--Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas de
s'intéresser assez à mes affaires pour m'interroger.
--Ce sera le plus sage: ils abusent toujours de nos confessions, et ne
les ont pas plus tôt arrachées, qu'ils nous humilient de leurs reproches.
Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirer
de passions: comme cela, tu n'auras pas d'embarras, pas d'orages; tu agiras
librement sans tromper personne. A visage découvert, on trouve plus
d'amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus de
courage que je n'en ai; il faut que personne ne te plaise et que tu ne
te soucies d'être aimée de personne, car on ne goûte ces dangereuses
douceurs de l'amour qu'à force de précautions et de mensonges. Je t'admire,
Zingarella! oui, je me sens frappée de respect en te voyant, si jeune,
triompher de l'amour; car la chose la plus funeste à notre repos, à notre
voix, à la durée de notre beauté, à notre fortune, à nos succès, c'est bien
l'amour, n'est-ce pas? Oh! oui, je le sais par expérience. Si j'avais pu
m'en tenir toujours à la froide galanterie, je n'aurais pas tant souffert;
je n'aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais,
vois-tu, je m'humilie devant toi; je suis une pauvre créature, je suis née
malheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j'ai fait
quelque sottise qui a tout gâté, je me suis laissé prendre à quelque folle
passion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune! J'aurais pu
épouser Zustiniani dans un temps; oui, je l'aurais pu; il m'adorait et
je ne pouvais pas le souffrir; j'étais maîtresse de son sort. Ce misérable
Anzoleto m'a plu... j'ai perdu ma position. Allons, tu me donneras des
conseils, tu seras mon amie, n'est-ce pas? Tu me préserveras des faiblesses
de coeur et des coups de tête. Et, pour commencer... il faut que je t'avoue
que j'ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveur
baisse singulièrement, et qui, avant peu, pourra être plus dangereux
qu'utile à la cour; un homme qui est riche à millions, mais qui pourrait
bien se trouver ruiné dans un tour de main. Oui, je veux m'en détacher
avant qu'il m'entraîne dans son précipice... Allons! le diable veut me
démentir, car le voici qui vient; je l'entends, et je sens le feu de la
jalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et ne
bouge pas: je ne veux pas qu'il te voie.»
Consuelo se hâta de tirer avec soin le paravent. Elle n'avait pas besoin de
l'avis pour désirer de n'être pas examinée par les amants de la Corilla.
Une voix d'homme assez vibrante et juste, quoique privée de fraîcheur,
fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sans
attendre la réponse.
«Horrible métier! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas séduire par
les enivrements de la scène; l'intérieur de la coulisse est trop immonde.»
Et elle se cacha dans son coin, humiliée de se trouver en pareille
compagnie, indignée et consternée de la manière dont la Corilla l'avait
comprise, et plongeant pour la première fois dans cet abîme de corruption
dont elle n'avait pas encore eu l'idée.
XCVII.
En achevant sa toilette à la hâte, dans la crainte d'une surprise, elle
entendit le dialogue suivant en italien:
«Que venez-vous faire ici? Je vous ai défendu d'entrer dans ma loge.
L'impératrice nous a interdit, sous les peines les plus sévères, d'y
recevoir d'autres hommes que nos camarades, et encore faut-il qu'il y
ait nécessité urgente pour les affaires du théâtre. Voyez à quoi vous
m'exposez! Je ne conçois pas qu'on fasse si mal la police des loges.
--Il n'y a pas de police pour les gens qui paient bien, ma toute belle.
Il n'y a que les pleutres qui rencontrent la résistance ou la délation sur
leur chemin. Allons, recevez-moi un peu mieux, ou, par le corps du diable,
je ne reviendrai plus.
--C'est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. Partez donc!
Eh bien, vous ne partez pas?
--Tu as l'air de le désirer de si bonne foi, que je reste pour te faire
enrager.
--Je vous avertis que je vais mander ici le régisseur, afin qu'il me
débarrasse de vous.
--Qu'il vienne s'il est las de vivre! j'y consens.
--Mais êtes-vous insensé? Je vous dis que vous me compromettez, que vous
me faites manquer au règlement récemment introduit par ordre de Sa Majesté,
que vous, m'exposez à une forte amende, à un renvoi peut-être.
--L'amende, je me charge de la payer à ton directeur en coups de canne.
Quant à ton renvoi, je ne demande pas mieux; je t'emmène dans mes terres,
où nous mènerons joyeuse vie.
--Moi, suivre un brutal tel que vous? jamais! Allons, sortons ensemble
d'ici, puisque vous vous obstinez à ne pas m'y laisser seule.
--Seule? seule, ma charmante? C'est ce dont je m'assurerai avant de vous
quitter. Voilà un paravent qui tient bien de la place dans cette petite
chambre. Il me semble que si je le repoussais contre la muraille d'un bon
coup de pied, je vous rendrais service.
--Arrêtez! Monsieur, arrêtez! c'est une dame qui s'habille là. Voulez-vous
tuer ou blesser une femme, brigand que vous êtes!
--Une femme! Ah! c'est bien différent; mais je veux voir si elle n'a pas
une épée au côté.»
Le paravent commença à s'agiter. Consuelo, qui était habillée entièrement,
jeta son manteau sur ses épaules, et tandis qu'on ouvrait la première
feuille du paravent, elle essaya de pousser la dernière, afin de
s'esquiver par la porte, qui n'en était qu'à deux pas. Mais la Corilla,
qui vit son mouvement, l'arrêta en lui disant:
«Reste là, Porporina; s'il ne t'y trouvait pas, il serait capable de croire
que c'est un homme qui s'enfuit, et il me tuerait.»
Consuelo, effrayée, prit le parti de se montrer; mais la Corilla qui
s'était cramponnée au paravent, entre elle et son amant, l'en empêcha
encore. Peut-être espérait-elle qu'en excitant sa jalousie, elle allumerait
en lui assez de passion pour qu'il ne prît pas garde à la grâce touchante
de sa rivale.
« Si c'est une dame qui est-là, dit-il en riant, qu'elle me réponde.
Madame, êtes-vous habillée? peut-on vous présenter ses hommages?
--Monsieur, répondit Consuelo sur un signe de la Corilla, veuillez garder
vos hommages pour une autre, et me dispenser de les recevoir. Je ne suis
pas visible.
--C'est-à-dire que c'est le bon moment pour vous regarder, dit l'amant de
Corilla en faisant mine de pousser le paravent.
