George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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Ce compliment rendit au Prussien toute la bienveillance du seigneur morave.
On se leva de table. Le Porpora, qui se souciait moins de la promenade que
de la répétition, voulut s'en dispenser.

«Non pas, dit le comte; promenade et répétition, tout cela se fera en même
temps; vous allez voir, mon maître.

Il offrit son bras à Consuelo et passant le premier:

«Pardonnez, Messieurs, dit-il, si je m'empare de la seule dame que nous
ayons ici dans ce moment: c'est le droit du seigneur. Ayez la bonté de me
suivre: je serai votre guide.

--Oserai-je vous demander, Monsieur, dit le baron de Kreutz, adressant pour
la première fois la parole au Porpora, quelle est cette aimable dame?

--Monsieur, répondit le Porpora qui était de mauvaise humeur, je suis
Italien, j'entends assez mal l'allemand, et le français encore moins.»

Le baron, qui jusque-là, avait toujours parlé français avec le comte, selon
l'usage de ce temps-là entre les gens du bel air, répéta sa demande en
italien.

«Cette aimable dame, qui n'a pas encore dit un mot devant vous, répondit
sèchement le Porpora, n'est ni margrave, ni douairière, ni princesse, ni
baronne, ni comtesse: c'est une chanteuse italienne qui ne manque pas d'un
certain talent.

--Je m'intéresse d'autant plus à la connaître et à savoir son nom, reprit
le baron en souriant de la brusquerie du maestro.

--C'est la Porporina, mon élève, répondit le Porpora.

--C'est une personne fort habile, dit-on, reprit l'autre, et qui est
attendue avec impatience à Berlin. Puisqu'elle est votre élève, je vois
que c'est à l'illustre maître Porpora que j'ai l'honneur de parler.

--Pour vous servir,» répliqua le Porpora d'un ton bref, en renfonçant sur
sa tête son chapeau qu'il venait de soulever, en réponse, au profond salut
du baron de Kreutz.

Celui-ci, le voyant si peu communicatif, le laissa avancer et se tint en
arrière avec son lieutenant. Le Porpora qui avait des yeux jusque derrière
la tête, vit qu'ils riaient ensemble en le regardant et en parlant de lui,
dans leur langue. Il en fut d'autant plus mal disposé pour eux, et ne leur
adressa pas même un regard durant toute la promenade.




CI.


On descendit une petite pente assez rapide au bas de laquelle on trouva une
rivière en miniature, qui avait été un joli torrent limpide et agité;
mais comme il fallait le rendre navigable, on avait égalisé son lit, adouci
sa pente, taillé proprement ses rives et troublé ses belles ondes par de
récents travaux. Les ouvriers étaient encore occupés à le débarrasser de
quelques roches que l'hiver y avait précipitées, et qui lui donnaient un
reste de physionomie: on s'empressait de la faire disparaître. Une gondole
attendait là les promeneurs, une vraie gondole que le comte avait fait
venir de Venise, et qui fit battre le coeur de Consuelo en lui rappelant
mille souvenirs gracieux et amers. On s'embarqua; les gondoliers étaient
aussi de vrais Vénitiens parlant leur dialecte; on les avait fait venir
avec la barque, comme de nos jours les nègres avec la girafe. Le comte
Hoditz, qui avait beaucoup voyagé, s'imaginait parler toutes les langues:
mais, quoiqu'il y mît beaucoup d'aplomb, et que, d'une voix haute, d'un ton
accentué, il donnât ses ordres aux gondoliers, ceux-ci l'eussent compris
avec peine, si Consuelo ne lui eût servi de truchement. Il leur fut enjoint
de chanter des vers du Tasse: mais ces pauvres diables, enroués par les
glaces du Nord, dépaysés et déroutés dans leurs souvenirs, donnèrent aux
Prussiens un fort triste échantillon de leur savoir-faire. Il fallut que
Consuelo leur soufflât chaque strophe, et promît de leur faire faire une
répétition des fragments qu'ils devaient chanter le lendemain à madame la
margrave.

Quand on eut navigué un quart d'heure dans un espace qu'on eût pu traverser
en trois minutes, mais où l'on avait ménagé au pauvre ruisseau contrarié
dans sa course mille détours insidieux, on arriva à la pleine mer. C'était
un assez vaste bassin où l'on débouqua à travers des massifs de cyprès et
de sapins, et dont le coup d'oeil inattendu était vraiment agréable. Mais
on n'eut pas le loisir de l'admirer. Il fallut s'embarquer sur un navire
de poche, où rien ne manquait; mâts, voiles, cordages, c'était un modèle
accompli de bâtiment avec tous ses agrès, et que le trop grand nombre de
matelots et de passagers faillit faire sombrer. Le Porpora y eut froid.
Les tapis étaient fort humides, et je crois bien que, malgré l'exacte
revue que M. le comte, arrivé de la veille, avait faite déjà de toutes
les pièces, l'embarcation faisait eau. Personne ne s'y sentait à l'aise,
excepté le comte, qui, par grâce d'état, ne se souciait jamais des petits
désagréments attachés à ses plaisirs, et Consuelo, qui commençait à
s'amuser beaucoup de la folie de son hôte. Une flotte proportionnée à ce
vaisseau de commandement vint se placer sous ses ordres, exécuta des
manoeuvres que le comte lui-même, armé d'un porte-voix, et debout sur
la poupe, dirigea fort sérieusement, se fâchant fort quand les choses
n'allaient point à son gré, et faisant recommencer la répétition. Ensuite
on voyagea de conserve aux sons d'une musique de cuivre abominablement
fausse, qui acheva d'exaspérer le Porpora.

«Passe pour nous faire geler et enrhumer, disait-il entre ses dents; mais
nous écorcher les oreilles à ce point, c'est trop fort!

--Voile pour le Péloponnèse!» s'écria le comte; et on cingla vers une rive
couronnée de menues fabriques imitant des temples grecs et d'antiques
tombeaux.

On se dirigeait sur une petite anse masquée par des rochers, et, lorsqu'on
en fut à dix pas, on fut accueilli par une décharge de coups de fusil. Deux
hommes tombèrent morts sur le tillac, et un jeune mousse fort léger, qui se
tenait dans les cordages, jeta un grand cri, descendit, ou plutôt se laissa
glisser adroitement, et vint se rouler au beau milieu de la société, en
hurlant qu'il était blessé et en cachant dans ses mains sa tête, soi-disant
fracassée d'une balle.

