LIBRAIRIE BLANCHARD
RUE RICHELIEU, 78
ÉDITION J. HETZEL
LIBRAIRIE MARESCO ET Cie
5, RUE DU PONT DE LODI
KOURROGLOU
ÉPOPÉE PERSANE
NOTICE
Kourroglou est toujours, à mes yeux, une oeuvre très-belle et
très-curieuse. Elle n'eut pourtant pas de succès dans la _Revue
indépendante_, où j'en publiai la traduction abrégée. Des raisons
d'amitié me firent suspendre ce petit travail que l'on me disait
préjudiciable aux intérêts de la Revue. Mais je protestai et proteste
encore contre l'intelligence des abonnés qui préférèrent les romans
nouveaux à ces chants originaux d'une littérature étrangère. C'était une
initiation à la manière des rapsodes et des improvisateurs de l'Orient,
et l'on sait qu'en fait d'art, connue en toutes choses, le public veut
être poussé par les épaules vers les découvertes, si faciles qu'elles
soient.
La suite du poème, dont j'ai été forcée de résumer en deux pages les
derniers chants et le dénouement superbe, a été publiée en abrégé sur
le texte anglais de M. Chodzko, par M. C.-G. Simon, à Nantes. Cela fait
partie d'une suite de travaux intéressants et agréablement présentés,
qui ont paru dans les _Annales de la Société académique de la
Loire-Inférieure_, sous le titre de _Recherches sur la littérature
orientale_, Nantes, 1847.
Il est à regretter que M. C.-G. Simon, par des raisons analogues à
celles que j'ai subies, n'ait pas continué son exploration dans cette
littérature persane, une des plus riches et une des plus belles du
monde, assurément, puisqu'on y trouve la manière d'Homère et celle de
Cervantes se coudoyant avec franchise, grandeur et naïveté dans les
mêmes récits. On me dira que tout cela est exploré déjà. J'objecterai
que peu de gens lisent ces poëmes dans le texte, et qu'on ne les lit
guère plus dans les traductions, puisque la mienne et celles de M.
Simon, allégées autant que possible des redites et longueurs inévitables
de la manière orientale, n'ont été goûtées et comprises que des
littérateurs.
Et malgré ceci, j'insiste, et je dis: Lisez _Kourroglou_; c'est amusant,
_quoique_ ce soit beau.
GEORGE SAND
Nohant, 24 juin 1833.
PRÉFACE.
Avez-vous lu Baruch? Peut-être! Mais vous n'avez pas lu Kourroglou.
Lecteur, que lisez-vous donc! Quoi, vous n'avez pas lu Kourroglou!
Kourroglou a été traduit du persan (car vous n'êtes pas obligé, ni moi
non plus, de savoir le persan), et vous ne vous en doutez pas plus que
je ne m'en doutais la semaine dernière? Ah! si j'étais lecteur de mon
état, je ne voudrais pas avouer que je ne connais pas Kourroglou! En
vain vous m'alléguerez que Kourroglou a été traduit du perso-turc
en anglais, et que peut-être vous ne savez pas l'anglais: c'est une
mauvaise défaite. Vous devriez le savoir, et moi aussi; mais je ne le
sais pas, ni vous non plus, je suppose. Pourtant je le comprends,
assez pour essayer de vous faire connaître Kourroglou, et je commence,
renvoyant ceux de vous qui lisent l'anglais couramment à la traduction
première, qui est toujours la meilleure, ayant été faite par un homme
versé dans les langues orientales et dans les dialectes tuka-turkman,
perso-turc, zendo-persan et autres, que nous connaissons aussi... de
réputation.
Mais avant d'entendre cette merveilleuse et curieuse histoire, il est
bon que vous sachiez que le fond en est véritable, et que le célèbre
Kourroglou, dont vous n'aviez jamais entendu parler, eut un personnage
historique. Le nord de la Perse et les rives de la mer Caspienne sont
pleins de sa gloire, et la récit de ses exploits est aussi populaire que
celui de la guerre de Troie au temps d'Homère. Il est vrai qu'un Homère
a manqué à notre héros jusqu'à ce jour, et qu'il a fallu la patience,
la curiosité et le génie investigateur d'un Européen pour rassembler,
résumer et coordonner les interminables fragments que les rapsodes
orientaux débitent aux oreilles ravies et enflammées de leurs auditeurs.
Honneur et grâces soient donc rendus à M. Alexandre Chodzko, l'Homère de
Kourroglou. L'épopée de sa vie n'avait jamais été écrite, et il n'est
pas bien prouvé que Kourroglou lui-même ait su écrire; il avait tant
d'autres choses à faire, le vaillant diable à quatre! boire, battre,
être un vert galant; mais ce n'est pas tout. Il avait encore le talent
de chanter en improvisant; sa poésie et sa voix résonnaient de la Perse
à la Turquie, de Khoï à Erzeroum, et sa guitare faisait presque autant
de miracles que son cimeterre.
Mais qu'était-ce donc que Kourroglou? C'était bien plus qu'un poëte,
bien plus qu'un barde, bien plus qu'un lettré, bien plus qu'un pontife,
bien plus qu'un roi, bien plus qu'un philosophe. Il était ce qu'il y
a de plus grand... en Perse: il était bandit. Quand vous aurez fait
connaissance avec lui, vous verrez que ce n'est pas peu de chose; mais
vous conviendrez qu'à moins d'être Kourroglou, il ne faut pas s'en
mêler.
Kourroglou était (c'est M. Alexandre Chodzko qui parle) «un
Turkman-Tuka, natif du Khorassan septentrional. Il a vécu dans la
seconde moitié du XVIIe siècle; il a rendu son nom illustre en pillant
les caravanes sur la grande route; mais ses improvisations poétiques
l'ont fait plus grand encore. Les Turcs Iliotes, tribus errantes
transplantées à différentes époques du centre de l'Asie aux vastes
pâturages qui s'étendent de l'Euphrate à la Méroë, ont religieusement
conservé ses chants et la mémoire de ses actions. Il est leur guerrier
modèle et leur barde national dans toute l'étendue du terme. On montre
encore aujourd'hui les ruines de la forteresse de Chamly-Bill, bâtie
par Kourroglou dans la délicieuse vallée de Salmas, un district de la
province d'Aderbaïdjan. Encore aujourd'hui on manque rarement de réciter
dans une fête les chants d'amour de Kourroglou. Durant les querelles
intestines et les combats que livrent les Iliotes, pour leur
indépendance, aux Persans, leurs maîtres, quand les deux armées ennemies
sont au moment d'engager la bataille, ils s'animent les uns les autres,
et défient l'ennemi: les Perses en chantant des passages du schah-nama
de leur Ferdausy, les Iliotes en hurlant les chants de guerre de leur
Kourroglou. Sous les fenêtres du palais du schah, lorsque les trompettes
et les tambours du nekhara-khana (la garde d'honneur) saluent le soleil
levant, les musiciens ont coutume du jouer l'air guerrier de Kourroglou,
celui qui a servi de thème à ses poésies lyriques, et sur lequel il
improvisait ordinairement.»
