George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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--En as-tu le pressentiment, Joseph?

--Oui, je l'ai. Mais si tu veux que je te dise toute ma pensée, je
crois que cette lettre sera toute différente de celle que tu attends.
Je suis convaincu que, loin de persister à obtenir d'une généreuse amitié
le sacrifice que tu voulais lui faire de ta carrière d'artiste, il a
renoncé déjà à ce mariage, et va bientôt te rendre ta liberté. S'il est
intelligent, noble et juste, comme tu le dis, il doit se faire un scrupule
de t'arracher au théâtre, que tu aimes passionnément... ne le nie pas!
Je l'ai bien vu, et il a dû le voir et le comprendre aussi bien que moi,
en écoutant _Zénobie_. Il rejettera donc un sacrifice au-dessus de
tes forces, et je l'estimerais peu s'il ne le faisait pas.

--Mais relis donc son dernier billet! Tiens, le voilà, Joseph! Ne me
disait-il pas qu'il m'aimerait au théâtre aussi bien que dans le monde
ou dans un couvent? Ne pouvait-il admettre l'idée de me laisser libre en
m'épousant?

--Dire et faire, penser et être sont deux. Dans le rêve de la passion,
tout semble possible; mais quand la réalité frappe tout à coup nos yeux,
nous revenons avec effroi à nos anciennes idées. Jamais je ne croirai qu'un
homme de qualité voie sans répugnance son épouse exposée aux caprices et
aux outrages d'un parterre. En mettant le pied, pour la première fois de sa
vie certainement, dans les coulisses, le comte a eu, dans la conduite de
Trenck envers toi, un triste échantillon des malheurs et des dangers de ta
vie de théâtre. Il se sera éloigné, désespéré, il est vrai, mais guéri de
sa passion et revenu de ses chimères. Pardonne-moi si je te parle ainsi,
ma soeur Consuelo. Je le dois; car c'est un bien pour toi que l'abandon du
comte Albert. Tu le sentiras plus tard, quoique tes yeux se remplissent de
larmes en ce moment. Sois juste envers ton fiancé, au lieu d'être humiliée
de son changement. Quand il te disait que le théâtre ne lui répugnait
point, il s'en faisait un idéal qui s'est écroulé au premier examen.
Il a reconnu alors qu'il devait faire ton malheur en t'en arrachant, ou
consommer le sien en t'y suivant.

--Tu as raison, Joseph. Je sens que tu es dans le vrai; mais laisse-moi
pleurer. Ce n'est point l'humiliation d'être délaissée et dédaignée qui me
serre le coeur: c'est le regret à un idéal que je m'étais fait de l'amour
et de sa puissance, comme Albert s'était fait un idéal de ma vie de
théâtre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne de
lui (du moins dans l'opinion des hommes) en suivant ce chemin-là. Et moi je
suis forcée de reconnaître que l'amour n'est pas assez fort pour vaincre
tous les obstacles et abjurer tous les préjugés.

--Sois équitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n'as pu accorder.
Tu n'aimais pas assez pour renoncer  à ton art sans hésitation et sans
déchirement: ne trouve pas mauvais que le comte Albert n'ait pas pu rompre
avec le monde sans épouvante et sans consternation.

--Mais, quelle que fût ma secrète douleur (je puis bien l'avouer
maintenant), j'étais résolue à lui sacrifier tout; et lui, au contraire...

--Songe que la passion était en lui, non en toi. Il demandait avec ardeur;
tu consentais avec effort. Il voyait bien que tu allais t'immoler; il a
senti, non-seulement qu'il avait le droit de te débarrasser d'un amour que
tu n'avais pas provoqué, et dont ton âme ne reconnaissait pas la nécessité,
mais encore qu'il était obligé par sa conscience à le faire.»

Cette raisonnable conclusion convainquit Consuelo de la sagesse et de la
générosité d'Albert. Elle craignait, en s'abandonnant à la douleur, de
céder aux suggestions de l'orgueil blessé, et, en acceptant l'hypothèse
de Joseph, elle se soumit et se calma; mais, par une bizarrerie bien
connue du coeur humain, elle ne se vit pas plus tôt libre de suivre
son goût pour le théâtre, sans distraction et sans remords, qu'elle se
sentit effrayée de son isolement au milieu de toute cette corruption, et
consternée de l'avenir de fatigues et de luttes qui s'ouvrait devant elle.
La scène est une arène brûlante; quand on y est, on s'y exalte, et toutes
les émotions de la vie paraissent froides et pâles en comparaison; mais
quand on s'en éloigne brisé de lassitude, on s'effraie d'avoir subi cette
épreuve du feu, et le désir qui vous y ramène est traversé par l'épouvante.
Je m'imagine que l'acrobate est le type de cette vie pénible, ardente et
périlleuse. Il doit éprouver un plaisir nerveux et terrible sur ces cordes
et ces échelles où il accomplit des prodiges au-dessus des forces humaines;
mais lorsqu'il en est descendu vainqueur, il doit se sentir défaillir à
l'idée d'y remonter, et d'étreindre encore une fois la mort et le triomphe,
spectre à deux faces qui plane incessamment sur sa tête.

Alors le château des Géants, et jusqu'à la pierre d'épouvante, ce cauchemar
de toutes ses nuits, apparurent à Consuelo, à travers le voile d'un
exil consommé, comme un paradis perdu, comme le séjour d'une paix et
d'une candeur à jamais augustes et respectables dans son souvenir. Elle
attacha la branche de cyprès, dernière image, dernier envoi de la grotte
Hussitique, aux pieds du crucifix de sa mère, et, confondant ensemble ces
deux emblèmes du catholicisme et de l'hérésie, elle éleva son coeur vers
la notion de la religion unique, éternelle, absolue. Elle y puisa le
sentiment de la résignation à ses maux personnels, et de la foi aux
desseins providentiels de Dieu sur Albert, et sur tous les hommes, bons
et mauvais, qu'il lui fallait désormais traverser seule et sans guide.




XCIX.


