George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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Tout à coup, au milieu de ces harmonies idéales et de cette contemplation
délicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et bien
douloureusement humains, partir de derrière les massifs d'arbres qui lui
cachaient le mur d'enceinte. A ces cris, qui se perdirent dans le silence
de la campagne, succéda le roulement d'une voiture, puis la voiture parut
s'arrêter, et l'on frappa à grands coups sur la grille de fer qui fermait
le jardin de ce côté-là. Mais, soit que tout le monde fût encore endormi
dans la maison, soit que personne ne voulût répondre, on frappa vainement
à plusieurs reprises, et les cris perçants d'une voix de femme, entrecoupés
par les jurements énergiques d'une voix d'homme qui appelait au secours,
frappèrent les murs du prieuré et n'éveillèrent pas plus d'échos sur ces
pierres insensibles que dans le coeur de ceux qui les habitaient. Toutes
les fenêtres de cette façade étaient si bien calfeutrées pour protéger
le sommeil du chanoine, qu'aucun bruit extérieur ne pouvait percer les
volets de plein chêne garnis de cuir et rembourrés de crin. Les valets,
occupés dans le préau situé derrière ce bâtiment, n'entendaient pas les
cris; il n'y avait pas de chiens dans le prieuré. Le chanoine n'aimait pas
ces gardiens importuns qui, sous prétexte d'écarter les voleurs, troublent
le repos de leurs maîtres. Consuelo essaya de pénétrer dans l'habitation
pour signaler l'approche de voyageurs en détresse; mais tout était si bien
fermé qu'elle y renonça, et, suivant son impulsion, elle courut à la grille
d'où partait le bruit.

Une voiture de voyage, tout encombrée de paquets, et toute blanchie par la
poussière d'une longue route, était arrêtée devant l'allée principale du
jardin. Les postillons étaient descendus de cheval et tâchaient d'ébranler
cette porte inhospitalière tandis que des gémissements et des plaintes
sortaient de la voiture.

«Ouvrez, cria-t-on à Consuelo, si vous êtes des chrétiens! Il y a là une
dame qui se meurt.

--Ouvrez! s'écria en se penchant à la portière une femme dont les traits
étaient inconnus à Consuelo, mais dont l'accent vénitien la frappa
vivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l'hospitalité au plus vite.
Ouvrez donc, si vous êtes des hommes!»

Consuelo, sans songer aux résultats de son premier mouvement, s'efforça
d'ouvrir la grille; mais elle était fermée d'un énorme cadenas dont la clef
était vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette était
également arrêtée par un ressort à secret. Dans ce pays tranquille et
honnête, de telles précautions n'avaient pas été prises contre les
malfaiteurs, mais bien contre le bruit et le dérangement des visites trop
tardives ou trop matinales. Il fut impossible à Consuelo de satisfaire
au voeu de son coeur, et elle supporta douloureusement les injures de la
femme de chambre qui, en parlant vénitien à sa maîtresse, s'écriait avec
impatience:

«L'imbécile! le petit maladroit, qui ne sait pas ouvrir une porte!»

Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s'efforçaient
d'aider Consuelo, mais sans plus de succès, lorsque la dame malade,
s'avançant à son tour à la portière, cria d'une voix forte en mauvais
allemand:

Hé, par le sang du diable! allez donc chercher quelqu'un pour ouvrir,
misérable petit animal que vous êtes!

Cette apostrophe énergique rassura Consuelo sur le trépas imminent de la
dame. «Si elle est près de mourir, pensa-t-elle, c'est au moins de mort
violente,» et, adressant la parole en vénitien à cette voyageuse dont
l'accent n'était pas plus problématique que celui de sa suivante;

«Je n'appartiens pas à cette maison, lui dit-elle, j'y ai reçu
l'hospitalité cette nuit; je vais tâcher d'éveiller les maîtres, ce qui ne
sera ni prompt, ni facile. Êtes-vous dans un tel danger, Madame, que vous
ne puissiez attendre un peu ici sans vous désespérer?

--J'accouche, imbécile! cria la voyageuse; je n'ai pas le temps d'attendre:
cours, crie, casse tout, amène du monde, et fais-moi entrer ici, tu seras
bien payé de ta peine...»

Elle se remit à jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler ses
genoux; cette figure, cette voix ne lui étaient pas inconnues...

«Le nom de votre maîtresse! cria-t-elle à la femme de chambre.

--Eh! qu'est-ce que cela te fait? Cours donc, malheureux!  dit la soubrette
toute bouleversée. Ah! si tu perds du temps, tu n'auras rien de nous!

--Eh! je ne veux rien de vous non plus, répondit Consuelo avec feu; mais
je veux savoir qui vous êtes. Si votre maîtresse est musicienne, vous serez
reçus ici d'emblée, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteuse
célèbre.

--Va, mon petit, dit la dame en mal d'enfant, qui, dans l'intervalle entre
chaque douleur aiguë, retrouvait beaucoup de sang-froid et d'énergie,
tu ne te trompes pas; va dire aux habitants de cette maison que la fameuse
Corilla est près de mourir, si quelque âme de chrétien ou d'artiste ne
prend pitié de sa position. Je paierai... dis que je paierai largement.
Hélas! Sofia, dit-elle à sa suivante, fais-moi mettre par terre, je
souffrirai moins étendue sur le chemin que dans cette infernale voiture!»

Consuelo courait déjà vers le prieuré, résolue de faire un bruit
épouvantable et de parvenir à tout prix jusqu'au chanoine. Elle ne songeait
déjà plus à s'étonner et à s'émouvoir de l'étrange hasard qui amenait en
ce lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs; elle n'était occupée que
du désir de lui porter secours. Elle n'eut pas la peine de frapper, elle
trouva Brigide qui, attirée enfin par les cris, sortait de la maison,
escortée du jardinier et du valet de chambre.

«Belle histoire! répondit-elle avec dureté, lorsque Consuelo lui eut exposé
le fait. N'y allez pas, André, ne bougez d'ici, maître jardinier! Ne
voyez-vous pas que c'est un coup monté par ces bandits pour nous dévaliser
et nous assassiner? Je m'attendais à cela! une alerte, une feinte! une
bande de scélérats rôdant autour de la maison, tandis que ceux à qui nous
avons donné asile tâcheraient de les faire entrer sous un honnête prétexte.
Aller chercher vos fusils, Messieurs, et soyez prêts à assommer cette
prétendue dame en mal d'enfant qui porte des moustaches et des pantalons.
Ah bien, oui! une femme en couche! Quand cela serait, prend-elle notre
maison pour un hôpital? Nous n'avons pas de sage-femme ici, je n'entends
rien à un pareil office, et monsieur le chanoine n'aime pas les
vagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route étant sur son
terme? Et si elle l'a fait, à qui la faute? pouvons-nous l'empêcher de
souffrir? qu'elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bien
que chez nous, où nous n'avons rien de disposé pour une pareille aubaine.»

