George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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--Vous le saurez plus tard, mon enfant.

--Si je ne dois pas le demander, je me tais, monsieur le comte; cependant
j'ai quelque soupçon qu'il ne s'appelle pas réellement le baron de Kreutz.

--Je n'en ai pas été dupe un seul instant, repartit Hoditz, qui à cet égard
se vantait un peu. Cependant j'ai respecté religieusement son incognito.
Je sais que c'est sa fantaisie et qu'on l'offense quand on n'a pas l'air
de le prendre pour ce qu'il se donne. Vous avez vu que je l'ai traité comme
un simple officier, et pourtant...»

Le comte mourait d'envie de parler; mais les convenances lui défendaient
d'articuler un nom apparemment si sacré. Il prit un terme moyen, et
présentant sa lorgnette à Consuelo:

«Regardez, lui dit-il, comme cet arc improvisé a bien réussi. Il y a d'ici
près d'un demi-mille, et je parie qu'avec ma lorgnette, qui est excellente,
vous allez lire ce qui est écrit dessus. Les lettres ont vingt pieds de
haut, quoiqu'elles vous paraissent imperceptibles. Cependant, regardez
bien!...»

Consuelo regarda et déchiffra aisément cette inscription, qui lui révéla le
secret de la comédie:

  Vive Frédéric le Grand.

«Ah! monsieur le comte, s'écria-t-elle vivement préoccupée, il y a du
danger pour un tel personnage à voyager ainsi, et il y en a plus encore à
le recevoir.

--Je ne vous comprends pas, dit le comte; nous sommes en paix; personne ne
songerait maintenant, sur les terres de l'empire, à lui faire un mauvais
parti, et personne ne peut plus trouver contraire au patriotisme d'héberger
honorablement un hôte tel que lui.»

Consuelo était plongée dans ses rêveries. Hoditz l'en tira en lui disant
qu'il avait une humble supplique à lui présenter; qu'il craignait d'abuser
de son obligeance, mais que la chose était si importante, qu'il était forcé
de l'importuner. Après bien des circonlocutions:

«Il s'agirait, lui dit-il d'un air mystérieux et grave, de vouloir bien
vous charger du rôle de l'ombre.

--Quelle ombre? demanda Consuelo, qui ne songeait plus qu'à Frédéric et
aux événements de la soirée.

--L'ombre qui vient au dessert chercher madame la margrave et ses convives
pour leur faire traverser la galerie du Tartare, où j'ai placé le champ
des morts, et les faire entrer dans la salle du théâtre, où l'Olympe doit
les recevoir. Vénus n'entre pas en scène tout d'abord, et vous auriez le
temps de dépouiller, dans la coulisse, le linceul de l'ombre sous lequel
vous aurez le brillant costume de la mère des amours tout ajusté, satin
couleur de rose, avec noeuds d'argent chenillés d'or, paniers très-petits,
cheveux sans poudre, avec des perles et des plumes, des roses, une toilette
très-décente et d'une galanterie sans égale, vous verrez! Allons, vous
consentez à faire l'ombre; car il faut marcher avec beaucoup de dignité,
et pas une de mes petites actrices n'oserait dire à Son Altesse, d'un
ton à la fois impérieux et respectueux: _Suivez-moi_. C'est un mot bien
difficile à dire, et j'ai pensé qu'une personne de génie pouvait en tirer
un grand parti. Qu'en pensez-vous?

--Le mot est admirable, et je ferai l'ombre de tout mon coeur, répondit
Consuelo en riant.

--Ah! vous êtes un ange, un ange, en vérité! s'écria le comte en lui
baisant la main.»

Mais hélas! cette fête, cette brillante fête, ce rêve que le comte avait
caressé pendant tout un hiver et qui lui avait fait faire plus de trois
voyages en Moravie pour en préparer la réalisation; ce jour tant attendu
devait s'en aller en fumée, tout aussi bien que la sérieuse et sombre
vengeance de Karl. Le lendemain, vers le milieu du jour, tout était prêt.
Le peuple de Roswald était sous les armes; les nymphes, les génies, les
sauvages, les nains, les géants, les mandarins et les ombres attendaient,
en grelottant à leurs postes, le moment de commencer leurs évolutions;
la route escarpée était déblayée de ses neiges et jonchée de mousse et
de violettes; les nombreux convives, accourus des châteaux environnants,
et même de villes assez éloignées, formaient un cortège respectable à
l'amphitryon, lorsque hélas! un coup de foudre vint tout renverser. Un
courrier, arrivé à toute bride, annonça que le carrosse de la margrave
avait versé dans un fossé; que Son Altesse s'était enfoncé deux côtes, et
qu'elle était forcée de séjourner à Olmütz, où le comte était prié d'aller
la rejoindre. La foule se dispersa. Le comte, suivi de Karl, qui avait
retrouvé sa raison, monta sur le meilleur de ses chevaux et partit à la
hâte, après avoir dit quelques mots à son majordome.

Les Plaisirs, les Ruisseaux, les Heures et les Fleuves allèrent reprendre
leurs bottes fourrées et leurs casaquins de laine, et s'en retournèrent à
leur travail des  champs, pêle-mêle avec les Chinois, les pirates, les
druides et les anthropophages. Les convives remontèrent dans leurs
équipages, et la berline qui avait amené le Porpora et son élève fut mise
de nouveau à leur disposition. Le majordome, conformément aux ordres qu'il
avait reçus, leur apporta la somme convenue, et les força de l'accepter
bien qu'ils ne l'eussent qu'à demi gagnée. Ils prirent, le jour même, la
route de Prague; le professeur enchanté d'être débarrassé de la musique
cosmopolite et des cantates polyglottes de son hôte; Consuelo regardant
du côté de la Silésie et s'affligeant de tourner le dos au captif de Glatz,
sans espérance de pouvoir l'arracher à son malheureux sort.

Ce même jour, le baron de Kreutz, qui avait passé la nuit dans un village,
non loin de la frontière morave, et qui en était reparti le matin dans
un grand carrosse de voyage, escorté de ses pages à cheval, et de sa
berline de suite qui portait son commis et sa _chatouille_[1], disait à
son lieutenant, ou plutôt à son aide de camp, le baron de Buddenbrock,
aux approches de la ville de Neïsse, et il faut noter que mécontent de sa
maladresse la veille, il lui adressait la parole pour la première fois
depuis son  départ de Roswald:

[Note 1: Son trésor de voyage.]

