«Je suis sauvé!»
--C'est le dernier effort de la vie, c'est une convulsion finale, dit au
Porpora Supperville, qui avait encore consulté plusieurs fois les traits
et l'artère du malade, pendant la célébration du mariage.
En effet, les bras d'Albert s'entr'ouvrirent, se jetèrent en avant, et
retombèrent sur ses genoux. Le vieux Cynabre, qui n'avait pas cessé de
dormir à ses pieds durant toute sa maladie, releva la tête et fit entendre
par trois fois un hurlement lamentable. Le regard d'Albert était fixé sur
Consuelo; sa bouche restait entr'ouverte comme pour lui parler; une légère
coloration avait animé ses joues: puis cette teinte particulière, cette
ombre indéfinissable, indescriptible, qui passe lentement du front aux
lèvres, s'étendit sur lui comme un voile blanc. Pendant une minute, sa face
prit diverses expressions, toujours plus sérieuses de recueillement et de
résignation, jusqu'à ce qu'elle se raffermit dans une expression définitive
de calme auguste et de sévère placidité.
Le silence de terreur qui planait sur la famille attentive et palpitante
fut interrompu par la voix du médecin, qui prononça avec sa lugubre
solennité ce mot sans appel: «C'est la mort!»
CV.
Le comte Christian tomba comme foudroyé sur son fauteuil; la chanoinesse,
en proie à des sanglots convulsifs, se jeta sur Albert comme si elle eût
espéré le ranimer encore une fois par ses caresses; le baron Frédéric
prononça quelques mots sans suite ni sens qui avaient le caractère d'un
égarement tranquille. Supperville s'approcha de Consuelo, dont l'énergique
immobilité l'effrayait plus que la crise des autres:
«Ne vous occupez pas de moi, Monsieur, lui dit-elle, ni vous non plus, mon
ami, répondit-elle au Porpora, qui portait sur elle toute sa sollicitude
dans le premier moment. Emmenez ces malheureux parents. Soignez-les, ne
songez qu'à eux; moi, je resterai ici. Les morts n'ont besoin que de
respect et de prières.»
Le comte et le baron se laissèrent emmener sans résistance. La chanoinesse,
roide et froide comme un cadavre, fut emportée dans son appartement,
où Supperville la suivit pour la secourir. Le Porpora, ne sachant plus
lui-même où il en était, sortit et se promena dans les jardins comme un
fou. Il étouffait. Sa sensibilité était comme emprisonnée sous une cuirasse
de sécheresse plus apparente que réelle, mais dont il avait pris l'habitude
physique. Les scènes de deuil et de terreur exaltaient son imagination
impressionnable, et il courut longtemps au clair de la lune, poursuivi
par des voix sinistres qui lui chantaient aux oreilles un _Dies irae_
effrayant.
Consuelo resta donc seule auprès d'Albert; car à peine le chapelain eut-il
commencé à réciter les prières de l'office des morts, qu'il tomba en
défaillance, et il fallut l'emporter à son tour. Le pauvre homme s'était
obstiné à veiller Albert avec la chanoinesse durant toute sa maladie, et
il était au bout de ses forces. La comtesse de Rudolstadt, agenouillée près
du corps de son époux, tenant ses mains glacées dans les siennes, et la
tête appuyée contre ce coeur qui ne battait plus, tomba dans un profond
recueillement. Ce que Consuelo éprouva en cet instant suprême ne fut point
précisément de la douleur. Du moins ce ne fut pas cette douleur de regret
et de déchirement qui accompagne la perte des êtres nécessaires à notre
bonheur de tous les instants. Son affection pour Albert n'avait pas eu ce
caractère d'intimité, et sa mort ne creusait pas un vide apparent dans son
existence. Le désespoir de perdre ce qu'on aime tient souvent à des causes
secrètes d'amour de soi-même et de lâcheté en face des nouveaux devoirs que
leur absence nous crée. Une partie de cette douleur est légitime, l'autre
ne l'est pas et doit être combattue, quoiqu'elle soit aussi naturelle. Rien
de tout cela ne pouvait se mêler à la tristesse solennelle de Consuelo.