Ce discours, commencé pour Consuelo, et grommelé tout le long de l'allée,
fut achevé à la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que les
voyageuses, après avoir parlementé en vain, échangeaient des reproches,
des invectives, et même des injures avec l'intraitable gouvernante,
Consuelo, espérant dans la bonté et dans le dilettantisme du chanoine,
avait pénétré dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maître;
elle ne fit que s'égarer dans cette vaste habitation dont elle ne
connaissait pas les détours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait,
et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s'y
rendirent ensemble, et virent le digne personnage venir à leur rencontre,
sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la belle
matinée d'automne qu'il faisait ce jour-là. En regardant cet homme affable
marcher dans sa bonne douillette ouatée, sur des sentiers où son pied
délicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin et
fraîchement passé au râteau, Consuelo ne douta pas qu'un être si heureux,
si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses voeux, ne fût
charmé de faire une bonne action. Elle commençait à lui exposer la requête
de la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout à coup lui coupa
la parole et parla en ces termes:

«Il y a là-bas à votre porte une vagabonde, une chanteuse de théâtre, qui
se dit fameuse, et qui a l'air et le ton d'une dévergondée. Elle se dit
en mal d'enfant, crie et jure comme trente démons; elle prétend accoucher
chez vous; voyez si cela vous convient!»

Le chanoine fit un geste de dégoût et de refus.

«Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme,
elle souffre, sa vie est peut-être en danger ainsi que celle d'une
innocente créature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vous
commande peut-être d'y recevoir chrétiennement et paternellement. Vous
n'abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gémir et
agoniser à votre porte.

--Est-elle mariée? demanda froidement le chanoine après un instant de
réflexion.

--Je l'ignore; il est possible qu'elle le soit. Mais qu'importe? Dieu lui
accorde le bonheur d'être mère: lui seul a le droit de la juger...

--Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force;
et vous la connaissez, vous qui fréquentez tous les histrions de Vienne.
Elle s'appelle Corilla.

--Corilla! s'écria le chanoine. Elle est déjà venue à Vienne, j'en ai
beaucoup entendu parler. C'était une belle voix, dit-on.

--En faveur de sa belle voix, faites-lui ouvrir la porte; elle est par
terre sur le sable du chemin, dit Consuelo.

--Mais c'est une femme de mauvaise vie, reprit le chanoine. Elle a fait du
scandale à Vienne, il y a deux ans.

--Et il y a beaucoup de gens jaloux de votre bénéfice, monsieur le
chanoine! vous m'entendez? Une femme perdue qui accoucherait dans votre
maison... cela ne serait point présenté comme un hasard, encore moins
comme une oeuvre de miséricorde. Vous savez que le chanoine Herbert a
des prétentions au jubilariat, et qu'il a déjà fait déposséder un jeune
confrère, sous prétexte qu'il négligeait les offices pour une dame qui
se confessait toujours à lui à ces heures-là. Monsieur le chanoine, un
bénéfice comme le vôtre est plus facile à perdre qu'à gagner!»

Ces paroles firent sur le chanoine une impression soudaine et décisive.
Il les recueillit dans le sanctuaire de sa prudence, quoiqu'il feignît de
les avoir à peine écoutées.

«Il y a, dit-il, une auberge à deux cents pas d'ici: que cette dame s'y
fasse conduire. Elle y trouvera tout ce qu'il lui faut, et y sera plus
commodément et plus convenablement que chez un garçon. Allez lui dire cela,
Brigide, avec politesse, avec beaucoup de politesse, je vous en prie.
Indiquez l'auberge aux postillons. Vous, mes enfants, dit-il à Consuelo
et à Joseph, venez essayer avec moi une fugue de Bach pendant qu'on nous
servira le déjeuner.

--Monsieur le chanoine, dit Consuelo émue, abandonnerez-vous...

--Ah! dit le chanoine en s'arrêtant d'un air consterné, voilà mon plus beau
volkameria desséché. J'avais bien dit au jardinier qu'il ne l'arrosait pas
assez souvent! La plus rare et la plus admirable plante de mon jardin!
c'est une fatalité, Brigide! voyez donc! Appelez-moi le jardinier,
que je le gronde.

--Je vais d'abord chasser la fameuse Corilla de votre porte, répondit
Brigide en s'éloignant.

--Et vous y consentez, vous l'ordonnez monsieur le chanoine? s'écria
Consuelo indignée.

--Il m'est impossible de faire autrement, répondit-il d'une voix douce,
mais avec un ton dont le calme annonçait une résolution inébranlable.
Je désire qu'on ne m'en parle pas davantage. Venez donc, je vous attends
pour faire de la musique.

--Il n'est plus de musique pour nous ici, reprit Consuelo avec énergie.
Vous ne seriez pas capable de comprendre Bach, vous qui n'avez pas
d'entrailles humaines. Ah! périssent vos fleurs et vos fruits! puisse la
gelée dessécher vos jasmins et fendre vos plus beaux arbres! Cette terre
féconde, qui vous donne tout à profusion, devrait ne produire pour vous que
des ronces; car vous n'avez pas de coeur, et vous volez les dons du ciel,
que vous ne savez pas faire servir à l'hospitalité!»

En parlant ainsi, Consuelo laissa le chanoine ébahi regarder autour de lui,
comme s'il eût craint de voir la malédiction céleste invoquée par cette âme
brûlante tomber sur ses volkamerias précieux et sur ses anémones chéries.
Elle courut à la grille qui était restée fermée, et elle l'escalada pour
sortir, afin de suivre la voiture de Corilla qui se dirigeait au pas
vers le misérable cabaret, gratuitement décoré du titre d'auberge par le
chanoine.




LXXIX.


Joseph Haydn, habitué désormais à se laisser emporter par les subites
résolutions de son amie, mais doué d'un caractère plus prévoyant et plus
calme, la rejoignit après avoir été reprendre le sac de voyage, la musique
et le violon surtout, le gagne-pain, le consolateur et le joyeux compagnon
du voyage. Corilla fut déposée sur un de ces mauvais lits des auberges
allemandes, où il faut choisir, tant ils sont exigus, de faire dépasser
la tête ou les pieds. Par malheur, il n'y avait pas de femme dans cette
bicoque; la maîtresse était allée en pèlerinage à six lieues de là, et la
servante avait été conduire la vache au pâturage. Un vieillard et un enfant
gardaient la maison; et, plus effrayés que satisfaits d'héberger une si
riche voyageuse, ils laissaient mettre leurs pénates au pillage, sans
songer au dédommagement qu'ils pourraient en retirer. Le vieux était sourd,
et l'enfant se mit en campagne pour aller chercher la sage-femme du village
voisin, qui n'était pas à moins d'une lieue de distance. Les postillons
s'inquiétaient beaucoup plus de leurs chevaux, qui n'avaient rien à manger,
que de leur voyageuse; et celle-ci, abandonnée aux soins de sa femme de
chambre, qui avait perdu la tête et criait presque aussi haut qu'elle,
remplissait l'air de ses gémissements, qui ressemblaient à ceux d'une
lionne plus qu'à ceux d'une femme.