M, Chodzko établit un parallèle entre Ferdausy et Kourroglou. Il ne met
point en balance la valeur littéraire de ces deux poëtes; l'un écrivant
une magnifique épopée en langue arabe, achevant son oeuvre avec soin
au milieu des délices d'une cour; l'autre improvisant au milieu des
déserts, et dans un dialecte sauvage, des strophes énergiques, mais
décousues et farouches comme sa vie, son caractère et ses compagnons
d'armes. Cependant M. Chodzko s'étonne avec raison que le plus renommé
et le plus populaire des deux (dans une plus vaste étendue de pays, ou
du moins chez des admirateurs plus passionnés et plus nombreux), le
bandit-ménestrel Kourroglou, soit resté jusqu'à ce jour inconnu aux
Européens. C'est après un séjour de onze ans dans ces contrées, après
avoir interrogé et écouté attentivement les rapsodes et les bardes qui
passent leur vie à raconter et à chanter au peuple les exploits et les
poésies de Kourroglou, qu'il est parvenu à écrire la vie épique, et à
transcrire fidèlement les hymnes de ce héros barbare. Les versions les
plus exactes, les récits les plus poétiques et les plus complets, il les
a trouvés, dit-il, dans la dernière classe du peuple; la où le souvenir
fanatique et l'amour enthousiaste de cette nature de faits et de
ce genre de poésie avaient dû nécessairement pénétrer et se graver
davantage. La nouveauté d'un tel personnage, l'intérêt de ses aventures,
et surtout la peinture énergique dos moeurs et du caractère des tribus
nomades dont Kourroglou est le type, et aux yeux desquelles il est un
type idéal, ont paru assez importants aux orientalistes de Londres pour
que le comité de _l'Oriental translation fund_ de la Grande-Bretagne et
de l'Irlande ait fait imprimer et publier, à ses frais, les aventures de
Kourroglou. Cette épopée, jointe aux chants des peuples qui habitent les
rives de la mer Caspienne (chants populaires des Kalmouks, des
Tatars d'Astrakan, des Perso-Turks, des Turckmans, des Ghilanis, des
_Highlanders_ Rudbars, des Taulishs et des Mazenderams), forment un beau
volume sous ce titre: _Specimens of the popular poetry of Persia_. «As
found in the adventures and improvisations of Kourroglou the bandit
menestrel of northern Persia: and in the songs of the people inhabiting
the shores of the Caspian sea. Orally collected and translated with
philological and historical notes, by Alexander Chodzko, esq.»
Cette publication n'est pas, en effet, importante au seul point de vue
de l'amusement et de l'intérêt épique; ce n'est pas seulement un héros
de l'Arioste que la Perse nous révèle, c'est toute une histoire de
moeurs, c'est tout un génie national que Kourroglou. C'est le nomade
dans toute sa poésie plaisante et terrible, c'est le guerrier asiatique
dans toute son exagération fanfaronne, c'est le brigand de la Perse
dans toute sa ruse, dans toute sa férocité et dans toute son audace.
Kourroglou est cruel, ivrogne, glouton, libertin; c'est le plus grand
pillard et le plus grand vantard que nous ayons jamais rencontré, même
chez nous, où ces qualités sont si fort répandues par le temps qui
court. Il est entreprenant, vindicatif, insatiable de richesses et de
plaisirs, fourbe, brutal et impitoyable dans la colère. Il n'en est pas
moins l'idole de ses compagnons et de leur nombreuse postérité. Ces
peccadilles ne le rendent que plus aimable. Les femmes en sont folles,
et les enfants rêvent de lui, non comme d'un croquemitaine, mais comme
d'un Tancrède ou d'un Roland. Tandis que le Rustem de Ferdausy est
un vrai chevalier, fidèle à son prince ou prosterné devant son Dieu,
Kourroglou ne connaît guère d'autre dieu que lui-même et n'est fidèle
qu'à son propre serment. A cet égard, il affiche une loyauté et une
générosité qui ne sont point sans grandeur et sans danger, vu la
mauvaise foi des ennemis qui le poursuivent. Une seule trahison
déshonore sa vie; mais il la pleure amèrement, et le remords lui inspire
le plus beau de ses chants de douleur. Un seul amour pénètre jusqu'au
fond de son âme, et fait de lui un être sympathique par quelque endroit,
c'est sa tendresse exaltée pour son fils adoptif, Ayvaz, le Benjamin,
le Renaud du poëme. Mais le véritable héros de la vie de Kourroglou, ce
n'est point Kourroglou, ce n'est pas le bel Ayvaz, ce n'est pas même le
spirituel marmiton Hamza-Beg; ce n'est pas un homme, ce n'est pas une
femme: c'est un cheval, c'est la divin Kyrat, près duquel les coursiers
d'Achille et tous les palefrois renommés de la chevalerie ne sont que
de pauvres poneys. Le poëme s'ouvre par la formation céleste de Kyrat,
comme vous allez le voir, lecteur; car j'entreprends de vous raconter
tout le poëme. Mais comme M. Chodzko l'a _oralement_ transcrit, je me
permettrai d'abréger et de résumer la traduction de M. Chodzko. Quand je
la citerai textuellement, j'aurai soin de l'indiquer.
Le poëme est divisé par chants, que M. Chodzko intitule: _Entrevues;
meetings_ en anglais, _mejjliss_ en perso-turk que nous traduirons par
_rencontres_. Ce sont les rapsodies que l'haleine d'un _Kourroglou-Khan_
peut fournir en une séance à l'attention d'un auditoire. Les
Kourroglou-Khans sont comme les Schah-Namah-Khans de Ferdausy, comme les
Koran-Khans du Prophète, des bardes de profession qui, en s'accompagnant
de la guitare, récitent au peuple et aux amateurs les faits, gestes,
maximes et improvisations de leur héros. La mémoire de ces chanteurs,
dit M. Chodzko, est vraiment incroyable; à toute sommation, ils récitent
d'une seule haleine, et durant des heures entières, sans la moindre
hésitation, à partir du vers qui leur est désigné par les auditeurs.
PREMIÈRE RENCONTRE[1].
[Footnote 1: Ce premier chant est textuellement traduit de l'anglais.]
Kourroglou était un Turkoman de la tribu de Tuka; son véritable nom
était Roushan, et celui de son père Mirza-Serraf. Ce dernier était au
service du sultan Murad, gouverneur d'une des provinces du Turkestan, en
qualité de chef des haras de ce prince.