Un matin, le Porpora l'appela dans sa chambre plus tôt que de coutume.
Il avait l'air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d'une
main, ses lunettes de l'autre. Consuelo tressaillit et trembla de tout
son corps, s'imaginant que c'était enfin la réponse de Riesenburg. Mais,
elle fut bientôt détrompée: c'était, une lettre d'Hubert, le Porporino.
Ce chanteur célèbre annonçait à son maître que toutes les conditions
proposées par lui pour l'engagement de Consuelo étaient acceptées, et il
lui envoyait le contrat signé du baron de Poelnitz, directeur du théâtre
royal de Berlin, et n'attendant plus que la signature de Consuelo et
la sienne. A cet acte était jointe une lettre fort affectueuse et fort
honorable du dit baron, qui engageait le Porpora à venir briguer la
maîtrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par la
production et l'exécution d'autant d'opéras et de fugues nouvelles qu'il
lui plairait d'en apporter. Le Porporino se réjouissait d'avoir à chanter
bientôt, selon son coeur, avec _une soeur en Porpora_, et invitait vivement
le maître à quitter Vienne pour _Sans-Souci_, le délicieux séjour de
Frédéric le Grand.

Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle le
remplissait d'incertitude. Il lui semblait que la fortune commençait à
dérider pour lui sa face si longtemps rechignée, et que, de deux côtés,
la faveur des monarques (alors si nécessaire au développement des
artistes) lui offrait une heureuse perspective. Frédéric l'appelait à
Berlin; à Vienne, Marie-Thérèse lui faisait faire de belles promesses.
Des deux parts, il fallait que Consuelo fût l'instrument de sa victoire;
à Berlin, en  faisant beaucoup valoir ses productions; à Vienne, en
épousant Joseph Haydn.

Le moment était donc venu de remettre son sort entre les mains de sa fille
adoptive. Il lui proposa le mariage ou le départ, à son choix; et, dans ces
nouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d'ardeur à lui offrir le
coeur et la main de Beppo qu'il en eût mis la veille encore. Il était un
peu las de Vienne, et la pensée de se voir apprécié et fêté chez l'ennemi
lui souriait comme une petite vengeance dont il s'exagérait l'effet
probable sur la cour d'Autriche. Enfin, à tout prendre, Consuelo ne lui
parlant plus d'Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoir
renoncé, il aimait mieux qu'elle ne se mariât pas du tout.

Consuelo eut bientôt mis fin à ses incertitudes en lui déclarant qu'elle
n'épouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d'abord parce
qu'il ne l'avait jamais recherchée en mariage, étant engagé avec la fille
de son bienfaiteur, Anna Keller.

«En ce cas, dit le Porpora, il n'y a pas à balancer. Voici ton contrat
d'engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous à partir; car il n'y a
pas d'espoir pour nous ici, si tu ne te soumets à la _matrimoniomanie_ de
l'impératrice. Sa protection est à ce prix, et un refus décisif va nous
rendre à ses yeux plus noirs que les diables.

--Mon cher maître, répondit Consuelo avec plus de fermeté qu'elle n'en
avait encore montré au Porpora, je suis prête à vous obéir dès que ma
conscience sera en repos sur un point capital. Certains engagements
d'affection et d'estime sérieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt.
Je ne vous cacherai pas que, malgré votre incrédulité, vos reproches et
vos railleries, j'ai persévéré, depuis trois mois que nous sommes ici,
à me conserver libre de tout engagement contraire à ce mariage. Mais, après
une lettre décisive que j'ai écrite il y a six semaines, et qui a passé par
vos mains, il s'est passé des choses qui me font croire que la famille de
Rudolstadt a renoncé à moi. Chaque jour qui s'écoule me confirme dans la
pensée que ma parole m'est rendue et que je suis libre de vous consacrer
entièrement mes soins et mon travail. Vous voyez que j'accepte cette
destinée sans regret et sans hésitation. Cependant, d'après cette lettre
que j'ai écrite, je ne pourrais pas être tranquille avec moi-même si je
n'en recevais pas la réponse. Je l'attends tous les jours, elle ne peut
plus tarder. Permettez-moi de ne signer l'engagement avec Berlin qu'après
la réception de...

--Eh! ma pauvre enfant, dit le Porpora, qui, dès le premier mot de son
élève, avait dressé ses batteries préparées à l'avance, tu attendrais
longtemps! la réponse que tu demandes m'a été adressée depuis un mois...

--Et vous ne me l'avez pas montrée? s'écria Consuelo; et vous m'avez
laissée dans une telle incertitude? Maître, tu es bien bizarre! Quelle
confiance puis-je avoir en toi, si tu me trompes ainsi?

--En quoi t'ai-je trompée? La lettre m'était adressée, et il m'était
enjoint de ne te la montrer que lorsque je te verrais guérie de ton fol
amour, et disposée à écouter la raison et les bienséances.

--Sont-ce là les termes dont on s'est servi? dit Consuelo  en rougissant.
Il est impossible que le comte Christian ou le comte Albert aient qualifié
ainsi une amitié aussi calme, aussi discrète, aussi fière que la mienne.

--Les termes n'y font rien, dit le Porpora, les gens du monde parlent
toujours un beau langage, c'est à nous de le comprendre: tant il y a que
le vieux comte ne se souciait nullement d'avoir une bru dans les coulisses;
et que, lorsqu'il a su que tu avais paru ici sur les planches, il a fait
renoncer son fils à l'avilissement d'un tel mariage. Le bon Albert s'est
fait une raison, et on te rend ta parole. Je vois avec plaisir que tu n'en
es pas fâchée. Donc, tout est pour le mieux, et en route pour la Prusse!

--Maître, montrez-moi cette lettre, dit Consuelo, et je signerai le contrat
aussitôt après.

--Cette lettre, cette lettre! pourquoi veux-tu la voir? elle te fera de la
peine. Il est de certaines folies du cerveau qu'il faut savoir pardonner
aux autres et à soi-même. Oublie tout cela.

--On n'oublie pas par un seul acte de la volonté, reprit Consuelo; la
réflexion nous aide, et les causes nous éclairent. Si je suis repoussée
des Rudolstadt avec dédain, je serai bientôt consolée; si je suis rendue
à la liberté avec estime et affection, je serai consolée autrement avec
moins d'effort. Montrez-moi la lettre; que craignez-vous, puisque d'une
manière ou de l'autre je vous obéirai?

--Eh bien! je vais te la montrer,» dit le malicieux professeur en ouvrant
son secrétaire, et en feignant de chercher la lettre.