Consuelo, saisie d'effroi et de pitié, résolut de ne pas abandonner cette
malheureuse créature.

«Joseph, dit-elle à son camarade, retourne au prieuré, quand même tu
devrais y être mal reçu; il ne faut pas être orgueilleux quand on demande
pour les autres. Dis au chanoine qu'il faut envoyer ici du linge, du
bouillon, du vin vieux, des matelas, des couvertures, enfin tout ce qui
est nécessaire à une personne malade. Parle-lui avec douceur, avec force,
et promets-lui, s'il le faut, que nous irons lui faire de la musique,
pourvu qu'il envoie des secours à cette femme.»

Joseph partit, et la pauvre Consuelo assista à cette scène repoussante
d'une femme sans foi et sans entrailles, subissant, avec des imprécations
et des blasphèmes, l'auguste martyre de la maternité. La chaste et pieuse
enfant frissonnait à la vue de ces tortures que rien ne pouvait adoucir,
puisqu'au lieu d'une sainte joie et d'une religieuse espérance, le
déplaisir et la colère remplissaient le coeur de Corilla. Elle ne cessait
de maudire sa destinée, son voyage, le chanoine et sa gouvernante, et
jusqu'à l'enfant qu'elle allait mettre au monde. Elle brutalisait sa
suivante, et achevait de la rendre incapable de tout service intelligent.
Enfin elle s'emporta contre cette pauvre fille, au point de lui dire:

«Va, je te soignerai de même, quand tu passeras par la même épreuve; car
toi aussi tu es grosse, je le sais fort bien, et je t'enverrai accoucher à
l'hôpital. Ote-toi de devant mes yeux: tu me gênes et tu m'irrites.»

La Sofia, furieuse et désolée, s'en alla pleurer dehors; et Consuelo,
restée seule avec la maîtresse d'Anzoleto et de Zustiniani, essaya de la
calmer et de la secourir. Au milieu de ses tourments et de ses fureurs,
la Corilla conservait une sorte de courage brutal et de force sauvage qui
dévoilaient toute l'impiété de sa nature fougueuse et robuste. Lorsqu'elle
éprouvait un instant de répit, elle redevenait stoïque et même enjouée.

«Parbleu! dit-elle tout d'un coup à Consuelo, qu'elle ne reconnaissait
pas du tout, ne l'ayant jamais vue que de loin ou sur la scène dans des
costumes bien différents de celui qu'elle portait en cet instant, voilà
une belle aventure, et bien des gens ne voudront pas me croire quand je
leur dirai que je suis accouchée dans un cabaret avec un médecin de ton
espèce; car tu m'as l'air d'un petit zingaro, toi, avec ta mine brune et
ton grand oeil noir. Qui es-tu? d'où sors-tu? comment te trouves-tu ici,
et pourquoi me sers-tu? Ah! tiens, ne me le dis pas, je ne pourrais pas
t'entendre, je souffre trop. Ah! _misera, me!_ Pourvu que je ne meure
pas! Oh non! je ne mourrai pas! je ne veux pas mourir! Zingaro, tu ne
m'abandonnes pas? reste là, reste là, ne me laisse pas mourir, entends-tu
bien?»

Et les cris recommençaient, entrecoupés de nouveaux blasphèmes.

«Maudit enfant! disait-elle, je voudrais t'arracher de mon flanc, et te
jeter loin de moi!

--Oh! ne dites pas cela! s'écria Consuelo glacée d'épouvante; vous
allez être mère, vous allez être heureuse de voir votre enfant, vous ne
regretterez pas d'avoir souffert!

--Moi? dit la Corilla avec un sang-froid cynique, tu crois que j'aimerai
cet enfant-là! Ah! que tu te trompes! Le beau plaisir que d'être mère,
comme si je ne savais pas ce qui en est! Souffrir pour accoucher,
travailler pour nourrir ces malheureux que leurs pères renient, les
voir souffrir eux-mêmes, ne savoir qu'en faire, souffrir pour les
abandonner... car, après tout, on les aime... mais je n'aimerai pas
celui-là. Oh! je jure Dieu que je ne l'aimerai pas! que je le haïrai comme
je hais son père!...»

Et Corilla, dont l'air froid et amer cachait un délire croissant, s'écria
dans un de ces mouvements exaspérés qu'une souffrance atroce inspire aux
femmes:

«Ah! maudit! trois fois maudit soit le père de cet enfant-là!»

Des cris inarticulés la suffoquèrent, elle mit en pièces le fichu qui
cachait son robuste sein pantelant de douleur et de rage; et, saisissant
le bras de Consuelo sur lequel elle imprima ses ongles crispés par la
torture, elle s'écria en rugissant:

«Maudit! maudit! maudit soit le vil, l'infâme Anzoleto!»

La Sofia rentra en cet instant, et un quart d'heure après, ayant réussi à
délivrer sa maîtresse, elle jeta sur les genoux de Consuelo le premier
oripeau qu'elle arracha au hasard d'une malle ouverte à la hâte. C'était
un manteau de théâtre, en salin fané, bordé de franges de clinquant.
Ce fut dans ce lange improvisé que la noble et pure fiancée d'Albert reçut
et enveloppa l'enfant d'Anzoleto et de Corilla.

«Allons, Madame, consolez-vous, dit la pauvre soubrette avec un accent de
bonté simple et sincère: vous êtes heureusement accouchée, et vous avez
une belle petite fille.

--Fille ou garçon, je ne souffre plus, répondit la Corilla en se relevant
sur son coude, sans regarder son enfant; donne-moi un grand verre de vin.»

Joseph venait d'en apporter du prieuré, et du meilleur. Le chanoine s'était
exécuté généreusement, et bientôt la malade eut à discrétion tout ce que
son état réclamait. Corilla souleva d'une main ferme le gobelet d'argent
qu'on lui présentait, et le vida avec l'aplomb d'une vivandière; puis,
se jetant sur les bons coussins du chanoine, elle s'y endormit aussitôt
avec la profonde insouciance que donnent un corps de fer et une âme de
glace. Pendant son sommeil, l'enfant fut convenablement emmailloté, et
Consuelo alla chercher dans la prairie voisine une brebis qui lui servit
de première nourrice. Lorsque la mère s'éveilla, elle se fit soulever par
la Sofia; et, ayant encore avalé un verre de vin, elle se recueillit un
instant; Consuelo; tenant l'enfant dans ses bras, attendait le réveil de
la tendresse maternelle: Corilla avait bien autre chose en tête. Elle posa
sa voix en _ut_ majeur, et fit gravement une gamme de deux octaves. Alors
elle frappa ses mains l'une dans l'autre, en s'écriant:

«_Brava_, Corilla! tu n'as rien perdu de ta voix, et tu peux faire des
enfants tant qu'il te plaira!»