L'existence d'Albert était étrangère à la sienne en tous points, hormis
un seul, le besoin d'admiration, de respect et de sympathie qu'il avait
satisfait en elle. Elle avait accepté la vie sans lui, elle avait même
renoncé à tout témoignage d'une affection que deux jours auparavant elle
croyait encore avoir perdue. Il ne lui était resté que le besoin et le
désir de rester fidèle à un souvenir sacré. Albert avait été déjà mort pour
elle; il ne l'était guère plus maintenant, et peut-être l'était-il moins à
certains égards; car enfin Consuelo, longtemps exaltée par le commerce de
cette âme supérieure, en était venue depuis, dans ses méditations rêveuses,
à adopter la croyance poétique d'Albert sur la transmission des âmes. Cette
croyance avait trouvé une forte base dans sa haine instinctive pour l'idée
des vengeances infernales de Dieu envers l'homme après la mort, et dans sa
foi chrétienne à l'éternité de la vie de l'âme. Albert vivant, mais prévenu
contre elle par les apparences, infidèle à l'amour ou rongé par le soupçon,
lui était apparu comme enveloppé d'un voile et transporté dans une nouvelle
existence, incomplète au prix de celle qu'il avait voulu consacrer à
l'amour sublime et à l'inébranlable confiance. Albert, ramené à cette foi,
à cet enthousiasme, et exhalant le dernier soupir sur son sein, était-il
donc anéanti pour elle? Ne vivait-il pas de toute la plénitude de la vie
en passant sous cet arc de triomphe d'une belle mort, qui conduit soit à
un mystérieux repos temporaire, soit à un réveil immédiat dans un milieu
plus pur et plus propice? Mourir en combattant sa propre faiblesse, et
renaître doué de la force; mourir en pardonnant aux méchants, et renaître
sous l'influence et l'égide des coeurs généreux; mourir déchiré de sincères
remords, et renaître absous et purifié avec les innéités de la vertu, ne
sont-ce point là d'assez divines récompenses? Consuelo, initiée par les
enseignements d'Albert à ces doctrines qui avaient leur source dans le
hussitisme de la vieille Bohême et dans les mystérieuses sectes des âges
antérieurs (lesquelles se rattachaient à de sérieuses interprétations
de la pensée même du Christ et à celle de ses devanciers); Consuelo,
doucement, sinon savamment convaincue que l'âme de son époux ne s'était pas
brusquement détachée de la sienne pour aller l'oublier dans les régions
inaccessibles d'un empyrée fantastique, mêlait à cette notion nouvelle
quelque chose des souvenirs superstitieux de son adolescence. Elle avait
cru aux revenants comme y croient les enfants du peuple; elle avait vu
plus d'une fois en rêve le spectre de sa mère s'approchant d'elle pour la
protéger et la préserver.
C'était une manière de croire déjà à l'éternel hyménée des âmes des morts
avec le monde des vivants; car cette superstition des peuples naïfs semble
être restée de tout temps comme une protestation contre le départ absolu
de l'essence humaine pour le ciel ou l'enfer des législateurs religieux.
Consuelo, attachée au sein de ce cadavre, ne s'imaginait donc pas qu'il
était mort, et ne comprenait rien à l'horreur de ce mot, de ce spectacle
et de cette idée. Il ne lui semblait pas que la vie intellectuelle pût
s'évanouir si vite, et que ce cerveau, ce coeur à jamais privé de la
puissance de se manifester, fût déjà éteint complètement.
«Non, pensait-elle, l'étincelle divine hésite peut-être encore à se perdre
dans le sein de Dieu, qui va la reprendre pour la renvoyer à la vie
universelle sous une nouvelle forme humaine. Il y a encore peut-être une
sorte de vie mystérieuse, inconnue, dans ce sein à peine refroidi; et
d'ailleurs, où que soit l'âme d'Albert, elle voit, elle comprend, elle sait
ce qui se passe ici autour de sa dépouille. Elle cherche peut-être dans
mon amour un aliment pour sa nouvelle activité, dans ma foi une force
d'impulsion pour aller chercher en Dieu l'élan de la résurrection.»
Et, pénétrée de ces vagues pensées, elle continuait à aimer Albert, à lui
ouvrir son âme, à lui donner son dévouement, à lui renouveler le serment
de fidélité qu'elle venait de lui faire au nom de Dieu et de sa famille;
enfin à le traiter dans ses idées et dans ses sentiments, non comme un mort
qu'on pleure parce qu'on va s'en détacher, mais comme un vivant dont on
respecte le repos en attendant qu'on lui sourie à son réveil.
Lorsque le Porpora retrouva sa raison, il se souvint avec effroi de la
situation où il avait laissé sa pupille, et se hâta de la rejoindre. Il fut
surpris de la trouver aussi calme que si elle eût veillé au chevet d'un
ami. Il voulut lui parler et l'exhorter à aller prendre du repos.
«Ne dites pas de paroles inutiles devant cet ange endormi, lui
répondit-elle. Allez vous reposer, mon bon maître; moi, je me repose ici.
--Tu veux donc te tuer? dit le Porpora avec une sorte de désespoir.
--Non, mon ami, je vivrai, répondit Consuelo; je remplirai tons mes devoirs
envers _lui_ et envers vous; mais je ne l'abandonnerai pas d'un instant
cette nuit.»
Comme rien ne se faisait dans la maison sans l'ordre de la chanoinesse
et qu'une frayeur superstitieuse régnait à propos d'Albert dans l'esprit
de tous les domestiques, personne n'osa, durant toute cette nuit, approcher
du salon où Consuelo resta seule avec Albert. Le Porpora et le médecin
allaient et venaient de la chambre du comte à celle de la chanoinesse
et à celle du chapelain. De temps en temps, ils revenaient informer
Consuelo de l'état de ces infortunés et s'assurer du sien propre. Ils ne
comprenaient rien à tant de courage.