«Qu'était-ce donc que cette illumination que j'ai aperçue de loin, sur la
colline au pied de laquelle nous devions passer, en côtoyant le parc de ce
comte Hoditz?

--Sire, répondit en tremblant Buddenbrock, je n'ai pas aperçu
d'illumination.

--Et vous avez eu tort. Un homme qui m'accompagne doit tout voir.

--Votre Majesté devait pardonner au trouble affreux dans lequel m'avait
plongé la résolution d'un scélérat...

--Vous ne savez ce que vous dites! cet homme était un fanatique, un
malheureux dévot catholique, exaspéré par les sermons que les curés de
la Bohême ont fait contre moi durant la guerre; il était poussé à bout
d'ailleurs par quelque malheur personnel. Il faut que ce soit quelque
paysan enlevé pour mes armées, un de ces déserteurs que nous reprenons
quelquefois malgré leurs belles précautions...

--Votre Majesté peut compter que demain celui-là sera repris et amené
devant elle.

--Vous avez donné des ordres pour qu'on l'enlevât au comte Hoditz?

--Pas encore, Sire; mais sitôt que je serai arrivé à Neïsse, je lui
dépêcherai quatre hommes très-habiles et très-déterminés...

--Je vous le défends: vous prendrez au contraire des informations sur le
compte de cet homme; et si sa famille a été victime de la guerre, comme il
semblait l'indiquer dans ses paroles décousues, vous veillerez à ce qu'il
lui soit compté une somme de mille reichsthalers, et vous le ferez désigner
aux recruteurs de la Silésie, pour qu'on le laisse à jamais tranquille.
Vous m'entendez? Il s'appelle Karl; il est très-grand, il est Bohémien, il
est au service du comte Hoditz: c'en est assez pour qu'il soit facile de le
retrouver, et de s'informer de son nom de famille et de sa position.

--Votre Majesté sera obéie.

--Je l'espère bien! Que pensez-vous de ce professeur de musique?

--Maître Porpora? Il m'a semblé sot, suffisant et d'une humeur
très-fâcheuse.

--Et moi je vous dis que c'est un homme supérieur dans son art, rempli
d'esprit et d'une ironie fort divertissante. Quand il sera rendu avec son
élève à la frontière de Prusse, vous enverrez au-devant de lui une bonne
voiture.

--Oui, Sire.

--Et on l'y fera monter seul: _seul_, entendez-vous? avec beaucoup
d'égards.

--Oui, Sire.

--Et ensuite?

--Ensuite, Votre Majesté entend qu'on l'amène à Berlin?

--Vous n'avez pas le sens commun aujourd'hui. J'entends qu'on le reconduise
à Dresde, et de là à Prague, s'il le désire; et de là même à Vienne, si
telle est son intention: le tout à mes frais. Puisque j'ai dérangé un
homme si honorable de ses occupations, je dois le remettre où je l'ai pris
sans qu'il lui en coûte rien. Mais je ne veux pas qu'il pose le pied dans
mes États. Il a trop d'esprit pour nous.

--Qu'ordonne Votre Majesté à l'égard de la cantatrice?

--On la conduira sous escorte, bon gré mal gré, à Sans-Souci, et on lui
donnera un appartement dans le château.

--Dans le château, Sire?

--Eh bien! êtes-vous devenu sourd? L'appartement de la Barberini!

--Et la Barberini, Sire, qu'en ferons-nous?

--La Barberini n'est plus à Berlin. Elle est partie. Vous ne le saviez pas?

--Non, Sire.

--Que savez-vous donc? Et dès que cette fille sera arrivée, on m'avertira,
à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit. Vous m'avez entendu?
Ce sont là les premiers ordres que vous allez faire inscrire sur le
registre numéro 1 du commis de ma chatouille: le dédommagement à Karl;
le renvoi du Porpora; la succession des honneurs et des profits de la
Barberini à la Porporina. Nous voici aux portes de la ville. Reprends ta
bonne humeur, Buddenbrock, et tâche d'être un peu moins bête quand il me
prendra fantaisie de voyager incognito avec toi.»




CIII.


Le Porpora et Consuelo arrivèrent à Prague par un froid assez piquant,
à la première heure de la nuit. La lune éclairait cette vieille cité,
qui avait conservé dans son aspect le caractère religieux et guerrier
de son histoire. Nos voyageurs y entrèrent par la porte appelée Rosthor,
et, traversant la partie qui est sur la rive droite de la Moldaw, ils
arrivèrent sans encombre jusqu'à la moitié du pont. Mais là, une forte
secousse fut imprimée à la voiture, qui s'arrêta court.

«Jésus Dieu! cria le postillon, mon cheval qui s'abat devant la statue!
mauvais présage! que saint Jean Népomuck nous assiste!

Consuelo, voyant que le cheval de brancard était embarrassé dans les
traits, et que le postillon en aurait pour quelque temps à le relever et
à rajuster son harnais, dont plusieurs courroies s'étaient rompues dans la
chute, proposa à son maître de mettre pied à terre, afin de se réchauffer
par un peu de mouvement. Le maestro y ayant consenti, Consuelo s'approcha
du parapet pour examiner le lieu où elle se trouvait. De cet endroit, les
deux villes distinctes qui composent Prague, l'une appelée _la nouvelle_,
qui fut bâtie par l'empereur Charles IV, en 1348; l'autre, qui remonte à la
plus haute antiquité, toutes deux construites en amphithéâtre, semblaient
deux noires montagnes de pierres d'où s'élançaient ça et là, sur les points
culminants, les flèches élancées des antiques édifices et les sombres
dentelures des fortifications. La Moldaw s'engouffrait obscure et rapide
sous ce pont d'un style si sévère, théâtre de tant d'événements tragiques
dans l'histoire de la Bohême; et le reflet de la lune, en y traçant de
pâles éclairs, blanchissait la tête de la statue révérée. Consuelo regarda
cette figure du saint docteur, qui semblait contempler mélancoliquement
les flots. La légende de saint Népomuck est belle, et son nom vénérable à
quiconque estime l'indépendance et la loyauté. Confesseur de l'impératrice
Jeanne, il refusa de trahir le secret de sa confession, et l'ivrogne
Wenceslas, qui voulait savoir les pensées de sa femme, n'ayant pu rien
arracher à l'illustre docteur, le fit noyer sous le pont de Prague. La
tradition rapporte qu'au moment où il disparut sous les ondes, cinq étoiles
brillèrent sur le gouffre à peine refermé, comme si le martyr eût laissé un
instant flotter sa couronne sur les eaux. En mémoire de ce miracle, cinq
étoiles de métal ont été incrustées sur la pierre de la balustrade, à
l'endroit même où Népomuck fut précipité.

