George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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Il aimait donc, ce pauvre chanoine; à cinquante ans, il aimait pour la
première fois, et il aimait celle qui ne pouvait jamais répondre à son
amour. Il ne le pressentait que trop, et voilà pourquoi il voulait se
persuader à lui-même, en dépit de toute vraisemblance, que ce n'était
pas de l'amour qu'il éprouvait, puisque ce n'était pas une femme qui le
lui inspirait.

A cet égard il s'abusait complètement, et, dans toute la naïveté de son
coeur, il prenait Consuelo pour un garçon. Lorsqu'il remplissait des
fonctions canoniques à la cathédrale de Vienne, il avait vu nombre de
beaux et jeunes enfants à la maîtrise; il avait entendu des voix claires,
argentines et quasi femelles pour la pureté et la flexibilité; celle de
Bertoni était plus pure et plus flexible mille fois. Mais c'était une voix
italienne, pensait-il; et puis Bertoni était une nature d'exception, un de
ces enfants précoces dont les facultés, le génie et l'aptitude sont des
prodiges. Et tout fier, tout enthousiasmé d'avoir ce trésor sur le grand
chemin, le chanoine rêvait déjà de le faire connaître au monde, de le
lancer, d'aider à sa fortune et à sa gloire. Il s'abandonnait à tous les
élans d'une affection paternelle et d'un orgueil bienveillant, et sa
conscience ne devait pas s'en effrayer; car l'idée d'un amour vicieux et
immonde, comme celui qu'on avait attribué à Gravina pour Métastase, le
chanoine ne savait même pas ce que c'était. Il n'y pensait pas, il n'y
croyait même pas, et cet ordre d'idées paraissait à son esprit chaste et
droit une abominable et bizarre supposition des méchantes langues.

Personne n'eût cru à cette pureté enfantine dans l'imagination du chanoine,
homme d'esprit un peu railleur, très-facétieux, plein de finesse et de
pénétration en tout ce qui avait rapport à la vie sociale. Il y avait
pourtant tout un monde d'idées, d'instincts et de sentiments qui lui était
inconnu. Il s'était endormi dans la joie de son coeur, en faisant mille
projets pour son jeune protégé, en se promettant pour lui-même de passer sa
vie dans les plus saintes délices musicales, et en s'attendrissant à l'idée
de cultiver, en les tempérant un peu, les vertus qui brillaient dans cette
âme généreuse et ardente; mais réveillé à toutes les heures de la nuit par
une émotion singulière, poursuivi par l'image de cet enfant merveilleux,
tantôt inquiet et effrayé à l'idée de le voir se soustraire à sa tendresse
déjà un peu jalouse, tantôt impatient d'être au lendemain pour lui réitérer
sérieusement des offres, des promesses et des prières qu'il avait eu l'air
d'écouter en riant, le chanoine, étonné de ce qui se passait en lui, se
persuada mille choses autres que la vérité.

«J'étais donc destiné par la nature à avoir beaucoup d'enfants et à les
aimer avec passion, se demandait-il avec une honnête simplicité, puisque
la seule pensée d'en adopter un aujourd'hui me jette dans une pareille
agitation? C'est pourtant la première fois de ma vie que ce sentiment-là
se révèle à mon coeur, et voilà que dans un seul jour l'admiration
m'attache à l'un, la sympathie à l'autre, la pitié à un troisième! Bertoni,
Beppo, Angiolina! me voilà en famille tout d'un coup, moi qui plaignais
les embarras des parents, et qui remerciais Dieu d'être obligé par état
au repos de la solitude! Est-ce la quantité et l'excellence de la musique
que j'ai entendue aujourd'hui qui me donne une exaltation d'idées si
nouvelle?... C'est plutôt ce délicieux café à la vénitienne dont j'ai pris
deux tasses au lieu d'une, par pure gourmandise!... J'ai eu la tête si
bien montée tout le jour, que je n'ai presque pas pensé à mon volkameria,
desséché pourtant par la faute de Pierre!

«Il mio cor si divide...»

Allons, voilà encore cette maudite phrase qui me revient! La peste soit de
ma mémoire!... Que ferai-je pour dormir?... Quatre heures du matin, c'est
inouï!... J'en ferai une maladie!»

Une idée lumineuse vint enfin au secours du bon chanoine; il se leva,
prit son écritoire, et résolut de travailler à ce fameux livre entrepris
depuis si longtemps, et non encore commencé. Il lui fallait consulter
le Dictionnaire du droit canonique pour se remettre dans son sujet;
il n'en eut pas lu deux pages que ses idées s'embrouillèrent, ses yeux
s'appesantirent, le livre coula doucement de l'édredon sur le tapis, la
bougie s'éteignit à un soupir de béatitude somnolente exhalé de la robuste
poitrine du saint homme, et il dormit enfin du sommeil du juste jusqu'à
dix heures du matin.