«Ici, dit le comte à Consuelo, j'ai besoin de vous pour une petite
répétition que je fais faire à mon équipage. Ayez la bonté de représenter
pour un instant le personnage de madame la margrave; et de commander à cet
enfant mourant ainsi qu'à ces deux morts, qui, par parenthèse sont fort
bêtement tombés, de se relever, d'être guéris à l'instant même, de prendre
leurs armes, et de défendre Son Altesse contre les insolents pirates
retranchés dans cette embuscade.»

Consuelo se hâta de se prêter au rôle de margrave, et le joua avec beaucoup
plus de noblesse et de grâce naturelle que ne l'eût fait madame Hoditz.
Les morts et les mourants se relevèrent sur leurs genoux et lui baisèrent
la main. Là, il leur fut enjoint par le comte de ne point toucher tout de
bon de leurs bouches vassales la noble main de Son Altesse, mais de baiser
leur propre main en feignant d'approcher leurs lèvres de la sienne. Puis
morts et mourants coururent aux armes en faisant de grandes démonstrations
d'enthousiasme; le petit saltimbanque, qui faisait le rôle de mousse,
regrimpa comme un chat sur son mât et déchargea une légère carabine sur la
baie des pirates. La flotte se serra autour de la nouvelle Cléopâtre, et
les petits canons firent un vacarme épouvantable.

Consuelo, avertie par le comte qui ne voulait pas lui causer une frayeur
sérieuse, n'avait point été dupe du début un peu bizarre de cette comédie.
Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n'avait pas jugé
nécessaire de pratiquer la même galanterie, voyant tomber deux hommes au
premier feu, s'étaient serrés l'un contre l'autre en pâlissant. Celui qui
ne disait rien avait paru effrayé pour son capitaine, et le trouble de
ce dernier n'avait pas échappé au regard tranquillement observateur de
Consuelo. Ce n'était pourtant pas la peur qui s'était peinte sur sa
physionomie; mais, au contraire, une sorte d'indignation, de colère même,
comme si la plaisanterie l'eût offensé personnellement et lui eût semblé
un outrage à sa dignité de Prussien et de militaire. Hoditz n'y prit pas
garde, et lorsque le combat fut engagé, le capitaine et son lieutenant
riaient aux éclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent même
l'épée à la main et s'escrimèrent en l'air pour prendre part à la scène.

Les pirates, montés sur des barques légères, vêtus à la grecque et armés de
tremblons et de pistolets chargés à poudre, étaient sortis de leurs jolis
petits récifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir à
l'abordage, où l'on en fit grande déconfiture, afin que la bonne margrave
eût le plaisir de les ressusciter. La seule cruauté commise fut d'en
faire tomber quelques-uns à la mer. L'eau du bassin était bien froide,
et Consuelo les plaignait, lorsqu'elle vit qu'ils y prenaient plaisir, et
mettaient de la vanité à montrer à leurs compagnons montagnards qu'ils
étaient bons nageurs.

Quand la flotte de Cléopâtre (car le navire que devait monter la margrave
portait réellement ce titre pompeux) eut été victorieuse, comme de raison,
elle emmena prisonnière la flottille des pirates à sa suite, et s'en alla
au son d'une musique triomphale (à porter le diable en terre, au dire du
Porpora) explorer les rivages de la Grèce. On approcha ensuite d'une île
inconnue d'où l'on voyait s'élever des huttes de terre et des arbres
exotiques fort bien acclimatés ou fort bien imités; car on ne savait jamais
à quoi s'en tenir à cet égard, le faux et le vrai étant confondus partout.
Aux marges de cette île étaient amarrées des pirogues. Les naturels du pays
s'y jetèrent avec des cris très-sauvages et vinrent à la rencontre de la
flotte, apportant des fleurs et des fruits étrangers récemment coupés dans
les serres chaudes de la résidence. Ces sauvages étaient hérissés, tatoués,
crépus, et plus semblables à des diables qu'à des hommes. Les costumes
n'étaient pas trop bien assortis. Les uns étaient couronnés de plumes,
comme des Péruviens, les autres empaquetés de fourrures, comme des
Esquimaux; mais on n'y regardait pas de si près; pourvu qu'ils fussent
bien laids et bien ébouriffés, on les tenait pour anthropophages tout au
moins.

Ces bonnes gens firent beaucoup de grimaces, et leur chef, qui était
une espèce de géant, ayant une fausse barbe qui lui tombait jusqu'à la
ceinture, vint faire un discours que le comte Hoditz avait pris la peine de
composer lui-même en langue sauvage. C'était un assemblage de syllabes
ronflantes et croquantes, arrangées au hasard pour figurer un patois
grotesque et barbare. Le comte, lui ayant fait réciter sa tirade sans
faute, se chargea de traduire cette belle harangue à Consuelo, qui faisait
toujours le rôle de margrave en attendant la véritable.

«Ce discours signifie, Madame, lui dit-il en imitant les salamalecs du roi
sauvage, que cette peuplade de cannibales dont l'usage est de dévorer tous
les étrangers qui abordent dans leur île, subitement touchée et apprivoisée
par l'effet magique de vos charmes, vient déposer à vos pieds l'hommage de
sa férocité, et vous offrir la royauté de ces terres inconnues. Daignez y
descendre sans crainte, et quoiqu'elles soient stériles et incultes, les
merveilles de la civilisation vont y éclore sous vos pas.»

On aborda dans l'île au milieu des chants et des danses des jeunes
sauvagesses. Des animaux étranges et prétendus féroces, mannequins
empaillés qui, au moyen d'un ressort, s'agenouillèrent subitement,
saluèrent Consuelo sur le rivage. Puis, à l'aide de cordes, les arbres
et les buissons fraîchement plantés s'abattirent, les rochers de carton
s'écroulèrent, et l'on vit des maisonnettes décorées de fleurs et de
feuillages. Des bergères conduisant de vrais troupeaux (Hoditz n'en
manquait pas), des villageois habillés à la dernière mode de l'Opéra,
quoiqu'un peu malpropres vus de près, enfin jusqu'à des chevreuils et des
biches apprivoisées vinrent prêter foi et hommage à la nouvelle souveraine.

«C'est ici, dit alors le comte à Consuelo, que vous aurez à jouer un rôle
demain, devant Son Altesse. On vous procurera le costume d'une divinité
sauvage toute couverte de fleurs et de rubans, et vous vous tiendrez dans
la grotte que voici: la margrave y entrera, et vous chanterez la cantate
que j'ai dans ma poche, pour lui céder vos droits à la divinité, vu qu'il
ne peut y avoir qu'une déesse, là où elle daigne apparaître.

«--Voyons la cantate,» dit Consuelo en recevant le manuscrit dont Hoditz
était l'auteur.