Il ouvrit tous ses tiroirs, remua toutes ses paperasses, et cette
lettre, qui n'avait jamais existé, put bien ne pas s'y trouver. Il
feignit de s'impatienter; Consuelo s'impatienta tout de bon. Elle mit
elle-même la main à la recherche; il la laissa faire. Elle renversa tous
les tiroirs, elle bouleversa tous les papiers. La lettre fut
introuvable. Le Porpora essaya de se la rappeler, et improvisa une
version polie et décisive. Consuelo ne pouvait pas soupçonner son maître
d'une dissimulation si soutenue. Il faut croire, pour l'honneur du vieux
professeur, qu'il ne s'en tira pas merveilleusement; mais il en fallait
peu pour persuader un esprit aussi candide que celui de Consuelo. Elle
finit par croire que la lettre avait servi à allumer la pipe du Porpora
dans un moment de distraction; et, après être rentrée dans sa chambre
pour faire sa prière, et jurer sur le cyprès une éternelle amitié au
comte Albert _quand même_, elle revint tranquillement signer un
engagement de deux mois avec le théâtre de Berlin, exécutable à la fin
de celui où l'on venait d'entrer. C'était le temps plus que nécessaire
pour les préparatifs du départ et pour le voyage. Quand Porpora vit
l'encre fraîche sur le papier, il embrassa son élève, et la salua
solennellement du titre d'artiste.

«Ceci est ton jour de confirmation, lui dit-il, et s'il était en mon
pouvoir de te faire prononcer des voeux, je te dicterais celui de renoncer
pour toujours à l'amour et au mariage; car te voilà prêtresse du dieu de
l'harmonie; les Muses sont vierges, et celle qui se consacre à Apollon
devrait faire le serment des vestales.

--Je ne dois pas faire le serment de ne pas me marier, répondit Consuelo,
quoiqu'il me semble en ce moment-ci que rien ne me serait plus facile
à promettre et à tenir. Mais je puis changer d'avis, et j'aurais à me
repentir alors d'un engagement que je ne saurais pas rompre.

--Tu es donc esclave de ta parole, toi? Oui, il me semble que tu diffères
en cela du reste de l'espèce humaine, et que si tu avais fait dans ta vie
une promesse solennelle, tu l'aurais tenue.

--Maître, je crois avoir déjà fait mes preuves, car depuis que j'existe,
j'ai toujours été sous l'empire de quelque voeu. Ma mère m'avait donné le
précepte et l'exemple de cette sorte de religion qu'elle poussait jusqu'au
fanatisme. Quand nous voyagions ensemble, elle avait coutume de me dire,
aux approches des grandes villes: Consuelita, si je fais ici de bonnes
affaires, je te prends à témoin que je fais voeu d'aller pieds nus prier
pendant deux heures à la chapelle le plus en réputation de sainteté dans
le pays. Et quand elle avait fait ce qu'elle appelait de bonnes affaires,
la pauvre âme! c'est-à-dire quand elle avait gagné quelques écus avec ses
chansons, nous ne manquions jamais d'accomplir notre pèlerinage, quelque
temps qu'il fit, et à quelque distance que fût la chapelle en vogue.
Ce n'était pas de la dévotion bien éclairée ni bien sublime; mais enfin,
je regardais ces voeux comme sacrés; et quand ma mère, à son lit de mort,
me fit jurer de n'appartenir jamais à Anzoleto qu'en légitime mariage,
elle savait bien qu'elle pouvait mourir tranquille sur la foi de mon
serment. Plus tard, j'avais fait aussi, au comte Albert, la promesse de ne
point songer à un autre qu'à lui, et d'employer toutes les forces de mon
coeur à l'aimer comme il le voulait. Je n'ai pas manqué à ma parole, et
s'il ne m'en dégageait lui-même aujourd'hui, j'aurais bien pu lui rester
fidèle toute ma vie.

--Laisse là ton comte Albert, auquel tu ne dois plus songer; et puisqu'il
faut que tu sois sous l'empire de quelque voeu, dis-moi par lequel tu vas
t'engager envers moi.

--Oh! maître, fie-toi à ma raison, à mes bonnes moeurs et à mon dévouement
pour toi! ne me demande pas de serments; car c'est un joug effrayant qu'on
s'impose. La peur d'y manquer ôte le plaisir qu'on a à bien penser et à
bien agir.

--Je ne me paie pas de ces défaites-là, moi! reprit le Porpora d'un air
moitié sévère, moitié enjoué: je vois que tu as fait des serments à tout
le monde, excepté à moi. Passe pour celui que ta mère avait exigé. Il t'a
porté bonheur, ma pauvre enfant! sans lui, tu serais peut-être  tombée dans
les pièges de cet infâme Anzoleto. Mais, puisque ensuite tu as pu faire,
sans amour et par pure bonté d'âme, des promesses si graves à ce Rudolstadt
qui n'était pour toi qu'un étranger, je trouverais bien méchant que dans un
jour comme celui-ci, jour heureux et mémorable où tu es rendue à la liberté
et fiancée au dieu de l'art, tu n'eusses pas le plus petit voeu à faire
pour ton vieux, professeur, pour ton meilleur ami.

--Oh oui, mon meilleur ami; mon bienfaiteur, mon appui et mon père! s'écria
Consuelo en se jetant avec effusion dans les bras du Porpora, qui était si
avare de tendres paroles que deux ou trois fois dans sa vie seulement il
lui avait montré à coeur ouvert son amour paternel. Je puis bien faire,
sans terreur et sans hésitation, le voeu de me dévouer à votre bonheur et
à votre gloire, tant que j'aurai un souffle de vie.

--Mon bonheur, c'est la gloire, Consuelo, tu le sais, dit le Porpora en
la pressant sur son coeur. Je n'en conçois pas d'autre. Je ne suis pas de
ces vieux bourgeois allemands qui ne rêvent d'autre félicité que d'avoir
leur petite fille auprès d'eux pour charger leur pipe ou pétrir leur
gâteau. Je n'ai besoin ni de pantoufles, ni de tisane, Dieu merci; et
quand je n'aurai plus besoin que de cela, je ne consentirai pas à ce
que tu me consacres tes jours comme tu le fais déjà avec trop de zèle
maintenant. Non, ce n'est pas là le dévouement que je te demande, tu le
sais bien; celui que j'exige, c'est que tu sois franchement artiste, une
grande artiste! Me promets-tu de l'être? de combattre cette langueur,
cette irrésolution, cette sorte de dégoût que tu avais ici dans les
commencements, de repousser les fleurettes de ces beaux seigneurs qui
recherchent les femmes de théâtre, ceux-ci parce qu'ils se flattent d'en
faire de bonnes ménagères, et qui les plantent là dès qu'ils voient en
elles une vocation contraire; ceux-là parce qu'ils sont ruinés et que le
plaisir de retrouver un carrosse et une bonne table aux frais de leurs
lucratives moitiés les font passer par-dessus le déshonneur attaché dans
leur caste à ces sortes d'alliances? Voyons! me promets-tu encore de ne
point te laisser tourner la tête par quelque petit ténor à voix grasse et
à cheveux bouclés, comme ce drôle d'Anzoleto qui n'aura jamais de mérite
que dans ses mollets, et de succès que par son impudence?