La Rosmunda, qui était fort dévote, avait gardé un tendre souvenir à la
légende de Jean Népomuck; et, dans l'énumération des saints que chaque soir
elle faisait invoquer par la bouche pure de son enfant, elle n'avait jamais
oublié celui-là, le patron spécial des voyageurs, des gens en péril, et,
par-dessus tout, _le garant de la bonne renommée_. Ainsi qu'on voit les
pauvres rêver la richesse, la Zingara se faisait, sur ses vieux jours, un
idéal de ce trésor qu'elle n'avait guère songé à amasser dans ses jeunes
années. Par suite de cette réaction, Consuelo avait été élevée dans des
idées d'une exquise pureté. Consuelo se rappela donc en cet instant la
prière qu'elle adressait autrefois à l'apôtre de la sincérité; et, saisie
par le spectacle des lieux témoins de sa fin tragique, elle s'agenouilla
instinctivement parmi les dévots qui, à cette époque, faisaient encore, à
chaque heure du jour et de la nuit, une cour assidue à l'image du saint.
C'étaient de pauvres femmes, des pèlerins, de vieux mendiants, peut-être
aussi quelques zingaris, enfants de la mandoline et propriétaires du grand
chemin. Leur piété ne les absorbait pas au point qu'ils ne songeassent à
lui tendre la main. Elle leur fit largement l'aumône, heureuse de se
rappeler le temps où elle n'était ni mieux chaussée, ni plus fière que ces
gens-là. Sa générosité les toucha tellement qu'ils se consultèrent à voix
basse et chargèrent l'un d'entre eux de lui dire qu'ils allaient chanter un
des anciens hymnes de l'office du bienheureux Népomuck, afin que le saint
détournât le mauvais présage par suite duquel elle se trouvait arrêtée sur
le pont. La musique et les paroles étaient, selon eux, du temps même de
Wenceslas l'ivrogne:

  Suscipe quas dedimus, Johannes beate,
  Tibi preces supplices, noster advocate:
  Fieri, dum vivimus, ne sinas infames
  Et nostros post obitum coelis infer manes.

Le Porpora, qui prit plaisir à les écouter, jugea que leur hymne n'avait
guère plus d'un siècle de date; mais il en entendit un second qui lui
sembla une malédiction adressée à Wenceslas par ses contemporains, et qui
commençait ainsi:

  Saevus, piger imperator,
  Malorum clarus patrator, etc.


Quoique les crimes de Wenceslas ne fussent pas un événement de
circonstance, il semblait que les pauvres Bohémiens prissent un éternel
plaisir à maudire, dans la personne de ce tyran, ce titre abhorré
d'_imperator_, qui était devenu pour eux synonyme d'étranger. Une
sentinelle autrichienne gardait chacune des portes placées à l'extrémité
du pont. Leur consigne les forçait à marcher sans cesse de chaque porte à
la moitié de l'édifice; là elles se rencontraient devant
la statue, se tournaient le dos et reprenaient leur impassible promenade.
Elles entendaient les cantiques; mais comme elles n'étaient pas aussi
versées dans le latin d'église que les dévots pragois, elles s'imaginaient
sans doute écouter un cantique à la louange de François de Lorraine,
l'époux de Marie-Thérèse.

En recueillant ces chants naïfs au clair de la lune, dans un des sites les
plus poétiques du monde, Consuelo se sentit pénétrée de mélancolie. Son
voyage avait été heureux et enjoué jusque là; et, par une réaction assez
naturelle, elle tomba tout d'un coup dans la tristesse. Le postillon, qui
rajustait son équipage avec une lenteur germanique, ne cessait de répéter à
chaque exclamation de mécontentement: «Voilà un mauvais présage!» si bien
que l'imagination de Consuelo finit par s'en ressentir. Toute émotion
pénible, toute rêverie prolongée ramenait en elle le souvenir d'Albert.
Elle se rappela en cet instant qu'Albert, entendant un soir la chanoinesse
invoquer tout haut, dans sa prière, saint Népomuck le gardien de la bonne
réputation, lui avait dit: «C'est fort bien pour vous, ma tante, qui avez
pris la précaution d'assurer la vôtre par une vie exemplaire; mais j'ai vu
souvent des âmes souillées de vices appeler à leur aide les miracles de ce
saint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secrètes iniquités.
C'est ainsi que vos pratiques dévotes servent aussi souvent de manteau à
l'hypocrisie grossière que de secours à l'innocence.» En cet instant,
Consuelo s'imagina entendre la voix d'Albert résonner à son oreille dans
la brise du soir et dans l'onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda ce
qu'il penserait d'elle, lui qui la croyait déjà pervertie peut-être, s'il
la voyait prosternée devant cette image catholique; et elle se relevait
comme effrayée, lorsque le Porpora lui dit:

«Allons, remontons en voiture, tout est réparé.

Elle le suivit et s'apprêtait à entrer dans la voiture, lorsqu'un cavalier,
lourdement monté sur un cheval plus lourd encore, s'arrêta court, mit pied
à terre et s'approcha d'elle pour la regarder avec une curiosité tranquille
qui lui parut fort impertinente.

«Que faites-vous là, Monsieur? dit le Porpora en le repoussant; on ne
regarde pas les dames de si près. Ce peut être l'usage à Prague, mais je
ne suis pas disposé à m'y soumettre.»

Le gros homme sortit le menton de ses fourrures; et, tenant toujours son
cheval par la bride, il répondit au Porpora en bohémien, sans s'apercevoir
que celui-ci ne le comprenait pas du tout; mais Consuelo, frappée de la
voix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair de
la lune, s'écria, en passant entre lui et le Porpora: «Est-ce donc vous,
monsieur le baron de Rudolstadt?

--Oui, c'est moi, Signora! répondit le baron Frédéric; c'est moi, le frère
de Christian, l'oncle d'Albert; oh! c'est bien moi. Et c'est bien vous
aussi!» ajouta-t-il en poussant un profond soupir.