Enfin aux approches du matin, tout fut tranquille. Un sommeil accablant
vainquit toutes les forces de la douleur. Le médecin, écrasé de fatigue,
alla se coucher; le Porpora s'assoupit sur une chaise, la tête appuyée
sur le bord du lit du comte Christian. Consuelo seule n'éprouva pas le
besoin d'oublier sa situation. Perdue dans ses pensées, tour à tour priant
avec ferveur ou rêvant avec enthousiasme, elle n'eut pour compagnon assidu
de sa veillée silencieuse que le triste Cynabre, qui, de temps en temps,
regardait son maître, lui léchait la main, balayait avec sa queue la cendre
de l'âtre, et, habitué à ne plus recevoir les caresses de sa main débile,
se recouchait avec résignation, la tête allongée sur ses pieds inertes.
Quand le soleil, se levant derrière les arbres du jardin, vint jeter
une clarté de pourpre sur le front d'Albert, Consuelo fut tirée de sa
méditation par la chanoinesse. Le comte ne put sortir de son lit, mais le
baron Frédéric vint machinalement prier, avec sa soeur et le chapelain,
autour de l'autel, puis on parla de procéder à l'ensevelissement; et la
chanoinesse, retrouvant des forces pour ces soins matériels, fit appeler
ses femmes et le vieux Hanz. Ce fut alors que le médecin et le Porpora
exigèrent que Consuelo allât prendre du repos, et elle s'y résigna, après
avoir passé auprès du lit du comte Christian, qui la regarda sans paraître
la voir. On ne pouvait dire s'il veillait ou s'il dormait; ses yeux étaient
ouverts, sa respiration calme, sa figure sans expression.
Lorsque Consuelo se réveilla au bout de quelques heures, elle descendit au
salon, et son coeur se serra affreusement en le trouvant désert. Albert
avait été déposé sur un brancard de parade et porté dans la chapelle.
Son fauteuil était vide à la même place où Consuelo l'avait vu la veille.
C'était tout ce qui restait de lui en ce lieu qui avait été le centre de la
vie de toute la famille pendant tant de jours amers. Son chien même n'était
plus là; le soleil printanier ravivait ces tristes lambris, et les merles
sifflaient dans le jardin avec une insolente gaieté.
Consuelo passa doucement dans la pièce voisine, dont la porte restait
entr'ouverte. Le comte Christian était toujours couché, toujours
insensible, en apparence, à la perte qu'il venait de faire. Sa soeur,
reportant sur lui toute la sollicitude qu'elle avait eue pour Albert,
le soignait avec vigilance. Le baron regardait brûler les bûches dans
la cheminée d'un air hébété; seulement des larmes, qui tombaient
silencieusement sur ses joues sans qu'il songeât à les essuyer,
montraient qu'il n'avait pas eu le bonheur de perdre la mémoire.
Consuelo s'approcha de la chanoinesse pour lui baiser la main; mais cette
main se retira d'elle avec une insurmontable aversion. La pauvre Wenceslawa
voyait dans cette jeune fille le fléau et la destruction de son neveu.
Elle avait eu horreur du projet de leur mariage dans les premiers temps,
et s'y était opposée de tout son pouvoir; et puis, quand elle avait vu
que, malgré l'absence, il était impossible d'y faire renoncer Albert, que
sa santé, sa raison et sa vie en dépendaient, elle l'avait souhaité et
hâté avec autant d'ardeur qu'elle y avait porté d'abord d'effroi et de
répulsion. Le refus du Porpora, la passion exclusive qu'il n'avait pas
craint d'attribuer à Consuelo pour le théâtre, enfin tous les officieux
et funestes mensonges dont il avait rempli plusieurs lettres au comte
Christian, sans jamais faire mention de celles que Consuelo avait écrites
et qu'il avait supprimées, avaient causé au vieillard la plus vive douleur,
à la chanoinesse la plus amère indignation. Elle avait pris Consuelo en
haine et en mépris, lui pouvant pardonner, disait-elle, d'avoir égaré la
raison d'Albert par ce fatal amour, mais ne pouvant l'absoudre de l'avoir
impudemment trahi. Elle ignorait que le véritable meurtrier d'Albert était
le Porpora. Consuelo, qui comprenait bien sa pensée, eût pu se justifier;
mais elle aima mieux assumer sur elle tous les reproches, que d'accuser
son maître et de lui faire perdre l'estime et l'affection de la famille.
D'ailleurs, elle devinait de reste que si, la veille, Wenceslawa avait pu
abjurer toutes ses répugnances et tous ses ressentiments par un effort
d'amour maternel, elle devait les retrouver, maintenant que le sacrifice
avait été inutilement accompli. Chaque regard de cette pauvre tante
semblait lui dire: «Tu as fait périr notre enfant; tu n'as pas su lui
rendre la vie; et maintenant, il ne nous reste que la honte de ton
alliance.»
Cette muette déclaration de guerre hâta la résolution qu'elle avait déjà
prise de consoler, autant que possible, la chanoinesse de ce dernier
malheur.
«Puis-je implorer de Votre Seigneurie, lui dit-elle avec soumission,
de me fixer l'heure d'un entretien particulier? Je dois partir demain
avant le jour, et je ne puis m'éloigner d'ici sans vous faire connaître
mes respectueuses intentions.
