Ayvaz seul fut assez hardi pour parler, et
dit: «Agha, tu as fait un bon marché; Durrat pour Kyrat! As-tu pris le
voleur?--Va-t'en, sot enfant!» Le jeune homme effrayé s'éloigna.

Kourroglou s'en fut dans le harem, et, pendant les six mois qui
suivirent, il ne bougea pus de la chambre de Nighara. Au bout de ce
temps, il dit: «Nighara, Hamza m'a fait une promesse: il faut que
j'aille là-bas et que j'y meure ou que je revienne avec Kyrat.»

Il se leva, revêtit l'habit d'un Aushik, et, après avoir pris congé de
sa femme, il partit.

En s'approchant du camp des Haniss, il se préparait à passer une large
rivière, quand il remarqua sur le sable la trace des pieds d'un cheval
qui l'avait franchie en un saut, d'une rive à l'autre. Il dit dans son
coeur: «Nul cheval au monde, excepté mon Kyrat, ne pourrait accomplir
une chose semblable. Hamza a dû venir ici avec lui.»

Étant entré dans le camp, il mit un temps considérable à faire le tour
des tentes nombreuses et des cordes tendues qui en marquaient les
limites. Fidèle à son rôle, il chantait tout le temps de sa plus belle
voix, charmant et égayant tous ceux qu'il rencontrait; et toutes ses
chansons étaient à l'éloge du cheval.

Cette nouvelle parvint bientôt aux oreilles du pacha; ce seigneur était
de mauvaise humeur, parce que depuis le jour où Kyrat lui avait été
amené par Hamza, il n'avait pu encore monter ce cheval, qui était
attaché dans l'écurie et ne souffrait que personne s'approchât de lui,
si ce n'est Hamza-Beg. Le pacha ordonna que Kourroglou fût amené en sa
présence. Il lui fit un accueil gracieux, et lui permit de s'asseoir
dans sa tente. «On dit que tu es habile dans l'art de louer les chevaux:
tu arrives justement dans un lieu où tu peux voir une écurie qui n'a pas
sa pareille dans tout l'univers.» Kourroglou eut peur que Hamza-Beg ne
le trahit; il regarda, et, voyant que ce dernier était absent, il chanta
l'éloge suivant:

_Improvisation_.--«Laissez-moi chanter l'éloge d'un cheval arabe. Sa
crinière doit être comme si elle était de fils de soie; ses pieds ne
doivent pas être charnus. Ils sont exactement entourés de peau; ses
sabots ont l'air d'avoir été tournés; ses fers ne doivent pas peser plus
d'un okha d'argent; il doit être robuste et d'une taille moyenne; son
cou doit être long, mince et uni comme un ruban. Quand on le sort de
l'écurie, il bondit et se joue de mille manières.»--Bravo, Aushik! cria
le pacha, je n'ai jamais entendu louer le cheval avec tant de _méthode_.
Le célèbre Kyrat qu'Hamza-Beg m'a amené possède toutes les qualités que
tu as énumérées; mais de quel usage est-il pour moi? Il est si méchant
et si fou, que je ne puis pas le monter.

Kourroglou dit: «Longue vie au pacha! un cheval fou est le meilleur à
monter.--Pour quelle raison?»

Kourroglou chanta ainsi:

_Improvisation_.--«Un noble cheval marche hardiment, comme s'il
cherchait à renverser son cavalier. Il secoue ses oreilles et tire si
fort les rênes que le cavalier doit le tenir ferme et ne donner aucun
repos à ses mains. Le cheval d'un guerrier-bélier doit être fou comme
son maître.»

Le pacha appela ses serviteurs: «Faites venir Hamza-Beg devant moi. Je
désire qu'il écoute ces belles louanges du cheval.»

Hamza-Beg avait épousé la plus jeune fille du pacha, et il avait été
élevé au rang de grand vizir.

Il vint, vêtu d'un riche habit de fourrure; son turban était du plus
beau cachemire, et il avait une suite de trois cents hommes.

Il entra, et, saluant à peine de la tête le pacha, il s'assit sans qu'on
le lui dit et s'étendit sur son siége.

Kourroglou fut grandement surpris de voir tant de splendeur et de
gravité dans un homme qui, six mois auparavant, n'était qu'un marmiton.
Il se leva humblement de sa place et fit un profond salut. Un frisson
glacial courut sur toute sa peau, et, en saluant, il plaça la main sur
son coeur. Ce geste signifiait: Hamza-Beg! sois miséricordieux et ne me
trahis pas! Hamza-Beg, en réponse, plaça la main sur ses yeux, ce qui
voulait dire: «Ne crains rien et prends patience[29]!»