Consuelo fut frappée de son air triste et de la froideur de son accueil.
Lui qui s'était toujours piqué avec elle d'une galanterie chevaleresque,
il ne lui baisa pas la main, il ne songea même pas à toucher son bonnet
fourré pour la saluer; il se contenta de répéter en la regardant, d'un air
consterné, pour ne pas dire hébété: «C'est bien vous! en vérité, c'est
vous!»

--Donnez-moi des nouvelles de Riesenburg, dit Consuelo. avec agitation.

--Je vous en donnerai, Signora! Il me tarde de vous en donner.

--Eh bien! monsieur le baron, dites; parlez-moi du comte Christian, de
madame la chanoinesse et de...

--Oh oui! je vous en parlerai, répondit Frédéric, qui était de plus en plus
stupéfait et comme abruti.

--Et le comte Albert? reprit Consuelo, effrayée de sa contenance et de sa
physionomie.

--Oui, oui! Albert, hélas! oui! répondit le baron, je veux vous en parler.»

Mais il n'en parla point; et à travers toutes les questions de la jeune
fille, il resta presque aussi muet et immobile que la statue de Népomuck.

Le Porpora commençait à s'impatienter: il avait froid; il lui tardait
d'arriver à un bon gîte. En outre, cette rencontre, qui pouvait faire une
grande impression sur Consuelo, le contrariait passablement.

--Monsieur le baron, lui dit-il, nous aurons l'honneur d'aller demain vous
présenter nos devoirs; mais souffrez que maintenant nous allions souper
et nous réchauffer... Nous avons plus besoin de cela que de compliments,
ajouta-t-il entre ses dents, en sautant dans la voiture, où il venait de
pousser Consuelo, bon gré mal gré.

--Mais, mon ami, dit celle-ci avec anxiété, laissez-moi m'informer...

--Laissez-moi tranquille, répondit-il brusquement. Cet homme est idiot,
s'il n'est pas ivre-mort; et nous passerions bien la nuit sur le pont sans
qu'il pût accoucher d'une parole de bon sens.»

Consuelo était en proie à une affreuse inquiétude:

«Vous êtes impitoyable, lui dit-elle tandis que la voiture franchissait
le pont et entrait dans l'ancienne ville. Un instant de plus, et j'allais
apprendre ce qui m'intéresse plus que tout au monde...

--Ouais! en sommes-nous encore là? dit le maestro avec humeur. Cet Albert
te trottera-t-il éternellement dans la cervelle? Tu aurais eu là une jolie
famille, bien enjouée, bien élevée, à en juger par ce gros butor, qui a son
bonnet cacheté sur sa tête, apparemment! car il ne t'a pas fait la grâce de
le soulever en te voyant.

--C'est une famille dont vous pensiez naguère tant de bien, que vous m'y
avez jetée comme dans un port de salut, en me recommandant d'être tout
respect, tout amour pour ceux qui la composent.

--Quant au dernier point, tu m'as trop bien obéi, à ce que je vois.»

Consuelo allait répliquer; mais elle se calma en voyant le baron à cheval,
déterminé, en apparence, à suivre la voiture; et lorsqu'elle en descendit,
elle trouva le vieux seigneur à la portière, lui offrant la main, et lui
faisant avec politesse les honneurs de sa maison; car c'était chez lui
et non à l'auberge qu'il avait donné ordre au postillon de la conduire.
Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalité: il insista, et Consuelo,
qui brûlait d'éclaircir ses tristes appréhensions, se hâta d'accepter et
d'entrer avec lui dans la salle, où un grand feu et un bon souper les
attendaient.

«Vous voyez, Signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts,
je comptais sur vous.

--Cela m'étonne beaucoup, répondit Consuelo; nous n'avons annoncé ici notre
arrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n'y arriver
qu'après-demain.

--Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d'un air abattu.

--Mais la baronne Amélie? demanda Consuelo, honteuse de n'avoir pas encore
songé à son ancienne élève.»

Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt: son teint vermeil,
violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en fut
épouvantée; mais il répondit avec une sorte de calme:

«Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret
de ne pas vous avoir vue.

--Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit
Consuelo, ne puis-je savoir...

--Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez,
signora; vous devez en avoir besoin.

--Je ne puis manger si vous ne me tirez d'inquiétude. Monsieur le baron,
au nom du ciel, n'avez-vous pas à déplorer la perte d'aucun des vôtres?

--Personne n'est mort,» répondit le baron d'un ton aussi lugubre que s'il
eût annoncé l'extinction de sa famille entière.

Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu'il
le faisait à Riesenburg. Consuelo n'eut plus le courage de le questionner.
Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquiet
qu'affamé, s'efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s'efforça, de
son côté, de lui répondre obligeamment, et même de l'interroger sur ses
affaires et ses projets; mais cette liberté d'esprit était évidemment
au-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelait
ses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillait
toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette
et son verre; mais c'était un effet de l'habitude: il ne mangeait ni ne
buvait; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la
nappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l'examinait,
et voyait bien qu'il n'était pas ivre. Elle se demandait si cette décadence
subite était l'ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse.
Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé,
fit signe à ses gens de se retirer; et, après avoir longtemps cherché dans
ses poches d'un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu'il présenta
à Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit:

«Nous sommes perdus; plus d'espoir, mon frère! Le docteur Supperville est
enfin arrivé de Bareith; et, après nous avoir ménagés pendant quelques
jours, il m'a déclaré qu'il fallait mettre ordre aux affaires de la
famille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n'existerait plus.
Christian, à qui je n'ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatte
encore, mais faiblement; car son abattement m'épouvante, et je ne sais pas
si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, nous
sommes perdus! survivrons-nous tous deux à de tels désastres? Pour moi, je
n'en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite! Voilà tout ce que je
puis dire; mais je ne sens pas en moi la force de n'y pas succomber. Venez
à nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s'il a pu vous en
rester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et qui
met le comble aux infortunes d'une famille qu'on dirait maudite! Quels
crimes avons-nous donc commis pour mériter de telles expiations? Que Dieu
me préserve de manquer de foi et de soumission; mais, en vérité, il y a des
instants où je me dis que c'en est trop.