--Prenez garde à ce que vous allez faire, dit Corilla avec un rire forcé;
si, au lieu d'une bergère en déshabillé, vous alliez trouver une duègne
respectable!
--Diable!... Mais non!, sa voix est trop fraîche pour n'être pas âgée de
vingt ans tout au plus; et si elle n'était pas jolie, tu me l'aurais déjà
montrée.»
Le paravent était très-élevé, et malgré sa grande taille, l'amant ne
pouvait regarder par-dessus, à moins de jeter à bas tous les chiffons de
Corilla qui encombraient les chaises; d'ailleurs depuis qu'il ne pensait
plus à s'alarmer de la présence d'un homme, le jeu l'amusait.
« Madame, cria-t-il, si vous êtes vieille et laide, ne dites rien, et je
respecte votre asile; mais parbleu, si vous êtes jeune et belle, ne vous
laissez pas calomnier par la Corilla, et dites un mot pour que je force
la consigne.»
Consuelo ne répondit rien...
«Ah! ma foi! s'écria le curieux après un moment d'attente, je n'en serai
pas dupe! Si vous étiez vieille ou mal faite, vous ne vous rendriez pas
justice si tranquillement; c'est parce que vous êtes un ange que vous vous
moquez de mes doutes. Il faut, dans tous les cas, que je vous voie; car,
ou vous êtes un prodige de beauté capable d'inspirer des craintes à la
belle Corilla elle-même, ou vous êtes une personne assez spirituelle pour
avouer votre laideur, et je serai bien aise de voir, pour la première fois
de ma vie, une laide femme sans prétentions.»
Il prit le bras de Corilla avec deux doigts seulement, et le fit plier
comme un brin de paille. Elle jeta un grand cri, prétendit qu'il l'avait
meurtrie, blessée; il n'en tint compte, et, ouvrant la feuille du paravent,
il montra aux regards de Consuelo l'horrible figure du baron François
de Trenck. Un habit de ville des plus riches et des plus galants avait
remplacé son sauvage costume de guerre; mais à sa taille gigantesque
et aux larges taches d'un noir rougeâtre qui sillonnaient son visage
basané, il était difficile de méconnaître un seul instant l'intrépide et
impitoyable chef des pandoures.
Consuelo ne put retenir un cri d'effroi, et retomba sur sa chaise en
pâlissant.
« N'ayez pas peur de moi, Madame, dit le baron en mettant un genou en
terre, et pardonnez-moi une témérité dont il m'est impossible, en vous
regardant, de me repentir comme je le devrais. Mais laissez-moi croire que
c'était par pitié pour moi (sachant bien que je ne pourrais vous voir sans
vous adorer) que vous refusiez de vous montrer. Ne me donnez pas ce chagrin
de penser que je vous fais peur; je suis assez laid, j'en conviens. Mais si
la guerre a fait d'un assez joli garçon une espèce de monstre, soyez sûre
qu'elle ne m'a pas rendu plus méchant pour cela.
--Plus méchant? cela était sans doute impossible! répondit Consuelo en lui
tournant le dos.
--Oui-da, répondit le baron, vous êtes une enfant bien sauvage, et votre
nourrice vous aura fait des contes de vampire sur moi, comme les vieilles
femmes de ce pays-ci n'y manquent point. Mais les jeunes me rendent plus de
justice; elles savent que si je suis un peu rude dans mes façons avec les
ennemis de la patrie, je suis très-facile à apprivoiser quand elles veulent
s'en donner la peine.»
Et, se penchant vers le miroir où Consuelo feignait de se regarder, il
attacha sur elle ce regard à la fois voluptueux et féroce dont la Corilla
avait subi la brutale fascination. Consuelo vit qu'elle ne pouvait se
débarrasser de lui qu'en l'irritant.
« Monsieur le baron, lui dit-elle, ce n'est pas de la peur que vous
m'inspirez, c'est du dégoût et de l'aversion. Vous aimez à tuer, et moi je
ne crains pas la mort; mais je hais les âmes sanguinaires, et je connais
la vôtre. J'arrive de Bohême, et j'y ai trouvé la trace de vos pas.»
Le baron changea de visage, et dit en haussant les épaules et en se
tournant vers la Corilla:
« Quelle diablesse est-ce là? La baronne de Lestock, qui m'a tiré un coup
de pistolet à bout portant dans une rencontre, n'était pas plus enragée
contre moi! Aurais-je écrasé son amant par mégarde en galopant sur quelque
buisson? Allons, ma belle, calmez-vous; je voulais plaisanter avec vous.
Si vous êtes d'humeur revêche, je vous salue; aussi bien je mérite cela
pour m'être laissé distraire un moment de ma divine Corilla.
--Votre divine Corilla, répondit cette dernière, se soucie fort peu de
vos distractions, et vous prie de vous retirer; car, dans un instant, le
directeur va venir faire sa tournée, et à moins que vous ne vouliez faire
un esclandre...
--Je m'en vais, dit le baron; je ne veux pas t'affliger et priver le public
de la fraîcheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Je
t'attendrai avec ma voiture à la sortie du théâtre après la représentation.
C'est entendu?»
Il l'embrassa bon gré mal gré devant Consuelo, et se retira.
Aussitôt la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d'avoir
si bien repoussé les fadeurs du baron. Consuelo détourna la tête; la belle
Corilla, toute souillée du baiser de cet homme, lui causait presque le même
dégoût que lui.
« Comment pouvez-vous être jalouse d'un être aussi repoussant? lui
dit-elle.
--Zingarella, tu ne t'y connais pas, répondit Corilla en souriant.
Le baron plaît à des femmes plus haut placées et soi-disant plus vertueuses
que nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gâté par des
cicatrices, a des agréments auxquels tu ne résisterais pas s'il se mettait
en tête de te le faire trouver beau.
--Ah! Corilla, ce n'est pas son visage qui me répugne le plus. Son âme
est plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son coeur est celui d'un
tigre!
--Et voilà ce qui m'a tourné la tête! répondit lestement la Corilla.
Entendre les fadeurs de tous ces efféminés qui vous harcèlent, belle
merveille en vérité! Mais enchaîner un tigre, dominer un lion des forêts,
le conduire en laisse: faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celui
dont le regard met en fuite des armées entières, et dont un coup de sabre
fait voler la tête d'un boeuf comme celle d'un pavot, c'est un plaisir plus
âpre que tous ceux que j'ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela;
je l'aimais pour sa méchanceté, mais le baron est pire. L'autre était
capable de battre sa maîtresse, celui-ci est capable de la tuer. Oh! je
l'aime davantage!