--Je vous promets, je vous jure tout cela solennellement, répondit Consuelo
en riant avec bonhomie des exhortations du Porpora, toujours un peu
piquantes en dépit de lui-même, mais auxquelles elle était parfaitement
habituée. Et je fais plus, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux: je jure
que vous n'aurez jamais à vous plaindre d'un jour d'ingratitude dans ma
vie.

--Ah cela! je n'en demande pas tant! répondit-il d'un ton amer: c'est plus
que l'humaine nature ne comporte. Quand tu seras une cantatrice renommée
chez toutes les nations de l'Europe, tu auras des besoins de vanité, des
ambitions, des vices de coeur dont aucun grand artiste n'a jamais pu se
défendre. Tu voudras du succès à tout prix. Tu ne te résigneras pas à le
conquérir patiemment, ou à le risquer pour rester fidèle, soit à l'amitié,
soit au culte du vrai beau. Tu céderas au joug de la mode comme ils font
tous; dans chaque ville tu chanteras la musique en faveur, sans tenir
compte du mauvais goût du public ou de la cour. Enfin tu feras ton chemin
et tu seras grande malgré cela, puisqu'il n'y a pas moyen de l'être
autrement aux yeux du grand nombre. Pourvu que tu n'oublies pas de bien
choisir et de bien chanter quand tu auras à subir le jugement d'un petit
comité de vieilles têtes comme moi, et que devant le grand Haendel ou le
vieux Bach, tu fasses honneur à la méthode du Porpora et à toi-même, c'est
tout ce que je demande, tout ce que j'espère! Tu vois que je ne suis pas
un père égoïste, comme quelques-uns de tes flatteurs m'accusent sans doute
de l'être. Je ne te demande rien qui ne soit pour ton succès et pour ta
gloire.

--Et moi, je ne me soucie de rien de ce qui est pour mon avantage
personnel, répondit Consuelo attendrie  et affligée. Je puis me laisser
emporter au milieu d'un succès par une ivresse involontaire; mais je ne
puis pas songer de sang-froid à édifier toute une vie de triomphe pour m'y
couronner de mes propres mains. Je veux avoir de la gloire pour vous, mon
maître; en dépit de votre incrédulité, je veux vous montrer que c'est pour
vous seul que Consuelo travaille et voyage; et pour vous prouver tout de
suite que vous l'avez calomniée, puisque vous croyez à ses serments, je
vous fais celui de prouver ce que j'avance.

--Et sur quoi jures-tu cela? dit le Porpora avec un sourire de tendresse
où la méfiance perçait encore.

--Sur les cheveux blancs, sur la tête sacrée du Porpora,» répondit Consuelo
en prenant cette tête blanche dans ses deux mains, et la baisant au front
avec ferveur.

Ils furent interrompus par le comte Hoditz, qu'un grand heiduque vint
annoncer. Ce laquais, en demandant pour son maître la permission de
présenter ses respects au Porpora et à sa pupille, regarda cette dernière
d'un air d'attention, d'incertitude et d'embarras qui surprit Consuelo,
sans qu'elle se souvînt pourtant où elle avait vu cette bonne figure un peu
bizarre. Le comte fut admis, et il présenta sa requête dans les termes les
plus courtois. Il partait pour sa seigneurie de Roswald, en Moravie, et,
voulant rendre ce séjour agréable à la margrave son épouse, il préparait,
pour la surprendre à son arrivée, une fête magnifique. En conséquence, il
proposait à Consuelo d'aller chanter pendant trois soirées consécutives
à Roswald, et il désirait même que le Porpora voulût bien l'accompagner
pour l'aider à diriger les concerts, spectacles et sérénades dont il
comptait régaler madame la margrave.

Le Porpora allégua l'engagement qu'on venait de signer et l'obligation de
se trouver à Berlin à jour fixe. Le comte voulut voir l'engagement, et
comme le Porpora avait toujours eu à se louer de ses bons procédés, il lui
procura le petit plaisir d'être mis dans la confidence de cette affaire,
de commenter l'acte, de faire l'entendu, de donner des conseils: après quoi
Hoditz insista sur sa demande, représentant qu'on avait plus de temps qu'il
n'en fallait pour y satisfaire sans manquer au terme assigné.

«Vous pouvez achever vos préparatifs en trois jours, dit-il, et aller à
Berlin par la Moravie.»

Ce n'était pas tout à fait le chemin; mais, au lieu de faire lentement
la route par la Bohême, dans un pays mal servi et récemment dévasté par
la guerre, le Porpora et son élève se rendraient très-promptement et
très-commodément à Roswald dans une bonne voiture que le comte mettait à
leur disposition ainsi que les relais, c'est-à-dire qu'il se chargeait des
embarras et des dépenses. Il se chargeait encore de les faire conduire de
même de Roswald à Pardubitz, s'ils voulaient descendre l'Elbe jusqu'à
Dresde, ou à Chrudim s'ils voulaient passer par Prague. Les commodités
qu'il leur offrait jusque-là abrégeaient effectivement la durée de leur
voyage, et la somme assez ronde qu'il y ajoutait donnait les moyens de
faire le reste plus agréablement. Porpora accepta, malgré la petite mine
que lui faisait Consuelo pour l'en dissuader. Le marché fut conclu, et le
départ fixé au dernier jour de la semaine.

Lorsque après lui avoir respectueusement baisé la main Hoditz eut laissé
Consuelo seule avec son maître, elle reprocha à celui-ci de s'être
laissé gagner si facilement. Quoiqu'elle n'eût plus rien à redouter des
impertinences du comte, elle lui en gardait un peu de ressentiment, et
n'allait pas chez lui avec plaisir. Elle ne voulait pas raconter au Porpora
l'aventure de Passaw, mais elle lui rappela les plaisanteries que lui-même
avait faites sur les inventions musicales du comte Hoditz.

«Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, que je vais être condamnée à chanter sa
musique, et que vous, vous serez forcé de diriger sérieusement des cantates
et peut-être même des opéras de sa façon? Est-ce ainsi que vous me faites
tenir mon voeu de rester fidèle au culte du beau?