Un jour que les cavales paissaient dans les prairies qui s'étendent le
long du Jaïhoun (l'Oxus), un étalon sortit de la surface des eaux, gagna
la rive, courut vers la troupe des cavales, et après s'être accouplé à
deux d'entre elles, il se replongea dans le fleuve, où il disparut
pour jamais. Cette étrange nouvelle ne fut pas plus tôt rapportée à
Mirza-Serraf, qu'il se rendit à la prairie, et ayant fait des marques
distinctes aux deux juments désignées, il recommanda aux gardiens d'en
avoir un soin particulier; puis, de retour chez lui, il consigna sur ses
livres les détails de l'apparition de l'étalon, et enregistra la date
précise de cet événement.
On sait qu'une jument donne toujours naissance à son poulain étant
debout; quand le terme fut arrivé, Mirza-Serraf, qui était présent à
leur naissance, reçut les jeunes poulains dans le pan de sa robe, afin
qu'ils ne fussent point blessés par leur contact avec la terre.
Il dirigea lui-même avec le plus grand soin leur première éducation
pendant les deux années suivantes, et surveilla les progrès de leur
croissance. Malheureusement leur mauvaise mine n'était pas propre à
inspirer beaucoup d'espoir pour l'avenir. Ils paraissaient laids à la
première vue, et leur robe épaisse semblait être de crin plus que de
poil.
Un des devoirs de la charge de Mirza-Serraf était de visiter, à tour
de rôle, tous les haras confiés à ses soins, afin de mettre à part les
meilleurs poulains pour les écuries du prince. Dans cette occasion, les
deux poulains merveilleux furent au nombre de ceux qu'il choisit. Quand
le prince vint en personne visiter ses écuries, il examina attentivement
les chevaux amenés par Mirza-Serraf, et approuva tous ses choix, à
l'exception des deux poulains en question.
Plus il les regardait, plus ils lui semblaient hideux. Il fit amener
en sa présence le chef de ses haras, et s'adressant à lui d'une voix
courroucée: «Vassal, lui dit-il qu'est-ce que cela signifie? me crois-tu
donc dépourvu d'instruction ou d'intelligence, ou bien es-tu devenu si
vieux que tu ne puisses plus distinguer un bon cheval d'un mauvais? Que
prétends-tu en m'amenant ces deux misérables haquenées?»
Alors, transporté de rage, le prince ordonna que Mirza-Serraf eût les
yeux crevés. Cette sentence fut immédiatement exécutée. Un fer rouge fut
appliqué sur le globe des yeux de l'infortuné Mirza, qui fut ainsi privé
pour jamais de la lumière. Aveugle et désolé, il fut reconduit dans sa
maison. Son fils unique Roushan, jeune homme de dix-neuf ans, étudiait
alors à l'une dés écoles de la ville. Aussitôt qu'il eut appris le
châtiment infligé à son père, baigné de larmes, il accourut vers lui.
«Ne pleure pas, mon fils, lui dit le vieillard, qui était un des plus
habiles astrologues de son siècle; j'ai examiné ton horoscope, et ma
science infaillible ma découvert que tu deviendrais un héros célèbre. Tu
vengeras mes souffrances sur la personne de l'injuste tyran qui me les a
infligées. Va à l'instant voir le prince, et parle-lui ainsi: «Seigneur,
tu as fait crever les yeux de mon père à cause d'un poulain. Sois
miséricordieux, et fais-lui présent de l'animal; sans cela mon pauvre
père, qui est vieux et aveugle, n'aura pas de cheval à monter pour se
rendre à la distribution des aumônes qui se font dans ton palais.»
Roushan fit ainsi qu'il lui avait été dit.
Le prince, dont la colère avait eu le temps de se calmer, accorda au
jeune homme la permission d'entrer dans ses écuries et de prendre celui
des deux poulains condamnés qui lui plairait le mieux.
Roushan choisit celui qui était gris, parce que son père lui avait dit
que la jument qui l'avait porté était d'une plus noble race que l'autre.
De retour à la maison avec le don du prince, Roushan reçut de son père
l'ordre de creuser un souterrain. «Il nous servira d'écurie, lui dit
celui-ci. Fais-y quarante stalles, et entre chaque stalle tu feras
un réservoir pour l'eau. Par la combinaison d'un certain nombre de
ressorts, dont je t'enseignerai l'usage, l'orge et la paille seront
distribuées en temps convenable à notre poulain, qui mangera sa ration
sans l'assistance d'un palefrenier. L'eau lui arrivera de la même
manière en temps convenable. Tu maçonneras soigneusement la porte et
jusqu'aux moindres fentes de l'écurie; car il est indispensable que
notre cheval demeure seul durant quarante jours, et que ni l'oeil
de l'homme ni les rayons du soleil ne viennent le troubler dans sa
solitude.»
Les instructions du père furent exécutées par le fils avec la plus
scrupuleuse fidélité. Le poulain fut introduit et enfermé dans sa
nouvelle demeure. Il y avait déjà trente-huit jours qu'il y demeurait,
caché à tous les regards, lorsqu'au trente-neuvième la patience de
Roushan fut épuisée. Il s'approcha de l'écurie, et ayant fait un trou de
la grandeur de l'oeil, il commença à regarder dans l'intérieur.
Le corps entier du poulain lui apparut brillant et resplendissant
comme une lampe; mais la lumière qui en jaillissait s'affaiblit
instantanément, et puis s'éteignit comme par l'effet du simple regard de
Roushan. Il eut peur, et, refermant précipitamment la petite ouverture,
il retourna vers son père, auquel il ne dit rien de ce qui était arrivé.
Le lendemain, juste à l'heure où venait d'expirer le quarantième jour
de la claustration du poulain, Mirza dit à son fils: «Le temps est
accompli, allons chercher notre cheval et commençons à le dresser.»
Ils furent ensemble à l'écurie. L'aveugle commença à tâter. la robe de
l'animal: il promena sa main sur la tête et sur le cou, sur les jambes
de devant et sur celles de derrière, comme s'il eût cherché quelque
chose, et tout à coup il s'écria: «Qu'as-tu fait, malheureux enfant? Il
eût mieux valu pour moi que tu fusses mort dans ton berceau! Pas plus
tard qu'hier tu as laissé la lumière tomber sur le poulain.---Tu
as deviné juste, mon père; mais comment as-tu fait pour découvrir
cela?--Comment j'ai fait? Ce cheval avait des plumes et des ailes qui
ont été brisées par suite de ton imprudence.» A ces mois le coeur de
Roushan fut rempli d'amertume, et il tomba dans une profonde tristesse.
Mirza lui dit alors: «Ne perds pas courage; nul cheval vivant ne pourra
jamais approcher de la poussière que soulèveront les pieds de ce
coursier.»
Ayant dit ainsi, l'aveugle enseigna à son fils à seller le poulain avec
une selle de feutre, et lui prescrivit de le dresser de la manière
suivante: «Tu le feras trotter pendant les quarante premières nuits sur
les rochers et dans les plaines pierreuses, et pendant les quarante
nuits suivantes dans l'eau et les marécages.» Quand ceci fut accompli,
Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu'il soutint admirablement, soit
en avant, soit a reculons. L'éducation du noble animal ayant été ainsi
complétée, il commença à s'occuper de celle de son fils. «Monte ton
cheval, lui dit-il, fais-moi place derrière toi, et traversons l'Oxus.»