--Pauvre Corilla! dit Consuelo en laissant tomber sur elle le regard d'une
profonde pitié.
--Tu me plains de cet amour, et tu as raison; mais tu aurais encore plus de
raison si tu me l'enviais. J'aime mieux que tu m'en plaignes, après tout,
que de me le disputer.
--Sois tranquille! dit Consuelo.
--_Signora, si va cominciar!_ cria l'avertisseur à la porte.
--_Commencez!_, cria une voix de stentor à l'étage supérieur, occupé par
les salles des choristes.
--_Commencez!_» répéta une autre voix lugubre et sourde au bas de
l'escalier qui donnait sur le fond du théâtre; et les dernières syllabes,
passant comme un écho affaibli de coulisse en coulisse, aboutirent en
mourant jusqu'au souffleur, qui le traduisit au chef d'orchestre en
frappant trois coups sur le plancher. Celui-ci frappa à son tour de son
archet sur le pupitre, et, après cet instant de recueillement et de
palpitation qui précède le début de l'ouverture, la symphonie prit son
élan et imposa silence dans les loges comme au parterre.
Dès le premier acte de _Zénobie_, Consuelo produisit cet effet complet,
irrésistible, que Haydn lui avait prédit la veille. Les plus grands talents
n'ont pas tous les jours un triomphe infaillible sur la scène; même en
supposant que leurs forces n'aient pas un instant de défaillance, tous
les rôles, toutes les situations ne sont pas propres au développement de
leurs facultés les plus brillantes. C'était la première fois que Consuelo
rencontrait ce rôle et ces situations où elle pouvait être elle-même et
se manifester dans sa candeur, dans sa force, dans sa tendresse et dans
sa pureté, sans faire un travail d'art et d'attention pour s'identifier
à un personnage inconnu. Elle put oublier ce travail terrible, s'abandonner
à l'émotion du moment, s'inspirer tout à coup de mouvements pathétiques
et profonds qu'elle n'avait pas eu le temps d'étudier et qui lui furent
révélés par le magnétisme d'un auditoire sympathique. Elle y trouva
un plaisir indicible; et, ainsi qu'elle l'avait éprouvé en moins à la
répétition, ainsi qu'elle l'avait sincèrement exprimé à Joseph, ce ne fut
pas le triomphe que lui décerna le public qui l'enivra de joie, mais bien
le bonheur de réussir à se manifester, la certitude victorieuse d'avoir
atteint dans son art un moment d'idéal. Jusque-là elle s'était toujours
demandé avec inquiétude si elle n'eût pas pu tirer meilleur parti de ses
moyens et de son rôle. Cette fois, elle sentit qu'elle avait révélé toute
sa puissance, et, presque sourde aux clameurs de la foule, elle s'applaudit
elle-même dans le secret de sa conscience.
Après le premier acte, elle resta dans la coulisse pour écouter
l'intermède, où Corilla était charmante, et pour l'encourager par des
éloges sincères. Mais, après la second acte, elle sentit le besoin de
prendre un instant de repos et remonta dans la loge. Le Porpora, occupé
ailleurs, ne l'y suivit pas, et Joseph, qui, par un secret effet de la
protection impériale, avait été subitement admis à faire une partie de
violon dans l'orchestre, resta à son poste comme on peut croire.
Consuelo entra donc seule dans la loge de Corilla, dont cette dernière
venait de lui remettre la clef, y prit un verre d'eau, et se jeta pour un
instant sur le sofa. Mais tout à coup le souvenir du pandoure Trenck lui
causa une sorte de frayeur, et elle courut fermer la porte sur elle à
double tour. Il n'y avait pourtant guère d'apparence qu'il vînt la
tourmenter. Il avait été se mettre dans la salle au lever du rideau,
et Consuelo l'avait distingué à un balcon, parmi ses plus fanatiques
admirateurs. Il était passionné pour la musique; né et élevé en Italie,
il en parlait la langue aussi harmonieusement qu'un Italien véritable,
chantait agréablement, et «s'il ne fût né avec d'autres ressources, il eût
pu faire fortune au théâtre,» à ce que prétendent ses biographes.
Mais quelle terreur s'empara de Consuelo, lorsqu'en retournant au sofa,
elle vit le fatal paravent s'agiter et s'entr'ouvrir pour faire apparaître
le maudit pandoure.
Elle s'élança vers la porte; mais Trenck y fut avant elle, et s'appuyant
le dos contre la serrure:
«Un peu de calme, ma charmante, lui dit-il avec un affreux sourire. Puisque
vous partagez cette loge avec la Corilla, il faut bien vous accoutumer à y
rencontrer l'amant de celle belle, et vous ne pouviez pas ignorer qu'il
avait une double clef dans sa poche. Vous êtes venue vous jeter dans la
caverne du lion... Oh! ne songez pas à crier! Personne ne viendrait. On
connaît la présence d'esprit de Trenck, la force de son poignet, et le peu
de cas qu'il fait de la vie des sots. Si on le laisse pénétrer ici, en
dépit de la consigne impériale, c'est qu'apparemment il n'y a pas, parmi
tous vos baladins, un homme assez hardi pour le regarder en face. Voyons,
qu'avez-vous à pâlir et à trembler? Êtes-vous donc si peu sûre de vous
que vous ne puissiez écouter trois paroles sans perdre la tête? Ou bien
croyez-vous que je sois homme à vous violenter et à vous faire outrage?
Ce sont des contes de vieille femme qu'on vous a faits là, mon enfant.
Trenck n'est pas si méchant qu'on le dit, et c'est pour vous en convaincre
qu'il veut causer un instant avec vous.
--Monsieur, je ne vous écouterai point que vous n'ayez ouvert cette porte,
répondit Consuelo en s'armant de résolution. A ce prix, je consentirai à
vous laisser parler. Mais si vous persistez à me renfermer avec vous ici,
je croirai que cet homme si brave et si fort doute de lui-même, et craint
d'affronter mes camarades les baladins.
--Ah! vous avez raison, dit Trenck en ouvrant la porte toute grande; et,
si vous ne craignez pas de vous enrhumer, j'aime mieux avoir de l'air que
d'étouffer dans le musc dont la Corilla remplit cette petite chambre.
Vous me rendez service.»