Hélas! que son réveil fut amer, lorsque, d'une main engourdie et
nonchalante, il ouvrit le billet suivant, déposé par André sur son
guéridon, avec sa tasse de chocolat!

«Nous partons, monsieur et révérend chanoine; un  devoir impérieux nous
appelait à Vienne, et nous avons craint de ne pouvoir résister à vos
généreuses instances. Nous nous sauvons comme des ingrats: mais nous
ne le sommes point, et jamais nous ne perdrons le souvenir de votre
hospitalité envers nous, et de votre charité sublime pour l'enfant
abandonné. Nous viendrons vous en remercier. Avant huit jours, vous nous
reverrez; veuillez différer jusque là le baptême d'Angèle, et compter sur
le dévouement respectueux et tendre de vos humbles protégés.»

«BERTONI, BEPPO.»

Le chanoine pâlit, soupira et agita sa sonnette.

«Ils sont partis? dit-il à André.

--Avant le jour, monsieur le chanoine.

--Et qu'ont-ils dit en partant? ont-ils déjeuné, au moins? ont-ils désigné
le jour où ils reviendraient?

--Personne ne les a vus partir, monsieur le chanoine. Ils se sont en allés
comme ils sont venus, par-dessus les murs. En m'éveillant j'ai trouvé leurs
chambres désertes; le billet que vous tenez était sur leur table, et toutes
les portes de la maison et de l'enclos fermées comme je les avais laissées
hier soir. Ils n'ont pas emporté une épingle, ils n'ont pas touché à un
fruit, les pauvres enfants!...

--Je le crois bien!» s'écria le chanoine, et ses yeux se remplirent de
larmes.

Pour chasser sa mélancolie, André essaya de lui faire  faire le menu de
son dîner.

«Donne-moi ce que tu voudras, André!» répondit le chanoine d'une voix
déchirante, et il retomba en gémissant sur son oreiller.

Le soir de ce jour-là, Consuelo et Joseph entrèrent dans Vienne à la faveur
des ombres. Le brave perruquier Keller fut mis dans la confidence, les
reçut à bras ouverts, et hébergea de son mieux la noble voyageuse. Consuelo
fit mille amitiés à la fiancée de Joseph, tout en s'affligeant en secret de
ne la trouver ni gracieuse ni belle. Le lendemain matin, Keller tressa les
cheveux flottants de Consuelo; sa fille l'aida à reprendre les vêtements
de son sexe, et lui servit de guide jusqu'à la maison qu'habitait le
Porpora.




LXXXII


A la joie que Consuelo éprouva de serrer dans ses bras son maître et son
bienfaiteur, succéda un pénible sentiment qu'elle eut peine à renfermer.
Un an ne s'était pas écoulé depuis qu'elle avait quitté le Porpora, et
cette année d'incertitudes, d'ennuis et de chagrins avait imprimé au
front soucieux du maestro les traces profondes de la souffrance et de
la vieillesse. Il avait pris cet embonpoint maladif où l'inaction et la
langueur de l'âme font tomber les organisations affaissées. Son regard
avait le feu qui l'animait encore naguère, et une certaine coloration
bouffie de ses traits trahissait de funestes efforts tentés pour chercher
dans le vin l'oubli de ses maux ou le retour de l'inspiration refroidie
par l'âge et le découragement.

L'infortuné compositeur s'était flatté de retrouver à Vienne quelques
nouvelles chances de succès et de fortune. Il avait été reçu avec une
froide estime, et il trouvait ses rivaux, plus heureux, en possession de
la faveur impériale et de l'engouement du public. Métastase avait écrit
des drames et des oratorio pour Caldera, pour Predieri, pour Fuchs, pour
Reüter et pour Hasse; Métastase, le poëte de la cour (_poeta cesareo_),
l'écrivain à la mode, le _nouvel Albane_, le favori des muses et des dames,
le charmant, le précieux, l'harmonieux, le coulant, le divin Métastase,
en un mot, celui de tous les cuisiniers dramatiques dont les mets avaient
le goût le plus agréable et la digestion la plus facile, n'avait rien
écrit pour Porpora, et n'avait voulu lui rien promettre. Le maestro avait
peut-être encore des idées; il avait au moins sa science, son admirable
entente des voix, ses bonnes traditions napolitaines, son goût sévère, son
large style, et ses fiers et mâles récitatifs dont la beauté grandiose
n'a jamais été égalée. Mais il n'avait pas de public, et il demandait en
vain un poëme. Il n'était ni flatteur ni intrigant; sa rude franchise lui
faisait des ennemis, et sa mauvaise humeur rebutait tout le monde.

Il porta ce sentiment jusque dans l'accueil affectueux et paternel qu'il
fit à Consuelo.