[Footnote 29: La conversation par signes est portée à une grande
perfection en Perse. Je me rappelle qu'une fois, pendant ma visite à un
certain beglerberg, on lui amena un coupable qui ne voulait pas avouer
sa faute. Le beglerberg ordonna d'apporter les fouets et les felakas.
«Je jure que je suis innocent», s'écria l'accusé, croisant sur sa
poitrine ses deux poings fermés avec un seul doigt levé en avant. Les
exécuteurs étaient prêts, regardant le beglerberg, qui, de son côté,
fixait les yeux sur la poitrine de l'accusé: «Tu es coupable, drôle,
s'écria-t-il.--Sur ta tête bienheureuse, je suis innocent», répondit
l'accusé, croisant ses poings comme auparavant, avec cette différence
qu'il y avait deux doigts au lieu d'un projetés en avant. Ils
continuèrent ainsi, l'accusé après chaque menace du beglerberg, croisant
ses mains sur sa poitrine avec toujours plus de doigts levés. Enfin,
quand après une nouvelle protestation, il eut mis ses mains sur sa
poitrine avec tous les doigts étendus, le beglerberg dit: «Allons,
laissez-le aller. Peut-être est-il réellement innocent. Retourne à ta
maison, et fais que je n'entende pas de plaintes contre toi.» Quand
je quittai la maison du beglerberg, je remarquai que mes domestiques
riaient et chuchotaient entre eux, et j'obtins d'eux l'explication
suivante: l'accusé avait fait d'abord entendre au beglerberg qu'il lui
donnerait un tuman, s'il voulait le renvoyer; ensuite il lui en avait
promis deux, trois et ainsi de suite; mais il n'obtint son pardon que
lorsqu'il eut promis de payer dix tumans. (_Note de M. Chodzsko._)]

Le pacha dit: «Nul doute que l'Aushik ne soit lui-même un bon cavalier.»
Il se tourna vers Kourroglou et dit: «Aushik, serais-tu dans le cas de
monter mon cheval?» Kourroglou se mit à pleurer et à se plaindre de ce
qu'on voulait, sans doute, lui donner quelque cheval fou qui le tuerait
et rendrait ses enfants orphelins. Le pacha dit: «N'aie pas peur. Tu
auras deux cents tumans de moi. Si le cheval te tuait, l'argent serait
remis à ta veuve et à tes orphelins, comme le prix de ton sang. Si tu
peux descendre vivant de dessus son dos, je te donnerai l'argent comme
récompense.» Kourroglou dit: «Puisse le pacha nager dans le bonheur, et
puisse son règne être long! Je suis content. Si je meurs, puisses-tu
vivre de longs jours, seigneur!» Le pacha donna ordre au vizir d'aller
chercher Kyrat.

Le rusé Hamza-Beg pourvut à tout: voyant que Kourroglou n'avait point
d'armes avec lui, il réussit, en sellant Kyrat, à cacher une massue sous
les housses et suspendit un sabre au pommeau de la selle. Il le brida
ensuite et lui noua la queue. Six hommes suffisaient à peine pour
conduire Kyrat hors de l'écurie, tant il était devenu gras et sauvage,
après six mois de repos. L'écume jaillissait de ses naseaux. Kourroglou
vit tout et chanta:

_Improvisation_.--«O toi que j'ai eu pour la première fois entre mes
mains dans le Turkestan, viens, Kyrat, viens, bonheur de ma vie! Tu es
tombé entre les mains d'un vilain. Viens, Kyrat, toi la plus chère de
toutes les choses de ma vie, viens! J'ai pour toi un mors fait avec
quinze livres de fer. Quand tu es courroucé, tu ne touches pas à ta
nourriture de trois jours; tu ne bronches pas dans une course de
quarante milles. O Kyrat, toi, la plus chère des choses de ma vie,
viens!»

Le pacha dit: «Aushik, ma patience est épuisée; je t'ordonne de monter
ce cheval à l'instant même.»

Kourroglou dit: «Je suis sûr que le cheval me tuera. Béni soit le sel
que tu m'as donné; sois le protecteur de mes pauvres orphelins!...--Tu
peux te tranquilliser; il ne te tuera pas. Je te recommande à la
protection des quatre premiers khalifes.» En disant ces mots, le pacha
mit dans le sein de Kourroglou la bourse promise, avec les deux cents
tumans. Ce dernier dit: «Longue vie au pacha!» et il alla vers Kyrat.
Hamza-Beg lui tendit les rênes de ses propres mains, et lui dit tout
bas: «Guerrier, la parole d'un guerrier est une parole. La promesse
que je t'ai faite il y a six mois est remplie.» Kourroglou lui dit à
l'oreille: «Pour cette conduite généreuse, je te jure, aussi longtemps
que j'aurai un morceau de pain, je le partagerai avec toi.» Hamza-Beg
dit: «Prends le sabre suspendu à la selle, attache-le à ta ceinture,
tu trouveras aussi une massue sous les housses.» Kourroglou monta
sur Kyrat, ceignit le sabre, et, tirant la massue, il la fit tourner
au-dessus de sa tête. Hamza-Beg recula, comme s'il était effrayé, et se
cacha dans la foule. Quand Kourroglou sentit Kyrat sous lui, il devint
si joyeux, qu'il perdit toute sa raison et sa présence d'esprit. Il
faisait trotter le cheval dans toutes les directions. Le pacha le
rappela: «Aushik, donne-moi le cheval; il me paraît très-doux, ce matin:
laisse-moi essayer de le monter.» Kourroglou dit dans son coeur: «Je te
laisserais plutôt monter sur mon propre cou;» et il ajouta tout
haut: «Pacha, permets-moi de te chanter un air, d'abord; ensuite, je
descendrai.».

_Improvisation_.--«Ce cheval peut courir, en un jour, d'Ardibil à
Kashan. Qu'importe le sultan, qu'importent tous les pachas à celui qui
est monté sur ce cheval? Ce cheval ne s'arrête que tous les trente
fersakh. O toi, bonheur de ma vie, tu es encore à moi.

«Il a franchi une grande rivière; j'ai reconnu l'empreinte de ses
pas. Oh! je baiserai chacun de tes sabots, je baiserai tes deux yeux
brûlants. Je remercie Dieu de te revoir, ô mon Kyrat, bonheur de ma vie;
tu es encore à moi.»