En parlant ainsi, il revint s'emparer des deux mains de Consuelo, la força
de s'asseoir sur le sofa, et se mit à ses genoux sans quitter ses mains
qu'elle ne pouvait lui disputer sans entamer une lutte puérile, funeste
peut-être à son honneur; car le baron semblait attendre et provoquer la
résistance qui réveillait ses instincts violents et lui faisait perdre
tout scrupule et tout respect. Consuelo le comprit et se résigna à la
honte d'une transaction douteuse. Mais une larme qu'elle ne put retenir
tomba lentement sur sa joue pâle et morne. Le baron la vit, et, au lieu
d'être attendri et désarmé, il laissa une joie ardente et cruelle jaillir
de ses paupières sanglantes, éraillées et mises à vif par la brûlure.
«Vous êtes bien injuste pour moi, lui dit-il avec une voix dont la douceur
caressante trahissait une satisfaction hypocrite. Vous me haïssez sans
me connaître, et vous ne voulez pas écouter ma justification. Moi, je ne
puis me résigner sottement à votre aversion. Il y a une heure, je ne m'en
souciais pas; mais depuis que j'ai entendu la divine Porporina, depuis que
je l'adore, je sens qu'il faut vivre pour elle, ou mourir de sa main.
--Epargnez-vous cette ridicule comédie... dit Consuelo indignée.
--Comédie? interrompit le baron; tenez, dit-il en tirant de sa poche un
pistolet chargé qu'il arma lui-même et qu'il lui présenta: vous allez
garder cette arme dans une de vos belles mains, et, si je vous offense
malgré moi en vous parlant, si je continue à vous être odieux, tuez-moi
si bon vous semble. Quant à cette autre main, je suis résolu à la retenir
tant que vous ne m'aurez pas permis de la baiser. Mais je ne veux devoir
cette faveur qu'à votre bonté, et vous me verrez la demander et l'attendre
patiemment sous le canon de cette arme meurtrière que vous pouvez tourner
vers moi quand mon obsession vous deviendra insupportable.»
En effet, Trenck mit le pistolet dans la main droite de Consuelo, et
lui retint de force la main gauche, en demeurant à ses genoux avec une
confiance de fatuité incomparable. Consuelo se sentit bien forte dès cet
instant, et, plaçant le pistolet de manière à s'en servir au premier
danger, elle lui dit en souriant:
«Vous pouvez parler, je vous écoute.»
Comme elle disait cela, il lui sembla entendre des pas dans le corridor
et voir l'ombre d'une personne qui se dessinait déjà devant la porte.
Mais cette ombre s'effaça aussitôt, soit que la personne eût retourné
sur ses pas, soit que cette frayeur de Consuelo fût imaginaire. Dans la
situation où elle se trouvait, et n'ayant plus à craindre qu'un scandale,
l'approche de toute personne indifférente ou secourable lui faisait plus
de peur que d'envie; si elle gardait le silence, le baron, surpris à ses
genoux, avec la porte ouverte, ne pouvait manquer de paraître effrontément
en bonne fortune auprès d'elle; si elle appelait, si elle criait au
secours, le baron tuerait certainement le premier qui entrerait. Cinquante
traits de ce genre ornaient le mémorial de sa vie privée, et les victimes
de ses passions n'en passaient pas pour moins faibles ou moins souillées.
Dans cette affreuse alternative, Consuelo ne pouvait que désirer une
prompte explication, et espérer de son propre courage qu'elle mettrait
Trenck à la raison sans qu'aucun témoin pût commenter et interpréter à son
gré celle scène bizarre.
Il comprit une partie de sa pensée, et alla pousser la porte, mais sans la
fermer entièrement.
«Vraiment, Madame, lui dit-il en revenant vers elle, ce serait folie de
vous exposer à la méchanceté des passants, et il faut que cette querelle
se termine entre nous deux seulement. Écoutez-moi; je vois vos craintes,
et je comprends les scrupules de votre amitié pour Corilla. Votre honneur,
votre réputation de loyauté, me sont plus chers encore que les moments
précieux où je vous contemple sans témoins. Je sais bien que cette
panthère, dont j'étais épris encore il y a une heure, vous accuserait de
trahison si elle me surprenait à vos pieds. Elle n'aura pas ce plaisir
les moments sont comptés. Elle en a encore pour dix minutes à divertir
le public par ses minauderies. J'ai donc le temps de vous dire que si je
l'ai aimée, je ne m'en souviens déjà pas plus que de la première pomme que
j'ai cueillie; ainsi ne craignez pas de lui enlever un coeur qui ne lui
appartient plus, et d'où rien ne pourra effacer désormais votre image.
Vous seule, Madame, régnez sur moi et pouvez disposer de ma vie. Pourquoi
hésiteriez-vous? Vous avez, dit-on, un amant; je vous en débarrasserai
avec une chiquenaude. Vous êtes gardée à vue par un vieux tuteur sombre et
jaloux; je vous enlèverai à sa barbe. Vous êtes traversée au théâtre par
mille intrigues; le public vous adore, il est vrai; mais le public est un
ingrat qui vous abandonnera au premier enrouement que vous aurez. Je suis
immensément riche, et je puis faire de vous une princesse, presque une
reine, dans une contrée sauvage, mais où je puis vous bâtir, en un clin
d'oeil, des palais et des théâtres plus beaux et plus vastes que ceux de la
cour de Vienne. S'il vous faut un public, d'un coup de baguette j'en ferai
sortir de terre, un aussi dévoué, aussi soumis, aussi fidèle que celui de
Vienne l'est peu. Je ne suis pas beau, je le sais; mais les cicatrices qui
ornent mon visage sont plus respectables et plus glorieuses que le fard
qui couvre les joues blêmes de vos histrions. Je suis dur à mes esclaves
et implacable à mes ennemis; mais je suis doux pour mes bons serviteurs, et
ceux que j'aime nagent dans la joie, dans la gloire et dans l'opulence.