Pendant qu'ils s'amusaient ainsi, le vieillard expérimenté initiait son
fils à tous les stratagèmes de l'art de l'équitation et du métier des
armes.
«C'est bien, dit-il un jour à Roushan, je suis content de toi. Mais il
nous reste encore une chose à faire. Notre prince vient quelquefois
chasser sur les bords de l'Oxus; c'est là que tu l'attendras. La
première fois que tu le verras venir de ton côté, revêts toutes les
pièces de ton armure, et, monté sur ton cheval, va hardiment à la
rencontre du tyran. Alors tu lui diras ces mots: «Prince injuste et
cruel, contemple le cheval à cause duquel tu as fait crever les yeux de
mon père, regarde bien ce qu'il est devenu, et meurs d'envie.»
Roushan obéit fidèlement à l'ordre de son père; la première fois qu'il
aperçut le prince prenant le plaisir de la chasse sur les bords de
l'Oxus, il revêtit son armure et courut droit à lui. Le prince,
émerveillé de la beauté peu commune du cheval, aussi bien que de la
noble apparence du cavalier, dit à son vizir: «Quel est ce jeune homme?»
Roushan, invité à s'approcher du prince, ne manqua pas de lui répéter
d'une voix ferme et menaçante le discours que son père lui avait
enseigné, et il ajouta: «Prince stupide, tu le crois un bon connaisseur
de chevaux. Écoute, ignorant, et apprends de moi quels sont les signes
auxquels on reconnaît un cheval de noble race.» Cela dit, il improvisa
le chant suivant:
_Improvisation_.--«Je viens, et je te dis: Écoute, ô prince! et apprends
à quoi se fait reconnaître un noble cheval. Actif et alerte, vois si
ses naseaux s'enflent et se distendent alternativement; si ses jambes,
sèches et déliées, sont comme les jambes de la gazelle prête à commencer
sa course. Ses hanches doivent ressembler a celles du chamois; sa bouche
délicate cède à la plus légère pression de la bride, comme la bouche
d'un jeune chameau. Quand il mange, ses dents broient le grain comme la
meule d'un moulin en mouvement, et il l'avale comme un loup affamé. Son
dos rappelle celui du lièvre; sa crinière est douce et soyeuse; son cou
est élevé et majestueux comme celui du paon. Le meilleur temps pour le
monter est entre sa quatrième et sa cinquième année. Sa tête est fine et
petite comme celle du grand serpent chahmaur; ses yeux sont saillants
comme deux pommes; ses dents semblent autant de diamants. La forme de
sa bouche doit approcher de celle du chameau mâle; ses membres sont
finement dessinés, et plutôt arrondis qu'allongés. Quand on le sort de
l'écurie, il est joyeux et il se cabre. Ses yeux ressemblent à ceux de
l'aigle, et il marche avec l'inquiète impatience d'un loup affamé. Son
ventre et ses côtes remplissent exactement la sangle. Un jeune homme de
bonne famille prête une oreille obéissante aux leçons de ses parents;
il aime son cheval et en prend le plus grand soin Il sait par coeur la
généalogie et la pureté de son sang. Il essaie souvent la vigueur
des articulations de son genou; en un mot, il doit être ce qu'était
Mirza-Serraf dans sa jeunesse.»
Dès que le prince eut entendu cette improvisation, il dit aux gens de sa
suite: «C'est là le fils de Mirza-Serraf? Holà! qu'il soit arrêté!»
Roushan fut immédiatement entouré de tous côtés; mais, sans paraître
s'en apercevoir, il parla ainsi au sultan Murad:
_Improvisation_.--«Écoutez, mon prince; il me revient en mémoire
quelques stances de vers agréables; permettez-moi de vous les réciter.»
Le prince y consentit, et ordonna à ses gardes, de ne pas toucher
à Roushan qu'il n'eût dit ses vers. Alors ce dernier commença
l'improvisation suivante: «Mon prince a donné l'ordre de me punir; mais,
par Allah! je sais comment me défendre; je m'échapperai de ses mains.
En vain m'offrirais-tu tes richesses et tes faveurs comme on jette la
pâture à l'aigle vorace et affamé, je les rejetterais toutes.»
Le prince l'interrompit et lui dit: «Cesse tes vaines bravades; viens,
et sers-moi fidèlement, autrement je te ferai mourir.»
Roushan chanta alors ainsi:
_Improvisation_.--«Je suis appelé Dieu dans ma maison: oui, je suis un
dieu. Je ne courberai point mon cou devant un lâche comme toi. La cruche
a porté l'eau assez longtemps pour toi; mais, à la fin, la cruche s'est
brisée.»
Le prince lui dit: «Ton père a été mon serviteur pendant cinquante ans.
Dans un moment de colère, j'ai ordonné qu'on lui crevât les yeux. Mais
qui déniera au maître le droit de punir son esclave, afin de pouvoir
ensuite le combler de ses faveurs? Viens avec moi, tu apprendras à
m'être agréable, et je te récompenserai.» Roushan répliqua: «Tu as
éteint les yeux de mon père, et, à ce prix, tu veux me faire riche. Si
Dieu me donne assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais
écoute!»
_Improvisation_.--«C'est toi-même qui as construit l'édifice de la ruine
quand tu as prêté l'oreille à des calomniateurs. Je prendrai ta vie et
je renverserai ton trône.»
Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda ironiquement:
«Comment, Roushan, te sens-tu assez fort pour détruire mes villes et
pour renverser mon trône?» Roushan improvisa le chant suivant:
«Assez de forfanteries. Que sont à mes yeux trente, soixante, ou même
cent de tes guerriers? Que sont vos rochers, vos précipices et vos
déserts sous le sabot de mon coursier? Je suis le léopard des montagnes
et des vallées[2].»
[Footnote 2: Cette strophe est habituellement chantée par les Turcs
avant qu'ils s'élancent sur l'ennemi.]
Le prince reprit: «Viens plus près de moi, ne fuis pas. Je jure par
la tête des quatre premiers califes que je te ferai _sirdar_ (général
commandant en chef) de mes troupes.» Et pendant qu''il parlait ainsi,
il admirait le courage du jeune homme. Roushan répliqua et dit:
«Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, seront connus au
monde sous le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle dont tu as crevé
les yeux [3].
[Footnote 3: _Kurr_ signifie aveugle, et _oglou_ fils.]
_Improvisation_.--«Écoute les paroles de Kourroglou. La vie m'est un
fardeau. De ce jour j'abandonne ma tête aux hasards de la fortune,
comme la feuille d'automne s'abandonne à l'âpre souille des vents. Avec
l'assistance de Dieu, j'irai en Perse pour y rétablir la religion d'Ali,
qui est vénéré dans ce pays.»