[Illustration: Chien pelé, tu vas emporter la peau du cheval. (Page
21.)]

Le pacha dit: «Aushik, fais-le galoper encore une fois, je te regarde
comme un habile cavalier.» Kourroglou passa deux fois au galop près de
l'endroit où était le pacha. «Bien, maintenant donne-le-moi, je veux
l'essayer moi-même.--Pacha, tu ne le monteras pas.»

Le pacha se tourna vers Hamza-Beg, et dit: «Ce fou ne veut pas me rendre
le cheval. Si c'était Kourroglou lui-même?» Hamza-Beg répondit: «Comment
puis-je le dire?--N'as-tu donc pas vu le bandit durant ton séjour à
Chamly-Bill?--Je ne l'ai pas vu. Mes yeux aussi bien que mon esprit ont
été occupés tout le temps à trouver quelque moyen de dérober Kyrat.
Ce Kourroglou a plusieurs milliers de braves guerriers comme lui; qui
pourrait jamais tous les connaître?» Le pacha, tournant son visage
vers Kourroglou, dit: «Allons, amène ici le cheval, je veux le monter
maintenant.» Kourroglou dit: «Santé au pacha! un air me vient dans la
tête; écoute-moi:

_Improvisation_.--«Une course sur un cheval bai porte toujours bonheur.
Le coeur du cavalier met en lui ses délices. Ses genoux sont noirs, son
cou vous rappelle le cou du chameau _bagyar_[30]. Le coeur met en lui
ses délices. Quand il marche, son pas est comme le pas du chameau
_kosahk_[31]; quand il est en bon état, son dos doit être aussi large
que sa poitrine, et la distance entre ses jambes de derrière est telle
qu'un archer peut s'asseoir entre pour tendre son arc. Le coeur met ses
délices en lui.»

[Footnote 30: Espèce de chameau très-estimée en Perse.]

[Footnote 31: Autre espèce de chameau.]

Le pacha dit: «Tu deviens trop familier, Aushik. Je t'ai déjà dit que
nous en avions assez; descends. Je désire monter Kyrat moi-même.»
Kourroglou sourit avec mépris, et dit:

«Pacha sans cervelle! je couvrirai ton turban de boue! Comment peux-tu
penser à monter ce coursier? il a plus d'esprit que toi.» Le pacha dit:
«Hamza-Beg, dis-lui de descendre.--Je le lui ai dit, mais il refuse
d'obéir. J'ai peur, en vérité, que cet homme ne soit Kourroglou.
Pourquoi lui as-tu donné le cheval?» Le pacha dit: «Allons, vite,
descends, Aushik, es-tu sourd?» Kourroglou dit: «Pacha, je me rappelle
un air; écoute-moi:

_Improvisation_.--«Le cheval est à moi. Je ferai couvrir son précieux
dos de housses de soie. Je le ferai baigner dans toute une rivière de
vin rouge. C'est l'élu de Kourroglou, l'élu entre cinq cents chevaux.
Le coeur met en lui ses délices. Quand le chef des palefreniers,
Daly-Mehter, s'approche de lui, il se lève sur ses jambes de derrière,
et le palefrenier, pour le panser, est obligé de le frapper sur la
bouche avec un bâton.»

[Illustration: Voici mon tribut. (Page 28.)]

«Alors tu es Kourroglou, s'écria le pacha; j'en remercie Dieu! Je t'ai
cherché dans le ciel, et je t'ai trouvé sur la terre. Je vais te faire
mettre en pièces ici, de telle sorte qu'il ne reste pas de traces de toi
sur la terre.»

Hamza-Beg, voyant que la querelle s'échauffait et que les choses, selon
toute apparence, deviendraient pires encore, se retira pour voir à
quelque distance comment elles finiraient. Le pacha cria: «Hamza-Beg,
viens là, voici Kourroglou!» Hamza-Beg répliqua: «Oui, tu l'as dit; mais
que puis-je faire contre lui? Ne t'ai-je pas conseillé de ne pas lui
mettre le cheval entre les mains?» Le pacha fut épouvanté, mais il
continua d'appeler Kourroglou, lui ordonnant de descendre. Kourroglou
chanta ainsi:

_Improvisation._--«Hassan-Pacha, ne te fie pas trop à ton pouvoir. J'ai
plus d'un serviteur qui te vaut. Que te servira de gravir des montagnes
et des rochers? Crois-moi, le pied de ton cheval ne passera jamais sur
mes chemins. Aghas, sultans! regardez le vaste désert. J'aurai vos corps
enveloppés de la tête aux pieds dans la pourpre du sang. Je vous
tuerai tous avant de revoir Ayvaz. Mes serviteurs portent de lourds
djezzairs[32] sur leurs épaules. Montrez-moi le héros qui puisse tendre
mon arc. Avancez, héroïques béliers! voyons si vous pouvez frapper un
bouclier avec vos têtes. Je puis mâcher le fer et le cracher ensuite
vers le ciel. Je suis le seigneur de Chamly-Bill et de ses montagnes
couvertes sur leurs crêtes de neiges aux mille couleurs. Je compte mille
hommes de chaque tribu sous ma bannière. Je puis seul montrer cent mille
ingénieuses devises.»

[Footnote 32: Longue arquebuse appelée aussi shamtal; elle porte à une
grande distance.]