--Bast! répondit le Porpora en riant, je ne ferai pas cela si gravement que
tu penses; je compte, au contraire, m'en divertir copieusement, sans que
le patricien maestro s'en aperçoive le moins du monde. Faire ces choses-là
sérieusement et devant un public respectable, sera en effet un blasphème
et une honte; mais il est permis de s'amuser, et l'artiste serait bien
malheureux si, en gagnant sa vie, il n'avait pas le droit de rire dans sa
barbe de ceux qui la lui font gagner. D'ailleurs, tu verras là ta princesse
de Culmbach, que tu aimes et qui est charmante. Elle rira avec nous,
quoiqu'elle ne rie guère, de la musique de son beau-père.»

Il fallut céder, faire les paquets, les emplettes nécessaires et les
adieux. Joseph était au désespoir. Cependant une bonne fortune, une grande
joie d'artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation, ou
tout au-moins diversion forcée à la douleur de cette séparation. En jouant
sa sérénade sous la fenêtre de l'excellent mime Bernadone, l'arlequin
renommé du théâtre de la porte de Carinthie, il avait frappé d'étonnement
et de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l'avait fait monter,
on lui avait demandé de qui était ce trio agréable et original. On s'était
émerveillé de sa jeunesse, et de son talent. Enfin on lui avait confié,
séance tenante, le poëme d'un ballet intitulé le Diable Boiteux, dont il
commençait à écrire la musique. Il travaillait à cette tempête qui lui
coûta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhomme
Haydn à quatre-vingts ans. Consuelo chercha à le distraire de sa tristesse,
en lui parlant toujours de sa tempête, que Bernadone voulait terrible,
et que Beppo, n'ayant jamais vu la mer, ne pouvait réussir à se peindre.
Consuelo lui décrivait l'Adriatique en fureur et lui chantait la plainte
des vagues, non sans rire avec lui de ces effets d'harmonie imitative,
aidés de celui des toiles bleues qu'on secoue d'une coulisse à l'autre à
force de bras.

«Écoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais
cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes
connaissances des bruits de l'onde et du vent, que tu ne rendrais pas
l'harmonie sublime de la nature. Ceci n'est pas le fait de la musique.
Elle s'égare puérilement quand elle court après les tours de force et les
effets de sonorité. Elle est plus grande que cela; elle a l'émotion pour
domaine. Son but est de l'inspirer, comme sa cause est d'être inspirée
par elle. Songe donc aux impressions de l'homme livré à la tourmente;
figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent:
place-toi, musicien, c'est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âme
vivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, de
cet abandon et de ces épouvantes; rends tes angoisses, et l'auditoire,
intelligent ou non, les partagera. Il s'imaginera voir la mer, entendre
les craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir des
passagers. Que dirais-tu d'un poëte, qui, pour peindre une bataille, te
dirait en vers que le canon faisait _boum, boum_, et le tambour _plan,
plan_? Ce serait pourtant de l'harmonie imitative plus exacte que de
grandes images; mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-même,
cet art de description par excellence, n'est pas un art d'imitation
servile. L'artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel
noir de l'orage, la carcasse brisée du navire. S'il n'a le sentiment
pour rendre la terreur et la poésie de l'ensemble, son tableau sera sans
couleur, fût-il aussi éclatant qu'une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme,
émeus-toi à l'idée d'un grand désastre, c'est ainsi que tu le rendras
émouvant pour les autres.»

Il lui répétait encore paternellement ces exhortations, tandis que la
voiture, attelée dans la cour de l'ambassade, recevait les paquets de
voyage. Joseph écoutait attentivement ses leçons, les buvant à la source,
pour ainsi dire: mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourré,
vint se jeter à son cou, il pâlit, étouffa un cri, et ne pouvant se
résoudre à la voir monter en voiture, il s'enfuit et alla cacher ses
sanglots au fond de l'arrière-boutique de Keller. Métastase le prit en
amitié, le perfectionna dans l'italien, et le dédommagea un peu par de
bons conseils et de généreux services de l'absence du Porpora; mais Joseph
fut bien longtemps triste et malheureux, avant de s'habituer à celle de
Consuelo.

Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidèle et si aimable
ami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poésie de ses impressions
à mesure qu'elle s'enfonça dans les montagnes de la Moravie. Un nouveau
soleil se levait sur sa vie. Dégagée de tout lien et de toute domination
étrangère à son art, il lui semblait qu'elle s'y devait tout entière.
Le Porpora, rendu à l'espérance et à l'enjouement de sa jeunesse,
l'exaltait par d'éloquentes déclamations; et la noble fille, sans cesser
d'aimer Albert et Joseph comme deux frères qu'elle devait retrouver dans
le sein de Dieu, se sentait légère, comme l'alouette qui monte en chantant
dans le ciel, au matin d'un beau jour.




C.


Dès le second relais, Consuelo avait reconnu dans le domestique qui
l'accompagnait, et qui, placé sur le siège de la voiture, payait les guides
et gourmandait la lenteur des postillons, ce même heiduque qui avait
annoncé le comte Hoditz, le jour où il était venu lui proposer la partie
de plaisir de Roswald. Ce grand et fort garçon, qui la regardait toujours
comme à la dérobée, et qui semblait partagé entre le désir et la crainte de
lui parler, finit par fixer son attention; et, un matin qu'elle déjeunait
dans une auberge isolée, au pied des montagnes, le Porpora ayant été faire
un tour de promenade à la chasse de quelque motif musical, en attendant que
les chevaux eussent rafraîchi, elle se tourna vers ce valet, au moment où
il lui présentait son café, et le regarda en face d'un air un peu sévère et
irrité. Mais il fit alors une si piteuse mine, qu'elle ne put retenir un
grand éclat de rire. Le soleil d'avril brillait sur la neige qui couronnait
encore les monts; et notre jeune voyageuse se sentait en belle humeur.

«Hélas! lui dit enfin le mystérieux heiduque, votre seigneurie ne daigne
donc pas me reconnaître? Moi, je l'aurais toujours reconnue, fut-elle
déguisée en Turc ou en caporal prussien; et pourtant je ne l'avais vue
qu'un instant, mais quel instant dans ma vie!»

En parlant ainsi, il posa sur la table le plateau qu'il apportait; et,
s'approchant de Consuelo, il fit gravement un grand signe de croix, mit
un genou en terre, et baisa le plancher devant elle.

«Ah! s'écria Consuelo, Karl le déserteur, n'est-ce pas?

