--Et moi aussi, reprit le personnage inconnu, j'ai étudié à la maîtrise,
sous Reuter le père. Vous, sans doute, sous Reuter le fils?
--Oui, Monsieur.
--Mais vous avez eu ensuite d'autres leçons? Vous avez étudié en Italie?
--Non, Monsieur.
--C'est vous qui avez tenu l'orgue?
--Tantôt moi, tantôt mon camarade.
--Et qui a chanté?
--Nous deux.
--Fort bien! Mais le thème du Porpora, ce n'est pas vous, dit l'inconnu,
tout en regardant Consuelo de côté.
--Bah! ce n'est pas cet enfant-là! dit le chanoine en regardant aussi
Consuelo, il est trop jeune pour savoir aussi bien chanter.
--Aussi ce n'est pas moi, c'est lui, répondit-elle brusquement en désignant
Joseph.»
Elle était pressée de se délivrer de ces questions, et regardait la porte
avec impatience.
«Pourquoi dites-vous un mensonge, mon enfant? dit naïvement le curé.
Je vous ai déjà entendu et vu chanter hier et j'ai bien reconnu l'organe
de votre camarade Joseph dans le solo de Bach.
--Allons! vous vous serez trompé, monsieur le curé, reprit l'inconnu, avec
un sourire fin, ou bien ce jeune homme est d'une excessive modestie. Quoi
qu'il en soit, nous donnons des éloges à l'un et à l'autre.»
Puis, tirant le curé à l'écart:
«Vous avez l'oreille juste, lui dit-il, mais vous n'avez pas l'oeil
clairvoyant; cela fait honneur à la pureté de vos pensées. Cependant,
il faut vous détromper: ce petit paysan hongrois est une cantatrice
italienne fort habile.
--Une femme déguisée!» s'écria le cure stupéfait.
Il regarda Consuelo attentivement tandis qu'elle était occupée à répondre
aux questions bienveillantes du chanoine; et soit plaisir soit indignation,
le bon curé rougit depuis son rabat jusqu'à sa calotte.
«C'est comme je vous le dis, reprit l'inconnu. Je cherche en vain qui elle
peut être, je ne la connais pas, et quant à son travestissement et à la
condition précaire où elle se trouve, je ne puis les attribuer qu'à un coup
de tête... Affaire d'amour, monsieur le curé! ceci ne nous regarde pas.
--Affaire d'amour! comme vous dites fort bien, reprit le curé fort animé:
un enlèvement, une intrigue criminelle avec ce petit jeune homme! Mais tout
cela est fort vilain! Et moi qui ai donné dans le panneau! moi qui les ai
logés dans mon presbytère! Heureusement, je leur avais donné des chambres
séparées, et j'espère qu'il n'y aura point eu de scandale dans ma maison.
Ah! Quelle aventure! et comme les esprits forts de ma paroisse (car il y en
a, Monsieur, j'en connais plusieurs) riraient à mes dépens s'ils savaient
cela!
--Si vos paroissiens n'ont pas reconnu la voix d'une femme, il est probable
qu'ils n'en ont reconnu ni les traits ni la démarche. Voyez pourtant
quelles jolies mains, quelle chevelure soyeuse, quel petit pied, malgré
les grosses chaussures!
--Je ne veux rien voir de tout cela! s'écria le curé hors de lui; c'est une
abomination que de s'habiller en homme. Il y a dans les saintes Écritures
un verset qui condamne à mort tout homme ou femme coupable d'avoir quitté
les vêtements de son sexe. _A mort!_ entendez-vous, Monsieur? C'est
indiquer assez l'énormité du péché! Avec cela elle a osé pénétrer dans
l'église, et chanter effrontément les louanges du Seigneur, le corps et
l'âme souillés d'un crime pareil!
--Et elle les a chantées divinement, les larmes m'en sont venues aux yeux,
je n'ai jamais entendu rien de pareil. Étrange mystère! quelle peut être
cette femme? Toutes celles que je pourrais supposer sont plus âgées, de
beaucoup que celle-ci.
--C'est une enfant; une toute jeune fille! reprit le curé, qui ne pouvait
s'empêcher de regarder Consuelo avec un intérêt combattu dans son coeur
par l'austérité de ses principes. Oh! le petit serpent! Voyez donc de quel
air doux et modeste elle répond à monsieur le chanoine! Ah! je suis un
homme perdu, si quelqu'un ici a découvert la fraude. Il me faudra quitter
le pays!
--Comment, ni vous, ni aucun de vos paroissiens n'avez-vous pas reconnu le
timbre d'une voix de femme? Vous êtes des auditeurs bien simples.
--Que voulez-vous? nous trouvions bien quelque chose d'extraordinaire dans
cette voix; mais Gottlieb disait que c'était une voix italienne, qu'il
en avait entendu déjà d'autres comme cela, que c'était une voix de la
chapelle Sixtine! Je ne sais ce qu'il entendait par là, je ne m'entends
pas à la musique qui sort de mon rituel, et j'étais à cent lieues de me
douter... Que faire, Monsieur, que faire?
--Si personne n'a de soupçons, je vous conseille de ne vous vanter de rien.
Éconduisez ces enfants au plus vite; je me charge, si vous voulez, de vous
en débarrasser.
--Oh! oui, vous me rendrez service! Tenez, tenez; je vais vous donner
l'argent... combien faut-il leur donner?
--Ceci ne me regarde pas; nous autres, nous payons largement les
artistes... Mais votre paroisse n'est pas riche, et l'église n'est pas
forcée d'agir comme le théâtre.
--Je ferai largement les choses, je leur donnerai six florins! je vais
tout de suite... Mais que va dire monsieur le chanoine? il semble
ne s'apercevoir de rien. Le voilà qui parle avec _elle_ tout
paternellement... le saint homme!
--Franchement, croyez-vous qu'il serait bien scandalisé?
--Comment ne le serait-il pas? D'ailleurs, ce que je crains, ce ne sont
pas tant ses réprimandes que ses railleries. Vous savez comme il aime à
plaisanter; il a tant d'esprit! Oh! comme il va se moquer de ma simplicité!
--Mais s'il partage votre erreur, comme jusqu'ici il en a l'air... il
n'aura pas le droit de vous persifler. Allons, ne faites semblant de rien;
approchons-nous, et saisissez un moment favorable pour faire éclipser vos
musiciens.»