Il ne lui fallut pas beaucoup de peine pour lire et chanter à la première
vue ce pont-neuf ingénu: paroles et musique, tout était à l'avenant. Il ne
s'agissait que de l'apprendre par coeur. Deux violons, une harpe et une
flûte cachés dans les profondeurs de l'antre l'accompagnaient tout de
travers. Le Porpora fit recommencer. Au bout d'un quart-d'heure, tout alla
bien. Ce n'était pas le seul rôle, que Consuelo eût à faire dans la fête,
ni la seule cantate que le comte Hoditz eût dans sa poche: elles étaient
courtes, heureusement: il ne fallait pas fatiguer Son Altesse par trop de
musique.

A l'île sauvage, on remit à la voile, et on alla prendre terre sur un
rivage chinois: tours imitant la porcelaine, kiosques, jardins rabougris,
petits ponts, jonques et plantations de thé, rien n'y manquait. Les lettres
et les mandarins, assez bien costumés, vinrent faire un discours chinois à
la margrave; et Consuelo qui, dans le trajet, devait changer de costume
dans la cale d'un des bâtiments et s'affubler en mandarine, dut essayer
des couplets en langue et musique chinoise, toujours de la façon du comte
Hoditz:

  Ping, pang, tiong,
  Hi, han, hong,

Tel était le refrain, qui était censé signifier, grâce à la puissance
d'abréviation que possédait cette langue merveilleuse:

«Belle margrave, grande princesse, idole de tous les coeurs, régnez à
jamais sur votre heureux époux et sur votre joyeux empire de Roswald en
Moravie.»

En quittant la Chine, on monta dans des palanquins très-riches, et on
gravit, sur les épaules des pauvres serfs chinois et sauvages, une petite
montagne au sommet de laquelle on trouva la ville de Lilliput. Maisons,
forêts, lacs, montagnes, le tout vous venait aux genoux ou à la cheville,
et il fallait se baisser pour voir, dans l'intérieur des habitations,
les meubles et les ustensiles de ménage qui étaient dans des proportions
relatives à tout le reste. Des marionnettes dansèrent sur la place publique
au son des mirlitons, des guimbardes et des tambours de basque. Les
personnes qui les faisaient agir et qui produisaient cette musique
lilliputienne, étaient cachées sous terre et dans des caveaux ménagés
exprès.

En redescendant la montagne des Lilliputiens, on trouva un désert d'une
centaine de pas, tout encombré de rochers énormes et d'arbres vigoureux
livrés à leur croissance naturelle. C'était le seul endroit que le comte
n'eût pas gâté et mutilé. Il s'était contenté de le laisser tel qu'il
l'avait trouvé.

«L'usage de cette gorge escarpée m'a bien longtemps embarrassé, dit-il à
ses hôtes. Je ne savais comment me délivrer de ces masses de rochers, ni
quelle tournure donner à ces arbres superbes, mais désordonnés; tout à
coup l'idée m'est venue de baptiser ce lieu le désert, le chaos: et j'ai
pensé que le contraste n'en serait pas désagréable, surtout lorsqu'au
sortir de ces horreurs de la nature, on rentrerait dans des parterres
admirablement soignés et parés. Pour compléter l'illusion, vous allez voir
quelle heureuse invention j'y ai placée.»

En parlant ainsi, le comte tourna un gros rocher qui encombrait le sentier
(car il avait bien fallu fourrer un sentier uni et sablé dans l'horrible
désert), et Consuelo se trouva à l'entrée d'un ermitage creusé dans le roc
et surmonté d'une grossière croix de bois. L'anachorète de la Thébaïde
en sortit; c'était un bon paysan dont la longue barbe blanche postiche
contrastait avec un visage frais et paré des couleurs de la jeunesse. Il
fit un beau sermon, dont son maître corrigea les barbarismes, donna sa
bénédiction, et offrit des racines et du lait à Consuelo dans une écuelle
de bois.

«Je trouve l'ermite un peu jeune, dit le baron de Kreutz: vous eussiez pu
mettre ici un vieillard véritable.

--Cela n'eût point plu à la margrave, répondit ingénument le comte Hoditz.
Elle dit avec raison que la vieillesse n'est point égayante, et que dans
une fête il ne faut voir que de jeunes acteurs.»

Je fais grâce au lecteur du reste de la promenade. Ce serait à n'en
pas finir si je voulais lui décrire les diverses contrées, les autels
druidiques, les pagodes indiennes, les chemins et canaux couverts, les
forêts vierges, les souterrains où l'on voyait les mystères de la passion
taillés dans le roc, les mines artificielles avec salles de bal, les
Champs-Elysées, les tombeaux, enfin les cascades, les naïades, les
sérénades et les _six mille_ jets d'eau que le Porpora prétendait,
par la suite, avoir été forcé d'_avaler_. Il y avait bien mille autres
gentillesses dont les mémoires du temps nous ont transmis le détail avec
admiration: une grotte à demi obscure où l'on s'enfonçait en courant, et
au fond de laquelle une glace, en vous renvoyant votre propre image, dans
un jour incertain,  devait infailliblement vous causer une grande frayeur;
un couvent où l'on vous forçait, sous peine de perdre à jamais la liberté,
de prononcer des voeux dont la formule était un hommage d'éternelle
soumission et adoration à la margrave; un arbre à pluie qui, au moyen
d'une pompe cachée dans les branches, vous inondait d'encre, de sang ou
d'eau de rose, suivant qu'on voulait vous fêter ou vous mystifier; enfin
mille secrets charmants, ingénieux, incompréhensibles, dispendieux surtout,
que le Porpora eut la brutalité de trouver insupportables, stupides et
scandaleux. La nuit seule mit un terme à cette promenade autour du monde,
dans laquelle, tantôt à cheval, tantôt en litière, à âne, en voiture ou en
bateau, on avait bien fait trois lieues.

Aguerris contre le froid et la fatigue, les deux officiers prussiens, tout
en riant de ce qu'il y avait de trop puéril dans les amusements et les
_surprises_ de Roswald, n'avaient pas été aussi frappés que Consuelo du
ridicule de cette merveilleuse résidence. Elle était l'enfant de la nature;
née en plein champ, accoutumée, dès qu'elle avait eu les yeux ouverts, à
regarder les oeuvres de Dieu sans rideau de gaze et sans lorgnon: mais le
baron de  Kreutz, quoiqu'il ne fût pas tout à fait le premier-venu dans
cette aristocratie habituée aux draperies et aux enjolivements de la mode,
était l'homme de son monde et de son temps. Il ne haïssait point les
grottes, les ermitages et les symboles. En somme, il s'amusa avec bonhomie,
montra beaucoup d'esprit dans la conversation, et dit à son acolyte qui,
en entrant dans la salle à manger, le plaignait respectueusement de l'ennui
d'une aussi rude corvée:

«De l'ennui? moi? pas du tout. J'ai fait de l'exercice, j'ai gagné de
l'appétit, j'ai vu mille folies, je me suis reposé l'esprit de choses
sérieuses: je n'ai pas perdu mon temps et ma peine.»