«Et pourquoi as-tu quitté si tôt la Bohême? lui dit-il après l'avoir
embrassée avec émotion. Que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? Il
n'y a point ici d'oreilles pour t'écouter, ni de coeurs pour te comprendre;
il n'y a point ici de place pour toi, ma fille. Ton vieux maître est tombé
dans le mépris public, et, si tu veux réussir, tu feras bien d'imiter les
autres en feignant de ne pas le connaître, ou de le mépriser, comme font
tous ceux qui lui doivent leur talent, leur fortune et leur gloire.

--Hélas! vous doutez donc aussi de moi? lui dit Consuelo, dont les yeux se
remplirent de larmes. Vous voulez renier mon affection et mon dévouement,
et faire tomber sur moi le soupçon et le dédain que les autres ont mis dans
votre âme! O mon maître! vous verrez que je ne mérite pas cet outrage. Vous
le verrez! voilà tout ce que je puis-vous dire.»

Le Porpora fronça le sourcil, tourna le dos, fit quelques pas dans sa
chambre, revint vers Consuelo, et voyant qu'elle pleurait, mais ne trouvant
rien de doux et de tendre à lui dire, il lui prit son mouchoir des mains
et le lui passa sur les yeux avec une rudesse paternelle, en lui disant:

«Allons, allons!»

Consuelo vit qu'il était pâle et qu'il étouffait de gros soupirs dans sa
large poitrine; mais il contint son émotion, et tirant une chaise à côté
d'elle:

«Allons, reprit-il, raconte-moi ton séjour en Bohême, et dis-moi pourquoi
tu es revenue si brusquement? Parle donc, ajouta-t-il avec un peu
d'impatience. Est-ce que tu n'as pas mille choses à me dire? Tu t'ennuyais
là-bas? ou bien les Rudolstadt ont été mal pour toi? Oui, eux aussi sont
capables de t'avoir blessée et tourmentée! Dieu sait que c'étaient les
seules personnes de l'univers en qui j'avais encore foi: mais Dieu sait
aussi que tous les hommes sont capables de tout ce qui est mal!

--Ne dites pas cela, mon ami, répondit Consuelo. Les Rudolstadt sont des
anges, et je ne devrais parler d'eux qu'à genoux; mais j'ai dû les quitter,
j'ai dû les fuir, et même sans les prévenir, sans leur dire adieu.

--Qu'est-ce à dire? Est-ce toi qui as quelque chose à te reprocher envers
eux? Me faudrait-il rougir de toi, et me reprocher de t'avoir envoyée chez
ces braves gens?

--Oh, non! non, Dieu merci, maître! Je n'ai rien à me reprocher, et vous
n'avez point à rougir de moi.

--Alors, qu'est-ce donc?»

Consuelo, qui savait combien il fallait faire au Porpora les réponses
courtes et promptes lorsqu'il donnait son attention à la connaissance
d'un fait ou d'une idée, lui annonça, en peu de mots, que le comte Albert
voulait l'épouser, et qu'elle n'avait pu se décider à lui rien promettre
avant d'avoir consulté son père adoptif.

Le Porpora fit une grimace de colère et d'ironie.

«Le comte Albert! s'écria-t-il, l'héritier des Rudolstadt, le descendant
des rois de Bohême, le seigneur de Riesenburg! il a voulu t'épouser, toi,
petite Égyptienne? toi, la laideron de la Scuola, la fille sans père, la
comédienne sans argent et sans engagement? toi, qui as demandé l'aumône,
pieds nus, dans les carrefours de Venise?

--Moi! votre élève! moi, votre fille adoptive! oui, moi, la Porporina!
répondit Consuelo avec un orgueil tranquille et doux.

--Belle illustration et brillante condition! En effet, reprit le maestro
avec amertume, j'avais oublié celles-là dans la nomenclature. La dernière
et l'unique élève d'un maître sans école, l'héritière future de ses
guenilles et de sa honte, la continuatrice d'un nom qui est déjà effacé de
la mémoire des hommes! il y a de quoi se vanter, et voilà de quoi rendre
fous les fils des plus illustres familles!

--Apparemment, maître, dit Consuelo avec un sourire mélancolique et
caressant, que nous ne sommes pas encore tombés si bas dans l'estime des
hommes de bien qu'il vous plaît de le croire; car il est certain que le
comte veut m'épouser, et que je viens ici vous demander votre agrément pour
y consentir, ou votre protection pour m'en défendre.