Ils quittèrent l'embrasure de croisée où ils s'étaient entretenus de la
sorte, et le curé, se glissant près de Joseph, qui paraissait occuper
le chanoine beaucoup moins que le signor Bertoni, il lui mit dans la main
les six florins. Dès qu'il tint cette modeste somme, Joseph fit signe
à Consuelo de se dégager du chanoine et de le suivre dehors; mais le
chanoine rappelant Joseph, et persistant à croire, d'après ses réponses
affirmatives, que c'était lui qui avait la voix de femme:
«Dites-moi donc, lui demanda-t-il, pourquoi vous avez choisi ce morceau de
Porpora, au lieu de chanter le solo de M. Holzbaüer?
--Nous ne l'avions pas, nous ne le connaissions pas, répondit Joseph.
J'ai chanté la seule chose de mes études qui fût complète dans ma mémoire.»
Le curé s'empressa de raconter la petite malice de Gottlieb, et cette
jalousie d'artiste fit beaucoup rire le chanoine.
«Eh bien, dit l'inconnu, votre bon cordonnier nous a rendu un très-grand
service. Au lieu d'un mauvais solo, nous avons eu un chef-d'oeuvre
d'un très-grand maître. Vous avez fait preuve de goût, ajouta-t-il en
s'adressant à Consuelo.
--Je ne pense pas, répondit Joseph, que le solo de Holzbaüer pût être
mauvais; ce que nous avons chanté de lui n'était pas sans mérite.
--Le mérite n'est pas le génie, répliqua l'inconnu en soupirant;» et
s'acharnant à Consuelo, il ajouta: «Qu'en pensez-vous, mon petit ami?
Croyez-vous que ce soit la même chose?
--Non, Monsieur; je ne le crois pas, répondit-elle laconiquement et
froidement; car le regard de cet homme l'embarrassait et l'importunait
de plus en plus.
--Mais vous avez eu pourtant du plaisir à chanter cette messe de Holzbaüer?
reprit le chanoine; c'est beau, n'est-ce pas?
--Je n'en ai eu plaisir ni déplaisir, repartit Consuelo, à qui l'impatience
donnait des mouvements de franchise irrésistibles.
--C'est dire qu'elle n'est ni bonne, ni mauvaise, s'écria l'inconnu en
riant. Eh bien, mon enfant, vous avez fort bien répondu, et mon avis est
conforme au vôtre.»
Le chanoine se mit à rire aux éclats, le curé parut fort embarrassé, et
Consuelo, suivant Joseph, s'éclipsa sans s'inquiéter de ce différend
musical.
«Eh bien, monsieur le chanoine, dit malignement l'inconnu dès que les
musiciens furent sortis, comment trouvez-vous ces enfants?...
--Charmants! admirables! Je vous demande bien pardon de dire cela après le
paquet que le petit vient de vous donner.
--Moi? je le trouve adorable, cet enfant-là! Quel talent pour un âge si
tendre! c'est merveilleux! Quelles puissantes et précoces natures que ces
natures italiennes!
--Je ne puis rien vous dire du talent de celui-là! reprit le chanoine d'un
air fort naturel, je ne l'ai pas trop distingué; c'est son compagnon qui
est un merveilleux sujet, et celui-là est de notre nation, n'en déplaise à
votre _italianomanie_.
--Ah çà, dit l'inconnu en clignotant de l'oeil pour avertir le curé,
c'est donc décidément l'aîné qui nous a chanté du Porpora?
--Je le présume, répondit le curé, tout troublé du mensonge auquel on le
provoquait.
--J'en suis sûr, moi, reprit le chanoine, il me l'a dit lui-même.
--Et l'autre solo, reprit l'inconnu, c'est donc quelqu'un de votre paroisse
qui l'a dit?
--Probablement,» répondit le curé en faisant un effort pour soutenir
l'imposture.
Tous deux regardèrent le chanoine pour voir s'il était leur dupe ou s'il se
moquait d'eux. Il ne paraissait pas y songer: Sa tranquillité rassura le
curé. On parla d'autre chose; mais au bout d'un quart d'heure le chanoine
revint sur le chapitre de la musique, et voulut revoir Joseph et Consuelo,
afin, disait-il, de les emmener à sa campagne et de les entendre à loisir.
Le curé, épouvanté, balbutia des objections inintelligibles. Le chanoine
Lui demanda en riant s'il avait fait mettre ses petits musiciens dans la
marmite pour compléter le déjeuner, qui lui semblait bien assez splendide
sans cela. Le curé était au supplice; l'inconnu vint à son secours:
«Je vais vous les chercher,» dit-il au chanoine.
Et il sortit en faisant signe au bon curé de compter sur quelque expédient
de sa part. Mais il n'eut pas la peine d'en imaginer un. Il apprit de la
servante que les jeunes artistes étaient déjà partis à travers champs,
après lui avoir généreusement donné un des six florins qu'ils venaient
de recevoir.
«Comment, partis! s'écria le chanoine avec beaucoup de chagrin; il faut
courir après eux; je veux les revoir, je veux les entendre, je le veux
absolument!»
On fit semblant d'obéir; mais on n'eut garde de courir sur leurs traces.
Ils avaient d'ailleurs pris leur route à vol d'oiseau, pressés de se
soustraire à la curiosité qui les menaçait. Le chanoine en éprouva beaucoup
de regret, et même un peu d'humeur.
«Dieu merci! il ne se doute de rien, dit le curé à l'inconnu.
--Curé, répondit celui-ci, rappelez-vous l'histoire de l'évêque qui,
faisant gras, par inadvertance, un vendredi, en fut averti par son grand
vicaire.--Le malheureux! s'écria l'évêque, ne pouvait-il se taire jusqu'à
la fin du dîner!--Nous aurions peut-être dû laisser monsieur le chanoine
se tromper à son aise.»
LXXVI.
Le temps était calme et serein, la pleine lune brillait dans l'éther
céleste, et neuf heures du soir sonnaient d'un timbre clair et grave à
l'horloge d'un antique prieuré, lorsque Joseph et Consuelo, ayant cherché
en vain une sonnette à la grille de l'enclos, firent le tour de cette
habitation silencieuse dans l'espoir de s'y faire entendre de quelque hôte
hospitalier. Mais ce fut en vain: toutes les portes étaient fermées, pas un
chien n'aboyait, on n'apercevait pas la moindre lumière aux fenêtres du
morne édifice.