Enfin, je suis parfois violent; on vous a dit vrai. On n'est pas brave et
fort comme je le suis, sans aimer à faire usage de sa puissance, quand
la vengeance et l'orgueil vous y convient. Mais une femme pure, timide,
douce et charmante comme vous l'êtes, peut dompter ma force, enchaîner ma
volonté, et me tenir sous ses pieds comme un enfant. Essayez seulement;
fiez-vous à moi dans le mystère pendant quelque temps et, quand vous me
connaîtrez, vous verrez que vous pouvez me remettre le soin de votre
avenir et me suivre en Esclavonie. Vous souriez! vous trouvez que ce nom
ressemble à celui d'esclavage. C'est moi, céleste Porporina, qui serai
ton esclave. Regarde-moi et accoutume-toi à cette laideur que ton amour
pourrait embellir. Dis un mot, et tu verras que les yeux rouges de Trenck
l'Autrichien peuvent verser des larmes de tendresse et de joie, aussi
bien que les beaux yeux de Trenck le Prussien, ce cher cousin que j'aime,
quoique nous ayons combattu dans des rangs ennemis, et qui ne t'a pas été
indifférent, à ce qu'on assure. Mais ce Trenck est un enfant; et celui qui
te parle, jeune encore (il n'a que trente-quatre ans, quoique son visage
sillonné de la foudre en accuse le double), a passé l'âge des caprices,
et t'assurera de longues années de bonheur. Parle, parle, dis oui, et tu
verras que la passion peut me transfigurer et faire un Jupiter rayonnant
de Trenck à la gueule brûlée. Tu ne me réponds pas, une touchante pudeur
te fait hésiter encore? Eh bien! ne dis rien, laisse-moi baiser ta main,
et je m'éloigne plein de confiance et de bonheur. Vois si je suis un brutal
et un tigre tel qu'on m'a dépeint! Je ne te demande qu'une innocente
faveur, et je l'implore à genoux, moi qui, de mon souffle, pouvais te
terrasser et connaître encore, malgré ta haine, un bonheur dont les dieux
eussent été jaloux!»
Consuelo examinait avec surprise cet homme affreux qui séduisait tant de
femmes. Elle étudiait cette fascination qui, en effet, eût été irrésistible
en dépit de la laideur, si c'eût été la figure d'un homme de bien, animé
de la passion d'un homme de coeur; mais ce n'était que la laideur d'un
voluptueux effréné, et sa passion n'était que le don quichottisme d'une
présomption impertinente.
«Avez-vous tout dit, monsieur le baron?» lui demanda-t-elle avec
tranquillité.
Mais, tout à coup elle rougit et pâlit en regardant une poignée de gros
brillants, de perles énormes et de rubis d'un grand prix que le despote
slave venait de jeter sur ses genoux. Elle se leva brusquement et fit
rouler par terre toutes ces pierreries que la Corilla devait ramasser.
«Trenck, lui dit-elle avec la force du mépris et de l'indignation, tu es
le dernier des lâches avec toute ta bravoure. Tu n'as jamais combattu que
des agneaux et des biches, et tu les as égorgés sans pitié. Si un homme
véritable s'était retourné contre toi, tu te serais enfui comme un loup
féroce et poltron que tu es. Tes glorieuses cicatrices, je sais que tu les
as reçues dans une cave, où tu cherchais l'or des vaincus au milieu des
cadavres. Tes palais et ton petit royaume, c'est le sang d'un noble peuple
auquel le despotisme impose un compatriote tel que toi, qui les a payés;
c'est le denier arraché à la veuve et à l'orphelin; c'est l'or de la
trahison; c'est le pillage des églises où tu feins de te prosterner et de
réciter le chapelet (car tu es cagot, pour compléter toutes tes grandes
qualités). Ton cousin, Trenck le Prussien, que tu chéris si tendrement, tu
l'as trahi et tu as voulu le faire assassiner; ces femmes dont tu as fait
la gloire et le bonheur, tu les avais violées après avoir égorgé leurs
époux et leurs pères. Cette tendresse que tu viens d'improviser pour moi,
c'est le caprice d'un libertin blasé. Cette soumission chevaleresque qui
t'a fait remettre ta vie dans mes mains, c'est la vanité d'un sot qui se
croit irrésistible; et cette légère faveur que tu me demandes, ce serait
une souillure dont je ne pourrais me laver que par le suicide. Voilà mon
dernier mot, pandoure à la gueule brûlée! Ote-toi de devant mes yeux, fuis!
car si tu ne laisses ma main, que depuis un quart d'heure tu glaces dans la
tienne, je vais purger la terre d'un scélérat en te faisant sauter la tête.
--C'est là ton dernier mot, fille d'enfer? s'écria Trenck; eh bien, malheur
à toi! le pistolet que je dédaigne de faire sauter de ta main tremblante
n'est chargé que de poudre; une petite brûlure de plus ou de moins ne
fait pas grand'peur à celui qui est à l'épreuve du feu. Tire ce pistolet,
fais du bruit, c'est tout ce que je désire! Je serai content d'avoir des
témoins de ma victoire; car maintenant rien ne peut te soustraire à mes
embrassements, et tu as allumé en moi, par ta folie, des feux que tu eusses
pu contenir avec un peu de prudence.»
En parlant ainsi, Trenck saisit Consuelo dans ses bras, mais au même
instant la porte s'ouvrit; un homme dont la figure était entièrement
masquée par un crêpe noir noué derrière la tête, étendit la main sur le
pandoure, le fit plier et osciller comme un roseau battu par le vent,
et le coucha rudement par terre. Ce fut l'affaire de quelques secondes.
Trenck, étourdi d'abord, se releva, et, les yeux hagards, la bouche
écumante, l'épée à la main, s'élança vers son ennemi qui gagnait la
porte et semblait fuir. Consuelo s'élança aussi sur le seuil, croyant
reconnaître, dans cet homme déguisé la tailla élevée et le bras robuste
du comte Albert. Elle le vit reculer jusqu'au bout du corridor, où un
escalier tournant fort rapide descendait vers la rue. Là, il s'arrêta,
attendit Trenck, se baissa rapidement pendant que l'épée du baron allait
frapper la muraille, et le prenant à bras le corps, le précipita par-dessus
ses épaules, la tête la première, dans l'escalier. Consuelo entendit rouler
le géant, elle voulut courir vers son libérateur en l'appelant Albert;
mais il avait disparu avant qu'elle eût eu la force de faire trois pas.
Un affreux silence régnait sur l'escalier.
«_Signora, cinque-minuti!_[1] lui dit d'un air paterne l'avertisseur en
débusquant par l'escalier du théâtre qui aboutissait au même palier.
Comment cette porte se trouve-t-elle ouverte? ajouta-t-il en regardant
la porte de l'escalier où Trenck avait été précipité; vraiment Votre
Seigneurie courait risque de s'enrhumer dans ce corridor!»
[Note 1: On va commencer dans cinq minutes.]
Il tira la porte, qu'il ferma à clef, suivant sa consigne, et Consuelo,
plus morte que vive, rentra dans la loge, jeta par la fenêtre le pistolet
qui était resté sous le sofa, repoussa du pied sous les meubles les
pierreries de Trenck qui brillaient sur le tapis, et se rendit sur le
théâtre où elle trouva Corilla encore toute rouge et toute essoufflée du
triomphe qu'elle venait d'obtenir dans l'intermède.