«Venez, mon frère, nous vous attendons, nous avons besoin de vous; et
cependant ne quittez pas Prague avant le 11. J'ai à vous charger d'une
étrange commission; je crois devenir folle en m'y prêtant; mais je ne
comprends plus rien à notre existence, et je me conforme  aveuglément aux
volontés d'Albert. Le 11 courant, à sept heures du soir, trouvez-vous sur
le pont de Prague, au pied de la statue. La première voiture qui passera,
vous l'arrêterez; la première personne que vous y verrez, vous l'emmènerez
chez vous; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir même, Albert sera
peut-être sauvé. Du moins il dit qu'il se rattachera à la vie éternelle,
et j'ignore ce qu'il entend par là. Mais les révélations qu'il a eues,
depuis huit jours, des événements les plus imprévus pour nous tous, ont été
réalisées d'une façon si incompréhensible, qu'il ne m'est plus permis d'en
douter: il a le don de prophétie ou le sens de la vue des choses cachées.
Il m'a appelée ce soir auprès de son lit, et de cette voix éteinte qu'il a
maintenant, et qu'il faut deviner plus qu'on ne peut l'entendre, il m'a dit
de vous transmettre les paroles que je vous ai fidèlement rapportées. Soyez
donc à sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit la
personne qui s'y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hâte.»

En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pâle que le baron, se
leva brusquement; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelques
instants les bras raidis et les dents serrées. Mais elle reprit aussitôt
ses forces,  se leva de nouveau, et dit au baron qui était retombé dans sa
stupeur:

«Eh bien! monsieur le baron, votre voiture est-elle prête? Je le suis, moi;
partons.»

Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer à
tout d'avance; la voiture était préparée, les chevaux attendaient dans la
cour; mais il n'obéissait plus que comme un automate à la pression d'un
ressort, et, sans Consuelo, il n'aurait plus pensé au départ.

A peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et la
parcourut rapidement. A son tour il devint pâle, ne put articuler un mot,
et se promena devant le poêle en proie à un affreux malaise. Le maestro
avait à se reprocher ce qui arrivait. Il ne l'avait pas prévu, mais il
se disait maintenant qu'il eût dû le prévoir: et en proie au remords, à
l'épouvante, sentant sa raison confondue d'ailleurs par la singulière
puissance de divination qui avait révélé au malade le moyen de revoir
Consuelo, il croyait faire un rêve affreux et bizarre.

Cependant, comme aucune organisation n'était plus positive que la sienne à
certains égards, et aucune volonté plus tenace, il pensa bientôt à la
possibilité et aux suites de cette brusque résolution que Consuelo venait
de prendre. Il s'agita beaucoup, frappa son front avec ses mains et le
plancher avec ses talons, fit craquer toutes ses phalanges, compta sur ses
doigts, supputa, rêva, s'arma de courage, et, bravant l'explosion, dit à
Consuelo en la secouant pour la ranimer:

«Tu veux aller là-bas, j'y consens; mais je te suis. Tu veux voir Albert,
tu vas peut-être lui donner le coup de grâce; mais il n'y a pas moyen de
reculer, nous partons. Nous pouvons disposer de deux jours. Nous devions
les passer à Dresde; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommes
pas à la frontière de Prusse le 18, nous manquons à nos engagements.
Le théâtre ouvre le 25; si tu n'es pas prête, je suis condamné à payer un
dédit considérable. Je ne possède pas la moitié de la somme nécessaire,
et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vous
oublie; on vous laisse dix ans, vingt ans; vous y mourrez de chagrin ou de
vieillesse, à volonté. Voilà le sort qui m'attend si tu oublies qu'il faut
quitter Riesenburg le 14 à cinq heures du matin au plus tard.

--Soyez tranquille, mon maître, répondit Consuelo avec l'énergie de la
résolution; j'avais déjà songé à tout cela. Ne me faites pas souffrir à
Riesenburg, voilà tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 à
cinq heures du matin.

--Il faut le jurer.

--Je le jure! répondit-elle en haussant les épaules d'impatience. Quand il
s'agit de votre liberté et de votre vie, je ne conçois pas que vous ayez
besoin d'un serment de ma part.»

Le baron rentra en cet instant, suivi d'un vieux domestique dévoué et
intelligent, qui l'enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourrée, et le
traîna dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsen
au lever du jour.




CIV.


De Pilsen à Tauss, quoiqu'on marchât aussi vite que possible, il fallut
perdre beaucoup de temps dans des chemins affreux, à travers des forêts
presque impraticables et assez mal fréquentées, dont le passage n'était
pas sans danger de plus d'une sorte. Enfin, après avoir fait un peu plus
d'une lieue par heure, on arriva vers minuit au château des Géants.
Jamais Consuelo ne fit de voyage plus fatigant et plus lugubre. Le baron
de Rudolstadt semblait près de tomber en paralysie, tant il était devenu
indolent et podagre. Il n'y avait pas un an que Consuelo l'avait vu robuste
comme un athlète; mais ce corps de fer n'était point animé d'une forte
volonté. Il n'avait jamais obéi qu'à des instincts, et au premier coup
d'un malheur inattendu il était brisé. La pitié qu'il inspirait à Consuelo
augmentait ses inquiétudes. «Est-ce donc ainsi que je vais retrouver tous
les hôtes de Riesenburg?» pensait-elle.

Le pont était baissé, les grilles ouvertes, les serviteurs attendaient dans
la cour avec des flambeaux. Aucun des trois voyageurs ne songea à en faire
la remarque; aucun ne se sentit la force d'adresser une question aux
domestiques. Le Porpora, voyant que le baron se traînait avec peine, le
prit par le bras pour l'aider à marcher, tandis que Consuelo s'élançait
vers le perron et en franchissait rapidement les degrés.

Elle y trouva la chanoinesse, qui, sans perdre de temps à lui faire
accueil, lui saisit le bras en lui disant:

«Venez, le temps presse; Albert s'impatiente. Il a compté les heures et
les minutes exactement; il a annoncé que vous entriez dans la cour, et
une seconde après nous avons entendu le roulement de votre voiture. Il ne
doutait pas de votre arrivée, mais il a dit que si quelque accident vous
retardait, il ne serait plus temps. Venez, Signora, et, au nom du ciel, ne
résistez à aucune de ses idées, ne contrariez aucun de ses sentiments.
Promettez-lui tout ce qu'il vous demandera, feignez de l'aimer. Mentez,
hélas! s'il le faut. Albert est condamné! il touche à sa dernière heure.
Tâchez d'adoucir son agonie; c'est tout ce que nous vous demandons.»

En parlant ainsi, Wenceslawa entraînait Consuelo vers le grand salon.