«C'est ici le palais du Silence, dit Haydn en riant, et si cette horloge
n'eût répété deux fois avec sa voix lente et solennelle les quatre quarts
en _ut_ et en _si_ et les neuf coups de l'heure en _sol_ au-dessous, je
croirais ce lieu abandonné aux chouettes ou aux revenants.»
Le pays aux environs était fort désert, Consuelo se sentait fatiguée, et
d'ailleurs ce prieuré mystérieux avait un attrait pour son imagination
poétique.
«Quand nous devrions dormir dans quelque chapelle, dit-elle à Beppo,
je veux passer la nuit ici. Essayons à tout prix d'y pénétrer, fût-ce
par-dessus le mur, qui n'est pas bien difficile à escalader.
--Allons! dit Joseph, je vais vous faire la courte échelle, et quand
vous serez en haut, je passerai vite de l'autre côté pour vous servir
de marchepied en descendant.»
Aussitôt fait que dit. Le mur était très-bas. Deux minutes après, nos
jeunes profanes se promenaient avec une tranquillité audacieuse dans
l'enceinte sacrée. C'était un beau jardin potager entretenu avec un soin
minutieux. Les arbres fruitiers, disposés en éventails, ouvraient à tout
venant leurs longs bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées.
Les berceaux de vigne arrondis coquettement en arceaux, portaient, comme
Autant de girandoles, d'énormes grappes de raisin succulent. Les vastes
carrés de légumes avaient aussi leur beauté. Des asperges à la tige
élégante et à la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosée du soir,
ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens, couverts d'une gaze
d'argent; les pois s'élançaient en guirlandes légères sur leurs rames
et formaient de longs berceaux, étroites et mystérieuses ruelles où
babillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies. Les
giraumons, orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante, étalaient
pesamment leurs gros ventres orangés sur leurs larges et sombres
feuillages. Les jeunes artichauts, comme autant de petites têtes
couronnées, se dressaient autour du principal individu, centre de la
tige royale; les melons se tenaient sous leurs cloches, comme de lourds
mandarins chinois sous leurs palanquins, et de chacun de ces dômes de
cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu, contre
lequel les phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant.
Une haie de rosiers formait la ligne de démarcation entre ce potager et
Le parterre, qui touchait aux bâtiments et les entourait d'une ceinture de
fleurs. Ce jardin réservé était comme une sorte d'élysée. De magnifiques
arbustes d'agrément y ombrageaient les plantes rares à la senteur exquise.
Le sable y était aussi doux aux pieds qu'un tapis; on eût dit que les
gazons étaient peignés brin à brin, tant ils étaient lisses et unis. Les
fleurs étaient si serrées qu'on ne voyait pas la terre, et que chaque
plate-bande arrondie ressemblait à une immense corbeille.
Singulière influence des objets extérieurs sur la disposition de l'esprit
et du corps! Consuelo n'eut pas plus tôt respiré cet air suave et regardé
ce sanctuaire d'un bien-être nonchalant, qu'elle se sentit reposée comme si
elle eût déjà dormi du sommeil des moines.
«Voilà qui est merveilleux! dit-elle à Beppo; je vois ce jardin, et il
ne me souvient déjà plus des pierres du chemin et de mes pieds malades.
Il me semble que je me délasse par les yeux. J'ai toujours eu horreur des
jardins bien tenus, bien gardés, et de tous les endroits clos de murailles;
et pourtant celui-ci, après tant de journées de poussière, après tant de
pas sur la terre sèche et meurtrie, m'apparaît comme un paradis. Je mourais
de soif tout à l'heure, et maintenant, rien que de voir ces plantes
heureuses qui s'ouvrent à la rosée du soir, il me semble que je bois avec
elles, et que je suis désaltérée déjà. Regarde, Joseph; y a-t-il quelque
chose de plus charmant que des fleurs épanouies au clair de la lune?
Regarde, te dis-je, et ne ris pas, ce paquet de grosses étoiles blanches,
là, au beau milieu du gazon. Je ne sais comment on les appelle; des belles
de nuit, je crois? Oh! elles sont bien nommées! Elles sont belles et pures
comme les étoiles du ciel. Elles se penchent et se relèvent toutes ensemble
au souffle de la brise légère, et elles ont l'air de rire et de folâtrer
comme une troupe de petites filles vêtues de blanc. Elles me rappellent
mes compagnes, de la _scuola_, lorsque le dimanche, elles couraient toutes
habillées en novices le long des grands murs de l'église. Et puis les
voilà qui s'arrêtent dans l'air immobile, et qui regardent toutes du côté
de la lune. On dirait maintenant qu'elles la contemplent et qu'elles
l'admirent. La lune aussi semble les regarder, les couver et planer sur
elles comme un grand oiseau de nuit. Crois-tu donc, Beppo, que ces êtres-là
soient insensibles? Moi, je m'imagine qu'une belle fleur ne végète pas
stupidement, sans éprouver des sensations délicieuses. Passe pour ces
pauvres petits chardons que nous voyons le long des fossés, et qui se
traînent là poudreux, malades, broutés par tous les troupeaux qui passent!
Ils ont l'air de pauvres mendiants soupirant après une goutte d'eau qui
ne leur arrive pas; la terre gercée et altérée la boit avidement sans en
faire part à leurs racines. Mais ces fleurs de jardin dont on prend si
grand soin, elles sont heureuses et fières comme des reines. Elles passent
leur temps à se balancer coquettement sur leurs tiges, et quand vient
la lune, leur bonne amie, elles sont là toutes béantes, plongées dans un
demi-sommeil, et visitées par de doux rêves. Elles se demandent peut-être
s'il y a des fleurs dans la lune, comme, nous autres nous nous demandons
s'il s'y trouve des êtres humains. Allons Joseph, tu te moques de moi, et
pourtant le bien-être que j'éprouve en regardant ces étoiles blanches n'est
point une illusion. Il y a dans l'air épuré et rafraîchi par elles quelque
chose de souverain, et je sens une espèce de rapport entre ma vie et celle
de tout ce qui vit autour de moi.