Puis elle éclata de rire, embrassa la Sofia, et lui mit au doigt un diamant
qu'elle avait au sien, en lui disant:

«C'est pour te consoler des injures que je t'ai dites. Où est mon petit
singe? Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle en regardant son enfant, il est blond,
il lui ressemble! Tant pis pour lui! malheur à lui; ne défaites pas tant de
malles, Sofia! à quoi songez-vous! croyez-vous que je veuille rester ici?
Allons donc! vous êtes sotte, et vous ne savez pas encore ce que c'est que
la vie. Demain, je compte bien me remettre en route. Ah! zingaro, tu portes
les enfants comme une vraie femme. Combien veux-tu pour tes soins et pour
ta peine? Sais-tu, Sofia, que jamais je n'ai été mieux soignée et mieux
servie? Tu es donc de Venise, mon petit ami? m'as-tu entendue chanter?»

Consuelo ne répondit rien à ces questions, dont on n'eût pas écouté la
réponse. La Corilla lui faisait horreur. Elle remit l'enfant à la servante
du cabaret, qui venait de rentrer et qui paraissait une bonne créature;
puis elle appela Joseph et retourna avec lui au prieuré.

«Je ne m'étais pas engagé, lui dit, chemin faisant, son compagnon, à vous
ramener au chanoine. Il paraissait honteux de sa conduite, quoiqu'il
affectât beaucoup de grâce et d'enjouement; malgré son égoïsme, ce n'est
pas un méchant homme. Il s'est montré vraiment heureux d'envoyer à la
Corilla tout ce qui pouvait lui être utile.

--Il y a des âmes si dures et si affreuses, répondit Consuelo, que les âmes
faibles doivent faire plus de pitié que d'horreur. Je veux réparer mon
emportement envers ce pauvre chanoine; et puisque la Corilla n'est pas
morte, puisque, comme on dit, la mère et l'enfant se portent bien, puisque
notre chanoine y a contribué autant qu'il l'a pu, sans compromettre la
possession de son cher bénéfice, je veux le remercier. D'ailleurs, j'ai mes
raisons pour rester au prieuré jusqu'au départ de la Corilla. Je te les
dirai demain.»

La Brigide était allée visiter une ferme voisine, et Consuelo, qui
s'attendait à affronter ce cerbère, eut le plaisir d'être reçue par le
doucereux et prévenant André.

«Eh! arrivez donc, mes petits amis, s'écria-t-il en leur ouvrant la marche
vers les appartements du maître; M. le chanoine est d'une mélancolie
affreuse. Il n'a presque rien mangé à son déjeuner, et il a interrompu
trois fois sa sieste. Il a eu deux grands chagrins aujourd'hui; il a
perdu son plus beau volkameria et l'espérance d'entendre de la musique.
Heureusement vous voilà de retour, et une de ses peines sera adoucie.

--Se moque-t-il de son maître ou de nous? dit Consuelo à Joseph.

--L'un et l'autre, répondit Haydn. Pourvu que le chanoine ne nous boude
pas, nous allons nous amuser.»

Loin de bouder, le chanoine les reçut à bras ouverts, les força de
déjeuner, et ensuite se mit au piano avec eux. Consuelo lui fit comprendre
et admirer les préludes admirables du grand Bach, et, pour achever de
le mettre de bonne humeur, elle lui chanta les plus beaux airs de son
répertoire, sans chercher à déguiser sa voix, et sans trop s'inquiéter de
lui laisser deviner son sexe et son âge. Le chanoine était déterminé à
ne rien deviner et à jouir avec délices de ce qu'il entendait. Il était
véritablement amateur passionné de musique, et ses transports eurent une
sincérité et une effusion dont Consuelo ne put se défendre d'être touchée.

«Ah! cher enfant, noble enfant, heureux enfant, s'écriait le bonhomme
les larmes aux yeux, tu fais de ce jour le plus beau de ma vie. Mais que
deviendrai-je désormais? Non, je ne pourrai supporter la perte d'une telle
jouissance, et l'ennui me consumera; je ne pourrai plus faire de musique;
j'aurai l'âme remplie d'un idéal que tout me fera regretter! Je n'aimerai
plus rien, pas même mes fleurs.

--Et vous aurez grand tort, monsieur le chanoine, répondit Consuelo;
car vos fleurs chantent mieux que moi.

--Que dis-tu? mes fleurs chantent? Je ne les ai jamais entendues.

--C'est que vous ne les avez jamais écoutées, Moi, je les ai entendues
ce matin, j'ai surpris leurs mystères, et j'ai compris leur mélodie.

--Tu es un étrange enfant, un enfant de génie! s'écria le chanoine en
caressant la tête brune de Consuelo avec une chasteté paternelle; tu portes
la livrée de la misère, et tu devrais être porté en triomphe. Mais qui
es-tu, dis-moi, où as-tu appris ce que tu sais?

--Le hasard, la nature, monsieur le chanoine!

--Ah! tu me trompes, dit malignement le chanoine, qui avait toujours le mot
pour rire; tu es quelque fils de Caffarelli ou de Farinello! Mais, écoutez,
mes enfants, ajouta-t-il d'un air sérieux et animé: je ne veux plus que
vous me quittiez. Je me charge de vous; restez avec moi. J'ai de la
fortune, je vous en donnerai. Je serai pour vous ce que Gravina a été
pour Metastasio. Ce sera mon bonheur, ma gloire. Attachez-vous à moi;
il ne s'agira que d'entrer dans les ordres mineurs. Je vous ferai avoir
quelques jolis bénéfices, et après ma mort vous trouverez quelques bonnes
petites économies que je ne prétends pas laisser à cette harpie de
Brigide.»

Comme le chanoine disait cela, Brigide entra brusquement et entendit ses
dernières paroles.

«Et moi, s'écria-t-elle d'une voix glapissante et avec des larmes de rage,
je ne prétends pas vous servir davantage. C'est assez longtemps sacrifier
ma jeunesse et ma réputation à un maître ingrat.

--Ta réputation? ta jeunesse? interrompit moqueusement le chanoine sans
se déconcerter. Eh! tu te flattes, ma pauvre vieille; ce qu'il te plaît
d'appeler l'une protège l'autre.

--Oui, oui, raillez, répliqua-t-elle; mais préparez-vous à ne plus me
revoir. Je quitte de ce pas une maison où je ne puis établir aucun ordre
et aucune décence. Je voulais vous empêcher de faire des folies, de
gaspiller votre bien, de dégrader votre rang; mais je vois que c'était
en vain. Votre caractère, faible et votre mauvaise étoile vous poussent à
votre perte, et les premiers saltimbanques qui vous tombent sous la main
vous tournent si bien la tête, que vous êtes tout prêt à vous laisser
dévaliser par eux. Allons, allons, il y a longtemps que le chanoine Herbert
me demande à son service et m'offre de plus beaux avantages que ceux que
vous me faites. Je suis lasse de tout ce que je vois ici. Faites-moi mon
compte. Je ne passerai pas la nuit sous votre toit.