--Vos intentions! je les devine de reste, répondit la chanoinesse avec
aigreur. Soyez tranquille, Mademoiselle; tout sera en règle, et les droits
que la loi vous donne seront scrupuleusement respectés.
--Je vois qu'au contraire vous ne me comprenez nullement, Madame, reprit
Consuelo; il me tarde donc beaucoup...
--Eh bien, puisqu'il faut que je boive encore ce calice, dit la chanoinesse
en se levant, que ce soit donc tout de suite, pendant que je m'en sens
encore le courage. Suivez-moi, Signora. Mon frère aîné paraît sommeiller
en ce moment. M. Supperville, de qui j'ai obtenu encore une journée de
soins pour lui, voudra bien me remplacer pour une demi-heure.»
Elle sonna, et fit demander le docteur; puis, se tournant vers le baron:
«Mon frère, lui dit-elle, vos soins sont inutiles, puisque Christian
n'a pas encore recouvré le sentiment de ses infortunes. Peut-être cela
n'arrivera-t-il point, heureusement pour lui, malheureusement pour nous!
Peut-être cet accablement est-il le commencement de la mort. Je n'ai plus
que vous au monde, mon frère; soignez votre santé, qui n'est que trop
altérée par cette morne inaction où vous voilà tombé. Vous étiez habitué
au grand air et à l'exercice: allez faire un tour de promenade, prenez un
fusil: le veneur vous suivra avec ses chiens. Je sais bien que cela ne vous
distraira pas de votre douleur; mais, au moins, vous en ressentirez un bien
physique, j'en suis certaine. Faites-le pour moi, Frédéric: c'est l'ordre
du médecin, c'est la prière de votre soeur; ne me refusez pas. C'est la
plus grande consolation que vous puissiez me donner en ce moment, puisque
la dernière espérance de ma triste vieillesse repose sur vous.»
Le baron hésita, et finit par céder. Ses domestiques l'emmenèrent, et il
se laissa conduire dehors comme un enfant. Le docteur examina le comte
Christian, qui ne donnait aucun signe de sensibilité, bien qu'il répondît
à ses questions et parût reconnaître tout le monde d'un air de douceur et
d'indifférence.
«La fièvre n'est pas très-forte, dit Supperville bas à la chanoinesse; si
elle n'augmente pas ce soir, ce ne sera peut-être rien.»
Wenceslawa, un peu rassurée, lui confia la garde de son frère, et emmena
Consuelo dans un vaste appartement, richement décoré à l'ancienne mode, où
cette dernière n'était jamais entrée. Il y avait un grand lit de parade,
dont les rideaux n'avaient pas été remués depuis plus de vingt ans. C'était
celui où Wanda de Prachatitz, la mère du comte Albert, avait rendu le
dernier soupir; et cette chambre était la sienne.
«C'est ici, dit la chanoinesse d'un air solennel, après avoir fermé la
porte, que nous avons retrouvé Albert, il y a aujourd'hui trente-deux
jours, après une disparition qui en avait duré quinze. Depuis ce moment-là,
il n'y est plus entré; il n'a plus quitté le fauteuil où il est mort hier
au soir.»
Les sèches paroles de ce bulletin nécrologique furent articulées d'un ton
amer qui enfonça autant d'aiguilles dans le coeur de la pauvre Consuelo.
La chanoinesse prit ensuite à sa ceinture son inséparable trousseau de
clefs, marcha vers une grande crédence de chêne sculpté, et en ouvrit les
deux battants. Consuelo y vit une montagne de joyaux ternis par le temps,
d'une forme bizarre, antiques pour la plupart, et enrichis de diamants et
de pierres précieuses d'un prix considérable.
«Voilà, lui dit la chanoinesse, les bijoux de famille que possédait ma
belle-soeur, femme du comte Christian, avant son mariage; voici, plus
loin, ceux de ma grand-mère, dont mes frères et moi lui avons fait
présent; voici, enfin, ceux que son époux lui avait achetés. Tout ceci
appartenait à son fils Albert, et vous appartient désormais, comme à sa
veuve. Emportez-les, et ne craignez pas que personne ici vous dispute
ces richesses, auxquelles nous ne tenons point, et dont nous n'avons
plus que faire. Quant aux titres de propriété de l'héritage maternel de
mon neveu, ils seront remis entre vos mains dans une heure. Tout est en
règle, comme je vous l'ai dit, et quant à ceux de son héritage paternel,
vous n'aurez peut-être pas, hélas, longtemps à les attendre. Telles
étaient les dernières volontés d'Albert. Ma parole lui a semblé valoir
un testament.