--Oui, signora, répondit Karl en baisant la main qu'elle lui tendait; du
moins on m'a dit qu'il fallait vous appeler ainsi, quoique je n'aie jamais
bien compris si vous étiez un monsieur ou une dame.

--En vérité? Et d'où vient ton incertitude?

--C'est que je vous ai vue garçon, et que depuis, quoique je vous aie bien
reconnue, vous étiez devenue aussi semblable à une jeune fille que vous
étiez auparavant semblable à un petit garçon. Mais cela ne fait rien: soyez
ce que vous voudrez, vous m'avez rendu des services que je n'oublierai
jamais; et vous pourriez me commander de me jeter du sommet de ce pic qui
est là haut, si cela vous faisait plaisir, je ne vous le refuserais pas.

--Je ne te demande rien, mon brave Karl, que d'être heureux et de jouir de
ta liberté; car te voilà libre, et je pense que tu aimes la vie maintenant?

--Libre, oui! dit Karl en secouant la tête; mais heureux... J'ai perdu ma
pauvre femme!»

Les yeux de Consuelo se remplirent de larmes, par un mouvement sympathique,
en voyant les joues carrées du pauvre Karl se couvrir d'un ruisseau de
pleurs.

«Ah! dit-il en secouant sa moustache rousse, d'où les larmes dégouttaient
comme la pluie d'un buisson, elle avait trop souffert, la pauvre âme!
Le chagrin de me voir enlever une seconde fois par les Prussiens, un long
voyage à pied, lorsqu'elle était déjà bien malade; ensuite la joie de me
revoir, tout cela lui a causé une révolution; et elle est morte huit jours
après être arrivée à Vienne, où je la cherchais, et où, grâce à un billet
de vous, elle m'avait retrouvé, avec l'aide du comte Hoditz. Ce généreux
seigneur lui avait envoyé son médecin et des secours; mais rien n'y a fait:
elle était fatiguée de vivre, voyez-vous, et elle a été se reposer dans le
ciel du bon Dieu.

--Et ta fille? dit Consuelo, qui songeait à le ramener à une idée
consolante.

--Ma fille? dit-il d'un air sombre et un peu égaré, le roi de Prusse me
l'a tuée aussi.

--Comment tuée? que dis-tu?

--N'est-ce pas le roi de Prusse qui a tué la mère en lui causant tout ce
mal? Eh bien, l'enfant a suivi la mère. Depuis le soir où, m'ayant vu
frappé au sang, garrotté et emporté par les recruteurs, toutes deux étaient
restées, couchées et comme mortes, en travers du chemin, la petite avait
toujours tremblé d'une grosse fièvre; la fatigue et la misère de la route
les ont achevées. Quand vous les avez rencontrées sur un pont, à l'entrée
de je ne sais plus quel village d'Autriche, il y avait deux jours qu'elles
n'avaient rien mangé. Vous leur avez donné de l'argent, vous leur avez
appris que j'étais sauvé, vous avez tout fait pour les consoler et les
guérir; elles m'ont dit tout cela: mais il était trop tard. Elles n'ont
fait qu'empirer depuis notre réunion, et au moment où nous pouvions être
heureux, elles se sont en allées dans le cimetière. La terre n'était pas
encore foulée sur le corps de ma femme, quand il a fallu recreuser le même
endroit pour y mettre mon enfant; et à présent, grâce au roi de Prusse,
Karl est seul au monde!

--Non, mon pauvre Karl, tu n'es pas abandonné; il te reste des amis qui
s'intéresseront toujours à tes infortunes et à ton bon coeur.

--Je le sais. Oui, il y a de braves gens, et vous en êtes. Mais de quoi
ai-je besoin maintenant que je n'ai plus ni femme, ni enfant, ni pays!
car je ne serai jamais en sûreté dans le mien; ma montagne est trop bien
connue de ces brigands qui sont venus m'y chercher deux fois. Aussitôt
que je me suis vu seul, j'ai demandé si nous étions en guerre ou si nous
y serions bientôt. Je n'avais qu'une idée: c'était de servir contre la
Prusse, afin de tuer le plus de Prussiens que je pourrais. Ah! saint
Wenceslas, le patron de la Bohême, aurait conduit mon bras; et je suis
bien sûr qu'il n'y aurait pas eu une seule balle perdue, sortie de mon
fusil; et je me disais: Peut-être la Providence permettra-t-elle que je
rencontre le roi de Prusse dans quelque défilé; et alors... fût-il cuirassé
comme l'archange Michel... dusse-je le suivre comme un chien suit un loup
à la piste... Mais j'ai appris que la paix était assurée pour longtemps;
et alors, ne me sentant plus de goût à rien, j'ai été trouver monseigneur
le comte Hoditz pour le remercier, et le prier de ne point me présenter à
l'impératrice, comme il en avait eu l'intention. Je voulais me tuer; mais
il a été si bon pour moi, et la princesse de Culmbach, sa belle-fille,
à qui il avait raconté en secret toute mon histoire, m'a dit de si belles
paroles sur les devoirs du chrétien, que j'ai consenti à vivre et à entrer
à leur service, où je suis, en vérité, trop bien nourri et trop bien traité
pour le peu d'ouvrage que j'ai à faire.

--Maintenant dis-moi, mon cher Karl, reprit Consuelo en s'essuyant les
yeux, comment tu as pu me reconnaître.