--Comment pourrais-je me moquer! répondit Joseph en soupirant. Je sens à
l'instant même vos impressions passer en moi, et vos moindres paroles
résonner dans mon âme comme le son sur les cordes d'un instrument. Mais
voyez cette habitation, Consuelo, et expliquez-moi la tristesse douce,
mais profonde, qu'elle m'inspire.»
Consuelo regarda le prieuré: c'était un petit édifice du douzième siècle,
jadis fortifié de créneaux que remplaçaient désormais des toits aigus en
ardoise grisâtre. Les tourelles, couronnées de leurs machicoulis serrés,
qu'on avait laissés subsister comme ornement, ressemblaient à de grosses
corbeilles. De grandes masses de lierres coupaient gracieusement la
monotonie des murailles, et sur les parties nues de la façade éclairée par
la lune, le souffle de la nuit faisait trembler l'ombre grêle et incertaine
des jeunes peupliers. De grands festons de vignes et de jasmin encadraient
les portes, et allaient s'accrocher à toutes les fenêtres.
«Cette demeure est calme et mélancolique, répondit Consuelo; mais elle ne
m'inspire pas autant de sympathie que le jardin. Les plantes sont faites
pour végéter sur place, et les hommes pour se mouvoir et se fréquenter.
Si j'étais fleur, je voudrais pousser dans ce parterre, on y est bien;
mais étant femme, je ne voudrais pas vivre dans une cellule, et m'enfermer
dans une masse de pierres. Voudrais-tu donc être moine, Beppo?
--Non pas, Dieu m'en garde! mais j'aimerais à travailler sans souci de mon
logis et de ma table. Je voudrais mener une vie paisible, retirée, un peu
aisée, n'avoir pas les préoccupations de la misère; enfin j'aimerais à
végéter dans un état de régularité passive, dans une sorte de dépendance
même, pourvu que mon intelligence fût libre, et que je n'eusse d'autre
soin, d'autre devoir, d'autre souci que de faire de la musique.
--Eh bien, mon camarade, tu ferais de la musique tranquille, à force de la
faire tranquillement.
--Eh! pourquoi serait-elle mauvaise? Quoi de plus beau que le calme! Les
cieux sont calmes, la lune est calme, ces fleurs, dont vous chérissez
l'attitude paisible...
--Leur immobilité ne me touche que parce qu'elle succède aux ondulations
que la brise vient de leur imprimer. La pureté du ciel ne nous frappe que
parce que nous l'avons vu maintes fois sillonné par l'orage. Enfin, la lune
n'est jamais plus sublime que lorsqu'elle brille au milieu des sombres
nuées qui se pressent autour d'elle. Est-ce que le repos sans la fatigue
peut avoir de véritables douceurs? Ce n'est même plus le repos qu'un état
d'immobilité permanente. C'est le néant, c'est la mort. Ah! si tu avais
habité comme moi le château des Géants durant des mois entiers, tu saurais
que la tranquillité n'est pas la vie!
--Mais qu'appelez-vous de la musique tranquille?
--De la musique trop correcte et trop froide. Prends garde d'en faire, si
tu fuis la fatigue et les peines de ce monde.»
En parlant ainsi, ils s'étaient avancés jusqu'au pied des murs du prieuré.
Une eau cristalline jaillissait d'un globe de marbre surmonté d'une croix
dorée, et retombait, de cuvette en cuvette, jusque dans une grande conque
de granit où frétillait une quantité de ces jolis petits poissons rouges
dont s'amusent les enfants. Consuelo et Beppo, fort enfants eux-mêmes, se
plaisaient sérieusement à leur jeter des grains de sable pour tromper leur
gloutonnerie, et à suivre de l'oeil leurs mouvements rapides, lorsqu'ils
virent venir droit à eux une grande figure blanche qui portait une cruche,
et qui, en s'approchant de la fontaine, ne ressemblait pas mal à une de
ces _laveuses de nuit_, personnages fantastiques dont la tradition est
répandue dans presque tous les pays superstitieux. La préoccupation ou
l'indifférence qu'elle mit à remplir sa cruche, sans leur témoigner ni
surprise ni frayeur, eut vraiment d'abord quelque chose de solennel et
d'étrange. Mais bientôt, un grand cri qu'elle fît en laissant tomber
son amphore au fond du bassin, leur prouva qu'il n'y avait rien de
surnaturel dans sa personne. La bonne dame avait tout simplement la vue
un peu troublée par les années, et, dès qu'elle les eut aperçus, elle fut
prise d'une peur effroyable, et s'enfuit vers la maison en invoquant la
vierge Marie et tous les saints.
«Qu'y a-t-il donc, dame Brigide? cria de l'intérieur une voix d'homme;
auriez-vous rencontré quelque malin esprit?
--Deux diables, ou plutôt deux voleurs sont là debout tout auprès de la
fontaine, répondit dame Brigide en rejoignant son interlocuteur, qui parut
au seuil de la porte, et y resta incertain et incrédule pendant quelques
instants.
--Ce sera encore une de vos paniques! Est-ce que des voleurs viendraient
nous attaquer à cette heure-ci?
--Je vous jure par mon salut éternel qu'il y a là deux figures noires,
immobiles comme des statues; ne les voyez-vous pas d'ici? Tenez! elles y
sont encore, et ne bougent pas. Sainte Vierge! je vais me cacher dans la
cave.
--Je vois en effet quelque chose, reprit l'homme en affectant de grossir
sa voix. Je vais sonner le jardinier, et, avec ses deux garçons, nous
aurons facilement raison de ces coquins-là, qui n'ont pu pénétrer que
par-dessus les murs; car j'ai fermé moi-même toutes les portes.
--En attendant, tirons celle-ci sur nous, repartit la vieille dame, et
nous sonnerons après la cloche d'alarme.»
La porte se referma, et nos deux enfants restèrent peu fixés sur le parti
qu'ils avaient à prendre. Fuir, c'était confirmer l'opinion qu'on avait
d'eux; rester, c'était s'exposer à une attaque un peu brusque. Comme ils
se consultaient, ils virent un rayon de lumière percer le volet d'une
fenêtre au premier étage. Le rayon s'agrandit, et un rideau de damas
cramoisi, derrière lequel brillait doucement la clarté d'une lampe, fut
soulevé lentement; une main, que la pleine lumière de la lune fit paraître
blanche et potelée, se montra au bord du rideau, dont elle soutenait
avec précaution les franges, tandis qu'un oeil invisible interrogeait
probablement les objets extérieurs.
«Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire.
Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une
ritournelle quelconque, dans le premier ton venu.»
Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisant
musique et prose, une espèce de discours en allemand, rhythmé et coupé en
récitatif:
«Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plus
forts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les doux
refrains.»
--Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif.»
Puis elle reprit:
«Accablés de fatigue, et contristés par la morne solitude de la nuit, nous
avons vu cette maison, qui de loin semblait déserte, et nous avons passé
une jambe, et puis l'autre, par-dessus le mur.»
--Un accord en _la_ mineur, Joseph.
«Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruits
dignes de la terre promise: nous mourions de soif; nous mourions de faim.
Cependant s'il manque une pomme d'api aux espaliers, si nous avons détaché
un grain de raisin de la treille, qu'on nous chasse et qu'on nous humilie
comme des malfaiteurs.»
--Une modulation pour revenir en _ut_ majeur, Joseph.»
«Et cependant, on nous soupçonne, on nous menace; et nous ne voulons
pas nous sauver; nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nous
n'avons fait aucun mal... si ce n'est d'entrer dans la maison du bon Dieu
par-dessus les murs; mais quand il s'agit d'escalader le paradis, tous les
chemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs.»
Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latin
vulgaire, que l'on nomme à Venise _latino di frate_, et que le peuple
chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains
blanches, s'étant peu à peu montrées, l'applaudirent avec transport,
et une voix qui ne lui semblait pas tout à fait étrangère à son oreille,
cria de la fenêtre:
«Disciples des muses, soyez les bien venus! Entrez, entrez: l'hospitalité
vous invite et vous attend.»
Les deux enfants s'approchèrent, et, un instant après, un domestique en
livrée rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.
«Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mes
petits amis, leur dit-il en riant: c'est votre faute; que ne chantiez-vous
plus tôt? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous ne
pouviez manquer d'être bien accueillis par mon maître. Venez donc; il
paraît qu'il vous connaît déjà.»
En parlant ainsi, l'affable serviteur avait monté devant eux les douze
marches d'un escalier fort doux, couvert d'un beau tapis de Turquie. Avant
que Joseph eût eu le temps de lui demander le nom de son maître, il avait
ouvert une porte battante qui retomba derrière eux sans faire aucun bruit;
et après avoir traversé une antichambre confortable, il les introduisit
dans la salle à manger, où le patron gracieux de cette heureuse demeure,
assis en face d'un faisan rôti, entre deux flacons de vieux vin doré,
commençait à digérer son premier service, tout en attaquant le second d'un
air paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s'était
fait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il était
poudré et rasé de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectable
s'arrondissaient moelleusement sous _un oeil_ de poudre d'iris d'une odeur
exquise; ses belles mains étaient posées sur ses genoux couverts d'une
culotte de satin noir à boucles d'argent. Sa jambe bien faite et dont il
était un peu vain, chaussée d'un bas violet bien tiré et bien transparent,
reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppée
d'une excellente douillette de soie puce, ouatée et piquée, s'affaissait
délicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie où nulle part le coude
ne risquait de rencontrer un angle, tant il était bien rembourré et arrondi
de tous côtés. Assise auprès de la cheminée qui flambait et pétillait
derrière le fauteuil du maître, dame Brigide, la gouvernante préparait le
café avec un recueillement religieux; et un second valet, non moins propre
dans sa tenue, et non moins bénin dans ses allures que le premier, debout
auprès de la table, détachait délicatement l'aile de volaille que le saint
homme attendait sans impatience comme sans inquiétude. Joseph et Consuelo
firent de grandes révérences en reconnaissant dans leur hôte bienveillant
M. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathédrant de Saint-Etienne,
celui devant lequel ils avaient chanté la messe le matin même.
LXXVII.
M. le chanoine était l'homme le plus commodément établi qu'il y eût au
monde. Dès l'âge de sept ans, grâce aux protections royales qui ne lui
avaient pas manqué, il avait été déclaré en âge de raison, conformément aux
canons de l'Église, lesquels admettaient que si l'on n'a pas beaucoup de
raison à cet âge, on est du moins capable d'en avoir virtuellement assez
pour recueillir et consommer les fruits d'un bénéfice. En conséquence
de cette décision le jeune tonsuré avait été investi du canonicat, bien
qu'il fût bâtard d'un roi; toujours en vertu des canons de l'Église,
qui acceptaient par présomption la légitimité d'un enfant présenté aux
bénéfices et patronné par des souverains, bien que d'autre part les mêmes
arrêts canoniques exigeassent que tout prétendant aux biens ecclésiastiques
fût issu de bon et légitime mariage, à défaut de quoi on pouvait le
déclarer _incapable_, voire _indigne_ et _infâme_ au besoin. Mais il est
avec le ciel tant d'accommodements, que, dans de certaines circonstances,
le droit canonique établissait qu'un enfant trouvé peut être regardé comme
légitime, par la raison, d'ailleurs fort chrétienne, que dans les cas de
parenté mystérieuse on doit supposer le bien plutôt que le mal. Le petit
chanoine était donc entré en possession d'une superbe prébende, à titre de
chanoine majeur; et arrivé vers sa cinquantième année, à une quarantaine
d'années de services prétendus effectifs dans le chapitre, il était
désormais reconnu chanoine jubilaire, c'est-à-dire chanoine en retraite,
libre de résider où bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonction
capitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus et
priviléges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendu
de bien grands services au chapitre dès ses jeunes années. Il s'était fait
déclarer _absent_, ce qui, aux termes du droit canonique, signifie une
permission de résider loin du chapitre, en vertu de divers prétextes
plus ou moins spécieux, sans perdre les fruits du bénéfice attaché à
l'exercice effectif. Le cas de peste dans une résidence est un cas
d'_absence_ admissible. Il y a aussi des raisons de santé délicate ou
délabrée qui motivent l'_absence_. Mais le plus honorable et le plus assuré
des droits d'absence était celui qui avait pour motif le cas d'études.