Il finissait à peine ces mots, que, se précipitant au milieu de la suite
du prince, il fit un horrible carnage, et le prince, à la fin convaincu
que toutes les armées de la terre ne pourraient venir à bout de le
vaincre, ordonna à son vizir d'abandonner une poursuite dangereuse et
inutile.
Roushan traversa l'Oxus à la nage et se hâta de rejoindre son père sur
la rive opposée. «Tu m'as vengé, mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu
t'en récompense! Quittons maintenant cette contrée: non loin d'Hérat, je
connais une oasis où tu vas me conduire.
Roushan obéit, et quand ils eurent atteint l'oasis, Mirza-Serraf tira de
dessous son bras un vieux livre d'astrologie qui ne le quittait jamais,
et dit: «O mon fils, cherche dans ce livre un passage qui traite
de l'apparition de deux étoiles, l'une à l'orient et l'autre à
l'occident.--Père, je l'ai trouvé!
--Bien! L'oasis où nous sommes contient une source d'eau; quand la nuit
qui précède le vendredi sera arrivée, tu veilleras avec ce livre dans la
main, en répétant continuellement la prière qui se trouve a ce passage
du livre; tes jeux devront suivre avec la plus grande vigilance les deux
étoiles jusqu'au moment où elles se rencontreront. Alors tu verras la
surface de l'eau se couvrir d'une écume blanche. Prends ce vase que
j'ai apporté tout exprès, tu y recueilleras soigneusement l'écume et me
l'apporteras sans délai.»
Quand la nuit désignée fut venue, Roushan remplit toutes les
instructions de Mirza-Serraf, et déjà il revenait avec le vase plein
de l'écume mystérieuse; mais elle était si blanche, si légère et
si fraîche, que le jeune homme inexpérimenté ne put résister à la
tentation: il avala l'écume. «J'ai accompli toutes tes prescriptions,
dit-il à son père; l'écume cependant ne s'est pas montrée sur l'eau
de la source.» Mirza-Serraf répondit: «L'écume a paru sur l'eau de la
source; j'en suis certain. Confesse la vérité, qu'en as-tu fait?»
Roushan était sincère; il avoua sa faute. Alors le vieillard, frappant
son genou avec ses deux mains: «Qu'as-tu fait, malheureux? s'écria-t-il.
Sois maudit, et puisse ta maison tomber sur ta tête! Tu m'as ravi le
bonheur de te revoir. Cette écume était un remède précieux et unique, un
collyre qui avait la puissance de guérir ma cécité. J'en aurais employé
une portion pour moi, et je t'eusse laissé boire le reste. Mais les
décrets du sort sont irrévocables; tu deviendras un guerrier invincible
et moi je mourrai aveugle. Tout est consommé, maintenant.» Le pauvre
vieillard commença alors à dicter ses dernières volontés. «Mes jours
sont comptés, dit-il, désormais tu prendras le nom de Kourroglou, le
fils de l'aveugle. Tes vers et tes actions seront attachés pour toujours
à ce surnom. Maintenant conduis-moi à Mushad, sur le dos de Kyrat[4],
car c'est ainsi que tu devras nommer ton cheval.»
[Footnote 4: Un cheval bai brun.]
Kourroglou plaça son vieux père derrière lui, et marcha vers la ville
sacrée de Mushad, où ils arrivèrent en peu de temps, grâce à la vigueur
surnaturelle de leur cheval. Ce fut dans cette ville qu'ils embrassèrent
la foi d'Ali, et, d'impies sunnites qu'ils étaient, devinrent _sheahs_
et vrais croyants. Ce fut là aussi que Mirza-Serraf mourut, et voici
quelles furent ses dernières paroles: «Aussitôt que je serai mort,
rends-toi dans la province d'Aderbaïdjan, dont le schah de Perse est
souverain. Il voudra t'attirer à sa cour, n'y va pas, mon fils; mais ne
te révolte pas non plus contre lui.»
Il dit et il expira.
DEUXIÈME RENCONTRE.
Nous avons traduit textuellement la première rencontre pour donner au
lecteur une idée juste de la forme de ce récit. M. Chodzko déclare dans
sa préface, en qualité d'étranger, qu'il n'a point prétendu faire de sa
_transcription_ une oeuvre de style pour la langue anglaise. Nous ne
possédons pas assez cette langue pour adresser des critiques à M.
Chodzko; mais nous la lisons assez pour espérer n'avoir point fait
de contre-sens, et pour nous être assuré que les rapsodies des
Kourroglou-Khans ne pouvaient pas nous être transmises avec plus de
concision, de franchise et de simplicité. Nous ne savons pas non plus si
le style de M. Chodzko a la véritable couleur orientale; mais on a pu
voir par ce qui précède (rendu mot à mot autant que possible) que c'est
une couleur nette, hardie, sans recherche, sans affectation, sans aucune
coquetterie déplacée pour chercher à flatter le goût européen. C'était,
je crois, la vraie manière et la seule bonne.
La seconde _rencontre_ est consacrée à faire rencontrer en effet,
Kourroglou et le terrible bandit Daly-Hassan. Ce dernier prétend avoir
le monopole du pillage et du meurtre. Il rit de pitié en voyant un
ennemi si jeune venir tout seul pour le défier, au milieu de quarante
de ses meilleurs garnements. «Le monde entier retentit de ma gloire,
s'écrie Daly-Hassan, qui ne se pique pas de Modestie.
«Et le pauvre diable ose me barrer le chemin?--Misérable! lui répond
Kourroglou; tu ne t'es jamais battu qu'avec des agneaux: tu ne sais pas
encore ce que c'est qu'un bélier.»
Le bélier est apparemment chez cette race de pasteurs le type du courage
et de la force; car Kourroglou, qui n'est pas modeste non plus, se
compare de préférence à cet animal dans ses fréquentes vanteries, et
quand il a dit: «Je suis Kourroglou le bélier,» il a tout dit.
Daly-Hassan ne se presse pas d'entamer le combat. Les bravades de son
ennemi l'amusent, et il lui permet d'improviser et de chanter les
stances qui lui _viennent à l'esprit_, comme dit Kourroglou en semblable
occasion. Ces stances sont toujours belles d'énergie sauvage, et le
refrain de celles-ci est un cri d'impatience, _«Ne combattrons-nous donc
pas aujourd'hui?»_ En voici une qui ne manque pas de caractère:
«Montre-moi un homme qui puisse tendre mon arc! Montre-moi un homme qui,
_comme un bélier_, vienne frapper sa tête contre mon bouclier! Je puis
broyer l'acier entre mes dents et le cracher contre le ciel. Oh! ne
combattrons-nous donc pas aujourd'hui?»