--N'êtes-vous pas venue, un soir, chanter chez ma nouvelle maîtresse,
madame la margrave? Je vous vis passer tout habillée de blanc, et je vous
reconnus tout de suite, bien que vous fussiez devenue une demoiselle.
C'est que, voyez-vous, je ne me souviens pas beaucoup des endroits où j'ai
passé, ni des noms des personnes que j'ai rencontrées; mais pour ce qui est
des figures, je ne les oublie jamais. Je commençais à faire le signe de la
croix quand je vis un jeune garçon qui vous suivait, et que je reconnus
pour Joseph; et au lieu d'être votre maître, comme je l'avais vu au moment
de ma délivrance (car il était mieux habillé que vous dans ce temps-là),
il était devenu votre domestique; et il resta dans l'antichambre. Il ne me
reconnut pas; et comme monsieur le comte m'avait défendu de dire un seul
mot à qui que ce soit de ce qui m'était arrivé (je n'ai jamais su ni
demandé pourquoi), je ne parlai pas à ce bon Joseph, quoique j'eusse bien
envie de lui sauter au cou. Il s'en alla presque tout de suite dans une
autre pièce. J'avais ordre de ne point quitter celle où je me trouvais;
un bon serviteur ne connaît que sa consigne; Mais quand tout le monde fut
parti, le valet de chambre de monseigneur, qui a toute sa confiance, me
dit: «Karl, tu n'as pas parlé à ce petit laquais du Porpora, quoique tu
l'aies reconnu; et tu as bien fait. Monsieur le comte sera content de toi.
Quant à la demoiselle qui a chanté ce soir...--Oh! je l'ai reconnue aussi,
m'écriai-je, et je n'ai rien dit.--Eh bien, ajouta-t-il; tu as encore bien
fait. Monsieur le comte ne veut pas qu'on sache qu'elle a voyagé avec lui
jusqu'à Passaw.--Cela ne me regarde point, repris-je; mais puis-je te
demander, à toi, comment elle m'a délivré des mains des Prussiens?»
Henri me raconta alors comment la chose s'était passée (car il était là),
comment vous aviez couru après la voiture de monsieur le comte, et comment,
lorsque vous n'aviez plus rien à craindre pour vous-même; vous aviez voulu
absolument qu'il vînt me délivrer. Vous en aviez dit quelque chose à ma
pauvre femme; et elle me l'avait raconté aussi; car elle est morte en vous
recommandant au bon Dieu; et en me disant: «Ce sont de pauvres enfants,
qui ont l'air presque aussi malheureux que nous; et cependant ils m'ont
donné tout ce qu'ils avaient; et ils pleuraient comme si nous eussions été
de leur famille.» Aussi, quand j'ai vu M. Joseph à votre service, ayant
été chargé de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez qui
il avait joué du violon un autre soir, j'ai mis dans le papier quelques
ducats, les premiers que j'eusse gagnés dans cette maison. Il ne l'a pas
su, et il ne m'a pas reconnu, lui; mais si nous retournons à Vienne, je
m'arrangerai pour qu'il ne soit jamais dans l'embarras tant que je pourrai
gagner ma vie.

--Joseph n'est plus à mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n'est
plus dans l'embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisément. Ne te
dépouille donc pas pour lui.

--Quant à vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand chose pour vous,
puisque vous êtes une grande actrice, à ce qu'on dit; mais voyez-vous,
si jamais vous vous trouvez dans la position d'avoir besoin d'un serviteur,
et de ne pouvoir le payer, adressez-vous à Karl, et comptez sur lui. Il
vous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.


--Je suis assez payée par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien de
ton dévouement.

--Voici maître Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n'ai
pas l'honneur de vous connaître autrement que comme un domestique mis à
vos ordres par mon maître.»

Le lendemain, nos voyageurs s'étant levés de grand matin, arrivèrent,
non sans peine, vers midi, au château de Roswald. Il était situé dans une
région élevée, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et si
bien abrité des vents froids, que le printemps s'y faisait déjà sentir,
lorsqu'à une demi-lieue aux alentours, l'hiver régnait encore. Quoique
la saison fût prématurément belle, les chemins étaient encore fort peu
praticables. Mais le comte Hoditz, qui ne doutait de rien, et pour qui
l'impossible était une plaisanterie, était déjà arrivé, et déjà faisait
travailler une centaine de pionniers à aplanir la route sur laquelle devait
rouler le lendemain l'équipage majestueux de sa noble épouse. Il eût été
peut-être plus conjugal et plus secourable de voyager avec elle; mais il ne
s'agissait pas tant de l'empêcher de se casser bras et jambes en chemin,
que de lui donner une fête; et, morte ou vive, il fallait qu'elle eût un
splendide divertissement en prenant possession du palais de Roswald.

Le comte permit à peine à nos voyageurs de changer de toilette, et leur
fit servir un fort beau dîner dans une grotte mousseuse et rocailleuse,
qu'un vaste poêle, habilement masqué par de fausses roches, chauffait
agréablement. Au premier coup d'oeil, cet endroit parut enchanteur à
Consuelo. Le site qu'on découvrait de l'ouverture de la grotte était
réellement magnifique. La nature avait tout fait pour Roswald. Des
mouvements de terrains escarpés et pittoresques, des forêts d'arbres verts,
des sources abondantes, d'admirables perspectives, des prairies immenses,
il semble qu'avec une habitation confortable, c'en était bien assez pour
faire un lieu de plaisance accompli. Mais Consuelo s'aperçut bientôt des
bizarres recherches par lesquelles le comte avait réussi à gâter cette
sublime nature. La grotte eût été charmante sans le vitrage, qui en faisait
une salle à manger intempestive. Comme les chèvrefeuilles et les liserons
ne faisaient encore que bourgeonner, on avait masqué les châssis des portes
et des croisées avec des feuillages et des fleurs artificielles, qui
faisaient là une prétentieuse grimace. Les coquillages et les stalactites,
un peu endommagés par l'hiver, laissaient voir le plâtre et le mastic qui
les attachaient aux parois du roc, et la chaleur du poêle, fondant un reste
d'humidité amassée à la voûte, faisait tomber sur la tête des convives une
pluie noirâtre et malsaine, que le comte ne voulait pas du tout apercevoir.
Le Porpora en prit de l'humeur, et deux ou trois fois mit la main à son
chapeau sans oser cependant l'enfoncer sur son chef, comme il en mourait
d'envie. Il craignait surtout que Consuelo ne s'enrhumât, et il mangeait
à la hâte, prétextant une vive impatience de voir la musique qu'il aurait
à faire exécuter le lendemain.

«De quoi vous inquiétez-vous là, cher maestro? disait le comte, gui était
grand mangeur, et qui aimait à raconter longuement l'histoire de
l'acquisition ou de la confection dirigée par lui de toutes les pièces
riches et curieuses  de son service de table; des musiciens habiles et
consommés comme vous n'ont besoin que d'une petite heure pour se mettre
au fait. Ma musique est simple et naturelle. Je ne suis pas de ces
compositeurs pédants qui cherchent à étonner par de savantes et bizarres
combinaisons harmoniques. A la campagne, il faut de la musique simple,
pastorale; moi, je n'aime que les chants purs et faciles: c'est aussi le
goût de madame la margrave. Vous verrez que tout ira bien. D'ailleurs, nous
ne perdons pas de temps. Pendant que nous déjeunons ici, mon majordome
prépare tout suivant mes ordres, et nous allons trouver les choeurs
disposés dans leurs différentes stations et tous les musiciens à leur
poste.»

Comme il disait cela, on vint avertir monseigneur que deux officiers
étrangers, en tournée dans le pays, demandaient la permission d'entrer et
de saluer le comte, pour visiter, avec son agrément, les palais et les
jardins de Roswald.