On entreprenait et on annonçait un gros ouvrage sur les cas de conscience,
sur les Pères de l'Église, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur la
constitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de sa
fondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s'y rattachaient,
sur les prétentions qu'on pouvait faire valoir à l'encontre d'autres
chapitres, sur un procès qu'on avait ou qu'on voulait avoir contre une
communauté rivale à propos d'une terre, d'un droit de patronage, ou d'une
maison bénéficiale; et ces sortes de subtilités chicanière et financières,
étant beaucoup plus intéressantes pour les corps ecclésiastiques que les
commentaires sur la doctrine et les éclaircissements sur le dogme, pour peu
qu'un membre distingué du chapitre proposât de faire des recherches, de
compulser des parchemins, de griffonner des mémoires de procédure, des
réclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on lui
accordait le lucratif et agréable droit de rentrer dans la vie privée et de
manger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison bénéficiale, au coin
de son feu. Ainsi faisait notre chanoine.
Homme d'esprit, beau diseur, écrivain élégant, il avait promis, il se
promettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur les
droits, immunités et privilèges de son chapitre. Entouré d'_in-quarto_
poudreux qu'il n'avait jamais ouverts, il n'avait pas fait le sien, il ne
le faisait pas, il ne devait jamais le faire. Les deux secrétaires qu'il
avait engagés aux frais du chapitre, étaient occupés à parfumer sa
personne et à préparer son repas. On parlait beaucoup du fameux livre;
on l'attendait, on bâtissait sur la puissance de ses arguments mille rêves
de gloire, de vengeance et d'argent. Ce livre, qui n'existait pas, avait
déjà fait à son auteur une réputation de persévérance, d'érudition et
d'éloquence, dont il n'était pas pressé de fournir la preuve; non qu'il
fût incapable de justifier l'opinion favorable de ses confrères, mais
parce que la vie est courte, les repas longs; la toilette indispensable,
et le _far niente_ délicieux. Et puis notre chanoine avait deux passions
innocentes mais insatiables: il aimait l'horticulture et la musique.
Avec tant d'affaires et d'occupations, où eût-il trouvé le temps de faire
son livre? Enfin, il est si doux de parler d'un livre qu'on ne fait pas,
et si désagréable au contraire d'entendre parler de celui qu'on a fait!
Le bénéfice de ce saint personnage consistait en une terre d'un bon
rapport, annexée au prieuré sécularisé où il vivait huit à neuf mois
de l'année, adonné à la culture de ses fleurs et à celle de son estomac.
L'habitation était spacieuse et romantique. Il l'avait rendue confortable
et même luxueuse. Abandonnant à une lente destruction le corps de logis
qu'avaient habité les anciens moines, il entretenait avec soin et ornait
avec goût la partie la plus favorable à ses habitudes de bien-être.
De nouvelles distributions avaient fait de l'antique monastère un vrai
petit château où il menait une vie de gentilhomme. C'était un excellent
naturel d'homme d'église: tolérant, bel esprit au besoin, orthodoxe et
disert avec ceux de son état, enjoué, anecdotique et facile avec ceux du
monde, affable, cordial et généreux avec les artistes. Ses domestiques,
participant à la bonne vie qu'il savait se faire, l'aidaient de tout leur
pouvoir. Sa gouvernante était un peu tracassière, mais elle lui faisait de
si bonnes confitures, et s'entendait si bien à conserver ses fruits, qu'il
supportait sa méchante humeur, et soutenait l'orage avec calme, se disant
qu'un homme doit savoir supporter les défauts d'autrui, mais qu'il ne peut
se passer de beau dessert et de bon café.
Nos jeunes artistes furent accueillis par lui avec la plus gracieuse
bonhomie.
«Vous êtes des enfants pleins d'esprit et d'invention, leur dit-il, et je
vous aime de tout mon coeur. De plus, vous avez infiniment de talent; et
il y a un de vous deux, je ne sais plus lequel, qui possède la voix la plus
douce, la plus sympathique, la plus émouvante que j'aie entendue de ma vie.
Cette voix-là est un prodige, un trésor; et j'étais tout triste, ce soir,
de vous avoir vus partir si brusquement de chez le curé, en songeant que
je ne vous retrouverais peut-être jamais, que je ne vous entendrais plus.
Vrai! je ne n'avais pas d'appétit, j'étais sombre, préoccupé... Cette belle
voix et cette belle musique ne me sortaient pas de l'âme et de l'oreille.
Mais la Providence, qui me veut bien du bien, vous ramène vers moi, et
peut-être aussi votre bon coeur, mes enfants; car vous aurez deviné que
j'avais su vous comprendre et vous apprécier...
--Nous sommes forcés d'avouer, monsieur le chanoine, répondit Joseph, que
le hasard seul nous a conduits ici, et que nous étions loin de compter sur
cette bonne fortune.
--La bonne fortune est pour moi, reprit l'aimable chanoine; et vous allez
me chanter... Mais non, ce serait trop d'égoïsme de ma part; vous êtes
fatigués, à jeun peut-être... Vous allez souper d'abord, puis passer une
bonne nuit dans ma maison, et demain nous ferons de la musique; oh! de
la musique toute la journée! André, vous allez mener ces jeunes gens à
l'office, et vous en aurez le plus grand soin... Mais non, qu'ils restent;
mettez-leur deux couverts au bout de ma table, et qu'ils soupent avec moi.»
André obéit avec empressement, et même avec une sorte de satisfaction
bienveillante. Mais dame Brigide montra des dispositions tout opposées;
elle hocha la tête, haussa les épaules, et grommela entre ses dents:
«Voilà des gens bien propres pour manger sur votre nappe, et une singulière
société pour un homme de votre rang!»
«Taisez-vous, Brigide, répondit le chanoine avec calme. Vous n'êtes jamais
contente de rien ni de personne; et dès que voyez les autres prendre un
petit plaisir, vous entrez en fureur.
--Vous ne savez quoi imaginer pour passer le temps, reprit-elle sans tenir
compte des reproches qui lui étaient adressés. Avec des flatteries, des
sornettes, des flonflons, on vous mènerait comme un petit enfant!
--Taisez-vous donc, dit le chanoine en élevant un peu le ton, mais sans
perdre son sourire enjoué; vous avez la voix aigre comme une crécelle, et
si vous continuez à gronder, vous allez perdre la tête et manquer mon café.
--Beau plaisir! et grand honneur, en vérité, dit la vieille, que de
préparer le café à de pareils hôtes!