On fut surpris dans la salle à manger de ne trouver qu'un cercle de chaises
autour d'une place vide. Le comte, ayant prié les convives de s'asseoir,
ordonna à ses valets de servir.

«Hélas! Monseigneur, répondit celui qui était chargé de lui donner la
réplique, nous n'avions rien qui fût digne d'être offert à une si honorable
compagnie, et nous n'avons pas même mis la table.

--Voilà qui est plaisant!». s'écria l'amphitryon avec une fureur simulée;
et quand ce jeu eut duré quelques instants: «Eh bien! dit-il, puisque les
hommes nous refusent un souper, j'évoque l'enfer, et je somme Pluton de
m'en envoyer un qui soit digne de mes hôtes.»

En parlant ainsi; il frappa le plancher trois fois, et, le plancher
glissant aussitôt dans une coulisse, on vit s'exhaler des flammes
odorantes; puis, au son d'une musique joyeuse et bizarre, une table
magnifiquement servie vint se placer sous les coudes des convives.

«Ce n'est pas mal, dit le comte en soulevant la nappe, et en parlant sous
la table. Seulement je suis fort étonné, puisque messire Pluton sait fort
bien qu'il n'y a même pas dans ma maison de l'eau à boire, qu'on ne m'en
ait pas envoyé une seule carafe.

--Comte Hoditz, répondit, des profondeurs de l'abîme, une voix rauque
digne du Tartare, l'eau est fort rare dans les enfers; car presque tous
nos fleuves sont à sec depuis que les yeux de Son Altesse margrave ont
embrasé jusqu'aux entrailles de la terre; cependant, si vous l'exigez,
nous allons envoyer une Danaïde au bord du Styx pour voir si elle en pourra
trouver.

--Qu'elle se dépêche, répondit le comte, et surtout donnez-lui un tonneau
qui ne soit pas percé.»

Au même instant, d'une belle cuvette de jaspe qui était au milieu de la
table, s'élança un jet d'eau de roche qui pendant tout le souper retomba
sur lui-même en gerbe de diamants au reflet des nombreuses bougies. Le
_surtout_ était un chef-d'oeuvre de richesse et de mauvais goût, et l'eau
du Styx, le souper infernal, furent pour le comte matière à mille jeux de
mots, allusions et coq-à-l'âne, qui ne valaient guère mieux, mais que la
naïveté de son enfantillage lui fit pardonner. Le repas succulent, et
servi par de jeunes sylvains et des nymphes plus ou moins charmantes,
égaya beaucoup le baron de Kreutz.

Il ne fit pourtant qu'une médiocre attention aux belles esclaves de
l'amphitryon: ces pauvres paysannes étaient à la fois les servantes, les
maîtresses, les choristes et les actrices de leur seigneur. Il était leur
professeur de grâces, de danse, de chant et de déclamation. Consuelo avait
eu à Passaw un échantillon de sa manière de procéder avec elles; et, en
songeant au sort glorieux que ce seigneur lui avait offert alors, elle
admirait le sang-froid respectueux avec lequel il la traitait maintenant,
sans paraître ni surpris ni confus de sa méprise. Elle savait bien que
le lendemain les choses changeraient d'aspect à l'arrivée de la margrave;
qu'elle dînerait dans sa chambre avec son maître, et qu'elle n'aurait
pas l'honneur d'être admise à la table de Son Altesse. Elle ne s'en
embarrassait guère, quoiqu'elle ignorât une circonstance qui l'eût
divertie beaucoup en cet instant: à savoir qu'elle soupait  avec un
personnage infiniment plus illustre, lequel ne voulait pour rien au monde
souper le lendemain avec la margrave.

Le baron de Kreutz, souriant donc d'un air assez froid à l'aspect des
nymphes du logis, accorda un peu plus d'attention à Consuelo, lorsque
après l'avoir provoquée à rompre le silence, il l'eut amenée à parler sur
la musique. Il était amateur éclairé et quasi passionné de cet art divin;
du moins il en parla lui-même avec une supériorité qui adoucit, non moins
que le repas, les bons mets et la chaleur des appartements, l'humeur
revêche du Porpora.

«Il serait à souhaiter, dit-il enfin au baron, qui venait de louer
délicatement sa manière sans le nommer, que le souverain que nous allons
essayer de divertir fût aussi bon juge que vous!

--On assure, répondit le baron, que mon souverain est assez éclairé sur
cette matière, et qu'il aime véritablement les beaux-arts.

--En êtes-vous bien certain, monsieur le baron? reprit le maestro, qui ne
pouvait causer sans contredire tout le monde sur toutes choses. Moi, je ne
m'en flatte guère. Les rois sont toujours les premiers en tout, au dire de
leurs sujets; mais il arrive souvent que leurs sujets en savent beaucoup
plus long qu'eux.

--En fait de guerre; comme en fait de science et de génie, le roi de Prusse
en sait plus long qu'aucun de nous; répondit le lieutenant avec zèle; et
quant à la musique, il est très-certain...

--Que vous n'en savez rien ni moi non plus, interrompit sèchement, le
capitaine Kreutz; maître Porpora ne peut s'en rapporter qu'à lui seul à ce
dernier égard.

--Quant à moi, reprit le maestro, la dignité royale ne m'en a jamais imposé
en fait de musique; et quand j'avais l'honneur de donner des leçons à la
princesse électorale de Saxe, je ne lui passais pas plus de fausses notes
qu'à un autre.

--Eh quoi! dit le baron en regardant son compagnon avec une intention
ironique, les têtes couronnées font-elles jamais des fausses notes?

--Tout comme les simples mortels, Monsieur! répondit le Porpora. Cependant
je dois dire que la princesse électorale n'en fit pas longtemps avec moi,
et qu'elle avait une rare intelligence pour me seconder.

--Ainsi vous pardonneriez bien quelques fausses notes à notre Fritz, s'il
avait l'impertinence d'en faire en votre présence?

--A condition qu'il s'en corrigerait.

--Mais vous ne lui laveriez pas la tête? dit à son tour le comte Hoditz en
riant.