--En sommes-nous là? dit le chanoine avec calme. Eh bien, Brigide, tu me
fais grand plaisir, et puisses-tu ne pas te raviser. Je n'ai jamais chassé
personne, et je crois que j'aurais le diable à mon service que je ne
le mettrais pas dehors, tant je suis débonnaire; mais si le diable me
quittait, je lui souhaiterais un bon voyage et chanterais un _Magnificat_
à son départ. Va faire ton paquet, Brigide; et quant à tes comptes,
fais-les toi-même, mon enfant. Tout ce que tu voudras, tout ce que je
possède, si tu veux, pourvu que tu t'en ailles bien vite.

--Eh! monsieur le chanoine, dit Haydn tout ému de cette scène domestique,
vous regretterez une vieille servante qui vous paraît fort attachée...

--Elle est attachée à mon bénéfice, répondit le chanoine, et moi, je ne
regretterai que son café.

--Vous vous habituerez à vous passer de bon café, monsieur le chanoine,
dit l'austère Consuelo avec fermeté, et vous ferez bien. Tais-toi, Joseph,
et ne parle pas pour elle. Je veux le dire devant elle, moi, parce que
c'est la vérité. Elle est méchante et elle est nuisible à son maître.
Il est bon, lui; la nature l'a fait noble et généreux. Mais cette fille
le rend égoïste. Elle refoule les bons mouvements de son âme; et s'il la
garde, il deviendra dur et inhumain comme elle. Pardonnez-moi, monsieur le
chanoine, si je vous parle ainsi. Vous m'avez fait tant chanter, et vous
m'avez tant poussé à l'exaltation en manifestant la vôtre, que je suis
peut-être un peu hors de moi. Si j'éprouve une sorte d'ivresse, c'est votre
faute; mais soyez sûr que la vérité parle dans ces ivresses-là, parce
qu'elles sont nobles et développent en nous ce que nous avons de meilleur.
Elles nous mettent le coeur sur les lèvres, et c'est mon coeur qui vous
parle en ce moment. Quand je serai calme, je serai plus respectueux et
non plus sincère. Croyez-moi, je ne veux pas de votre fortune, je n'en ai
aucune envie, aucun besoin. Quand je voudrai, j'en aurai plus que vous,
et la vie d'artiste est vouée à tant de hasards, que vous me survivrez
peut-être. Ce sera peut-être à moi de vous inscrire sur mon testament,
en reconnaissance de ce que vous avez voulu faire le vôtre en ma faveur.
Demain nous partons pour ne vous revoir peut-être jamais; mais nous
partirons le coeur plein de joie, de respect, d'estime et de reconnaissance
pour vous si vous renvoyez madame Brigide, à qui je demande bien pardon de
ma façon de penser.»

Consuelo parlait avec tant de feu, et la franchise de son caractère se
peignait si vivement dans tous ses traits, que le chanoine en fut frappé
comme d'un éclair.

«Va-t'en, Brigide, dit-il à sa gouvernante d'un air digne et ferme. La
vérité parle par la bouche des enfants, et cet enfant-là a quelque chose
de grand dans l'esprit. Va-t'en, car tu m'as fait faire ce matin une
mauvaise action, et tu m'en ferais faire d'autres, parce que je suis
faible et parfois craintif. Va-t'en, parce que tu me rends malheureux, et
que cela ne peut pas te faire faire ton salut; va-t'en, ajouta-t-il en
souriant, parce que tu commences à brûler trop ton café et à tourner toutes
les crèmes où tu mets le nez.»

Ce dernier reproche fut plus sensible à Brigide que tous les autres, et
Son orgueil, blessé à l'endroit le plus irritable, lui ferma la bouche
complètement. Elle se redressa, jeta sur le chanoine un regard de pitié,
presque de mépris, et sortit d'un air théâtral. Deux heures après, cette
reine dépossédée quittait le prieuré, après l'avoir un peu mis au pillage.
Le chanoine ne voulut pas s'en apercevoir, et à l'air de béatitude qui se
Répandit sur son visage, Haydn reconnut que Consuelo lui avait rendu un
véritable service. A dîner, cette dernière, pour l'empêcher d'éprouver
le moindre regret, lui fit du café à la manière de Venise, qui est bien
la première manière du monde. André se mit aussitôt à l'étude sous sa
direction, et le chanoine déclara qu'il n'avait dégusté meilleur café de
sa vie. On fit encore de la musique le soir, après avoir envoyé demander
des nouvelles de la Corilla, qui était déjà assise, leur dit-on, sur le
fauteuil que le chanoine lui avait envoyé. On se promena au clair de la
lune dans le jardin, par une soirée magnifique. Le chanoine, appuyé sur
le bras de Consuelo, ne cessait de la supplier d'entrer dans les ordres
mineurs et de s'attacher à lui comme fils adoptif.

«Prenez garde, lui dit Joseph lorsqu'ils rentrèrent dans leurs chambres;
ce bon chanoine s'éprend de vous un peu trop sérieusement.

--Rien ne doit inquiéter en voyage, lui répondit-elle. Je ne serai pas
plus abbé que je n'ai été trompette. M. Mayer, le comte Hoditz et le
chanoine ont tous compté sans le lendemain.»




LXXX.


Cependant Consuelo souhaita le bonsoir à  Joseph, et se retira dans sa
chambre sans lui avoir donné, comme il s'y attendait, le signal du départ
pour le retour de l'aube. Elle avait ses raisons pour ne pas se hâter, et
Joseph attendit qu'elle les lui confiât, enchanté de passer quelques heures
de plus avec elle dans cette jolie maison, tout en menant cette bonne vie
de chanoine qui ne lui déplaisait pas. Consuelo se permit de dormir la
grasse matinée, et de ne paraître qu'au second déjeuner du chanoine.
Celui-ci avait l'habitude de se lever de bonne heure, de prendre un repas
léger et friand, de se promener dans ses jardins et dans ses serres pour
examiner ses plantes, un bréviaire à la main; et d'aller faire un second
somme en attendant le déjeuner à la fourchette.

«Notre voisine la voyageuse se porte bien, dit-il à ses jeunes hôtes dès
qu'il les vit paraître. J'ai envoyé André lui faire son déjeuner. Elle a
exprimé beaucoup de reconnaissance pour nos attentions, et, comme elle
se dispose à partir aujourd'hui pour Vienne, contre toute prudence, je
l'avoue, elle vous fait prier d'aller la voir, afin de vous récompenser
du zèle charitable que vous lui avez montré. Ainsi, mes enfants, déjeunez
vite; et rendez-vous auprès d'elle; sans doute elle vous destine quelque
joli présent.

--Nous déjeunerons aussi lentement qu'il vous plaira, monsieur le chanoine,
répondit Consuelo, et nous n'irons pas voir la malade; elle n'a plus besoin
de nous, et nous n'aurons jamais besoin de ses présents.