--Oh! il vous faut de hauts personnages à vous! Vous aimez la grandeur;
vous voudriez ne traiter que des évêques, des princes et des chanoinesses
à seize quartiers! Tout cela ne vaut pas pour moi un couplet de chanson
bien dit.»
Consuelo écoutait avec étonnement ce personnage d'une apparence si noble
se disputer avec sa bonne avec une sorte de plaisir enfantin; et, pendant
tout le souper, elle s'émerveilla de la puérilité de ses préoccupations.
A propos de tout, il disait une foule de riens pour passer le temps et pour
se tenir en belle humeur. Il interpellait ses domestiques à chaque instant,
tantôt discutant sérieusement la sauce d'un poisson, tantôt s'inquiétant de
la confection d'un meuble, donnant des ordres contradictoires, interrogeant
son monde sur les détails les plus oiseux de son ménage, réfléchissant
sur ces misères avec une solennité digne de sujets sérieux, écoutant l'un,
reprenant l'autre, tenant tête à dame Brigide qui le contredisait sur
toutes choses, et ne manquant jamais de mettre quelque mot plaisant dans
ses questions et dans ses réponses. On eût dit que, réduit par l'isolement
et la nonchalance de sa vie à la société de ses domestiques, il cherchait
à tenir son esprit en haleine, et à faciliter l'oeuvre de sa digestion par
un exercice hygiénique de la pensée point trop grave et point trop léger.
Le souper fut exquis et d'une abondance inouïe. A l'entremets, le cuisinier
fut appelé devant M. le chanoine, et affectueusement loué par lui pour la
confection de certains plats, doucement réprimandé et doctement enseigné à
propos de certains autres qui n'avaient pas atteint le dernier degré de
perfection. Les deux voyageurs tombaient des nues, et se regardaient
l'un l'autre, croyant faire un rêve facétieux, tant ces raffinements
leur semblaient incompréhensibles.
«Allons! allons! ce n'est pas mal, dit le bon chanoine en congédiant
l'artiste culinaire; je ferai quelque chose de toi, si tu as de la bonne
volonté, et si tu continues à aimer ton devoir.»
Ne semblerait-il pas, pensa Consuelo, qu'il s'agit d'un enseignement
paternel, ou d'une exhortation religieuse?
Au dessert, après que le chanoine eut donné aussi à la gouvernante sa part
d'éloges et d'avertissements, il oublia enfin ces graves questions pour
parler musique, et il se montra sous un meilleur jour à ses jeunes hôtes.
Il avait une bonne instruction musicale, un fonds d'études solides, des
idées justes et un goût éclairé. Il était assez bon organiste; et, s'étant
mis au clavecin après le dîner, il leur fit entendre des fragments de
plusieurs vieux maîtres allemands, qu'il jouait avec beaucoup de pureté
et selon les bonnes traditions du temps passé. Cette audition ne fut pas
sans intérêt pour Consuelo; et bientôt, ayant trouvé sur le clavecin un
gros livre de cette ancienne musique, elle se mit à le feuilleter et à
oublier la fatigue et l'heure qui s'avançait, pour demander au chanoine
de lui jouer, avec sa bonne manière nette et large, plusieurs morceaux
qui avaient frappé son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisir
extrême à être ainsi écouté. La musique qu'il connaissait n'étant plus
guère de mode, il ne trouvait pas souvent d'amateurs selon son coeur. Il
se prit donc d'une affection extraordinaire pour Consuelo particulièrement,
Joseph, accablé de lassitude, s'étant assoupi sur un grand fauteuil
perfidement délicieux.
«Vraiment! s'écria le chanoine dans un moment d'enthousiasme, tu es
un enfant heureusement doué, et ton jugement précoce annonce un avenir
extraordinaire. Voici la première fois de ma vie que je regrette le célibat
que m'impose ma profession.»
Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnue
Pour une femme; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajouta
naïvement:
«Oui, je regrette de n'avoir pas d'enfants, car le ciel m'eût peut-être
donné un fils tel que toi, et c'eût été le bonheur de ma vie... quand
même Brigide eût été la mère. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ce
Sébastien Bach dont les compositions fanatisent les savants d'aujourd'hui?
Crois-tu aussi que ce soit un génie prodigieux? J'ai là un gros livre
De ses oeuvres que j'ai rassemblé et fait relier, parce qu'il faut avoir
de tout... Et puis, c'est peut-être beau en effet... Mais c'est d'une
difficulté extrême à lire, et je t'avoue que le premier essai m'ayant
rebuté, j'ai eu la paresse de ne pas m'y remettre... D'ailleurs, j'ai si
peu de temps à moi! Je ne fais de musique que dans de rares instants,
dérobés à des soins plus sérieux... De ce que tu m'as vu très-occupé
de la gouverne de mon petit ménage, il ne faut pas conclure que je sois
un homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d'un travail
énorme, effrayant, que je me suis imposé. Je fais un livre auquel je
travaille depuis trente ans, et qu'un autre n'eût pas fait en soixante;
un livre qui demande des études incroyables, des veilles, une patience
à toute épreuve et les plus profondes réflexions. Aussi je pense que ce
livre-là fera quelque bruit!
--Mais il est bientôt fini? demanda Consuelo.
--Pas encore, pas encore! répondit le chanoine désireux de se dissimuler
à lui-même qu'il ne l'avait pas commencé. Nous disions donc que la musique
de ce Bach est terriblement difficile, et que, quant à moi, elle me semble
bizarre.
--Je pense cependant que si vous surmontiez votre répugnance, vous en
viendriez à penser que c'est un génie qui embrasse, résume et vivifie
toute la science du passé et du présent.
--Eh bien, reprit le chanoine, s'il en est ainsi, nous essaierons demain
à nous trois d'en déchiffrer quelque chose. Voici l'heure pour vous de
prendre du repos, et pour moi de me livrer à l'étude. Mais demain vous
passerez la journée chez moi, c'est entendu, n'est-ce pas?
--La journée, c'est beaucoup dire, Monsieur; nous devons nous presser
d'arriver à Vienne; mais dans la matinée nous serons à vos ordres.»