--Madame, répondit Consuelo en refermant la crédence avec un mouvement de
dégoût, j'aurais déchiré le testament, et je vous prie de reprendre votre
parole. Je n'ai pas plus besoin que vous de toutes ces richesses. Il me
semble que ma vie serait à jamais souillée par leur possession. Si Albert
me les a léguées, c'est sans doute avec la pensée que, conformément à
ses sentiments et à ses habitudes, je les distribuerais aux pauvres. Je
serais un mauvais dispensateur de ces nobles aumônes; je n'ai ni l'esprit
d'administration ni la science nécessaire pour en faire une répartition
vraiment utile. C'est à vous, Madame, qui joignez à ces qualités une âme
chrétienne aussi généreuse que celle d'Albert, qu'il appartient de faire
servir cette succession aux oeuvres de charité. Je vous cède tous mes
droits, s'il est vrai que j'en aie, ce que j'ignore et veux toujours
ignorer. Je ne réclame de votre bonté qu'une grâce: celle de ne jamais
faire à ma fierté l'outrage de renouveler de pareilles offres.»
La chanoinesse changea de visage. Forcée à l'estime, mais ne pouvant se
résoudre à l'admiration, elle essaya d'insister.
«Que voulez-vous donc faire? dit-elle en regardant fixement Consuelo;
vous n'avez pas de fortune?
--Je vous demande pardon, Madame, je suis assez riche. J'ai des goûts
simples et l'amour du travail.
--Ainsi, vous comptez reprendre... ce que vous appelez votre travail?
--J'y suis forcée, Madame, et par des raisons où ma conscience n'a point
à balancer, malgré l'abattement où je me sens plongée.
--Et vous ne voulez pas soutenir autrement votre nouveau rang dans le
monde?
--Quel rang, Madame?
--Celui qui convient à la veuve d'Albert.
--Je n'oublierai jamais, Madame, que je suis la veuve du noble Albert, et
ma conduite sera digne de l'époux que j'ai perdu.
--Et cependant la comtesse de Rudolstadt va remonter sur les tréteaux!
--Il n'y a point d'autre comtesse de Rudolstadt que vous, madame la
chanoinesse, et il n'y en aura jamais d'autre après vous, que la baronne
Amélie, votre nièce.
--Est-ce par dérision que vous me parlez d'elle, Signora? s'écria la
chanoinesse, sur qui le nom d'Amélie parût faire l'effet d'une brûlure.
--Pourquoi cette demande, Madame? reprit Consuelo avec un étonnement
dont la candeur ne pouvait laisser de doute dans l'esprit de Wenceslawa;
au nom du ciel, dites-moi pourquoi je n'ai pas vu ici la jeune baronne!
Serait-elle morte aussi, mon Dieu?
--Non, dit la chanoinesse avec amertume. Plût au ciel qu'elle le fût!
Ne parlons point d'elle, il n'en est pas question.
--Je suis forcée pourtant, Madame de vous rappeler ce à quoi je n'avais pas
encore songé. C'est qu'elle est l'héritière unique et légitime des biens
et des titres de votre famille. Voilà ce qui doit mettre votre conscience
en repos sur le dépôt qu'Albert vous a confié, puisque les lois ne vous
permettent pas d'en disposer en ma faveur.
--Rien ne peut vous ôter vos droits à un douaire et à un titre que la
dernière volonté d'Albert ont mis à votre disposition.
--Rien ne peut donc m'empêcher d'y renoncer, et j'y renonce. Albert savait
bien que je ne voulais être ni riche, ni comtesse.
--Mais le monde ne vous autorise pas à y renoncer.
--Le monde, Madame! eh bien, voilà justement ce dont je voulais vous
parler. Le monde ne comprendrait pas l'affection d'Albert ni la
condescendance de sa famille pour une pauvre fille comme moi. Il en ferait
un reproche à sa mémoire et une tache à votre vie. Il m'en ferait à moi
un ridicule et peut-être une honte; car, je le répète, le monde ne
comprendrait rien à ce qui s'est passé ici entre nous. Le monde doit donc
à jamais l'ignorer, Madame, comme vos domestiques l'ignorent; car mon
maître et M. le docteur, seuls confidents, seuls témoins étrangers de ce
mariage secret, ne l'ont pas encore divulgué et ne le divulgueront pas.
Je vous réponds du premier, vous pouvez et vous devez vous assurer de la
discrétion de l'autre. Vivez donc en repos sur ce point, Madame. Il ne
tiendra qu'à vous d'emporter ce secret dans la tombe, et jamais, par mon
fait, la baronne Amélie ne soupçonnera que j'ai l'honneur d'être sa
cousine. Oubliez donc la dernière heure du comte Albert; c'est à moi de
m'en souvenir pour le bénir et pour me taire. Vous avez assez de larmes
à répandre sans que j'y ajoute le chagrin et la mortification de vous
rappeler jamais mon existence, en tant que veuve de votre admirable enfant!
--Consuelo! ma fille! s'écria la chanoinesse en sanglotant, restez avec
nous! Vous avez une grande âme et un grand esprit! Ne nous quittez plus.
--Ce serait le voeu de ce coeur qui vous est tout dévoué, répondit Consuelo
en recevant ses caresses avec effusion; mais je ne le pourrais pas sans que
notre secret fût trahi ou deviné, ce qui revient au même, et je sais que
l'honneur de la famille vous est plus cher que la vie. Laissez-moi, en
m'arrachant de vos bras sans retard et sans hésitation, vous rendre le seul
service qui soit en mon pouvoir.»