Pendant que Kourroglou chante ses trophées, Daly-Hassan examine Kyrat,
l'incomparable Kyrat, le fils de l'étalon-spectre, le coursier fidèle,
l'ami, le porte-bonheur de Kourroglou, et _il en devient épris_.
«Fais-moi présent de ton cheval, dit-il, et je m'abstiendrai de verser
ton sang.» Kourroglou répond par de nouvelles provocations, et le combat
s'engage. En un clin d'oeil vingt des compagnons de Daly-Hassan sont
_expédiés aux enfers_, les vingt autres prennent la fuite à travers le
désert. Daly-Hassan reste seul; dévoré de rage, il se précipite sur son
ennemi; mais Kourroglou lui fait mordre la poussière, pousse un cri
_comme celui d'un aigle_, descend de cheval, et s'asseyant sur sa
poitrine, tire tranquillement son khandjar pour lui couper la tête.
Daly-Hassan se prend à pleurer. «Misérable bâtard! lui dit Kourroglou,
es-tu donc celui qui depuis sept ans faisait l'effroi de ces contrées?
Tu n'es qu'une femme pusillanime. _Lâche! tu verses des larmes pour une
cuillerée de sang!»_
«Guerrier invincible, lui répond Daly-Hassan, _j'ai juré à Dieu et à
moi-même de servir fidèlement l'homme qui pourrait me renverser sur le
dos_. Prends-moi pour ton esclave, et dis-moi le nom de mon maître.»
Kourroglou est ému de pitié. Il se lève, rengaine son poignard, et suit
Daly-Hassan dans une caverne où celui-ci le rend maître des richesses
immenses qu'il a amassées durant les sept années de son brigandage.
A partir de ce jour, il est le serviteur et l'ami de Kourroglou. Ils
demeurent ensemble plusieurs mois dans la caverne, et n'en sortent que
pour augmenter leur trésor en détroussant les voyageurs, et pour enrôler
des bandits sous leurs ordres.
Quand ils ont réussi à se composer une bande de 77 hommes, ils chargent
leur butin sur des chameaux et sur des mules, et, poursuivant leur
voyage vers la province d'Aberdaïdjan, ils atteignent bientôt les
montagnes de Kaflankhou, y laissent leurs hommes et s'en vont tous deux
à la découverte pour s'assurer d'une retraite sûre. Ils trouvent dans
le district de Karadag une magnifique prairie où ils s'installent avec
leurs richesses et leurs compagnons. Leurs exploits répandent bientôt
la terreur dans le pays, et tout homme _courageux_ vient s'enrôler sous
leur bannière.
«Il traitait ses gens comme un père, et la paie qu'il leur faisait était
si libérale, qu'elle pouvait remplir le creux du bouclier de chacun
d'eux.»
En peu de temps, Kourroglou se voit à la tête de 777 hommes, nombre
sacré qu'il n'eût dépassé vraisemblablement que pour celui de 7777, s'il
lui eût été possible dès lors d'y atteindre.
Cependant le gouverneur de la province commence à s'alarmer du voisinage
de Kourroglou. Il lui dépêche un envoyé qui, sans fleur de rhétorique,
lui parle ainsi:
«Qui es-tu? Pourquoi es-tu venu ici? Si tu désires parler au souverain
d'Iran, va le trouver; mais ne demeure pas ici plus longtemps. Si tu as
quelque chose à me dire, je t'écouterai afin de savoir ce que c'est.»
Kourroglou trouve le discours de l'ambassadeur un peu familier; mais il
se ressouvient de la défense que son père lui a faite, en mourant, de
se révolter contre le schah de Perse. Il traite donc l'envoyé fort
honnêtement, et lui promet d'évacuer le pays sous peu de jours.
Il rassemble ses hommes et leur chante ceci:
«L'heure du départ est arrivée. Que quiconque veut me suivre dans le
Kurdistan se tienne prêt! Qu'il me suive, celui dont les lèvres veulent
boire dans la coupe de la valeur!--Qu'il me suive, celui qui veut mettre
en pièces le linceul de la mort!»
Les 777 brigands répondirent: «O Kourroglou, nous ne craignons pas la
mort; là où tu iras, nous irons.» Ils partent; ils arrivent dans la
vallée de Gazly-Gull, située dans le voisinage de Khoï, et débutent par
l'extermination et le pillage d'une caravane. Le gouverneur d'Erivan,
Hussein-Ali-Khan, se met en route à la tête de quinze cents cavaliers
pour aller réprimer ces brigandages. «Ne craignez rien, ô mes âmes! ô
mes _fous_ (_Dalcelar_)!» C'est le nom d'amitié que Kourroglou donne à
ses compagnons, c'est le titre glorieux que le postérité leur conserve:
«Ne craignez rien, je les disperserai en moins d'une heure.» Kourroglou
dit, et revêtu de sa cotte de mailles, armé de toutes pièces, il
attend, appuyé tranquillement sur sa lance, l'envoyé d'Hussein. Aux
interrogations et aux menaces de l'envoyé, Kourroglou répond comme de
coutume par une chanson: «Serdar, lui dit-il, j'ai l'habitude de chanter
quelques vers avant de combattre.--Chante, si tu y es disposé, répond le
serdar, amateur de poésie comme tous les Orientaux.» Kourroglou chante
ici une fort belle strophe:
«Voici la vérité des vérités! Écoute-la bien, mon serdar. Je suis l'ange
de la mort. Regarde; je suis Azraïl. Mes yeux aiment la couleur du sang.
Oui, je suis venu pour arracher les âmes des corps; je suis le véritable
Azraïl. Nous verrons bientôt quelles entrailles, quels crânes seront
fouillée les premiers par la pointe de mon poignard. Ce jour même,
tu quitteras ce mondé; me voici. Comme un véritable Azraïl, je viens
arracher les âmes.»
..........................................................
«Maintenant, j'enseignerai à rire à tes ennemis, et à tes amis à se
lamenter. Contemple en moi Azraïl, l'exterminateur des âmes».»
Kourroglou s'élance au plus épais de la mêlée. Il tue tout ce qui est
digne d'être tué, il pille tout ce qui vaut la peine d'être pris.
«Kourroglou cependant ne resta pas davantage à Gazly-Gull, il vint se
fixer définitivement à Chamly-Bill; sa gloire se répandit bientôt dans
les contrées environnantes, et de toutes parts on lui envoyait de l'or
et des présents.»
TROISIÈME RENCONTRE.
Kourroglou se prit de goût pour Chamly-Bill, et y bâtit une
forteresse[5]. Tous ceux qui entendirent parler de lui, de sa valeur et
de sa libéralité, s'empressèrent de se joindre à sa bande. En peu de
temps la forteresse devint une ville contenant huit mille familles. Ce
fut là que Kourroglou fit connaissance avec le marchand Khoya-Yakub,
qu'il adopta, plus tard, pour son frère. Cet homme avait voyagé dans
tous les pays du monde, el il amusait souvent Kourroglou par la
description de ce qu'il avait vu.