XCVIII.
Malgré l'agitation convulsive qui s'était emparée de Consuelo, elle se
surpassa encore dans le troisième acte. Elle ne s'y attendait pas, elle n'y
comptait plus; elle entrait sur le théâtre avec la résolution désespérée
d'échouer avec honneur, en se voyant tout à coup privée de sa voix et de
ses moyens au milieu d'une lutte courageuse. Elle n'avait pas peur: mille
sifflets n'eussent rien été au prix du danger et de la honte auxquels
elle venait d'échapper par une sorte d'intervention miraculeuse. Un autre
miracle suivit celui-là; le bon génie de Consuelo semblait veiller sur
elle: elle eut plus de voix qu'elle n'en avait jamais eu; elle chanta avec
plus de _maestria_, et joua avec plus d'énergie et de passion qu'il ne lui
était encore arrivé. Tout son être était exalté à sa plus haute puissance;
il lui semblait bien, à chaque instant, qu'elle allait se briser comme une
corde trop tendue; mais cette excitation fébrile la transportait dans une
sphère fantastique: elle agissait comme dans un rêve, et s'étonnait d'y
trouver les forces de la réalité.
Et puis une pensée de bonheur la ranimait à chaque crainte de défaillance.
Albert, sans aucun doute, était là. Il était à Vienne depuis la veille au
moins. Il l'observait, il suivait tout ses mouvements, il veillait sur
elle; car à quel autre attribuer le secours imprévu qu'elle venait de
recevoir, et la force presque surnaturelle dont il fallait qu'un homme
fût doué pour terrasser François de Trenck, l'Hercule esclavon? Et si, par
une de ces bizarreries dont son caractère n'offrait que trop d'exemples,
il refusait de lui parler, s'il semblait vouloir se dérober à ses regards,
il n'en était pas moins évident qu'il l'aimait toujours ardemment,
puisqu'il la protégeait avec tant de sollicitude, et la préservait avec
tant d'énergie.
«Eh bien, pensa Consuelo, puisque Dieu permet que mes forces ne me
trahissent pas, je veux qu'il me voie belle dans mon rôle, et que, du coin
de la salle d'où sans doute il m'observe en cet instant, il jouisse d'un
triomphe que je ne dois ni à la cabale ni au charlatanisme.»
Tout en se conservant à l'esprit de son rôle, elle le chercha des yeux,
mais elle ne le put découvrir; et lorsqu'elle rentrait dans les coulisses,
elle l'y cherchait encore, avec aussi peu de succès. Où pouvait-il être?
où se cachait-il? avait-il tué le pandoure sur le coup, en le jetant au bas
de l'escalier? Était-il forcé de se dérober aux poursuites? allait-il venir
lui demander asile auprès du Porpora? le retrouverait-elle, cette fois,
en rentrant à l'ambassade? Ces perplexités disparaissaient dès qu'elle
rentrait en scène: elle oubliait alors, comme par un effet magique, tous
les détails de sa vie réelle, pour ne plus sentir qu'une vague attente,
mêlée d'enthousiasme, de frayeur, de gratitude et d'espoir. Et tout cela
était dans son rôle, et se manifestait en accents admirables de tendresse
et de vérité.
Elle fut rappelée après la fin; et l'impératrice lui jeta, la première, de
sa loge, un bouquet où était attaché un présent assez estimable. La cour et
la ville suivirent l'exemple de la souveraine en lui envoyant une pluie de
fleurs. Au milieu de ces palmes embaumées, Consuelo vit tomber à ses pieds
une branche verte, sur laquelle ses yeux s'attachèrent involontairement.
Dès que le rideau fut hissé pour la dernière fois, elle la ramassa.
C'était une branche de cyprès. Alors toutes les couronnes du triomphe
disparurent de sa pensée, pour ne lui laisser à contempler et à commenter
que cet emblème funèbre, un signe de douleur et d'épouvante, l'expression,
peut-être, d'un dernier adieu. Un froid mortel succéda à la fièvre de
l'émotion; une terreur insurmontable fit passer un nuage devant ses yeux.
Ses jambes se dérobèrent, et on l'emporta défaillante dans la voiture de
l'ambassadeur de Venise, où le Porpora chercha en vain à lui arracher un
mot. Ses lèvres étaient glacées; et sa main pétrifiée tenait, sous son
manteau, cette branche de cyprès, qui semblait avoir été jetée sur elle par
le vent de là mort.
En descendant l'escalier du théâtre, elle n'avait pas vu des traces de
sang; et, dans la confusion de la sortie, peu de personnes les avaient
remarquées. Mais tandis qu'elle regagnait l'ambassade, absorbée dans de
sombres méditations, une scène assez triste se passait à huis clos dans le
foyer des acteurs. Peu de temps avant la fin du spectacle, les employés du
théâtre, en rouvrant toutes les portes, avaient trouvé le baron de Trenck
évanoui au bas de l'escalier et baigné dans son sang. On l'avait porté dans
une des salles réservées aux artistes; et, pour ne pas faire d'éclat et de
confusion, on avait averti, sous main, le directeur, le médecin du théâtre
et les officiers de police, afin qu'ils vinssent constater le fait. Le
public et la troupe évacuèrent donc la salle et le théâtre sans savoir
l'événement, tandis que les gens de l'art, les fonctionnaires impériaux et
quelques témoins compatissants s'efforçaient de secourir et d'interroger le
pandoure. La Corilla, qui attendait la voiture de son amant, et qui avait
envoyé plusieurs fois sa soubrette s'informer de lui, fut prise d'humeur
et d'impatience, et se hasarda à descendre elle-même, au risque de s'en
retourner à pied. Elle rencontra M. Holzbaüer, qui connaissait ses
relations avec Trenck, et qui la conduisit au foyer où elle trouva son
amant avec la tête fendue et le corps tellement endolori de contusions,
qu'il ne pouvait faire un mouvement. Elle remplit l'air de ses gémissements
et de ses plaintes. Holzbaüer fit sortir les témoins inutiles, et ferma les
portes. La cantatrice, interrogée, ne put rien dire et rien présumer pour
éclaircir l'affaire. Enfin Trenck, ayant un peu repris ses esprits, déclara
qu'étant venu dans l'intérieur du théâtre sans permission, pour voir de
près les danseuses, il avait voulu se hâter de sortir avant la fin; mais
que, ne connaissant pas les détours du labyrinthe, le pied lui avait manqué
sur la première marche de ce maudit escalier. Il était tombé brusquement et
avait roulé jusqu'en bas. On se contenta de cette explication; et on le
reporta chez lui, où la Corilla l'alla soigner avec un zèle qui lui fit
perdre la faveur du prince Kaunitz, et par suite la bienveillance de Sa
Majesté; mais elle en fit hardiment le sacrifice, et Trenck, dont le corps
de fer avait résisté à des épreuves plus rudes, en fut quitte pour huit
jours de courbature et une cicatrice de plus à la tête. Il ne se vanta à
personne de sa mésaventure, et se promit seulement de la faire payer cher
à Consuelo. Il l'eût fait cruellement sans doute, si un mandat d'arrêt ne
l'eût arraché brusquement des bras de Corilla pour le jeter dans la prison
militaire, à peine rétabli de sa chute et grelottant encore la fièvre[1].