Les larmes que versa la chanoinesse à la fin de cette scène la soulagèrent
du poids affreux qui l'oppressait. C'étaient les premières qu'elle eût
pu verser depuis la mort de son neveu. Elle accepta les sacrifices de
Consuelo, et la confiance qu'elle accorda à ses résolutions prouva qu'elle
appréciait enfin ce noble caractère. Elle la quitta pour aller en faire
part au chapelain et pour s'entendre avec Supperville et le Porpora sur la
nécessité de garder à jamais le silence.
CONCLUSION.
Consuelo, se voyant libre, passa la journée à parcourir le château, le
jardin et les environs, afin de revoir tous les lieux qui lui rappelaient
l'amour d'Albert. Elle se laissa même emporter par sa pieuse ferveur
jusqu'au Schreckenstein, et s'assit sur la pierre, dans ce désert affreux
qu'Albert avait rempli si longtemps de sa mortelle douleur. Elle s'en
éloigna bientôt, sentant son courage défaillir, son imagination se
troubler, et croyant entendre un sourd gémissement partir des entrailles
du rocher. Elle n'osa pas se dire qu'elle l'entendait même distinctement:
Albert ni Zdenko n'étaient plus. Cette illusion ne pouvait donc être que
maladive, et funeste. Consuelo se hâta de s'y soustraire.
En se rapprochant du château, à la nuit tombante, elle vit le baron
Frédéric qui, peu à peu, s'était raffermi sur ses jambes et se ranimait en
exerçant sa passion dominante. Les chasseurs qui l'accompagnaient faisaient
lever le gibier pour provoquer en lui le désir de l'abattre. Il visait
encore juste, et ramassait sa proie en soupirant.
«Celui-ci vivra et se consolera,» pensa la jeune veuve.
La chanoinesse soupa, ou feignit de souper, dans la chambre de son frère.
Le chapelain, qui s'était levé pour aller prier dans la chapelle auprès du
défunt, essaya de se mettre à table. Mais il avait la fièvre, et, dès les
premières bouchées, il se trouva mal. Le docteur en eut un peu de dépit.
Il avait faim, et, forcé de laisser refroidir sa soupe pour le conduire à
sa chambre, il ne put retenir cette exclamation: «Voilà des gens sans
force et sans courage! Il n'y a ici que deux hommes: c'est la chanoinesse
et la Signora!»
Il revint bientôt, résolu à ne pas se tourmenter beaucoup de
l'indisposition du pauvre prêtre, et fit, ainsi que le baron, assez bon
accueil au souper. Le Porpora, vivement affecté, quoiqu'il ne le montrât
pas, ne put desserrer les dents ni pour parler ni pour manger. Consuelo
ne songea qu'au dernier repas qu'elle avait fait à cette table entre Albert
et Anzoleto.
Elle fit ensuite avec son maître les apprêts de son départ. Les chevaux
étaient demandés pour quatre heures du matin. Le Porpora ne voulait pas
se coucher; mais il céda aux remontrances et aux prières de sa fille
adoptive, qui craignait de le voir tomber malade à son tour, et qui, pour
le convaincre, lui fit croire qu'elle allait dormir aussi.
Avant de se séparer, on se rendit auprès du comte Christian. Il dormait
paisiblement, et Supperville, qui brûlait de quitter cette triste demeure,
assura qu'il n'avait plus de fièvre.
«Cela est-il bien certain, Monsieur? lui demanda en particulier Consuelo,
effrayée de sa précipitation.
--Je vous le jure, répondit-il. Il est sauvé pour cette fois; mais je dois
vous avertir qu'il n'en a pas pour bien longtemps. A cet âge, on ne sent
pas le chagrin bien vivement dans le moment de la crise; mais l'ennui de
l'isolement vous achève un peu plus tard; c'est reculer pour mieux sauter.
Ainsi, tenez-vous sur vos gardes; car ce n'est pas sérieusement, j'imagine,
que vous avez renoncé à vos droits.
--C'est très-sérieusement, je vous assure, Monsieur, dit Consuelo; et je
suis étonnée que vous ne puissiez croire à une chose aussi simple.
--Vous me permettrez d'en douter jusqu'à la mort de votre beau-père,
Madame. En attendant, vous avez fait une grande faute de ne pas vous munir
des pierreries et des titres. N'importe, vous avez vos raisons, que je ne
pénètre pas, et je pense qu'une personne aussi calme que vous n'agit pas
à la légère. J'ai donné ma parole d'honneur de garder le secret de la
famille, et je vais attendre que vous m'en dégagiez. Mon témoignage vous
sera utile en temps et lieu; vous pouvez y compter. Vous me retrouverez
toujours à Bareith, si Dieu me prête vie, et, dans cette espérance, je vous
baise les mains, madame la comtesse.»
Supperville prit congé de la chanoinesse, répondit de la vie du malade,
écrivit une dernière ordonnance, reçut une grosse somme qui lui sembla
légère au prix de ce qu'il avait espéré tirer de Consuelo pour avoir servi
ses intérêts, et quitta le château à dix heures du soir, laissant cette
dernière stupéfaite et indignée de son matérialisme.