Le chanoine se récria, insista, et Consuelo feignit de céder, se promettant
de presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieuré
vers onze heures ou midi. Quand il fut question d'aller dormir, une vive
discussion s'engagea sur l'escalier entre dame Brigide et le premier valet
de chambre. Le zélé Joseph, empressé de complaire à son maître, avait
préparé pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situées dans le
bâtiment fraîchement restauré qu'occupaient le chanoine et sa suite.
Brigide, au contraire, s'obstinait à les envoyer coucher dans les cellules
abandonnées du vieux prieuré, parce que ce corps de logis était séparé du
nouveau par de bonnes portes et de solides verrous.
«Quoi! disait-elle en élevant sa vois aigre dans l'escalier sonore, vous
prétendez loger ces vagabonds porte à porte avec nous! Et ne voyez-vous pas
à leur mine, à leur tenue et à leur profession, que ce sont des bohémiens,
des coureurs d'aventures, de méchants petits bandits qui se sauveront d'ici
avant le jour en nous emportant notre vaisselle plate! Qui sait s'ils ne
nous assassineront pas!
--Nous assassiner! ces enfants-là! reprenait Joseph en riant: vous êtes
folle, Brigide; toute vieille et cassée que vous voilà, vous les mettriez
encore en fuite, rien qu'en leur montrant les dents.
--Vieux et cassé vous-même, entendez-vous! criait la vieille avec fureur.
Je vous dis qu'ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da! je ne
fermerais pas l'oeil de toute la nuit!
--Vous auriez grand tort; je suis bien sûr que ces enfants n'ont pas plus
envie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons!
monsieur le chanoine m'a ordonné de bien traiter ses hôtes, et je n'irai
pas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte à tous les
vents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau?
--Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle;
croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitués à des lits de duvet?
--Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi;
je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide! Laissez-moi faire
mon devoir, et songez que le vôtre comme le mien est d'obéir et non de
commander.
--Bien parlé, Joseph! dit le chanoine, qui, de la porte entr'ouverte de
l'antichambre, avait écouté en riant toute la dispute. Allez me préparer
mes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tête. Au revoir, mes
petits amis! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la belle
journée de demain.»
--Après que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules,
ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme la
bise d'hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annonçait
le coucher solennel du chanoine eut cessé entièrement, dame Brigide vint
sur la pointe du pied à la porte de ses jeunes hôtes, et donna lestement
un tour de clef à chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plongé dans le
meilleur lit qu'il eût rencontré de sa vie, dormait déjà profondément,
et Consuelo en fit autant de son côté, après avoir ri de bon coeur en
elle-même des terreurs de Brigide. Elle qui avait tremblé presque toutes
les nuits durant son voyage, elle faisait trembler à son tour. Elle eût pu
s'appliquer la fable du lièvre et des grenouilles; mais il me serait
impossible de vous affirmer que Consuelo connût les fables de La Fontaine.
Leur mérite était contesté à cette époque par les plus beaux esprits de
l'univers: Voltaire s'en moquait, et le grand Frédéric, pour singer son
philosophe les méprisait profondément.
LXXVIII.
Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitée
à la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaient
déjà chère lie dans le jardin essaya de sortir de sa chambre; mais la
consigne n'était pas encore levée, et dame Brigide tenait toujours ses
prisonniers sous clef. Consuelo pensa que c'était peut-être une idée
ingénieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicales
de sa journée, avait jugé bon de s'assurer avant tout de la personne des
musiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d'homme,
examina la fenêtre, vit l'escalade facilitée par une grande vigne soutenue
d'un solide treillis qui garnissait tout le mur; et, descendant avec
lenteur et précaution, pour ne point endommager les beaux raisins du
prieuré, elle atteignit le sol, et s'enfonça dans le jardin, riant en
elle-même de la surprise et du désappointement de Brigide, lorsqu'elle
verrait ses précautions déjouées.
Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruits
somptueux qu'elle avait admirés au clair de la lune. L'haleine du matin
et la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poésie
nouvelle à ces belles productions de la terre. Une robe de satin velouté
enveloppait les fruits, la rosée se suspendait en perles de cristal à
toutes les branches, et les gazons glacés d'argent exhalaient cette
légère vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s'efforçant
de rejoindre le ciel et de s'unir à lui dans une subtile effusion d'amour.
Mais rien n'égalait la fraîcheur et la beauté des fleurs encore toutes
chargées de l'humidité de la nuit, à cette heure mystérieuse de l'aube où
elles s'entr'ouvrent comme pour découvrir des trésors de pureté et répandre
des recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons du
soleil est seul digne d'entrevoir et de posséder un instant. Le parterre du
chanoine était un lieu de délices pour un amateur d'horticulture. Aux yeux
de Consuelo il était trop symétrique et trop soigné. Mais les cinquante
espèces de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines,
les géraniums variés à l'infini, les daturas embaumés, profondes coupes
d'opales imprégnées de l'ambroisie des dieux; les élégantes asclépiades,
poisons subtils où l'insecte trouve la mort dans la volupté; les splendides
cactées, étalant leurs éclatantes rosaces sur des tiges rugueuses
bizarrement agencées; mille plantes curieuses et superbes que Consuelo
n'avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie,
occupèrent son attention pendant longtemps.
En examinant leurs diverses attitudes et l'expression du sentiment que
chacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans son
esprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendre
compte de l'association de ces deux instincts dans l'organisation de
son hôte. Il y avait longtemps que l'harmonie des sons lui avait semblé
répondre d'une certaine manière à l'harmonie des couleurs; mais l'harmonie
de ces harmonies, il lui sembla que c'était le parfum. En cet instant,
plongée dans une vague et douce rêverie, elle s'imaginait entendre une voix
sortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mystères
de la poésie dans une langue jusqu'alors inconnue pour elle. La rose lui
disait ses ardentes amours, le lis sa chasteté céleste; le magnolia superbe
l'entretenait des pures jouissances d'une sainte fierté; et la mignonne
hépathique lui racontait tout bas les délices de la vie simple et cachée.
Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d'un accent large
et puissant: «Je suis belle et je règne.» D'autres qui murmuraient avec
des sons à peine saisissables, mais d'une douceur infinie et d'un charme
pénétrant: «Je suis petite et je suis aimée,» disaient-elles; et toutes
ensemble se balançaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voix
dans un choeur aérien qui se perdait peu à peu dans les herbes émues, et
sous les feuillages avides d'en recueillir le sens mystérieux.