Le pacha commanda alors à ses hommes de le saisir. Kourroglou, sur
cela, s'écria: «O Ali!» Et tirant l'épée du fourreau, il fondit sur les
nomades, comme un loup affamé sur un troupeau. Des monceaux de cadavres
s'élevèrent autour de lui, et le pacha prit la fuite. Kourroglou dit
dans son coeur: «Hamza-Beg m'a rendu de tels services qu'il faut que je
lui montre ma gratitude d'une manière sensible. Je tuerai son beau-père,
afin qu'il règne désormais sur la tribu de Haniss.» Alors, donnant de
l'éperon à Kyrat, il atteignit le pacha, et d'un coup de son sabre il
lui aplatit le crâne comme la tête d'un pavot. Hamza-Beg vit le sort de
son maître, et, ôtant son turban, il se jeta sous les pieds de Kyrat,
ce qui signifiait: Nous nous rendons; nous sommes tes prisonniers.
Kourroglou dit: «Hamza-Beg, si j'ai tué le pacha, c'était seulement
pour faire de toi son successeur. Si dans ton coeur tu as quelque autre
désir, dis-le-moi, que je puisse l'accomplir.»

Kourroglou, ayant établi solidement l'autorité de son ami sur les tribus
de Haniss, le quitta pour retourner à Chamly-Bill. En passant à travers
les camps les plus éloignés, il jeta un regard dans l'intérieur de
quelques tentes. Les eunuques en sortirent aussitôt, et lui reprochèrent
la hardiesse avec laquelle il se permettait d'examiner l'intérieur des
tentes qui formaient le harem de Hassan-Pacha. Kourroglou demanda si la
femme de Hamza-Beg était là. «Elle y est,» fut la réponse. «Combien de
filles avait Hassan-Pacha?--Sept; l'une d'elles est mariée à Hamza; les
six autres ne sont pas mariées.--Amenez-les ici, et faites-les placer en
rang; je désire les voir.» Quand ses ordres eurent été exécutés, il dit:
«Celle-là seule peut partir; c'est la femme d'Hamza-Beg, et elle est
pour moi une fille, une soeur.»

Il fit choix de la plus jolie des sept soeurs, et la plaça derrière
lui sur sa selle. Il dit à l'eunuque: «Si Hamza-Beg demande ce qu'est
devenue la fille du pacha, tu lui diras que Kourroglou l'a emmenée à
Chamly-Bill pour son ancien maître, Daly-Mehter.»

Et il s'en alla ainsi de bourgade en bourgade jusqu'à ce qu'il fût
arrivé chez lui. Tous les bandits vinrent à sa rencontre. Kourroglou dit
à Ayvaz de faire venir Daly-Mehter devant lui, et d'envoyer la fille du
pacha dans son propre harem. Aussitôt que Daly-Mehter parut, Kourroglou
dit: «Écoute-moi, écuyer, j'ai été irrité contre toi à cause de Kyrat.
Faisons la paix. J'ai amené la fille de Hassan-Pacha pour toi.» Alors,
se tournant vers Ayvaz, il dit: «Qu'aucune dépense ne soit épargnée. Il
faut que tu prépares des noces splendides; car c'est la fille d'un homme
d'un rang élevé; elle doit être honorée.»

Les cérémonies et les illuminations durèrent pendant sept jours à
Chamly-Bill. A la fin du septième jour, la nouvelle femme de Daly-Mehter
fut conduite dans sa demeure.



SEPTIÈME RENCONTRE.

L'histoire d'Hamza-Beg a été un peu longue; mais il nous semble que si
la sultane Scheherazade l'eût racontée au sultan Schaariar, il ne s'en
serait pas plaint plus que des autres, et n'eût pas fait couper la tête
féconde de la belle rapsode, avant d'avoir vu au moins ce qui était
advenu de la tête chauve d'Hamza. Maintenant Kourroglou arrive à un
épisode de sa vie qui se distingue de tous les autres par sa brièveté
et sa couleur sinistre. Il y a un crime dans la vie de ce héros, et à
partir de ce moment on voit le signe de la colère divine se lever à son
horizon et envahir peu à peu la splendeur de son ciel. Le rapsode n'en
fait pas la remarque, il ne dogmatise pas; on voit même qu'il raconte
sans figure et sans complaisantes métaphores, comme à regret et pénétré
d'effroi, le crime de son héros. Mais l'admirable instinct philosophique
qui est dans la conscience des poëtes populaires se révèle dans
l'enchaînement des aventures de Kourroglou. Qu'on ne croie donc pas que
ce sont des épisodes pris au hasard dans le roman capricieux de sa vie
errante. Non; la mémoire populaire est un artiste ingénieux, un poëte
qui ne manque pas de profondeur. Au premier coup d'oeil, nous avions
pensé que la vie de Kourroglou n'était qu'un conte héroïque et comique;
mais arrivés à là septième rencontre, et voyant ensuite se dérouler
la suite de ses derniers succès, puis de ses imprudences, puis de ses
revers et de ses profondes douleurs, enfin de ses infortunes jusqu'à sa
mort déplorable, nous avons reconnu que c'était là un véritable poëme,
avec son sens philosophique, sa moralité et sa personnification de
l'être humain (d'une race peut-être en particulier), dans un individu
poétique. Nul doute que Kourroglou a existé, et que le fond de son
histoire est authentique: c'est le Napoléon de la race nomade; et s'il
est déjà devenu fabuleux, c'est que, pour les esprits illettrés, deux
siècles équivalent peut-être à deux mille ans. Mais la tradition fait
l'histoire d'après les mêmes règles morales qu'observent les hommes de
génie pour l'écrire. Elle comprend qu'un héros n'est qu'une incarnation
plus riche de l'esprit qui anime ses contemporains. Elle ne lui donnera
donc ni vertus, ni vices, ni facultés qui ne soient en rapport avec ceux
de sa race et de son temps. Kourroglou traversant les précipices et les
fleuves à la course de son cheval, massacrant à lui seul une armée,
mangeant et buvant comme les héros de Rabelais, est au fond de ce milieu
fantastique un homme très-réel, un caractère très-sainement développé.
C'est ainsi qu'a procédé Hoffmann dans ses bons jours; c'est pour
cela que, parmi de nombreuses aberrations, il a créé plusieurs
chefs-d'oeuvre.