Ce qu'une sourde rumeur publique avait annoncé au chanoine commençait
à se réaliser. Les richesses du pandoure avaient allumé chez des hommes
influents et d'habiles créatures, une soif ardente, inextinguible. Il en
fut la victime mémorable. Accusé de tous les crimes qu'il avait commis et
de tous ceux que lui prêtèrent les gens intéressés à sa perte, il commença
à endurer les lenteurs, les vexations, les prévarications impudentes, les
injustices raffinées d'un long et scandaleux procès. Avare, malgré son
ostentation, et fier, malgré ses vices, il ne voulut pas payer le zèle de
ses protecteurs ou acheter la conscience de ses juges. Nous le laisserons
jusqu'à nouvel ordre dans la prison, où s'étant porté à quelque violence,
il eut la douleur de se voir enchaîné par un pied. Honte et infamie! ce fut
précisément le pied qui avait été brisé d'un éclat de bombe dans une de ses
plus belles actions militaires. Il avait subi la scarification de l'os
gangrené, et, à peine rétabli, il était remonté à cheval pour reprendre
son service avec une fermeté héroïque. On scella un anneau de fer et une
lourde chaîne sur cette affreuse cicatrice. La blessure se rouvrit, et il
supporta de nouvelles tortures, non plus pour servir Marie-Thérèse, mais
pour l'avoir trop bien servie. La grande reine, qui n'avait pas été fâchée
de lui voir pressurer et déchirer cette malheureuse et dangereuse Bohême,
rempart peu assuré contre l'ennemi, à cause de son antique haine nationale,
_le roi_ Marie-Thérèse, qui, n'ayant plus besoin des crimes de Trenck et
des excès des pandoures pour s'affermir sur le trône, commençait à les
trouver monstrueux et irrémissibles, fut censée ignorer ces barbares
traitements; de même que le grand Frédéric fut censé ignorer les féroces
recherches de cruauté, les tortures de l'inanition et les soixante-huit
livres de fers dont fut martyrisé, un peu plus tard, l'autre baron de
Trenck, son beau page, son brillant officier d'ordonnance, le sauveur
et l'ami de notre Consuelo. Tous les flatteurs qui nous ont transmis
légèrement le récit de ces abominables histoires en ont attribué l'odieux
à des officiers subalternes, à des commis obscurs, pour en laver la
mémoire des souverains; mais ces souverains, si mal instruits des abus
de leurs geôles, savaient si bien, au contraire, ce qui s'y passait,
que Frédéric-le-Grand donna en personne le dessin des fers que Trenck
le Prussien porta neuf ans dans son sépulcre de Magdebourg; et si
Marie-Thérèse n'ordonna pas précisément qu'on enchaînât Trenck l'Autrichien
son valeureux pandoure par le pied mutilé, elle fut toujours sourde à ses
plaintes, inaccessible à ses révélations. D'ailleurs, dans la honteuse
orgie que ses gens firent des richesses du vaincu, elle sut fort bien
prélever la part du lion et refuser justice à ses héritiers.
[Note 1: La vérité historique exige que nous disions aussi par quelles
bravades Trenck provoqua ce traitement inhumain. Dès le premier jour
de son arrivée à Vienne, il avait été mis aux arrêts à son domicile par
ordre impérial. Il n'en avait pas moins été se montrer à l'Opéra le soir
même, et dans un entr'acte il avait voulu jeter le comte Gossau dans le
parterre.]
Revenons à Consuelo, car il est de notre devoir de romancier de passer
rapidement sur les détails qui tiennent à l'histoire. Cependant nous ne
savons pas le moyen d'isoler absolument les aventures de notre héroïne
des faits qui se passèrent dans son temps et sous ses yeux. En apprenant
l'infortune du pandoure, elle ne songea plus aux outrages dont il l'avait
menacée, et, profondément révoltée de l'iniquité de son sort, elle aida
Corilla à lui faire passer de l'argent, dans un moment où on lui refusait
les moyens d'adoucir la rigueur de sa captivité. La Corilla, plus prompte
encore à dépenser l'argent qu'à l'acquérir, se trouvait justement à sec le
jour où un émissaire de son amant vint en secret lui réclamer la somme
nécessaire. Consuelo fut la seule personne à laquelle cette fille, dominée
par l'instinct de la confiance et de l'estime, osât recourir. Consuelo
vendit aussitôt le cadeau que l'impératrice lui avait jeté sur la scène à
la fin de _Zénobie_, et en remit le prix à sa camarade, en l'approuvant
de ne point abandonner le malheureux Trenck dans sa détresse. Le zèle et le
courage que mit la Corilla à servir son amant tant qu'il lui fut possible,
jusqu'à s'entendre amiablement à cet égard avec une baronne qui était sa
maîtresse en titre, et dont elle était mortellement jalouse, rendirent une
sorte d'estime à Consuelo pour cette créature corrompue, mais non perverse,
qui avait encore de bons mouvements de coeur et des élans de générosité
désintéressée. «Prosternons-nous devant l'oeuvre de Dieu, disait-elle à
Joseph qui lui reprochait quelquefois d'avoir trop d'abandon avec cette
Corilla. L'âme humaine conserve toujours dans ses égarements quelque chose
de bon et de grand où l'on sent avec respect et où l'on retrouve avec joie
cette empreinte sacrée qui est comme le sceau de la main divine. Là où il y
a beaucoup à plaindre, il y a beaucoup à pardonner, et là où l'on trouve à
pardonner, sois certain, bon Joseph, qu'il y a quelque chose à aimer. Cette
pauvre Corilla, qui vit à la manière des bêtes, a encore parfois les traits
d'un ange. Va, je sens qu'il faut que je m'habitue, si je reste artiste, à
contempler sans effroi et sans colère ces turpitudes douloureuses où la vie
des femmes perdues s'écoule entre le désir du bien et l'appétit du mal,
entre l'ivresse et le remords. Et même, je te l'avoue, il me semble que le
rôle de soeur de charité convient mieux à la santé de ma vertu qu'une vie
plus épurée et plus douce, des relations plus glorieuses et plus agréables,
le calme des êtres forts, heureux et respectés. Je sens que mon coeur est
fait comme le paradis du tendre Jésus, où il y aura plus de joie et
d'accueil pour un pêcheur converti que pour cent justes triomphants.