Le comte était habitué à ces sortes de visites, et rien ne lui faisait plus
de plaisir que d'être lui-même le _cicérone_ des curieux, à travers les
délices de sa résidence.

«Qu'ils entrent, qu'ils soient les bienvenus! s'écria-t-il,  qu'on mette
leurs couverts et qu'on les amène ici.»

Peu d'instants après, les deux officiers furent introduits. Ils avaient
uniforme prussien. Celui qui marchait le premier, et derrière lequel son
compagnon semblait décidé à s'effacer entièrement, était petit, et d'une
figure assez maussade. Son nez, long, lourd et sans noblesse, faisait
paraître plus choquants encore le ravalement de sa bouche et la fuite ou
plutôt l'absence de son menton. Sa taille un peu voûtée, donnait je ne sais
quel air vieillot à sa personne engoncée dans le disgracieux habit inventé
par Frédéric. Cet homme avait cependant une quarantaine d'années tout au
plus; sa démarche était assurée, et lorsqu'il eut ôté le vilain chapeau
qui lui coupait la face jusqu'à la naissance du nez, il montra ce qu'il y
avait de beau dans sa tête, un front ferme, intelligent, et méditatif,
des sourcils mobiles et des yeux d'une clarté et d'une animation
extraordinaires. Son regard le transformait comme ces rayons du soleil
qui colorent et embellissent tout à coup les sites les plus mornes et les
moins poétiques. Il semblait grandir de toute la tête lorsque ses yeux
brillaient sur son visage blême, chétif et inquiet.

Le comte Hoditz les reçut avec une hospitalité plus  cordiale que
cérémonieuse, et, sans perdre le temps à  de longs compliments, il leur fit
mettre deux couverts et leur servit des meilleurs plats avec une véritable
bonhomie patriarcale; car Hoditz était le meilleur des hommes, et sa
vanité, loin de corrompre son coeur, l'aidait à se répandre avec confiance
et générosité. L'esclavage régnait encore dans ses domaines, et toutes les
merveilles de Roswald avaient été édifiées à peu de frais par la gent
taillable et corvéable; mais il couvrait de fleurs et de gourmandises
le joug de ses sujets. Il leur faisait oublier le nécessaire en leur
prodiguant le superflu, et, convaincu que le plaisir est le bonheur,
il les faisait tant amuser, qu'ils ne songeaient point à être libres.

L'officier prussien (car vraiment il n'y en avait qu'un, l'autre semblait
n'être que son ombre), parut d'abord un peu étonné, peut-être même un
peu choqué du sans façon de M. le comte; et il affectait une politesse
réservée, lorsque le comte lui dit:

«Monsieur le capitaine, je vous prie de vous mettre à l'aise et de faire
ici comme chez vous. Je sais que vous devez être habitué à la régularité
austère des armées du grand Frédéric; je trouve cela admirable en son lieu;
mais ici, vous êtes à la campagne, et si l'on ne s'amuse à la campagne,
qu'y vient-on faire? Je vois que vous êtes des personnes bien élevées et
de bonnes manières. Vous n'êtes certainement pas officiers du roi de
Prusse, sans avoir fait vos preuves de science militaire et de bravoure
accomplie. Je vous tiens donc pour des hôtes dont la présence honore ma
maison; veuillez en disposer sans retenue, et y rester tant que le séjour
vous en sera agréable.»

L'officier prit aussitôt son parti en homme d'esprit, et, après avoir
remercié son hôte sur le même ton, il se mit à sabler le champagne, qui
ne lui fit pourtant pas perdre une ligne de son sang-froid, et à creuser
un excellent pâté sur lequel il fit des remarques et des questions
gastronomiques qui ne donnèrent pas grande idée de lui à la très-sobre
Consuelo. Elle était cependant frappée du feu de son regard; mais ce feu
même l'étonnait sans la charmer. Elle y trouvait je ne sais quoi de
hautain, de scrutateur et de méfiant qui n'allait point à son coeur.

Tout en mangeant, l'officier apprit au comte qu'il s'appelait le baron
de Kreutz, qu'il était originaire de Silésie, où il venait d'être envoyé
en remonte pour la cavalerie; que, se trouvant à Neïsse, il n'avait
pu résister au désir de voir le palais et les jardins tant vantés de
Roswald; qu'en conséquence, il avait passé le matin la frontière avec son
lieutenant, non sans mettre le temps et l'occasion à profit pour faire,
sur sa route quelques achats de chevaux. Il offrit même au comte de visiter
ses écuries, s'il avait quelques bêtes à vendre. Il voyageait à cheval,
et s'en retournait le soir même.

«Je ne le souffrirai pas, dit le comte. Je n'ai pas de chevaux à vous
vendre dans ce moment. Je n'en ai pas même assez pour les nouveaux
embellissements que je veux faire à mes jardins. Mais je veux faire une
meilleure affaire en jouissant de votre société le plus longtemps qu'il me
sera possible.

--Mais nous avons appris, en arrivant ici, que vous attendiez d'heure en
heure madame la comtesse Hoditz; et, ne voulant point être à charge, nous
nous retirerons aussitôt que nous l'entendrons arriver.

--Je n'attends madame la comtesse margrave que demain, répondit le comte;
elle arrivera ici avec sa fille, madame la princesse de Culmbach. Car vous
n'ignorez peut-être pas, Messieurs, que j'ai eu l'honneur de faire une
noble alliance...

--Avec la margrave douairière de Bareith, repartit assez brusquement le
baron de Kreutz, qui ne parut pas aussi ébloui de ce titre que le comte
s'y attendait.

--C'est la tante du roi de Prusse! reprit-il avec un peu d'emphase.

--Oui, oui, je le sais! répliqua l'officier prussien en prenant une large
prise de tabac.

--Et comme c'est une dame admirablement gracieuse et affable, continua le
comte, je ne doute pas qu'elle n'ait un plaisir infini à recevoir et à
traiter de braves serviteurs du roi son illustre neveu.

--Nous serions bien sensibles à un si grand honneur, dit le baron en
souriant; mais nous n'aurons pas le loisir d'en profiter. Nos devoirs nous
rappellent impérieusement à notre poste, et nous prendrons congé de Votre
Excellence ce soir même. En attendant, nous serions bien heureux d'admirer
cette belle résidence: le roi notre maître n'en a pas une qu'on puisse
comparer à celle-ci.»
                
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