«Il est donc levé? Il ne garde donc pas la chambre? demanda Consuelo à la
hâte.

--Il ne se lève plus, car il ne se couche plus, répondit la chanoinesse.
Depuis trente jours, il est assis sur un fauteuil, dans le salon, et il ne
veut pas qu'on le dérange pour le transporter ailleurs. Le médecin déclare
qu'il ne faut pas le contrarier à cet égard, parce qu'on le ferait mourir
en le remuant. Signora, prenez courage; car vous allez voir un effrayant
spectacle!»

La chanoinesse ouvrit la porte du salon, en ajoutant:

«Courez à lui, ne craignez pas de le surprendre. Il vous attend, il vous a
vue venir de plus de deux lieues.»

Consuelo s'élança vers son pâle fiancé, qui était effectivement assis dans
un grand fauteuil, auprès de la cheminée. Ce n'était plus un homme, c'était
un spectre. Sa figure, toujours belle malgré les ravages de la maladie,
avait contracté l'immobilité d'un visage de marbre. Il n'y eut pas un
sourire sur ses lèvres, pas un éclair de joie dans ses yeux. Le médecin,
qui tenait son bras et consultait son pouls, comme dans la scène de
Stratonice, le laissa retomber doucement, et regarda la chanoinesse d'un
air qui signifiait: «Il est trop tard.» Consuelo était à genoux près
d'Albert, qui la regardait fixement et ne disait rien. Enfin, il réussit à
faire, avec le doigt, un signe à la chanoinesse, qui avait appris à deviner
toutes ses intentions. Elle prit ses deux bras, qu'il n'avait plus la force
de soulever, et les posa sur les épaules de Consuelo; puis elle pencha la
tête de cette dernière sur le sein d'Albert; et comme la voix du moribond
était entièrement éteinte, il lui prononça ce peu de mots à l'oreille:

«Je suis heureux.»

Il tint pendant deux minutes la tête de sa bien-aimée contre sa poitrine et
sa bouche collée sur ses cheveux noirs. Puis il regarda sa tante, et, par
d'imperceptibles mouvements, il lui fit comprendre qu'il désirait qu'elle
et son père donnassent le même baiser à sa fiancée.

«Oh! de toute mon âme!» dit la chanoinesse en la pressant dans ses bras
avec effusion.

Puis elle la releva pour la conduire au comte Christian, que Consuelo
n'avait pas encore remarqué.

Assis dans un autre fauteuil vis-à-vis de son fils, à l'autre angle de la
cheminée, le vieux comte semblait presque aussi affaibli et aussi détruit.
Il se levait encore pourtant et faisait quelques pas dans le salon; mais il
fallait chaque soir le porter à son lit, qu'il avait fait dresser dans une
pièce voisine. Il tenait en cet instant la main de son frère dans une des
siennes, et celle du Porpora dans l'autre. Il les quitta pour embrasser
Consuelo avec ferveur à plusieurs reprises. L'aumônier du château vint à
son tour la saluer pour faire plaisir à Albert. C'était un spectre aussi,
malgré son embonpoint qui ne faisait qu'augmenter; mais sa pâleur était
livide. La mollesse d'une vie nonchalante l'avait trop énervé pour qu'il
pût supporter la douleur des autres. La chanoinesse conservait de l'énergie
pour tous. Sa figure était couperosée, ses yeux brillaient d'un éclat
fébrile; Albert seul paraissait calme. Il avait la sérénité d'une belle
mort sur le front, sa prostration physique n'avait rien qui ressemblât à
l'abrutissement des facultés morales. Il était grave et non accablé comme
son père et son oncle.

Au milieu de toutes ces organisations ravagées par la maladie ou la
douleur, le calme et la santé du médecin faisaient contraste. Supperville
était un Français autrefois attaché à Frédéric, lorsque celui-ci n'était
que prince royal. Pressentant un des premiers le caractère despotique et
ombrageux qu'il voyait couver dans le prince, il était venu se fixer à
Bareith et s'y vouer au service de la margrave Sophie Wilhelmine de Prusse,
soeur de Frédéric. Ambitieux et jaloux, Supperville avait toutes les
qualités du courtisan; médecin assez-médiocre, malgré la réputation qu'il
avait acquise dans cette petite cour, il était homme du monde, observateur
pénétrant et juge assez intelligent des causes morales de la maladie.
Il avait beaucoup exhorté la chanoinesse à satisfaire tous les désirs de
son neveu, et il avait espéré quelque chose du retour de celle pour qui
Albert mourait. Mais il avait beau interroger son pouls et sa physionomie,
depuis que Consuelo était arrivée, il se répétait qu'il n'était plus temps,
et il songeait à s'en aller pour n'être pas témoin des scènes de désespoir
qu'il n'était plus en son pouvoir de conjurer.

Il résolut pourtant de se mêler aux affaires positives de la famille, pour
satisfaire, soit quelque prévision intéressée, soit son goût naturel pour
l'intrigue; et, voyant que, dans cette famille consternée, personne ne
songeait à mettre les moments à profit, il attira Consuelo dans l'embrasure
d'une fenêtre pour lui parler tout bas, en français, ainsi qu'il suit:

«Mademoiselle, un médecin est un confesseur. J'ai donc appris bien vite
ici le secret de la passion qui conduit ce jeune homme au tombeau. Comme
médecin, habitué à approfondir les choses et à ne pas croire facilement
aux perturbations des lois du monde physique, je vous déclare que je ne
puis croire aux étranges visions et aux révélations extatiques du jeune
comte. En ce qui vous concerne, du moins, je trouve fort simple de les
attribuer à de secrètes communications qu'il a eues avec vous touchant
votre voyage à Prague et votre prochaine arrivée ici.»

Et comme Consuelo faisait un geste négatif, il poursuivit: «Je ne vous
interroge pas, Mademoiselle, et mes suppositions n'ont rien qui doive vous
offenser. Vous devez bien plutôt m'accorder votre confiance, et me regarder
comme entièrement dévoué à vos intérêts.

--Je ne vous comprends pas, Monsieur, répondit Consuelo avec une candeur
qui ne convainquit point le médecin de cour.

--Vous allez me comprendre, Mademoiselle, reprit-il avec sang-froid. Les
parents du jeune comte se sont opposés à votre mariage avec lui, de toutes
leurs forces jusqu'à ce jour. Mais enfin, leur résistance est à bout.
Albert va mourir, et sa volonté étant de vous laisser sa fortune, ils ne
s'opposeront point à ce qu'une cérémonie religieuse vous l'assure à tout
jamais.