Je le sens fait pour compatir, plaindre, secourir et consoler. Il me semble
que le nom que ma mère m'a donné au baptême m'impose ce devoir et cette
destinée. Je n'ai pas d'autre nom, Beppo! La société ne m'a pas imposé
l'orgueil d'un nom de famille à soutenir; et si, au dire du monde, je
m'avilis en cherchant quelques parcelles d'or pur au milieu de la fange
des mauvaises moeurs d'autrui, je n'ai pas de compte à rendre au monde.
J'y suis la Consuelo, rien de plus; et c'est assez pour la fille de la
Rosmunda; car la Rosmunda était une pauvre femme dont on parlait plus mal
encore que de la Corilla, et, telle qu'elle était, je devais et je pouvais
l'aimer. Elle n'était pas respectée comme Marie-Thérèse, mais elle n'eût
pas fait attacher Trenck par le pied pour le faire mourir dans les tortures
et s'emparer de son argent. La Corilla ne l'eût pas fait non plus; et
pourtant, au lieu de se battre pour elle, ce Trenck, qu'elle aide dans son
malheur, l'a bien souvent battue. Joseph! Joseph! Dieu est un plus grand
empereur que tous les nôtres; et peut-être bien, puisque Madeleine a chez
lui un tabouret de duchesse à côté de la Vierge sans tache, la Corilla
aura-t-elle le pas sur Marie-Thérèse pour entrer à cette cour-là. Quant à
moi, dans ces jours que j'ai à passer sur la terre, je t'avoue que, s'il
me fallait quitter les âmes coupables et malheureuses pour m'asseoir au
banquet des justes dans la prospérité morale, je croirais n'être plus dans
le chemin de mon salut. Oh! le noble Albert l'entendait bien comme moi, et
ce ne serait pas lui qui me blâmerait d'être bonne pour Corilla.»
Lorsque Consuelo disait ces choses à son ami Beppo, quinze jours s'étaient
écoulés depuis la soirée de _Zénobie_ et l'aventure du baron de Trenck.
Les six représentations pour lesquelles on l'avait engagée avaient eu lieu.
Madame Tesi avait reparu au théâtre. L'impératrice travaillait le Porpora
en dessous main par l'ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariage
de Consuelo avec Haydn la condition de l'engagement définitif de cette
dernière au théâtre impérial, après l'expiration de celui de la Tesi.
Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu'à
Albert qui n'avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles.
Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille décisions
contraires. Ces perplexités et le choc de ces émotions l'avaient rendue un
peu malade. Elle gardait la chambre depuis qu'elle en avait fini avec le
théâtre, et contemplait sans cesse cette branche de cyprès qui lui semblait
avoir été enlevée à quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.
Beppo, seul ami à qui elle pût ouvrir son coeur, avait d'abord voulu la
dissuader de l'idée qu'Albert était venu à Vienne. Mais lorsqu'elle lui eut
montré la branche de cyprès, il rêva profondément à tout ce mystère, et
finit par croire à la part du jeune comte dans l'aventure de Trenck.
«Ecoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert est
venu à Vienne effectivement. Il t'a vue, il t'a écoutée, il a observé
toutes tes démarches, il a suivi tous tes pas. Le jour où nous causions
sur la scène, le long du décor de l'Araxe, il a pu être de l'autre côté de
cette toile et entendre les regrets que j'exprimais de te voir enlevée au
théâtre au début de ta gloire. Toi-même tu as laissé échapper je ne sais
quelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu préférais l'éclat
de ta carrière à la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t'a
vue entrer dans cette chambre de Corilla, où peut-être, puisqu'il était là
toujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instants
auparavant. Le temps qu'il a mis à te secourir prouverait presque qu'il te
croyait là de ton plein gré; et ce sera donc après avoir succombé à la
tentation d'écouter à la porte, qu'il aura compris l'imminence de son
intervention.
--Fort bien, dit Consuelo; mais pourquoi agir avec mystère? pourquoi se
cacher la figure d'un crêpe?
--Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-être a-t-il été
l'objet de méchants rapports à la cour; peut-être avait-il des raisons de
politique pour se cacher: peut-être son visage n'était-il pas inconnu à
Trenck. Qui sait si, durant les dernières guerres, il ne l'a pas vu en
Bohême, s'il ne l'a pas affronté, menacé? s'il ne lui a pas fait lâcher
prise lorsqu'il avait la main sur quelque innocent? Le comte Albert a pu
faire obscurément de grands actes de courage et d'humanité dans son pays,
tandis qu'on le croyait endormi dans sa grotte du Schreckenstein: et s'il
les a faits, il est certain qu'il n'aura pas songé à te les raconter,
puisqu'il est, à ton dire, le plus humble et le plus modeste des hommes.
Il a donc agi sagement en ne châtiant pas le pandoure à visage découvert;
car si l'impératrice punit le pandoure aujourd'hui pour avoir dévasté sa
chère Bohême, sois sûre qu'elle n'en est pas plus disposée pour cela à
laisser impunie dans le passé une résistance ouverte contre le pandoure
de la part d'un Bohémien.
--Tout ce que tu dis est fort juste, Joseph, et me donne à penser. Mille
inquiétudes s'élèvent en moi maintenant. Albert peut avoir été reconnu,
arrêté, et cela peut avoir été aussi ignoré du public que la chute de
Trenck dans l'escalier. Hélas! peut-être est-il, en cet instant, dans les
prisons de l'arsenal, à côté du cachot de Trenck!. Et c'est pour moi qu'il
subit ce malheur!
--Rassure-toi, je ne crois pas cela. Le comte Albert aura quitté Vienne
sur-le-champ, et tu recevras bientôt de lui une lettre datée de Riesenburg.