--Singulier enfant! dit le chanoine émerveillé. Ton désintéressement
romanesque, ta générosité enthousiaste, me gagnent le coeur à tel point,
que jamais, je le sens, je ne pourrai consentir à me séparer de toi...»

Consuelo sourit, et l'on se mit à table. Le repas fut exquis et dura bien
deux heures; mais le dessert fut autre que le chanoine ne s'y attendait.

«Monsieur le révérend, dit André en paraissant à la porte, voici la mère
Berthe, la femme du cabaret voisin, qui vous apporte une grande corbeille
de la part de l'accouchée.

--C'est l'argenterie que je lui ai prêtée, répondit le chanoine. André,
recevez-la, c'est votre affaire. Elle part donc décidément cette dame?

--Monsieur le révérend, elle est partie.

--Déjà! c'est une folle! Elle veut se tuer cette diablesse-là!

--Non, monsieur le chanoine, dit Consuelo, elle ne veut pas se tuer, et
elle ne se tuera pas.

--Eh bien, André, que faites-vous là d'un air cérémonieux? dit le chanoine
à son valet.

--Monsieur le révérend, c'est que la mère Berthe refuse de me remettre la
corbeille; elle dit qu'elle ne la remettra qu'à vous, et qu'elle a quelque
chose à vous dire.

--Allons, c'est un scrupule ou une affectation de dépositaire. Fais-la
entrer, finissons-en.»

La vieille femme fut introduite, et, après avoir fait de grandes
révérences, elle déposa sur la table une grande corbeille couverte d'un
voile. Consuelo y porta une main empressée, tandis que le chanoine tournait
la tête vers Berthe; et ayant un peu écarté le voile, elle le referma
en disant tout bas à Joseph:

«Voilà ce que j'attendais, voilà pourquoi je suis restée. Oh! oui, j'en
étais sûre: Corilla devait agir ainsi.»

Joseph, qui n'avait pas eu le temps d'apercevoir le contenu de la
corbeille, regardait sa compagne d'un air étonné.

«Eh bien, mère Berthe, dit le chanoine, vous me rapportez les objets que
j'ai prêtés à votre hôtesse? C'est bon, c'est bon. Je n'en étais pas en
peine, et je n'ai pas besoin d'y regarder pour être sûr qu'il n'y manque
rien.»

--Monsieur le révérend, répondit la vieille, ma servante a tout apporté;
j'ai tout remis à _vos officiers_. Il n'y manque rien en effet, et je suis
bien tranquille là-dessus. Mais cette corbeille, on m'a fait jurer de ne la
remettre qu'à vous, et ce qu'elle contient, vous le savez aussi bien que
moi.

--Je veux être pendu si je le sais, dit le chanoine en avançant la main
négligemment vers la corbeille.»

Mais sa main resta comme frappée de catalepsie, et sa bouche demeura
entr'ouverte de surprise, lorsque, le voile s'étant agité et entr'ouvert
comme de lui-même, une petite main d'enfant, rose et mignonne, apparut en
faisant le mouvement vague de chercher à saisir le doigt du chanoine.

«Oui, monsieur le révérend, reprit la vieille femme avec un sourire de
satisfaction confiante; le voilà sain et sauf, bien gentil, bien éveillé,
et ayant bonne envie de vivre.

Le chanoine stupéfait avait perdu la parole; la vieille continua:

«Dame! Votre Révérence l'avait demandé à sa mère pour l'élever et
l'adopter! La pauvre dame a eu un peu de peine à s'y décider; mais enfin
nous lui avons dit que son enfant ne pouvait pas être en de meilleures
mains, et elle l'a recommandé à la Providence en nous le remettant pour
vous l'apporter: «Dites bien à ce digne chanoine, à ce saint homme,
s'est-elle exclamée en montant dans sa voiture, que je n'abuserai pas
longtemps de son zèle charitable. Bientôt je reviendrai chercher ma
fille et payer les dépenses qu'il aura faites pour elle. Puisqu'il veut
absolument se charger de lui trouver une bonne nourrice, remettez-lui pour
moi cette bourse, que je le prie de partager entre cette nourrice et le
petit musicien qui m'a si bien soignée hier, s'il est encore chez lui.»
Quant à moi, elle m'a bien payée, monsieur le révérend, et je ne demande
rien, je suis fort contente.

--Ah! vous êtes contente! s'écria le chanoine d'un ton tragi-comique.
Eh bien, j'en suis fort aise! Mais veuillez remporter cette bourse et ce
marmot. Dépensez l'argent, élevez l'enfant, ceci ne me regarde en aucune
façon.

--Élever l'enfant, moi? Oh! que nenni, monsieur le révérend! je suis trop
vieille pour me charger d'un nouveau-né. Cela crie toute la nuit, et mon
pauvre homme, bien qu'il soit sourd, ne s'arrangerait pas d'une pareille
société.

--Et moi donc! il faut que je m'en arrange? Grand merci! Ah'! vous comptiez
là-dessus?

--Puisque Votre Révérence l'a demandé à sa mère!

--Moi! je l'ai demandé? où diantre avez-vous pris cela?

--Mais puisque Votre Révérence a écrit ce matin...

--Moi, j'ai écrit? où est ma lettre, s'il vous-plaît! qu'on me présente
ma lettre!

--Ah! dame, je ne l'ai pas vue, votre lettre, et d'ailleurs personne ne
sait lire chez nous; mais M. André est venu saluer l'accouchée de la part
de Votre Révérence, et elle nous a dit qu'il lui avait remis une lettre.
Nous l'avons cru, nous, bonnes gens! qui est-ce qui ne l'eût pas cru?

--C'est un mensonge abominable! c'est un tour de bohémienne! s'écria le
chanoine, et vous êtes les compères de cette sorcière-là. Allons, allons,
emportez-moi le marmot, rendez-le à sa mère, gardez-le, arrangez-vous
comme il vous plaira, je m'en lave les mains. Si c'est de l'argent que
vous voulez me tirer, je consens à vous en donner. Je ne refuse jamais
l'aumône, même aux intrigants et aux escrocs, c'est la seule manière de
s'en débarrasser; mais prendre un enfant dans ma maison, merci de moi!
allez tous au diable!