Le baron alla se coucher beaucoup mieux portant que la veille, et la
chanoinesse se fit dresser un lit auprès de Christian. Deux femmes
veillèrent dans cette chambre, deux hommes dans celle du chapelain, et le
vieux Hanz auprès du baron.
«Heureusement, pensa Consuelo, la misère n'ajoute pas les privations et
l'isolement à leur infortune. Mais qui donc veille Albert, durant cette
nuit lugubre qu'il passe sous les voûtes de la chapelle? Ce sera moi,
puisque voilà ma seconde et dernière nuit de noces!»
Elle attendit que tout fût silencieux et désert dans le château; après
quoi, quand minuit eut sonné, elle alluma une petite lampe et se rendit à
la chapelle.
Elle trouva au bout du cloître qui y conduisait deux serviteurs de la
maison, que son approche effraya d'abord, et qui ensuite lui avouèrent
pourquoi ils étaient là. On les avait chargés de veiller leur quart de nuit
auprès du corps de monsieur le comte; mais la peur les avait empêchés d'y
rester, et ils préféraient veiller et prier à la porte.
«Quelle peur? demanda Consuelo, blessée de voir qu'un maître si généreux
n'inspirait déjà plus d'autres sentiments à ses serviteurs.
--Que voulez-vous, Signora? répondit un de ces hommes qui étaient loin de
voir en elle la veuve du comte Albert; notre jeune seigneur avait des
pratiques et des connaissances singulières dans le monde des esprits. Il
conversait avec les morts, il découvrait les choses cachées; il n'allait
jamais à l'église, il mangeait avec les zingaris; enfin on ne sait ce qui
peut arriver à ceux qui passeront cette nuit dans la chapelle. Il y irait
de la vie que nous n'y resterions pas. Voyez Cynabre! on ne le laisse pas
entrer dans le saint lieu, et il a passé toute la journée couché en travers
de la porte, sans manger, sans remuer, sans pleurer. Il sait bien que son
maître est là, et qu'il est mort. Aussi ne l'a-t-il pas appelé une seule
fois. Mais depuis que minuit a sonné, le voilà qui s'agite, qui flaire,
qui gratte à la porte, et qui gémit comme s'il sentait que son maître n'est
plus seul et tranquille là dedans.
--Vous êtes de pauvres fous! répondit Consuelo avec indignation. Si vous
aviez le coeur un peu plus chaud, vous n'auriez pas l'esprit si faible.»
Et elle entra dans la chapelle, à la grande surprise et à la grande
consternation des timides gardiens.
Elle n'avait pas voulu revoir Albert dans la journée. Elle le savait
entouré de tout l'appareil catholique, et elle eût craint, en se joignant
extérieurement à ces pratiques, qu'il avait toujours repoussées, d'irriter
son âme toujours vivante dans la sienne. Elle avait attendu ce moment; et,
préparée à l'aspect lugubre dont le culte l'avait entouré, elle approcha de
son catafalque et le contempla sans terreur. Elle eût cru outrager cette
dépouille chère et sacrée par un sentiment qui serait si cruel aux morts
s'ils le voyaient. Et qui nous assure que leur esprit, détaché de leur
cadavre, ne le voie pas et n'en ressente pas une amère douleur? La peur
des morts est une abominable faiblesse; c'est la plus commune et la plus
barbare des profanations. Les mères ne la connaissent pas.
Albert était couché sur un lit de brocart, écussonné par les quatre coins
aux armes de la famille. Sa tête reposait sur un coussin de velours noir
semé de larmes d'argent, et un linceul pareil était drapé autour de lui
en guise de rideaux. Une triple rangée de cierges éclairait son pâle
visage, qui était resté si calme, si pur et si mâle qu'on eût dit qu'il
dormait paisiblement. On avait revêtu le dernier des Rudolstadt, suivant
un usage en vigueur dans cette famille, de l'antique costume de ses pères.
Il avait la couronne de comte sur la tête, l'épée au flanc, l'écu sous les
pieds, et le crucifix sur la poitrine. Avec ses longs cheveux et sa barbe
noire, il était tout semblable aux anciens preux dont les statues étendues
sur leurs tombes gisaient autour de lui. Le pavé était semé de fleurs, et
des parfums brûlaient lentement dans des cassolettes de vermeil, aux quatre
angles de sa couche mortuaire.
Pendant trois heures Consuelo pria pour son époux et le contempla dans
son sublime repos. La mort, en répandant une teinte plus morne sur ses
traits, les avait si peu altérés, que plusieurs fois elle oublia, en
admirant sa beauté, qu'il avait cessé de vivre. Elle s'imagina même
entendre le bruit de sa respiration, et lorsqu'elle s'en éloignait un
instant pour entretenir le parfum des réchauds et la flamme des cierges,
il lui semblait qu'elle entendait de faibles frôlements et qu'elle
apercevait de légères ondulations dans les rideaux et dans les draperies.