--Je le ferais, dût-il couper la mienne!» répondit le vieux professeur,
qu'un peu de Champagne rendait expansif et fanfaron.

Consuelo avait été bien et dûment avertie par le chanoine que la Prusse
était une grande préfecture de police, où les moindres paroles, prononcées
bien bas à la frontière, arrivaient en peu d'instants, par une suite
d'échos mystérieux et fidèles, au cabinet de Frédéric, et qu'il ne fallait
jamais dire à un Prussien, surtout à un militaire, à un employé quelconque:
«Comment vous portez-vous?» sans peser chaque syllabe, et tourner, comme on
dit aux petits enfants, sa langue sept fois dans sa bouche. Elle ne vit
donc pas avec plaisir son maître s'abandonner à son humeur narquoise, et
elle s'efforça de réparer ses imprudences par un peu de politique.

«Quand même le roi de Prusse ne serait pas le premier musicien de son
siècle, dit-elle, il lui serait permis de dédaigner un art certainement bien
futile au prix de tout ce qu'il sait d'ailleurs.»

Mais elle ignorait que Frédéric ne mettait pas moins d'amour-propre à être
un grand flûtiste qu'à être un grand capitaine et un grand philosophe.
Le baron de Kreutz déclara que si Sa Majesté avait jugé la musique un art
digne d'être étudié, elle y avait consacré très-probablement une attention
et un travail sérieux.

«Bah! dit le Porpora, qui s'animait de plus en plus, l'attention et
le travail ne révèlent rien, en fait d'art, à ceux que le ciel n'a pas
doués d'un talent inné. Le génie de la musique n'est pas à la portée de
toutes les fortunes; et il est plus facile de gagner des batailles et de
pensionner des gens de lettres que de dérober aux muses le feu sacré. Le
baron Frédéric de Trenck nous a fort bien dit que Sa Majesté prussienne,
lorsqu'elle manquait à la mesure, s'en prenait à ses courtisans; mais les
choses n'iront pas ainsi avec moi!

--Le baron Frédéric de Trenck a dit cela? répliqua le baron de Kreutz,
dont les yeux s'animèrent d'une colère subite et impétueuse. Eh bien!
reprit-il en se calmant tout à coup par un effort de sa volonté, et en
parlant d'un ton d'indifférence, le pauvre diable doit avoir perdu l'envie
de plaisanter; car il est enfermé à la citadelle de Glatz pour le reste de
ses jours.

--En vérité! s'écria le Porpora: et qu'a-t-il donc fait?

--C'est le secret de l'Etat, répondit le baron: mais tout porte à croire
qu'il a trahi la confiance de son maître.

--Oui! ajouta le lieutenant; en vendant à l'Autriche le plan des
fortifications de la Prusse, sa patrie.

--Oh! c'est impossible! dit Consuelo qui avait pâli, et qui, de plus en
plus attentive à sa contenance et à ses paroles, ne put cependant retenir
cette exclamation douloureuse.

--C'est impossible, et c'est faux! s'écria le Porpora indigné; ceux qui ont
fait croire cela au roi de Prusse en ont menti par la gorge!

--Je présume que ce n'est pas un démenti indirect que vous pensez nous
donner? dit le lieutenant en pâlissant à son tour.

--Il faudrait avoir une susceptibilité bien maladroite pour le prendre
ainsi, reprit le baron de Kreutz en lançant un regard dur et impérieux à
son compagnon. En quoi cela nous regarde-t-il? et que nous importe que
maître Porpora mette de la chaleur dans son amitié pour ce jeune homme?

--Oui, j'en mettrais, même en présence du roi lui-même, dit le Porpora.
Je dirais au roi qu'on l'a trompé; que c'est fort mal à lui de l'avoir cru;
que Frédéric de Trenck est un digne, un noble jeune homme; incapable d'une
infamie!

--Je crois, mon maître, interrompit Consuelo que la physionomie du
capitaine inquiétait de plus en plus, que vous serez bien à jeun quand
vous aurez l'honneur d'approcher le roi de Prusse; et je vous connais trop
pour n'être pas certaine que vous ne lui parlerez de rien d'étranger à la
musique.

--Mademoiselle me paraît fort prudente, reprit le baron. Il paraît
cependant qu'elle à été fort liée à Vienne, avec ce jeune baron de Trenck?

--Moi, monsieur? répondit Consuelo avec une indifférence fort bien jouée;
je le connais à peine.

--Mais, reprit le baron avec une physionomie pénétrante, si le roi lui-même
vous demandait, par je ne sais quel hasard imprévu, ce que vous pensez de
la trahison de ce Trenck?...

--Monsieur le baron, dit Consuelo en affrontant son regard inquisitorial
avec beaucoup de calme et de modestie, je lui répondrais que je ne crois
à la trahison de personne, ne pouvant pas comprendre ce que c'est que de
trahir.

--Voilà une belle parole, signora! dit le baron dont la figure s'éclaircit
tout à coup, et vous l'avez dite avec l'accent d'une belle âme.»

Il parla d'autre chose; et charma les convives par la grâce et la force
de son esprit. Durant tout le reste du souper, il eut, en s'adressant à
Consuelo, une expression de bonté et de confiance qu'elle ne lui avait pas
encore vue.




CII.


A la fin du dessert, une ombre toute drapée de blanc et voilée vint
chercher les convives en leur disant: _Suivez-moi!_ Consuelo, condamnée
encore au rôle de margrave pour la répétition de cette nouvelle scène, se
leva la première, et, suivie des autres convives, monta le grand escalier
du château, dont la porte s'ouvrait au fond de la salle. L'ombre qui les
conduisait poussa, au haut de cet escalier, une autre grande porte, et l'on
se trouva dans l'obscurité d'une profonde galerie antique, au bout de
laquelle on apercevait simplement une faible lueur. Il fallut se diriger
de ce côté au son d'une musique lente, solennelle et mystérieuse, qui était
censée exécutée par les habitants du monde invisible.

«Tudieu! dit ironiquement le Porpora d'un ton d'enthousiasme, monsieur
le comte ne nous refuse rien! Nous avons entendu aujourd'hui de la
musique turque, de la musique nautique, de la musique sauvage, de la
musique chinoise, de la musique lilliputienne et toutes sortes de musiques
extraordinaires; mais en voici une qui les surpasse toutes, et l'on peut
bien dire que c'est véritablement de la musique de l'autre monde.

--Et vous n'êtes pas au bout! répondit le comte enchanté de cet éloge.

--Il faut s'attendre à tout de la part de Votre Excellence, dit le baron
de Kreutz avec la même ironie que le professeur; quoique après ceci, je ne
sache, en vérité, ce que nous pouvons espérer de plus fort.»