--Eh! que m'importe la fortune d'Albert? dit Consuelo stupéfaite: qu'a cela
de commun avec l'état où je le trouve? Je ne viens pas ici pour m'occuper
d'affaires, Monsieur; je viens essayer de le sauver. Ne puis-je donc en
conserver aucune espérance?

--Aucune! Cette maladie, toute mentale, est de celles qui déjouent tous
nos plans et résistent à tous les efforts de la science. Il y a un mois
que le jeune comte, après une disparition de quinze jours, que personne
ici n'a pu m'expliquer, est rentré dans sa famille atteint d'un mal subit
et incurable. Toutes les fonctions de la vie étaient déjà suspendues.
Depuis trente jours, il n'a pu avaler aucune espèce d'aliments; et c'est
un de ces phénomènes dont l'organisation exceptionnelle des aliénés offre
seule des exemples, de voir qu'il ait pu se soutenir jusqu'ici avec
quelques gouttes d'eau par jour et quelques minutes de sommeil par nuit.
Vous le voyez, toutes les forces vitales sont épuisées en lui. Encore
deux jours, tout au plus, et il aura cessé de souffrir. Armez-vous donc
de courage: ne perdez pas la tête. Je suis là pour vous seconder et pour
frapper les grands coups.

Consuelo regardait toujours le docteur avec étonnement, lorsque la
chanoinesse, avertie par un signe du malade, vint interrompre ce dernier
pour l'amener auprès d'Albert.

Albert, l'ayant fait approcher, lui parla dans l'oreille plus longtemps
que son état de faiblesse ne semblait pouvoir le permettre. Supperville
rougit et pâlit; la chanoinesse, qui les observait avec anxiété, brûlait
d'apprendre quel désir Albert lui exprimait.

«Docteur, disait Albert, tout ce que vous venez de dire à cette jeune
fille, je l'ai entendu. (Supperville, qui avait parlé au bout du grand
salon, aussi bas que son malade lui parlait en cet instant, se troubla, et
ses idées positives sur l'impossibilité des facultés extatiques furent
tellement bouleversées qu'il crut devenir fou.) Docteur, continua le
moribond, vous ne comprenez rien à cette âme-là, et vous nuisez à mon
dessein en alarmant sa délicatesse. Elle n'entend rien à vos idées sur
l'argent. Elle n'a jamais voulu de mon titre ni de ma fortune; elle n'avait
pas d'amour pour moi. Elle ne cédera qu'à la pitié. Parlez à son coeur. Je
suis plus près de ma fin que vous ne croyez. Ne perdez pas de temps. Je ne
puis pas revivre heureux si je n'emporte dans la nuit du repos le titre de
son époux.

--Mais qu'entendez-vous par ces dernières paroles? dit Supperville, occupé
en cet instant à analyser la folie de son malade.

--Vous ne pouvez pas les comprendre, reprit Albert avec effort, mais, elle
les comprendra. Bornez-vous à les lui redire fidèlement.

--Tenez; monsieur le comte, dit Supperville en élevant un peu la voix, je
vois que je ne puis être un interprète lucide de vos pensées; vous avez la
force de parler maintenant plus que vous ne l'avez fait depuis huit jours,
et j'en conçois un favorable augure. Parlez vous-même à mademoiselle; un
mot de vous la convaincra mieux que tous mes discours. La voici près de
vous; qu'elle prenne ma place, et vous entende.»

Supperville ne comprenant plus rien, en effet, à ce qu'il avait cru
comprendre, et pensant d'ailleurs qu'il en avait dit assez à Consuelo
pour s'assurer de sa reconnaissance au cas où elle viserait à la fortune,
se retira après qu'Albert lui eut dit encore:

«Songez à ce que vous m'avez promis; le moment est venu: parlez à mes
parents. Faites qu'ils consentent et qu'ils n'hésitent pas. Je vous dis
que le temps presse.»

Albert était si fatigué de l'effort qu'il venait de faire qu'il appuya son
front sur celui de Consuelo lorsqu'elle s'approcha de lui et s'y reposa
quelques instants comme près d'expirer. Ses lèvres blanches devinrent
bleuâtres, et le Porpora, effrayé, crut qu'il venait de rendre le dernier
soupir. Pendant ce temps, Supperville avait réuni le comte Christian, le
baron, la chanoinesse et le chapelain à l'autre bout de la cheminée, et
il leur parlait avec feu. Le chapelain fit seul une objection timide en
apparence, mais qui résumait toute la persistance du prêtre. «Si Vos
Seigneuries l'exigent, dit-il, je prêterai mon ministère à ce mariage; mais
le comte Albert n'étant pas en état de grâce, il faudrait premièrement que,
par la confession et l'extrême-onction, il fit sa paix avec l'Église.

--L'extrême-onction! dit la chanoinesse avec un gémissement étouffé: en
sommes-nous là, grand Dieu?

--Nous en sommes là, en effet, répondit Supperville qui, homme du monde
et philosophe voltairien, détestait la figure et les objections de
l'aumônier: oui, nous en sommes là sans rémission, si monsieur le chapelain
insiste sur ce point, et s'obstine à tourmenter le malade par l'appareil
sinistre de la dernière cérémonie.

--Et croyez-vous, dit le comte Christian, partagé entre sa dévotion et sa
tendresse paternelle, que l'appareil d'une cérémonie plus riante, plus
conforme aux voeux de son esprit, puisse lui rendre la vie?

--Je ne réponds de rien, reprit Supperville, mais j'ose dire que j'en
espère beaucoup. Votre Seigneurie avait consenti à ce mariage en d'autres
temps...

--J'y ai toujours consenti, je ne m'y suis jamais opposé, dit le comte
en élevant la voix à dessein; c'est maître Porpora, tuteur de cette
jeune fille, qui m'a écrit de sa part qu'il n'y consentirait point, et
qu'elle-même y avait déjà renoncé. Hélas! ça été le coup de la mort pour
mon fils! ajouta-t-il en baissant la voix.