[Footnote 5: Un fort, _Kalka_ en Perse, village entouré de murs, avec
des tours et des meurtrières dans les angles. On voit encore aujourd'hui
les ruines du fort de Kourroglou à Chamly-Bill.]
Le marchand Khoya-Yakub, allant un jour à la ville d'Orfah, vit une
grande foule rassemblée sur la place du marché. Il s'avança et vit un
jeune garçon, tel que le dépeint le poète:
«Mon coeur aime un jeune homme dont les sourcils sont bien arqués. Sa
ceinture est étroite; ses lèvres ressemblent à un bouton, à une rose
souriantes. Jeune homme, sacrifie ton âme à la beauté! contemple en moi
son esclave. Parcourez le monde entier: vous ne trouverez pas un enfant
de plus belle espérance. Son nom est Ayvaz-Bally. C'est la prairie du
huitième ciel! Son père est boucher de son état; le fils est une mine de
pierres précieuses.»
Khoya-Yakub demanda: «De quel jardin est cette rose? de quelle prairie
est cette plante?» Quelqu'un répondit: «Son père est boucher du pacha
de cette ville; Ayvaz-Bally est son nom.» Le marchand pensa lors en
lui-même: «Kourroglou n'a pas d'enfants; pourquoi n'adopterait-il pas un
si beau garçon pour son fils? Mais que dois-je faire? Si, à mon retour à
Chamly-Bill, j'essaie de lui dépeindre ce que j'ai vu, il ne me croira
pas.» Il trouva alors un peintre dans Orfah, et lui paya un bon prix
pour faire le portrait d'Ayvaz.
Après un voyage de quelques jours, il revint à la forteresse de
Chamly-Bill. Il fut dit à Kourroglou que son frère Khoya-Yakub était
revenu. Il ordonna aussitôt à ses hommes d'aller à sa rencontre, et de
l'amener dans la ville avec les honneurs qui lui étaient dus. Dès qu'il
fut descendu de cheval, Kourroglou le baisa sur la joue, et le fit
asseoir à ses côtés, tandis que Khoya-Yakub lui baisait les deux mains,
comme à son supérieur. «Hourra! mes enfants, du vin! cria Kourroglou;
buvons en l'honneur de l'arrivée de notre frère.» Et ils s'assirent, et
ils burent au point que Khoya-Yakub commença à devenir gris, et sentit
sa tête s'allumer. Kourroglou lui demanda d'où il venait. Il répondit:
«D'Orfah!--Tu n'as pas vu, par hasard, a Orfah, un plus beau cheval que
mon Kyrat?--Je n'en ai pas vu.--Dis, as-tu vu là, des hommes plus beaux
et plus braves que mes compagnons?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu, dis
moi, une fête plus joyeuse que la mienne?--Je n'en ai pas vu.--As-tu vu
des échansons plus beaux et plus richement vêtus que les miens?--Frère
guerrier, j'ai vu là un jeune garçon que les mains de tous vos jeunes
gens ne sont pas dignes de laver. Voilà que tu deviens vieux, et que tu
n'as pas d'enfants: pourquoi ne le prendrais-tu pas pour ton fils, afin
de faire de lui, quand le temps en sera venu, un guerrier digne de te
servir et de te succéder lorsque tu seras mort, aussi bien qu'un appui
et un fils tant que tu vivras?» Il commença alors à vanter la beauté
d'Ayvaz et sa mâle physionomie. Kourroglou dit: «Eh quoi! marchand qui
n'es bon à rien! ne pouvais-tu dépenser quelques tumans pour payer un
peintre et m'apporter sa ressemblance?» Le marchand sortit une miniature
de son habit et la tendit à Kourroglou. Kourroglou la prit; et quand il
l'eut examinée, _les rênes de sa volonté échappèrent des mains de sa
patience_, et il s'écria: «Daly-Hassan, qu'on apprête une chaîne et
des fers.» Le marchand, étonné, demanda ce que signifiait un ordre
semblable. «Je vais te faire enchaîner, misérable!» Pour quelle raison,
et quel est mon crime? Est-ce donc la récompense que tu me donnes pour
t'avoir trouvé un fils?--C'est pour le mensonge que tu as dit. Homme,
écoute-moi; je vais partir pour Orfah à l'instant même; et tu attendras
mon retour, enchaîné dans un cachot. Si le jeune garçon justifie
réellement tes louanges, que mon nom ne soit pas Kourroglou si je ne
couvre pas ta tête d'une pluie d'or et ne t'exalte pas au-dessus de la
voûte des cieux. Mais malheur à toi, si Ayvaz est indigne de tes éloges;
car j'arracherai la racine de ton existence du sol de la vie; et ton
châtiment servira d'exemple aux menteurs impudents comme toi. Tu ne dois
pas mentir à tes supérieurs.»
Cela dit, il donna ordre d'enchaîner le marchand par le cou et par une
jambe, et de le jeter ensuite en prison.
«Daly-Hassan! que l'on selle Kyrat.» Daly-Hassan mit lui-même la selle
et le coussin sur le cheval de son maître, et les attacha sept fois avec
la sangle. «Je pars pour Orfah, dit Kourroglou. Que personne ne de vous
ne se hasarde de boire de façon à s'enivrer jusqu'à ce que je sois de
retour. Malheur a celui dont la demeure retentira des sons de la musique
ou du tambourin. Souvenez-vous de cette défense, ou je vous arracherai
de la terre, et vous jetterai au vent, comme un chardon nuisible. Je
pars seul pour chercher mon futur enfant, pour chercher Ayvaz. Je
mourrai ou je reviendrai avec lui. Écoutez ma chanson.
_Improvisation._--«J'adopterai pour mon fils le jeune Ayvaz-Bally.
Attendez le jour d'adoption jusqu'à mon retour. Demandez-le en Turquie
et en Syrie jusqu'à mon retour. Un homme brave monte l'arabe gris ou le
bai, et galope tout le long du chemin, sur le cheval de bataille aux
pieds légers. Tuez des veaux, égorgez des moutons, et nourrissez-vous de
mes troupeaux jusqu'à mon retour. _Kourroglou dit:_ le diable emporte
l'ennemi; les braves galopent sur des chevaux arabes: allez et buvez
jusqu'à mon retour.»
Ayant dit cela, Kourroglou prit congé de ses frères, monta sur Kyrat
et marcha seul, jour et nuit, de bourgade en bourgade, vers la ville
d'Orfah. Il n'en était plus qu'à un fersakh de distance, quand il se
sentit une faim extrême; et, voyant un berger qui gardait son troupeau
sur la pente d'une colline, il se dit: «Le proverbe est bon: si tu as
faim, va au berger; si tu es las, au chamelier. Maintenant réfléchissons
un peu de quelle façon j'attraperai à déjeuner.» Alors il s'approcha, et
s'écria: «Que Dieu te bénisse, berger! ne peux-tu me donner à déjeuner?»