--Ah! Pour ce qui est de cela, repartit la vieille femme d'un ton fort
décidé, je ne le ferai point, n'en déplaise à Votre Révérence. Je n'ai
pas consenti à me charger de l'enfant pour mon compte. Je sais comment
finissent toutes ces histoires-là. On vous donne pour commencer un peu d'or
qui brille, on vous promet monts et merveilles; et puis vous n'entendez
plus parler de rien; l'enfant vous reste. Ça n'est jamais fort, ces
enfants-là; c'est fainéant et orgueilleux de nature. On ne sait qu'en
faire. Si ce sont des garçons, ça tourne au brigandage; si ce sont des
filles, ça tourne encore plus mal! Ah!, par ma foi, non! ni moi, ni mon
vieux, ne voulons de l'enfant. On nous a dit que Votre Révérence le
demandait; nous l'avons cru, le voilà. Voilà l'argent,  et nous sommes
quittes. Quant à être compères, nous ne connaissons pas ces tours-là, et,
j'en demande pardon à Votre Révérence; elle veut rire quand elle nous
accuse de lui en imposer. Je suis bien la servante de Votre Révérence, et
je m'en retourne à la maison. Nous avons des pèlerins qui s'en reviennent
du _voeu_ et qui ont pardieu grand soif!

La vieille salua à plusieurs reprises en s'en allant; puis revenant sur ses
pas:

«J'allais oublier, dit-elle; l'enfant doit s'appeler Angèle, en italien.
Ah! par ma foi, je ne me souviens plus comment elles m'ont dit cela.

--Angiolina, Anzoleta? dit Consuelo.

--C'est cela, précisément, dit la vieille; et saluant encore le chanoine,
elle se retira tranquillement.

--Eh bien, comment trouvez-vous le tour! dit le chanoine stupéfait en se
retournant vers ses hôtes.

--Je le trouve digne de celle qui l'a imaginé, répondit Consuelo en ôtant
de la corbeille l'enfant qui commençait à s'impatienter, et en lui faisant
avaler doucement quelques cuillerées d'un reste de lait du déjeuner qui
était encore chaud, dans la tasse japonaise du chanoine.

--Cette Corilla est donc un démon? reprit le chanoine; vous la connaissiez?

--Seulement de réputation; mais maintenant je la connais parfaitement, et
vous aussi, monsieur le chanoine.

--Et c'est une connaissance dont je me serais fort bien passé! Mais
qu'allons-nous faire de ce pauvre abandonné? ajouta-t-il en jetant un
regard de pitié sur l'enfant.

--Je vais le porter, répondit Consuelo, à votre jardinière, à qui j'ai vu
allaiter hier un beau garçon de cinq à six mois.

--Allez donc, dit le chanoine; ou plutôt sonnez pour qu'elle vienne
ici le recevoir. Elle nous indiquera une nourrice dans quelque ferme
voisine... pas trop voisine pourtant; car Dieu sait le tort que peut faire
à un homme d'église la moindre marque d'un intérêt marqué pour un enfant
tombé ainsi des nues dans sa maison.

--A votre place, monsieur le chanoine, je me mettrais au-dessus de ces
misères-là. Je ne voudrais ni prévoir, ni apprendre les suppositions
absurdes de la calomnie. Je vivrais au milieu des sots propos comme s'ils
n'existaient pas, j'agirais toujours comme s'ils étaient impossibles.
A quoi servirait donc une vie de sagesse et de dignité, si elle n'assurait
pas le calme de la conscience et la liberté des bonnes actions? Voyez, cet
enfant vous est confié, mon révérend. S'il est mal soigné loin de vos yeux,
s'il languit, s'il meurt, vous vous le reprocherez éternellement!

--Que dis-tu là, que cet enfant m'est confié? en ai-je accepté le dépôt?
et le caprice ou la fourberie d'autrui nous imposent-ils de pareils
devoirs? Tu t'exaltes, mon enfant, et tu déraisonnes.

--Non, mon cher monsieur le chanoine, reprit Consuelo en s'animant de plus
en plus; je ne déraisonne pas. La méchante mère qui abandonne ici son
enfant n'a aucun droit et ne peut rien vous imposer. Mais celui qui a droit
de vous commander, celui qui dispose des destinées de l'enfant naissant,
celui envers qui vous serez éternellement responsable, c'est Dieu. Oui,
c'est Dieu qui a eu des vues particulières de miséricorde sur cette
innocente petite créature en inspirant à sa mère la pensée hardie de vous
le confier. C'est lui qui, par un bizarre concours de circonstances, le
fait entrer dans votre maison malgré vous, et le pousse dans vos bras en
dépit de toute votre prudence. Ah! monsieur le chanoine, rappelez-vous
l'exemple de saint Vincent de Paul, qui allait ramassant sur les marches
des maisons les pauvres orphelins abandonnés, et ne rejetez pas celui
que la Providence apporte dans votre sein. Je crois bien que si vous
le faisiez, cela vous porterait malheur; et le monde, qui a une sorte
d'instinct de justice dans sa méchanceté même, dirait, avec une apparence
de vérité, que vous avez eu des raisons pour l'éloigner de vous. Au lieu
que si vous le gardez, on ne vous en supposera pas d'autres que les
véritables: votre miséricorde et votre charité.

--Tu ne sais pas, dit le chanoine ébranlé et incertain, ce que c'est que
le monde! Tu es un enfant sauvage de droiture et de vertu. Tu ne sais pas
surtout ce que c'est que le clergé, et Brigide, la méchante Brigide, savait
bien ce qu'elle disait hier, en prétendant que certaines gens étaient
jaloux de ma position, et travaillaient à me la faire perdre. Je tiens mes
bénéfices de la protection de feu l'empereur Charles, qui a bien voulu me
servir de patron pour me les faire obtenir. L'impératrice Marie-Thérèse
m'a protégé aussi pour me faire passer jubilaire avant l'âge. Eh bien, ce
que nous croyons tenir de l'Église ne nous est jamais assuré absolument.
Au-dessus de nous, au-dessus des souverains qui nous favorisent, nous avons
toujours un maître, c'est l'Église. Comme elle nous déclare _capables_
quand il lui plaît, alors même  que nous ne le sommes pas, elle nous
déclare _incapables_ quand il lui convient, alors même que nous lui avons
rendu les plus grands services. _L'ordinaire_, c'est-à-dire l'évêque
diocésain, et son conseil, si on les indispose  et si on les irrite contre
nous, peuvent nous accuser,  nous traduire à leur barre, nous juger et
nous dépouiller, sous prétexte d'inconduite, d'irrégularité de moeurs ou
d'exemples scandaleux, afin de reporter sur de nouvelles créatures les dons
qu'ils s'étaient laissé arracher pour nous. Le ciel m'est témoin que ma vie
est aussi pure que celle de cet enfant qui est né hier. Eh bien, sans une
extrême prudence dans toutes mes relations, ma vertu n'eût pas suffi à me
défendre des mauvaises interprétations. Je ne suis pas très-courtisan
envers les prélats; mon indolence, et un peu l'orgueil de ma naissance
peut-être, m'en ont toujours empêché. J'ai des envieux dans le chapitre...