--Vous entendez ce que dit mon père? murmura Albert à l'oreille de
Consuelo; mais n'ayez point de remords. J'ai cru à votre abandon, et je me
suis laissé frapper par le désespoir; mais depuis huit jours j'ai recouvré
ma raison, qu'ils appellent ma folie; j'ai lu dans les coeurs éloignés
comme les autres lisent dans les lettres ouvertes. J'ai vu à la fois le
passé, le présent et l'avenir. J'ai su enfin que tu avais été fidèle à ton
serment, Consuelo; que tu avais fait ton possible pour m'aimer; que tu
m'avais aimé véritablement durant quelques heures. Mais on nous a trompés
tous deux. Pardonne à ton maître comme je lui pardonne!»

Consuelo regarda le Porpora, qui ne pouvait entendre les paroles d'Albert,
mais qui, à celles du comte Christian, s'était troublé et marchait le
long de la cheminée avec agitation. Elle le regarda d'un air de solennel
reproche, et le maestro la comprit si bien qu'il se frappa la tête du poing
avec une muette véhémence. Albert fit signe à Consuelo de l'attirer près de
lui, et de l'aider lui-même à lui tendre la main. Le Porpora porta cette
main glacée à ses lèvres et fondit en larmes. Sa conscience lui murmurait
le reproche d'homicide; mais son repentir l'absolvait de son imprudence.

Albert fit encore signe qu'il voulait écouter ce que ses parents
répondaient à Supperville, et il l'entendit, quoiqu'ils parlassent si bas
que le Porpora et Consuelo, agenouillés près de lui, ne pouvaient en saisir
un mot. Le chapelain se débattait contre l'ironie amère du médecin;
la chanoinesse cherchait par un mélange de superstition et de tolérance,
de charité chrétienne et d'amour maternel, à concilier des idées
inconciliables dans la doctrine catholique. Le débat ne roulait que sur
une question de forme; à savoir que le chapelain ne croyait pas devoir
administrer le sacrement du mariage à un hérétique, à moins qu'il ne promît
tout au moins de faire acte de foi catholique aussitôt après. Supperville
ne se gênait pas pour mentir et pour affirmer que le comte Albert lui avait
promis de croire et de professer tout ce qu'on voudrait après la cérémonie.
Le chapelain n'en était pas dupe. Enfin, le comte Christian, retrouvant
un de ces moments de fermeté tranquille et de logique simple et humaine
avec lesquelles, après bien des irrésolutions et des faiblesses, il avait
toujours tranché toutes les contestations domestiques, termina le
différend.

«Monsieur le chapelain, dit-il, il n'y a point de loi ecclésiastique qui
vous défende expressément de marier une catholique à un schismatique.
L'Église tolère ces mariages. Prenez donc Consuelo pour orthodoxe et
mon fils pour hérétique, et mariez-les sur l'heure. La confession et les
fiançailles ne sont que de précepte, vous le savez, et certains cas
d'urgence peuvent en dispenser. Il peut résulter de ce mariage une
révolution favorable dans l'état d'Albert, et quand il sera guéri nous
songerons à le convertir.»

Le chapelain n'avait jamais résisté à la volonté du vieux Christian;
c'était pour lui, dans les cas de conscience, un arbitre supérieur au
pape. Il ne restait plus qu'à convaincre Consuelo. Albert seul y songea,
et l'attirant près de lui, il réussit, sans le secours de personne, à
enlacer de ses bras desséchés, devenus légers comme des roseaux, le cou de
sa bien-aimée.

«Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton âme, à cette heure; tu voudrais
donner ta vie pour ranimer la mienne: cela n'est plus possible; mais tu
peux, par un simple acte de ta volonté, sauver ma vie éternelle. Je vais
te quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, par
la manifestation d'une nouvelle naissance. J'y reviendrai, maudit et
désespéré, si tu m'abandonnes maintenant, à ma dernière heure. Tu sais,
les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expiés; et toi seule, toi ma
soeur Wanda, peux accomplir l'acte de ma purification en cette phase de ma
vie. Nous sommes frères: pour devenir amants, il faut que la mort passe
encore une fois entre. Mais nous devons être époux par le serment; pour que
je renaisse calme, fort et délivré, comme les autres hommes, de la mémoire
de mes existences passées, qui fait mon supplice et mon châtiment depuis
tant de siècles, consens à prononcer ce serment; il ne te liera pas à moi
en cette vie, que je vais quitter dans une heure, mais il nous réunira dans
l'éternité. Ce sera un sceau qui nous aidera à nous reconnaître, quand
les ombres de la mort auront effacé la clarté de nos souvenirs. Consens!
C'est une cérémonie catholique qui va s'accomplir, et que j'accepte,
puisque c'est la seule qui puisse légitimer, dans l'esprit des hommes,
la possession que nous prenons l'un de l'autre. Il me faut emporter cette
sanction dans la tombe. Le mariage sans l'assentiment de la famille n'est
point un mariage complet à mes yeux. La forme du serment m'importe peu
d'ailleurs. Le nôtre sera indissoluble dans nos coeurs, comme il est sacré
dans nos intentions. Consens!

--Je consens!» s'écria Consuelo en pressant de ses lèvres le front morne et
froid de son époux.

Cette parole fut entendue de tous. «Eh bien! dit Supperville, hâtons-nous!»
et il poussa résolument le chanoine, qui appela les domestiques et se
pressa de tout préparer pour la cérémonie. Le comte, un peu ranimé, vint
s'asseoir à côté de son fils et de Consuelo. La bonne chanoinesse vint
remercier cette dernière de sa condescendance, au point de se mettre à
genoux devant elle et de lui baiser les mains. Le baron Frédéric pleurait
silencieusement sans paraître comprendre ce qui se passait. En un clin
d'oeil, un autel fut dressé devant la cheminée du grand salon. Les
domestiques furent congédiés; ils crurent qu'il s'agissait seulement
d'extrême-onction, et que l'état du malade exigeait qu'il y eût peu de
bruit et de miasmes dans l'appartement. Le Porpora servit de témoin avec
Supperville. Albert retrouva tout à coup assez de force pour prononcer
le _oui_ décisif et toutes les formules de l'engagement d'une voix claire
et sonore. La famille conçut une vive espérance de guérison. A peine le
chapelain eut-il récité sur la tête des nouveaux époux la dernière prière,
qu'Albert se leva, s'élança dans les bras de son père, embrassa de même
avec une précipitation et une force extraordinaire sa tante, son oncle et
le Porpora; puis il se rassit sur son fauteuil, et pressa Consuelo contre
sa poitrine, en s'écriant:
                
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