Au bout de la galerie, l'ombre frappa sur une espèce de tamtam qui rendit
un son lugubre, et un vaste rideau s'écartant, laissa voir la salle de
spectacle décorée et illuminée comme elle devait l'être le lendemain. Je
n'en ferai point la description, quoique ce fût bien le cas de dire:

  Ce n'était que festons, ce n'était qu'algarades.

La toile du théâtre se leva; la scène représentait l'Olympe ni plus ni
moins. Les déesses s'y disputaient le coeur du berger Paris, et le concours
des trois divinités principales faisait les frais de la pièce. Elle était
écrite en italien, ce qui fit dire tout bas au Porpora, en s'adressant à
Consuelo:

«Le sauvage, le chinois et le lilliputien n'étaient rien; voilà enfin de
l'iroquois.»

Vers et musique, tout était de la fabrique du comte. Les acteurs et les
actrices valaient bien leurs rôles. Après une demi-heure de métaphores et
de concetti sur l'absence d'une divinité plus charmante et plus puissante
que toutes les autres, qui dédaignait de concourir pour le prix de la
beauté, Paris s'étant décidé à faire triompher Vénus, cette dernière
prenait la pomme, et, descendant du théâtre par un gradin, venait la
déposer au pied de la margrave, en se déclarant indigne de la conserver,
et s'excusant d'avoir osé la briguer devant elle.

C'était Consuelo qui devait faire ce rôle de Vénus; et comme c'était
le plus important, ayant à chanter à la fin une cavatine à grand effet,
le comte Hoditz, n'ayant pu en confier la répétition à aucune de ses
coryphées, prit le parti de le remplir lui-même; tant pour faire marcher
cette répétition que pour faire sentir à Consuelo l'esprit, les intentions,
les finesses et les beautés du rôle. Il fut si bouffon en faisant
sérieusement Vénus, et en chantant avec emphase les platitudes pillées à
tous les méchants opéras à la mode et mal cousues dont il prétendait avoir
fait une partition, que personne ne put garder son sérieux. Il était trop
animé par le soin de gourmander sa troupe et trop enflammé par l'expression
divine qu'il donnait à son jeu et à son chant, pour s'apercevoir de la
gaieté de l'auditoire. On l'applaudit à tout rompre, et le Porpora, qui
s'était mis à la tête de l'orchestre en se bouchant les oreilles de temps
en temps à la dérobée, déclara que tout était sublime, poëme, partition,
voix, instruments, et la Vénus provisoire par-dessus tout.

Il fut convenu que Consuelo et lui liraient ensemble attentivement ce
chef-d'oeuvre le soir même et le lendemain matin. Ce n'était ni long, ni
difficile à apprendre, et ils se firent fort d'être le lendemain soir à la
hauteur de la pièce et de la troupe. On visita ensuite la salle de bal qui
n'était pas encore prête, parce que les danses ne devaient avoir lieu que
le surlendemain, la fête ayant à durer deux jours pleins et à offrir une
suite ininterrompue de divertissements variés.

Il était dix heures du soir. Le temps était clair et la lune magnifique.
Les deux officiers prussiens avaient persisté à repasser la frontière le
soir même, alléguant une consigne supérieure qui leur défendait de passer
la nuit en pays étranger. Le comte dut donc céder, et ayant donné l'ordre
qu'on préparât leurs chevaux, il les emmena boire le coup de l'étrier,
c'est-à-dire déguster du café et d'excellentes liqueurs dans un élégant
boudoir, où Consuelo ne jugea pas à propos de les suivre. Elle prit donc
congé d'eux, et après avoir recommandé tout bas au Porpora de se tenir un
peu mieux sur ses gardes qu'il n'avait fait durant le souper, elle se
dirigea vers sa chambre, qui était dans une autre aile du château.

Mais elle s'égara bientôt dans les détours de ce vaste labyrinthe, et se
trouva dans une sorte de cloître où un courant d'air éteignit sa bougie.
Craignant de s'égarer de plus en plus et de tomber dans quelqu'une des
trappes _à surprise_ dont ce manoir était rempli, elle prit le parti de
revenir sur ses pas à tâtons jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé la partie
éclairée des bâtiments. Dans la confusion  de tant de préparatifs pour
des choses insensées, le confortable de cette riche habitation était
entièrement négligé. On y trouvait des sauvages, des ombres, des dieux,
des ermites, des nymphes, des ris et des jeux, mais pas un domestique pour
avoir un flambeau, pas un être dans son bon sens auprès de qui l'on pût se
renseigner.

Cependant elle entendit venir à elle une personne qui semblait marcher avec
précaution et se glisser dans les ténèbres à dessein, ce qui ne lui inspira
pas la confiance d'appeler et de se nommer, d'autant plus que c'était le
pas lourd et la respiration forte d'un homme. Elle s'avançait un peu émue
et en se serrant contre la muraille; lorsqu'elle entendit ouvrir une porte
non loin d'elle, et la clarté de la lune, en pénétrant par cette ouverture,
tomba sur la haute taille et le brillant costume de Karl.

Elle se hâta de l'appeler.

«Est-ce vous, signora? lui dit-il d'une voix altérée. Ah! je cherche depuis
bien des heures un instant pour vous parler, et je le trouve trop tard,
peut-être!

--Qu'as-tu donc à me dire, bon Karl, et d'où vient l'émotion où je te vois?

--Sortez de ce corridor, signora, je vais vous parler dans un endroit tout
à fait isolé et où j'espère que personne ne pourra nous entendre.

Consuelo suivit Karl, et se trouva en plein air avec lui sur la terrasse
que formait la tourelle accolée au flanc de l'édifice.

«Signora, dit le déserteur en parlant avec précaution (arrivé le matin pour
la première fois à Roswald, il ne connaissait guère mieux les êtres que
Consuelo), n'avez-vous rien dit aujourd'hui qui puisse vous exposer au
mécontentement ou à la méfiance du roi de Prusse, et dont vous auriez à
vous repentir à Berlin, si le roi en était exactement informé?.

--Non, Karl, je n'ai rien dit de semblable. Je savais que tout Prussien
qu'on ne connaît pas est un interlocuteur dangereux, et j'ai observé, quant
à moi, toutes mes paroles.