Kourroglou était marqué en naissant d'un signe de grandeur. Il avait
de grandes choses à faire, pour lui-même et pour sa race: venger le
supplice de son père et affranchir les _vaillants hommes_ de son temps
du joug des _sunnites impies_. Mais comme les vaillants hommes de son
temps, il est né téméraire et orgueilleux. Une ardente curiosité, une
vanité secrète l'ont déjà privé d'une partie des avantages que son père
le magicien devait lui procurer. On se rappelle que ce père, ce magicien
(qui, entre nous, me paraît être une personnification du Destin, tout
puissant et aveugle comme lui), lui avait préparé, par ses savantes
incantations, un cheval qui l'eût porté jusqu'au ciel; car il avait des
ailes, et c'est un regard d'irrésistible curiosité de Kourroglou qui
les a fait tomber de ses flancs lumineux. Kyrat sera encore le premier
cheval du monde, a dit le père; mais ce ne sera plus Pégase, et ses
pieds rapides sont pour jamais enchaînés à la terre.

Une seconde imprudence de Kourroglou cause l'éternelle douleur et la
mort de son père. On se rappelle qu'il devait lui rapporter dans un vase
l'écume d'une source mystérieuse; mais l'écume le tente, il la boit, et
le père ne reverra plus la lumière des cieux. «A partir de ce jour,
tu n'es plus Roushan, dit le magicien, tu es Kourroglou, le fils de
l'aveugle,» c'est-à-dire le fils du Destin, et ce nom fera ta gloire et
ta condamnation. Tu as vengé ton père, mais tu l'as laissé périr; tu
seras le plus grand guerrier de ton siècle, mais tu seras maudit; tu
porteras la peine de ton orgueil au milieu de tes prospérités, et, comme
ton père, tu finiras misérablement.

Jusqu'ici nous avons vu réussir, comme par miracle, toutes les
audacieuses tentatives de Kourroglou. Il a rassemblé mille hommes de
chaque tribu, il s'est bâti une forteresse que nul souverain n'ose plus
attaquer. Il a enlevé Ayvaz et Nighara, ces deux objets de sa tendresse;
mais Ayvaz le trahira, et Nighara, pas plus que ses sept cent
soixante-dix-sept femmes, ne lui fera connaître la joie et l'orgueil de
la paternité. Chacune de ses entreprises sera couronnée de succès en
apparence, et sera expiée dans l'ensemble mystérieux de sa vie par de
poignantes douleurs. On verra bientôt (et on l'a vu déjà par ce cri de
l'âme qui lui échappe au milieu de ses plus menaçantes improvisations:
_la vie est un fardeau pour moi!_), qu'il pressent la fatalité attachée
à tous ses pas. L'orgueil est son mauvais ange, l'orgueil doit le
perdre, l'orgueil le rend criminel; cet orgueil sera châtié. Ses grandes
facultés, je ne sais pas s'il ne faut pas dire pour entrer dans l'esprit
de la race qui le chante, _ses grandes vertus_, l'ambition, la cupidité,
la ruse, la volupté, l'intempérance, la soif du sang, tout ce qui l'a
fait grand et heureux parmi les héros de sa race, va l'abandonner peu à
peu, parce qu'il a abusé de ces dons du ciel. Je parle comme un rapsode
turcoman, faites-moi le plaisir de m'écouter en bons Turcomans; oui,
c'étaient là des dons du ciel! Il était le plus grand des fourbes. Honte
à lui! il va devenir confiant et sincère, parce qu'une fois il a fait un
mauvais usage de sa ruse et de sa prudence. Il dressait des embûches, et
l'ennemi ne manquait jamais d'y tomber: gloire à lui! mais une fois il a
tendu le piége à celui qu'il devait respecter, et désormais il sera pris
dans ses propres filets: malheur à lui! Il était bandit et meurtrier,
rien de mieux! Une fois il est devenu assassin: désormais le poignard
sera toujours levé sur lui. Malheur au fils de l'aveugle!

Voilà, je crois, le raisonnement qu'il faut mettre dans la bouche du
rapsode, pour comprendre la septième rencontre et la suite des jours de
Kourroglou. Appelons maintenant l'exemple à notre aide.