Elle se rapprochait de lui aussitôt, et interrogeant sa bouche glacée,
son coeur éteint, elle renonçait à des espérances fugitives, insensées.
Quand l'horloge sonna trois heures, Consuelo se leva et déposa sur les
lèvres de son époux son premier, son dernier baiser d'amour.
«Adieu, Albert, lui dit-elle à voix haute, emportée par une religieuse
exaltation: tu lis maintenant sans incertitude dans mon coeur. Il n'y a
plus de nuages entre nous, et tu sais combien je t'aime. Tu sais que
si j'abandonne ta dépouille sacrée aux soins d'une famille qui demain
reviendra te contempler sans faiblesse, je n'abandonne pas pour cela ton
immortel souvenir et la pensée de ton indestructible amour. Tu sais que ce
n'est pas une veuve oublieuse, mais une épouse fidèle qui s'éloigne de ta
demeure, et qu'elle t'emporte à jamais dans son âme. Adieu, Albert!
tu l'as dit, la mort passe entre nous, et ne nous sépare en apparence que
pour nous réunir dans l'éternité. Fidèle à la foi que tu m'as enseignée,
certaine que tu as mérité l'amour et la bénédiction de ton Dieu, je ne te
pleure pas, et rien ne te présentera à ma pensée sous l'image fausse et
impie de la mort. Il n'y a pas de mort, Albert, tu avais raison; je le sens
dans mon coeur, puisque je t'aime plus que jamais.»
Comme Consuelo achevait ces paroles, les rideaux qui retombaient fermés
derrière le catafalque s'agitèrent sensiblement, et s'entr'ouvrant tout à
coup, offrirent à ses regards, la figure pâle de Zdenko. Elle en fut
effrayée d'abord, habituée qu'elle était à le regarder comme son plus
mortel ennemi. Mais il avait une expression de douceur dans les yeux, et,
lui tendant par-dessus le lit mortuaire une main rude, qu'elle n'hésita
pas à serrer dans la sienne:
«Faisons la paix sur son lit de repos, ma pauvre fille, lui dit-il en
souriant. Tu es une bonne fille de Dieu, et Albert est content de toi.
Va, il est heureux dans ce moment-ci, il dort si bien, le bon Albert!
Je lui ai pardonné, tu le vois! Je suis revenu le voir quand j'ai appris
qu'il dormait; à présent je ne le quitterai plus. Je l'emmènerai demain
dans la grotte, et nous parlerons encore de Consuelo, _Consuelo de mi
alma!_ Va te reposer, ma fille; Albert n'est pas seul. Zdenko est là,
toujours là. Il n'a besoin de rien. Il est si bien avec son ami! Le malheur
est conjuré, le mal est détruit; la mort est vaincue. Le jour trois fois
heureux s'est levé. _Que celui à qui on a fait tort te salue!_
Consuelo ne put supporter davantage la joie enfantine de ce pauvre fou.
Elle lui fit de tendres adieux; et quand elle rouvrit la porte de la
chapelle, elle laissa Cynabre se précipiter vers son ancien ami, qu'il
n'avait pas cessé de flairer et d'appeler.
«Pauvre Cynabre! viens; je te cacherai là sous le lit de ton maître, dit
Zdenko en le caressant avec la même tendresse qui si c'eût été son enfant.
Viens, viens, mon Cynabre! nous voilà réunis tous les trois, nous ne nous
quitterons plus!»
Consuelo alla réveiller le Porpora. Elle entra ensuite sur la pointe du
pied dans la chambre de Christian, et passa entre son lit et celui de la
chanoinesse.
«C'est vous? ma fille, dit le vieillard sans montrer aucune surprise: je
suis bien heureux de vous voir. Ne réveillez pas ma soeur, qui dort bien,
grâce à Dieu! et allez en faire autant; je suis tout à fait tranquille.
Mon fils est sauvé, et je serai bientôt guéri.»
Consuelo baisa ses cheveux blancs, ses mains ridées, et lui cacha des
larmes qui eussent peut-être ébranlé son illusion. Elle n'osa embrasser la
chanoinesse, qui reposait enfin pour la première fois depuis trente nuits.
«Dieu a mis un terme dans la douleur, pensa-t-elle; c'est son excès même.
Puissent ces infortunés rester longtemps sous le poids salutaire de la
fatigue!»
Une demi-heure après, Consuelo, dont le coeur s'était brisé en quittant ces
nobles vieillards, franchit avec le Porpora la herse du château des Géants,
sans se rappeler que ce manoir formidable; où tant de fossés et de grilles
enfermaient tant de richesses et de souffrances, était devenu la propriété
de la comtesse de Rudolstadt.
FIN DE CONSUELO.
_Nota_. Ceux de nos lecteurs qui se sont par trop fatigués à suivre
Consuelo parmi tant de périls et d'aventures, peuvent maintenant
se reposer. Ceux, moins nombreux sans doute, qui se sentent encore
quelque courage, apprendront dans un prochain roman, la suite de ses
pérégrinations, et ce qui advint du comte Albert après sa mort.