--Ah! vous me faites du bien de me dire cela; j'étais bien inquiet! je me
suis approché de vous deux où trois fois dans le navire, lorsque vous vous
promeniez sur la pièce d'eau. J'étais un des pirates qui ont fait semblant
de monter à l'abordage; mais j'étais déguisé, vous ne m'avez pas reconnu.
J'ai eu beau vous regarder, vous faire signe, vous n'avez pris garde à
rien, et je n'ai pu vous glisser un seul mot. Cet officier était toujours à
côté de vous. Tant que vous avez navigué sur le bassin, il ne vous a pas
quittée d'un pas. On eût dit qu'il devinait que vous étiez son scapulaire,
et qu'il se cachait derrière vous, dans le cas où une balle se serait
glissée dans quelqu'un de nos innocents fusils.

--Que veux-tu dire, Karl? Je ne puis te comprendre. Quel est cet officier?
Je ne le connais pas.

--Je n'ai pas besoin de vous le dire; vous le connaîtrez bientôt puisque
vous allez à Berlin.

--Pourquoi m'en faire un secret maintenant?

--C'est que c'est un terrible secret, et que j'ai besoin de le garder
encore une heure.

--Tu as l'air singulièrement agité, Karl; que se passe-t-il en toi?

--Oh! de grandes choses! l'enfer brûle dans mon coeur!

--L'enfer? On dirait que tu as de mauvais desseins.

--Peut-être!

--En ce cas, je veux que tu parles; tu n'as pas le droit de te taire avec
moi, Karl. Tu m'as promis un dévouement, une soumission à toute épreuve.

--Ah! signora, que me dites-vous là? c'est la vérité, je vous dois plus que
la vie, car vous avez fait ce qu'il fallait pour me conserver ma femme et
ma fille; mais elles étaient condamnées, elles ont péri... et il faut bien
que leur mort soit vengée!

--Karl, au nom de ta femme et de ton enfant qui prient pour toi dans le
ciel, je t'ordonne de parler. Tu médites je ne sais quel acte de folie;
tu veux te venger? La vue de ces Prussiens te met hors de toi?

--Elle me rend fou, elle me rend furieux... Mais non, je suis calme, je
suis un saint. Voyez-vous, signora, c'est Dieu et non l'enfer qui me
pousse. Allons! l'heure approche. Adieu, signora; il est probable que je ne
vous reverrai plus, et je vous demande, puisque vous passez par Prague,
de payer une messe pour moi à la chapelle de Saint-Jean-Népomuck, un des
plus grands patrons de la Bohême.

--Karl, vous parlerez, vous confesserez les idées criminelles qui vous
tourmentent, ou je ne prierai jamais pour vous, et j'appellerai sur vous,
au contraire, la malédiction de votre femme et de votre fille, qui sont
des anges dans le sein de Jésus le Miséricordieux. Mais comment voulez-vous
être pardonné dans le ciel, si vous ne pardonnez pas sur la terre? Je vois
bien que vous avez une carabine sous votre manteau, Karl, et que d'ici vous
guettez ces Prussiens au passage.

--Non, pas d'ici, dit Karl ébranlé et tremblant; je ne veux pas verser
le sang dans la maison de mon maître, ni sous vos yeux, ma bonne sainte
fille; mais là-bas; voyez-vous, il y a dans la montagne un chemin creux
que je connais bien déjà; car j'y étais ce matin quand ils sont arrivés
par là... Mais j'y étais par hasard, je n'étais pas armé, et d'ailleurs
je ne l'ai pas reconnu tout de suite, lui!... Mais tout à l'heure, il va
repasser par là, et j'y serai, moi! J'y serai bientôt par le sentier du
parc, et je le devancerai, quoiqu'il soit bien monté... Et comme vous le
dites, signora, j'ai une carabine, une bonne carabine, et il y a dedans
une bonne balle pour son coeur. Elle y est depuis tantôt; car je ne
plaisantais pas quand je faisais le guet accoutré en faux pirate. Je
trouvais l'occasion assez belle, et je l'ai visé plus de dix fois; mais
vous étiez là, toujours là, et je n'ai pas tiré... Mais tout à l'heure,
vous n'y serez pas, il ne pourra pas se cacher derrière vous comme un
poltron... car il est poltron, je le sais bien, moi. Je l'ai vu pâlir, et
tourner le dos à la guerre, un jour qu'il nous faisait avancer avec rage
contre mes compatriotes, contre mes frères les Bohémiens. Ah! quelle
horreur! car je suis Bohémien, moi, par le sang, par le coeur, et cela ne
pardonne pas. Mais si je suis un pauvre paysan de Bohême; n'ayant appris
dans ma forêt qu'à manier la cognée, il a fait de moi un soldat prussien,
et, grâce à ses caporaux, je sais viser juste avec un fusil.

--Karl, Karl, taisez-vous, vous êtes dans le délire! vous ne connaissez pas
cet homme, j'en suis sûre. Il s'appelle le baron de Kreutz; je parie que
vous ne saviez pas son nom et que vous le prenez pour un autre. Ce n'est
pas un recruteur, il ne vous a pas fait de mal.

--Ce n'est pas le baron de Kreutz, non, signora, et je le connais bien.
Je l'ai vu plus de cent fois à la parade c'est le grand recruteur, c'est
le grand maître des voleurs d'hommes et des destructeurs de familles;
c'est le grand fléau de la Bohême, c'est mon ennemi, à moi. C'est l'ennemi
de notre Église, de notre religion et de tous nos saints; c'est lui qui a
profané, par ses rires impies, la statue de saint Jean-Népomuck, sur le
pont de Prague. C'est lui qui a volé, dans le château de Prague, le tambour
fait avec la peau de Jean Zyska, celui qui fut un grand guerrier dans son
temps, et dont la peau était la sauvegarde, le porte-respect, l'honneur du
pays! Oh non! je ne me trompe pas, et je connais bien l'homme! D'ailleurs,
saint Wenceslas m'est apparu tout à l'heure comme je faisais ma prière dans
la chapelle; je l'ai vu comme je  vous vois, signora; et il m'a dit: «C'est
lui, frappe-le au coeur.» Je l'avais juré à la Sainte-Vierge sur la tombe
de ma femme, et il faut que je tienne mon serment... Ah! voyez, signora!
voilà son cheval qui arrive devant le perron; c'est ce que j'attendais.
Je vais à mon poste; priez pour moi; car je paierai cela de ma vie tôt ou
tard; mais peu importe, pourvu que Dieu sauve mon âme!