Kourroglou avait, comme on sait, l'innocente habitude de détrousser les
marchands qui poussaient la folie ou l'insolence jusqu'à lui refuser un
modeste tribut de cinq cents tumans en passant sur ses terres. Mais il
n'avait pas souvent cet embarras, parce que les riches voyageurs, ayant
appris à le connaître, allaient désormais au-devant de ses désirs, et ne
se faisaient plus tirer l'oreille pour s'exécuter. Kourroglou était si
sûr de son fait, qu'il s'en allait tout seul, déguisé, le plus souvent
en aushik (chanteur improvisateur), au beau milieu de la caravane; et
quand il s'était un peu diverti aux dépens de ses hôtes, quand il leur
avait bien fait peur de l'ogre Kourroglou; quand il leur avait dit:
«Seigneurs, prenez garde! Kourroglou est toujours là où on l'attend
le moins; peut-être est-il déjà parmi vous; mais, pour sûr, il y sera
bientôt.» Alors le sycophante, en les voyant pâlir, renfonçait sa
guitare, levait sa massue, et criait de sa voix de stentor: «Voilà
Kourroglou!» Aussitôt les marchands de se prosterner, de se frapper
la poitrine, de s'arracher la barbe et de crier merci! «Guerrier,
disaient-ils, nous savons que tu as porté le tribut à cinq cents tumans;
mais si tu exiges le double, nous te le donnerons à condition que
nous ne verrons pas le visage de Daly-Hassan.» On se rappelle que ce
Daly-Hassan, ancien brigand pour son compte personnel, vaincu par
Kourroglou, s'est attaché à lui par reconnaissance, a grossi son armée
par de nombreux enrôlements, et qu'il se distingue dans toutes les
entreprises. Mais il paraît que sa cruauté est excessive. Lorsque
Kourroglou, toujours fidèle aux lois qu'il a instituées, a répondu aux
marchands: «Oh non! c'est bien assez!» il revient vers ses compagnons,
et Daly-Hassan, qui l'attend au pied de la montagne en léchant ses
moustaches comme un tigre qui a soif, lui demande la permission
d'essayer le tranchant de son sabre sur ces marauds, afin de leur
arracher quelques barils de vin par-dessus le marché. Mais Kourroglou
lui répond: «Vous connaissez le proverbe arabe: la justice constitue la
moitié de la religion!» Et il rentre à Chamly-Bill les poches pleines
d'or et le coeur de bons sentiments.

Mais, hélas! il est arrivé ce jour néfaste où le héros doit être mis à
la plus rude épreuve, et où sa vanité doit déchaîner les malédictions
suspendues sur sa tête. Il faut suivre ce récit dans l'original.

«Un jour, Mohammed-Beg, de la tribu des Kajars, vint visiter Kourroglou
avec douze mille hommes de cavalerie. Ils demeurèrent à Chamly-Bill,
buvant et festoyant, jusqu'à ce que les celliers et les cuisines de
Kourroglou fussent complètement vides. Le sommelier et le cuisinier
vinrent ensemble l'annoncer à Kourroglou, et dirent: «Tes hôtes ont
mangé et bu tout ce qu'il y avait ici; ils n'ont pas même laissé les
croûtes ou la lie.»

Kourroglou envoya ses gardes rôder dans le voisinage, et bientôt après,
on lui signala une caravane. Il fit seller Kyrat; et, armé de pied en
cap, il se dirigea vers la prairie.

Il regarda et vit une immense caravane campée sur ses pâturages. Tout
annonçait que le marchand était un homme puissamment riche. Et dans une
tente dressée pour la circonstance, on voyait deux Turcs assis et jouant
au trictrac. Kourroglou arriva jusqu'à eux, et dit: «Salam!» Un des
Turcs l'aperçut, et dit: «Homme, descends de cheval!--Non, je ne veux
pas descendre.--D'où viens-tu?--Eh quoi! n'avez-vous pu déjà reconnaître
Kourroglou?--Bien, cela est tout à fait différent. Kourroglou est un
grand homme; nous lui paierons un tribut pour le séjour que nous avons
fait sur ses terres.» Kourroglou crut que le marchand voulait se
débarrasser de lui par une plaisanterie; car il ne s'était pas levé pour
lui témoigner son respect quand le nom de Kourroglou était sorti de
ses lèvres. Il se recula, et visant avec sa lance le Turc qui restait
toujours assis, il fit cabrer son cheval. Le Turc lui dit alors
froidement: «Retiens ton bras, Kourroglou.» La pointe de la lance avait
déjà effleuré la poitrine du Turc; mais Kourroglou retint son cheval
et s'arrêta. Le Turc dit: «Tu devrais jeter un voile de femme sur ton
visage. Il ne convient pas à des hommes d'agir ainsi. J'ai entendu
raconter beaucoup de choses de toi; mais je t'ai vu maintenant, et tu ne
mérites pas ta renommée. Un homme brave donne à son ennemi le temps de
se mettre en garde. C'est le rôle d'une femme de combattre sans avertir
et de tuer par surprise. Laisse-moi au moins le temps de finir ma partie
de trictrac, de prendre ensuite mes armes et de monter sur mon cheval.
Nous nous battrons alors en duel. Si je te tue et si je délivre le
_collier du monde de tes étreintes rapaces_, des prières seront dites
pour ton âme. Si, au contraire, tu réussis à me tuer, tu prendras toutes
les richesses et les marchandises rassemblées en ce lieu.»

Kourroglou écouta patiemment et reconnut la justice de ces paroles. Il
attendit donc qu'il plût au marchand de s'armer et de monter à cheval.
Quand cela fut fait, le Turc dit: «Kourroglou, tu dois commencer; tu
es libre de m'attaquer de telle manière et avec telle arme qu'il te
plaira.»

Kourroglou avait dix-sept armes sur lui, et il fit autant d'attaques
différentes; mais elles furent toutes parées ou repoussées.

Le Turc s'écria: «Viens plus près, prends-moi par la ceinture, et vois
si tu peux me faire descendre de cheval. J'aimerais à éprouver ta
force.» Kourroglou saisit le marchand à la ceinture et tâcha de le
désarçonner; mais le Turc se tint ferme sur la selle, comme s'il y eût
été cousu.