Le berger leva la tête; et, voyant un guerrier dont l'armure, à elle
seule, aurait pu acheter son troupeau et lui-même par-dessus le marché,
il répondit: «Jeune homme, je n'ai point de mets digne de toi; mais
si tu peux t'accommoder de lait de brebis, je vais t'en chercher.»
Kourroglou dit: «Dans ce désert une goutte de lait vaut le monde entier:
vas-en chercher, et me l'apporte.» Le berger était d'une haute stature
et taillé carrément; il tenait dans sa main une énorme massue, dont la
tête était armée de clous, de vieux fers de lance, de fers de chevaux
cassés et de tout ce qu'il avait pu se procurer de tranchant; elle
pesait un men et demi[6]; une courroie, passée dans un trou, la
suspendait à son poignet. Le berger leva la massue: et, à ce signal,
toutes les brebis se réunirent autour de lui. Il avait aussi avec lui
une écuelle de bois que les Kurdes appellent _moudah_ et qui pouvait
contenir trois mena de lait[7]. L'ayant rempli jusqu'aux bords, il la
mit devant Kourroglou, et lui donna une grande cuiller de bois pour
qu'il pût manger, Kourroglou en eut à peine bu quelques cuillerées
qu'il se sentit très-faible, et dit: «Berger, n'as-tu pas une croûte de
pain?--J'en ai, dit le berger; mais il n'est pas un fils d'homme qui
puisse le manger.» Kourroglou reprit: «Il porte un nom mangeable; et
pour peu qu'il soit moins dur que la pierre, donne-le-moi.» Le berger
dit: «C'est du pain fait d'orge et de millet; je l'ai pétri pour mes
chiens.» Kourroglou dit: «N'importe, apporte-le tel qu'il est.» Le
berger répliqua: «Le soleil l'a séché; il est devenu tout à fait dur et
moisi: tu te rompras les dents.» Kourroglou dit: «Ne, crains rien, mon
garçon, et donne-le-moi promptement.» Un sac de peau était suspendu au
dos du berger; il l'en ôta, et le mit devant Kourroglou. Ce dernier
était si prodigieusement affamé, qu'il plongea ses deux mains dans le
sac, et, arrachant tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en
morceaux, et le jeta dans le lait. Le berger le regardait faire; et
voyant que son hôte, qui avait déjà préparé de la nourriture pour quinze
personnes n'interrompait pas sa besogne, il se dit à lui-même: «La faim
l'a rendu fou; car assurément nul fils d'Adam ne pourrait avaler tout
cela; quand il aura mangé cinq ou six cuillerées, il jettera le reste;
avec ce qu'il a apprêté pour lui, je pourrais nourrir une semaine
entière, toute la meute de chiens qui gardent mon troupeau.» Pendant ce
temps, Kourroglou émiettait le pain, et en remplissait l'écuelle. A la
fin, enfonçant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la position
verticale, il leva les yeux, et vit le berger qui était debout, en
contemplation devant lui. Il lui dit: «Assieds-toi, berger, et mangeons
ensemble.» Le berger répliqua: «Beg, tu as préparé toi-même le repas,
mange-le tout seul, car je ne puis t'aider.»
[Footnote 6: Environ vingt-deux livres anglaises.]
[Footnote 7: Men, en turc _balma_, poids employé commumnément en Perse.]
Alors, Kourroglou prit la cuiller et ce mit à l'oeuvre; ses énormes
et rudes moustaches gênaient le passage; et le pain lui sortait de la
bouche tandis que le lait coulait dans sa poitrine. Kourroglou, en
colère, jeta la cuiller, et relevant ses moustaches qui allaient
par-delà ses oreilles, il ouvrit une bouche semblable à l'entrée d'une
caverne, et, prenant l'écuelle de ses deux mains, il avala le contenu
jusqu'à la dernière goutte. Le berger le regardait avec stupeur, si
disait en lui-même: Par le saint nom d'Allah! ce ne peut être là un
homme, car aucun être humain ne pourrait avaler une telle quantité de
nourriture. Encore une fois, je le répète, voyons, au nom d'Allah!
ce qui va arriver. S'il s'enfuit maintenant, ce sera la vampire du
désert[8], ou Satan lui-même; s'il reste, c'est un fils des hommes. On
dit que la famine incarnée est arrivée sur la terre; c'est là sûrement
la famine, il vient de manger tout le lait de mes brebis; mais au bout
d'une heure, il aura faim de nouveau, et alors il me dévorera moi-même.»
Kourroglou pensait en lui-même: «Comment vais-je faire pour me rendre à
Orfah et voir Ayvaz? Si je me montre sous ce costume, et monté sur ce
cheval, mon nom et ma gloire sont trop bien connus en tous pays pour
que je ne sois pas découvert. Prenons plutôt les habits du berger, et
entrons ainsi dans la ville.» Il dit donc au berger: «Viens là, et
faisons l'échange de nos habits» Le berger se mit à rire et lui dit:
«Pourquoi me railler ainsi sur ma pauvreté? Le châle seul qui est sur ta
tête, ou celui qui entoure tes reins, ou bien encore le poignard qui est
passé dedans, seraient chacun suffisant pour racheter mon sang[9] et mon
troupeau avec. Pourquoi te moquer ainsi de moi?» Cela dit, il cracha
dans la paume de ses mains, saisit sa massue, et, la brandissant d'une
façon menaçante, il dit à Kourroglou: «Toi, si confiant dans la largeur
de tes épaules, regarde aussi la largeur de mon cou.» Kourroglou sourit
et lui dit «Berger, je te jure devant Dieu que je ne me ris pas de toi;
il y a dans cette ville un marchand qui me doit quinze cents tumans[10].
Si je parais devant lui sur ce cheval et dans ce costume, il
m'échappera. Je suis venu pour une raison importante; faisons vite notre
échange. Si je reviens, je te rendrai tes habits et reprendrai les
miens; si je ne reviens pas, tu pourras conduire ce cheval au bazar
et le vendre. Son prix est de deux mille tumans; profites-en, et ne
m'oublie pas dans tes prières. Tu garderas aussi les autres choses qui
m'appartiennent.» Le berger dit: «A coup sûr cet homme est fou; je
ne puis expliquer autrement tout ce que j'entends. Allons, Beg,
déshabille-toi.» Kourroglou détacha sa ceinture et ôta tous ses habits.
Le berger en lit autant de son côté, et mit les vêtements de Kourroglou,
auquel il donna son manteau de feutre grossier. Kourroglou le jeta sur
ses épaules, et ayant mis aussi le bonnet de feutre du berger, il lui
dit: «Maintenant donne-moi ta massue;» car il voyait qu'en cas de besoin
elle pourrait lui être aussi utile qu'un sabre. La prenant à sa main, il
dit: «Berger! ton âme et l'âme de mon cheval.[11]»