--Karl! s'écria Consuelo animée d'une force extraordinaire, je te croyais
un coeur généreux, sensible et pieux; mais je vois bien que tu es un impie,
un lâche et un scélérat. Quel que soit cet homme que tu veux assassiner,
je te défends de le suivre et de lui faire aucun mal. C'est le diable qui
a pris la figure d'un saint pour égarer ta raison; et Dieu a permis qu'il
te fit tomber dans ce piège pour te punir d'avoir fait un serment sacrilège
sur la tombe de ta femme. Tu es un lâche et un ingrat, te dis-je; car tu ne
songes pas que ton maître, le comte  Hoditz, qui t'a comblé de bienfaits,
sera accusé de ton crime, et qu'il le paiera de sa tête; lui, si honnête,
si bon et si doux envers toi! Va te cacher au fond d'une cave; car tu n'es
pas digne de voir le jour, Karl. Fais pénitence, pour avoir eu une telle
pensée. Tiens! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure à côté de toi,
et qui essaie de retenir ton bon ange, prêt à t'abandonner à l'esprit du
mal.

--Ma femme! ma femme! s'écria Karl, égaré et vaincu; je ne la vois pas.
Ma femme; si lu es là parle-moi, fais que je la revoie encore une fois et
que je meure.

--Tu ne peux pas la voir: le crime est dans ton coeur, et la nuit sur tes
yeux. Mets-toi à genoux, Karl; tu peux encore te racheter. Donne-moi ce
fusil qui souille tes mains, et fais ta prière.»

En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputée,
et se hâta de l'éloigner des yeux de Karl, tandis qu'il tombait à genoux
et fondait en larmes. Elle quitta la terrasse pour cacher cette arme
dans quelque autre endroit, à la hâte. Elle était brisée de l'effort
qu'elle venait de faire pour s'emparer de l'imagination du fanatique en
évoquant les chimères qui le gouvernaient. Le temps pressait; et ce n'était
pas le moment de lui faire un cours de philosophie plus humaine et plus
éclairée. Elle venait de dire ce qui lui était venu à l'esprit, inspirée
peut-être par quelque chose de sympathique dans l'exaltation de ce
malheureux, qu'elle voulait à tout prix sauver d'un acte de démence, et
qu'elle accablait même d'une feinte indignation, tout en le plaignant
d'un égarement dont il n'était pas le maître.

Elle se pressait d'écarter l'arme fatale, afin de le rejoindre ensuite et
de le retenir sur la terrasse jusqu'à ce que les Prussiens fussent bien
loin, lorsqu'en rouvrant cette petite porte qui ramenait de la terrasse au
corridor, elle se trouva face à face avec le baron de Kreutz. Il venait de
chercher son manteau et ses pistolets dans sa chambre. Consuelo n'eut que
le temps de laisser tomber la carabine derrière elle, dans l'angle que
formait la porte, et de se jeter dans le corridor, en refermant cette porte
entre elle et Karl. Elle craignait que la vue de l'ennemi ne rendît à ce
dernier toute sa fureur s'il l'apercevait.

La précipitation de ce mouvement, et l'émotion qui la força de s'appuyer
contre la porte, comme si elle eût craint de s'évanouir, n'échappèrent
point à l'oeil clairvoyant du baron de Kreutz. Il portait un flambeau,
et s'arrêta devant elle en souriant. Sa figure était parfaitement calme;
cependant Consuelo crut voir que sa main tremblait et faisait vaciller
très-sensiblement la flamme de la bougie. Le lieutenant était derrière
lui, pâle comme la mort, et tenant son épée nue. Ces circonstances, ainsi
que la certitude qu'elle acquit un peu plus tard qu'une fenêtre de cet
appartement, où le baron avait déposé et repris ses effets, donnait sur
la terrasse de la tourelle, firent penser ensuite à Consuelo que les deux
Prussiens n'avaient pas perdu un mot de son entretien avec Karl. Cependant
le baron la salua d'un air courtois et tranquille; et comme la crainte
d'une pareille situation lui faisait oublier de rendre le salut et lui
ôtait la force de dire un mot, Kreutz l'ayant examinée un instant avec des
yeux qui exprimaient plus d'intérêt que de surprise, il lui dit d'une voix
douce en lui prenant la main:

«Allons, mon enfant, remettez-vous. Vous semblez bien agitée. Nous vous
avons fait peur en passant brusquement devant cette porte au moment où vous
l'ouvriez; mais nous sommes vos serviteurs et vos amis. J'espère que nous
vous reverrons à Berlin, et peut-être pourrons-nous vous y être bon à
quelque chose.»

Le baron attira un peu vers lui la main de Consuelo comme si, dans un
premier mouvement, il eût songé à la porter à ses lèvres. Mais il se
contenta de la presser légèrement, salua de nouveau, et s'éloigna, suivi
de son lieutenant[1], qui ne sembla pas même voir Consuelo, tant il était
troublé et hors de lui. Cette contenance confirma la jeune fille dans
l'opinion qu'il était instruit du danger dont son maître venait d'être
menacé.

[Note 1: On disait alors _bas officier_. Nous avons, dans notre récit,
modernisé un titre qui donnait lieu à équivoque.]

Mais quel était donc cet homme dont la responsabilité pesait si fortement
sur la tête d'un autre, et dont la destruction avait semblé à Karl une
vengeance si complète et si enivrante? Consuelo revint sur la terrasse
pour lui arracher son secret, tout en continuant à le surveiller; mais
elle le trouva évanoui, et, ne pouvant aider ce colosse à se relever,
elle descendit et appela d'autres domestiques pour aller à son secours.

«Ah! ce n'est rien, dirent-ils en se dirigeant vers le lieu qu'elle leur
indiquait: il a bu ce soir un peu trop d'hydromel, et nous allons le porter
dans son lit.»

Consuelo eût voulu remonter avec eux; elle craignait que Karl ne se trahît
en revenant à lui-même, mais elle en fut empêchée par le comte Hoditz,
qui passait par là, et qui lui prit le bras, se réjouissant de ce qu'elle
n'était pas encore couchée, et de ce qu'il pouvait lui donner un nouveau
spectacle. Il fallut le suivre sur le perron, et de là elle vit en l'air,
sur une des collines du parc, précisément du côté que Karl lui avait
désigné comme le but de son expédition, un grand arc de lumière, sur lequel
on distinguait confusément des caractères en verres de couleur.

Voilà une très-belle illumination, dit-elle d'un air distrait.

--C'est une délicatesse, un adieu discret et respectueux à l'hôte qui nous
quitte, lui répondit-il. Il va passer dans un quart d'heure au pied de
cette colline, par un chemin creux que nous ne voyons pas d'ici, et où il
trouvera cet arc de triomphe élevé comme par enchantement au-dessus de sa
tête.

--Monsieur le comte, s'écria Consuelo en sortant de sa rêverie, quel est
donc ce personnage qui vient de nous quitter?
                
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