Le Turc dit: «C'est maintenant à mon tour; laisse-moi te faire éprouver
ma force.» Il saisit la ceinture de Kourroglou, et le secoua d'une telle
façon, que ce dernier fut sur le point de tomber; et même un de ses
pieds avait déjà perdu l'étrier.

Le Turc, comme s'il dédaignait de profiter de sa victoire, lâcha la
ceinture de Kourroglou, quitta son armure, et, descendant de cheval, il
invita Kourroglou à entrer sous sa tente et à devenir son hôte.

Kourroglou descendit avec soumission de dessus Kyrat, se glissa dans
la tente comme un rat, et prit humblement un siége. Il se sentait si
honteux, qu'il osait à peine respirer. Le Turc baissa la tête comme
auparavant, et se remit à jouer au trictrac avec son compagnon.
Kourroglou vit que le Turc était un homme plein de courage et de
noblesse. Fidèle à son habitude de dire en face à l'homme brave qu'il
était brave, et au poltron qu'il était poltron, il accorda sa guitare,
et chanta au marchand l'air suivant:

_Improvisation._--«J'ai demandé à ses esclaves et à ses serviteurs qui
il était. Ils ont tous répondu: C'est le seigneur des seigneurs, un
marchand guerrier. Il possède plus d'or qu'on n'en peut trouver dans
Alep ou dans Damas. C'est le lion du désert. Son coursier est couvert de
la dépouille du léopard. Il ne daigne pas jeter un regard sur un ennemi
ou sur un ami. J'ai lancé mon cheval contre lui, j'ai levé ma massue
au-dessus de sa tête. Le marchand alors a poussé un cri, et s'est élancé
de sa place.»

Le Turc sourit, et regarda l'autre joueur d'une manière significative
(car il était évident que le chanteur mentait par habitude de se
vanter). Kourroglou dit dans son coeur: «Le maudit se raille de moi.» Il
reprit ainsi:

_Improvisation_.--«O mon Dieu, tu l'as créé sans défaut. Il n'est le
serviteur que de toi seul; mais envers tout le reste du monde, il est
impérieux et superbe. Il a amassé des montagnes de marchandises, et il
s'est reposé. Il a jeté un regard à son compagnon, et il a souri. Il a
baissé la tête, et il a joué au trictrac.»

Le Turc dit: «Guerrier Kourroglou, pour ta poésie, je te paierai un
tribut de cinq cents tumans.» Kourroglou pensait qu'il n'aurait rien de
cet homme qui l'avait vaincu. Aussitôt qu'il entendit parler de cinq
cents tumans, son cerveau recouvra la santé; il fut transporté de joie,
et improvisa ainsi:

_Improvisation_.--«Il a mis sur ses oreilles le bonnet d'un derviche,
sur ses épaules est un manteau d'hermine. Je lui ai chanté un air. Le
marchand m'a donné cinq cents tumans pour récompense.»

Le Turc ayant versé l'argent devant le chanteur, il dit: «Voici mon
tribu de cinq cents tumans. Si tu veux accepter mon invitation, Dieu
merci, nous ne manquons pas de vin ni de kabab. Il y a toutes sortes
d'aliments préparés. Si tu ne veux pas venir, et que tu préfères t'en
aller, tu es le maître.» Kourroglou dit: «J'aimerais mieux partir, si tu
daignais me le permettre.»

Kourroglou, ayant mis l'argent dans sa poche, prit congé de son hôte,
et retourna à Chamly-Bill. Quand les bandits virent l'argent, ils le
félicitèrent de sa victoire. Kourroglou dit: «Ne m'insultez pas, chiens
que vous êtes! Ce ne sont pas des tumans, mais bien autant de gouttes de
mon propre sang. Cet homme m'a vaincu; mais il n'a pas voulu me tuer,
et, de plus, il m'a payé mon sang avec cet argent.»

Il ordonna à ses gardes de veiller le moment du départ du marchand et de
le lui annoncer.

A partir de ce moment, Kourroglou sent décroître la conscience de sa
force; il n'ose plus sortir seul. Quand Ayvaz vient lui dire: «Ne
veux-tu pas faire une sortie, seigneur? Nous sommes à la fin de
l'automne. Si la neige tombait cette nuit, les routes seraient
interceptées, et nous ne trouverions plus de voyageurs à rançonner.
Cependant ta caisse et ta paneterie sont vides. J'aperçois une caravane:
allons!» Kourroglou répond: «Retire-toi! le premier marchand était un
homme sage, et il n'a pas voulu me tuer; mais un autre peut être fou.»

Kourroglou ne voulait pas confesser devant ses gens qu'il était
continuellement tourmenté par l'idée de la supériorité du Turc qui
l'avait vaincu. Il résolut de voir encore une fois son heureux
adversaire. Après bien des perquisitions, il sut le jour où le marchand
devait quitter Erzeroum. Il partit avant lui, et se posta dans une passe
de montagnes, de l'autre côté du la ville où passait la route. Le Turc
était seul, à cheval, ayant laissé sa caravane derrière lui, à quelque
distance. Kourroglou se sentit transporté de fureur; il poussa son
cheval sur le marchand, le jeta à bas de sa selle, et coupa la tête de
_l'homme renversé_. Il sentit bientôt sa rage se calmer, et, _fâché de
ce qu'il avait fait_, il chanta ainsi:

_Improvisation_.--«Begs, écoutez-moi! Sur le chemin d'Alep, je
rencontrai un marchand, je rencontrai un lion affamé. Je soufflais comme
la brise du matin. Je me suis placé en embuscade sur sa route, non loin
d'Erzeroum; j'ai coupé sa tête à Erzengan. J'ai rencontré un marchand.»