--Mais vous avez pour vous Marie-Thérèse, qui est une grande âme, une noble
femme et une tendre mère, reprit Consuelo. Si elle était là pour vous
juger, et que vous vinssiez à lui dire avec l'accent de la vérité, que la
vérité seule peut avoir: «Reine, j'ai balancé un instant entre la crainte
de donner des armes à mes ennemis et, le besoin de pratiquer la première
vertu de mon état, la charité; j'ai vu d'un côté des calomnies, des
intrigues auxquelles je pouvais succomber, de l'autre un pauvre être
abandonné du ciel et des hommes, qui n'avait de refuge, que dans ma
pitié, et d'avenir que dans ma sollicitude; et j'ai choisi de risquer ma
réputation, mon repos et ma fortune, pour faire les oeuvres de la foi et
de la miséricorde.» Ah! je n'en doute pas, si vous disiez cela à Marie
Thérèse, Marie-Thérèse, qui peut tout, au lieu d'un prieuré, vous donnerait
un palais, et au lieu d'un canonicat un évêché. N'a-t-elle pas comblé
d'honneurs et de richesses l'abbé Metastasio pour avoir fait des rimes?
que ne ferait-elle pas pour la vertu, si elle récompense ainsi le talent?
Allons, mon révérend, vous garderez cette pauvre Angiolina dans votre
maison; votre jardinière  la nourrira, et plus tard vous l'élèverez dans la
religion et dans la vertu. Sa mère en eût fait un démon pour l'enfer, et
vous en ferez un ange pour le ciel!

--Tu fais de moi ce que tu veux, dit le chanoine ému  et attendri,
en laissant son favori déposer l'enfant sur ses genoux; allons, nous
baptiserons Angèle demain matin, tu seras son parrain... Si Brigide
était encore là, nous la forcerions à être ta commère, et sa fureur nous
divertirait. Sonne pour qu'on nous amène la nourrice, et que tout soit
fait selon la volonté de Dieu! Quant à la bourse que Corilla nous a
laissée... (oui-da! cinquante sequins de Venise!) nous n'en avons que faire
ici. Je me charge des dépenses présentes pour l'enfant, et de son sort
futur, si on ne le réclame pas. Prends donc cet or, il t'est bien dû pour
la vertu singulière, et le grand coeur dont tu as fait preuve dans tout
ceci.

--De l'or pour payer ma vertu et la bonté de mon coeur! s'écria Consuelo
en repoussant la bourse avec dégoût.  Et l'or de la Corilla! le prix du
mensonge, de la prostitution peut-être! Ah! monsieur le chanoine, cela
souille même la vue! Distribuez-le aux pauvres, cela portera bonheur à
notre pauvre Angèle.»




LXXXI.


Pour la première fois de sa vie peut-être le chanoine ne dormit guère. Il
sentait en lui une émotion et une agitation étranges. Sa tête était pleine
d'accords, de mélodies et de modulations qu'un léger sommeil venait briser
à chaque instant, et qu'à chaque intervalle de réveil il cherchait malgré
lui, et même avec une sorte de dépit, à reprendre et à renouer sans pouvoir
y parvenir. Il avait retenu par coeur les phrases les plus saillantes des
morceaux que Consuelo lui avait chantés; il les entendait résonner encore
dans sa cervelle, dans son diaphragme; et puis tout à coup le fil de
l'idée musicale se brisait dans sa mémoire au plus bel endroit, et il la
recommençait mentalement cent fois de suite, sans pouvoir aller une note
plus loin. C'est en vain que, fatigué de cette audition imaginaire, il
s'efforçait de la chasser; elle revenait toujours se placer dans son
oreille, et il lui semblait que la clarté de son feu vacillait en mesure
sur le satin cramoisi de ses rideaux. Les petits sifflements qui sortent
des bûches enflammées avaient l'air de vouloir chanter aussi ces maudites
phrases dont la fin restait dans l'imagination fatiguée du chanoine comme
un arcane impénétrable. S'il eût pu en retrouver une entière, il lui
semblait qu'il eût pu être délivré de cette obsession de réminiscences.
Mais la mémoire musicale est ainsi faite, qu'elle nous tourmente et nous
persécute jusqu'à ce que nous l'ayons rassasiée de ce dont elle est avide
et inquiète.

Jamais la musique n'avait fait tant d'impression sur le cerveau du
chanoine, bien qu'il eût été toute sa vie un dilettante remarquable.
Jamais voix humaine n'avait bouleversé ses entrailles comme celle de
Consuelo. Jamais physionomie, jamais langage et manières n'avaient
exercé sur son âme une fascination comparable à celle que les traits,
la contenance et les paroles de Consuelo exerçaient sur lui depuis
trente-six heures. Le chanoine devinait-il ou ne devinait-il pas le sexe
du prétendu Bertoni? Oui et non. Comment vous expliquer cela? Il faut que
vous sachiez qu'à cinquante ans le chanoine avait l'esprit aussi chaste
que les moeurs, et les moeurs aussi pures qu'une jeune fille. A cet égard,
c'était un saint homme que notre chanoine; il avait toujours été ainsi,
et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que, bâtard du roi le plus
débauché dont l'histoire fasse mention, il ne lui en avait presque rien
coûté pour garder son voeu de chasteté. Né avec un tempérament flegmatique
(nous disons aujourd'hui lymphatique), il avait été si bien élevé dans
l'idée du canonicat, il avait toujours tant chéri le bien-être et la
tranquillité, il était si peu propre aux luttes cachées que les passions
brutales livrent à l'ambition ecclésiastique; en un mot, il désirait tant
le repos et le bonheur, qu'il avait eu pour premier et pour unique principe
dans la vie, de sacrifier tout à la possession tranquille d'un bénéfice;
amour, amitié, vanité, enthousiasme, vertu même, s'il l'eût fallu. Il
s'était préparé de bonne heure et habitué de longue main à tout immoler
sans effort et presque sans regret. Malgré cette théorie affreuse de
l'égoïsme, il était resté bon, humain, affectueux et enthousiaste à
beaucoup d'égards, parce que sa nature était bonne, et que la nécessité
de réprimer ses meilleurs instincts ne s'était presque jamais présentée.
Sa position indépendante lui avait toujours permis de cultiver l'amitié,
la tolérance et les arts; mais l'amour lui était interdit, et il avait tué
l'amour, comme le plus dangereux ennemi de son repos et de sa fortune.
Cependant, comme l'amour est de nature divine, c'est-à-dire immortel,
quand nous croyons l'avoir tué, nous n'avons pas fait autre chose que de
l'ensevelir vivant dans notre coeur. Il peut y sommeiller sournoisement
durant de longues années, jusqu'au jour où il lui plaît de se ranimer.
Consuelo apparaissait à l'automne de cette vie de chanoine, et cette longue
apathie de l'âme se changeait en une langueur tendre, profonde, et plus
tenace qu'on ne pouvait le prévoir. Ce coeur apathique ne savait point
bondir et palpiter pour un objet aimé; mais il pouvait se fondre comme la
glace au soleil, se livrer, connaître l'abandon de soi-même, la soumission,
et cette sorte d'abnégation patiente qu'on est surpris de rencontrer
quelquefois chez les égoïstes quand l'amour s'empare de leur forteresse.
                
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