L'ayant dépouillé de ses vêtements, Kourroglou vit que ce n'était pas un
Turc, mais un Arménien, et il chanta:

_Improvisation_.--«Sa mort m'a délivré de mille maux. Je l'ai acceptée
avec délices, comme un bouquet de roses. J'ai dépouillé le corps, et
j'ai vu que c'était un Arménien. Oh! que les montagnes se couvrent
de brouillards, que des torrents ruissellent de leurs sommets[33]!
Kourroglou, que ton bras soit desséché! J'ai rencontré un marchand.»

[Footnote 33: Pour laver le déshonneur d'avoir traîtreusement attaqué
l'homme sans défense. Les Persans haïssent, à cause de quelques
différences de religion, les Turcs sunnites, plus encore que les
chrétiens, s'il est possible. De sorte que Kourroglou cherche une
consolation dans la pensée qu'il a trouvé que son supérieur à tous
égards n'était pas un sunnite, mais un Arménien. (_Note de U.
Chodzko_.)

Cet Arménien est évidemment le plus grand personnage du roman de
Kourroglou: et n'est-il pas remarquable que ce héros, si supérieur à
Kourroglou lui-même par son sang-froid, son courage, sa force et sa
générosité, soit resté chrétien dans l'imagination des rapsodes? Est-ce
seulement par excès de haine contre les sunnites qu'on lui attribue un
si grand rôle? Dans un autre endroit, nous avons vu la princesse Nighara
s'attendrir très-particulièrement, jusqu'à vouloir se donner la mort,
pour un voyageur européen que Kourroglou menaçait de sa fureur. Il faut
bien que dans ces têtes poétiques de l'Orient le chrétien soit un être
supérieur, en dépit de la répulsion fanatique.]

Cette dernière strophe, si courte et si bizarre, nous paraît la plus
belle et la plus orientale des improvisations de Kourroglou. Elle a la
concision mystérieuse du style biblique. L'âme coupable s'y dévoile en
voulant cacher sa honte et son effroi sous des métaphores. L'orgueil
blessé, la colère, la vengeance toujours vivantes dans le coeur du
meurtrier, entonnent le chant du triomphe; les méchantes passions
acceptent la mort de l'homme juste et généreux _comme un bouquet de
roses_. Puis aussitôt le désespoir du maudit étouffe l'hymne impie. _Oh!
que tes montagnes se couvrent de brouillards!_ la nuit descend sur
les yeux de Caïn. _Kourroglou, que ton bras soit desséché!_ Et le bon
refrain si bête et si sombre: «J'ai rencontré un marchand!» _en dit plus
qu'il n'est gros_. Nous connaissons certains refrains romantiques des
ballades modernes, qui cherchent le terrible et le naïf, à l'imitation
de ces formes populaires. Aucun ne m'a fait l'impression de ce: _j'ai
rencontré un marchand_, qui vient si à point, qui résume si bien le
souvenir d'une action qu'on ne veut pas s'avouer à soi-même, et qui, ne
cherchant ni le naïf, ni le terrible, rencontre l'un et l'autre à la
grande honte des faiseurs de nos jours. Kourroglou devait être un grand
poëte. Il ne pensait qu'à la rime et trouvait l'effet. M'est avis
qu'aujourd'hui nous faisons le contraire.


A partir de ce moment, la fatalité s'appesantit sur Kourroglou. Après
quelques exploits où ses imprudences le mettent à deux doigts de sa
perte et où il succomberait sans l'héroïque secours d'Ayvaz et de ses
compagnons, il est fait prisonnier, traîné à la queue d'un cheval,
nourri des os qu'on lui jette comme à un chien, enfin attaché à un
poteau pour mourir sous le fouet et le bâton. Il échappe pourtant
à cette épreuve terrible, mais c'est pour retrouver Chamly-Bill en
révolution; Ayvaz le hait et le maudit comme un tyran, ses meilleurs
amis le trahissent et l'abandonnent. Le combat qu'il est forcé de leur
livrer est d'une haute poésie épique; sa douleur, son amour pour Ayvaz,
son indignation, touchent parfois au sublime. Enfin, Kourroglou, devenu
vieux, s'éprend encore d'une princesse étrangère et veut l'enlever.
Surpris et jeté dans un puits, il y devient _si gras_, ce qui, pour un
homme tel que lui, est le comble de l'abjection et de la honte, qu'il
est retiré de l'abîme et délivré à grand' peine. Mais l'esprit du grand
homme est affaibli. Pris par ses ennemis, il finit esclave et aveugle
comme Samson, après avoir vu tuer Kyrat sous ses yeux, et dès lors la
mort est un bienfait pour lui. Ses derniers chants d'agonie ont encore
de la grandeur et le montrent puissant et résigné. Il y a de l'analogie
entre la fin de ce poëme et celle de la légende des quatre fils Aymon.

Nous n'avons traduit qu'une faible partie de cette curieuse épopée de
Kourroglou. La fin est surtout frappante; mais nous ne voulons pas
priver l'amie qui nous a aidé à traduire du plaisir de la donner
elle-même au lecteur dans une publication complète.



FIN DE KOURROGLOU.
                
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