--Consuelo, répondit le Porpora d'un ton froid et sévère, je n'aime point
ces sottises-là. Vous devriez savoir que je hais les romans de pensionnaire
ou les aventures de coquette. Jamais je ne vous aurais crue capable de
vous mettre en tête pareilles billevesées, et je suis vraiment honteux pour
vous d'entendre de telles choses. Il est possible que le jeune comte de
Rudolstadt ait pris pour vous une fantaisie, et que, dans l'ennui de la
solitude, ou dans l'enthousiasme de la musique, il vous ait fait deux
doigts de cour; mais comment avez-vous été assez impertinente pour prendre
l'affaire au sérieux, et pour vous donner, par cette feinte ridicule, les
airs d'une princesse de roman? Vous me faites pitié; et si le vieux comte,
si la chanoinesse, si la baronne Amélie sont informés de vos prétentions,
vous me faites honte; je vous le dis encore une fois, je rougis de vous.»

Consuelo savait qu'il ne fallait pas contredire le Porpora lorsqu'il était
en train de déclamer, ni l'interrompre au milieu d'un sermon. Elle le
laissa exhaler son indignation, et quand il lui eut dit tout ce qu'il put
imaginer de plus blessant et de plus injuste, elle lui raconta de point
en point, avec l'accent de la vérité et la plus scrupuleuse exactitude,
tout ce qui s'était passé au château des Géants, entre elle, le comte
Albert, le comte Christian, Amélie, la chanoinesse et Anzoleto. Le Porpora,
qui, après avoir donné un libre cours à son besoin d'emportement et
d'invectives, savait, lui aussi, écouter et comprendre, prêta la plus
sérieuse attention à son récit; et quand elle eut fini, il lui adressa
encore plusieurs questions  pour s'enquérir de nouveaux détails et pénétrer
complétement dans la vie intime et dans les sentiments de toute la famille.

«Alors!... lui dit-il enfin, tu as bien agi, Consuelo. Tu as été sage, tu
as été digne, tu as été forte comme je devais l'attendre de toi. C'est
bien. Le ciel t'a protégée, et il te récompensera en te délivrant une fois
pour toutes de cet infâme Anzoleto. Quant au jeune comte, tu n'y dois pas
penser. Je te le défends. Un pareil sort ne te convient pas. Jamais le
comte Christian ne te permettra de redevenir artiste, sois assurée de cela.
Je connais mieux que toi l'orgueil indomptable des nobles. Or, à moins que
tu ne te fasses à cet égard des illusions que je trouverais puériles et
insensées, je ne pense pas que tu hésites un instant entre la fortune des
grands et celle des enfants de l'art... Qu'en penses-tu?... Réponds-moi
donc! Par le corps de Bacchus, on dirait que tu ne m'entends pas!

--Je vous entends fort bien, mon maître, et je vois que vous n'avez rien
compris à tout ce que je vous ai dit.

--Comment, je n'ai rien compris! Je ne comprends plus rien, n'est-ce pas?»

Et les petits yeux noirs du maestro retrouvèrent le feu de la colère.
Consuelo, qui connaissait son Porpora sur le bout de son doigt, vit qu'il
fallait lui tenir tête, si elle voulait se faire écouter de nouveau.

«Non, Vous ne m'avez pas comprise, répliqua-t-elle avec assurance; car
vous me supposez des velléités d'ambition très-différentes de celles que
j'ai. Je n'envie pas la fortune des grands, soyez-en persuadé; et ne me
dites jamais, mon maître, que je la fais entrer pour quelque chose dans mes
irrésolutions. Je méprise les avantages qu'on n'acquiert pas par son propre
mérite, vous m'avez élevée dans ce principe, et je n'y saurais déroger.
Mais il y a bien dans la vie quelque autre chose que l'argent et la vanité,
et ce quelque chose est assez précieux pour contre-balancer les enivrements
de la gloire et les joies de la vie d'artiste. C'est l'amour d'un homme
comme Albert, c'est le bonheur domestique, ce sont les joies de la famille.
Le public est un maître capricieux, ingrat et tyrannique. Un noble époux
est un ami, un soutien, un autre soi-même. Si j'arrivais à aimer Albert
comme il m'aime, je ne penserais plus à la gloire, et probablement je
serais plus heureuse.

--Quel sot langage est-ce là? s'écria le maestro. Êtes-vous devenue folle?
Donnez-vous dans la sentimentalité allemande? Bon Dieu! dans quel mépris de
l'art vous êtes tombée, madame la comtesse! Vous venez de me raconter que
votre Albert, comme vous vous permettez de l'appeler, vous faisait plus de
peur que d'envie; que vous vous sentiez mourir de froid et de crainte à ses
côtés, et mille autres choses que j'ai très-bien entendues et comprises, ne
vous en déplaise; et maintenant que vous êtes délivrée de ses poursuites,
maintenant que vous êtes rendue à la liberté, le seul bien, la seule
condition de développement de l'artiste, vous venez me demander s'il ne
faut point vous remettre la pierre au cou pour vous jeter au fond du puits
qu'habite votre amant visionnaire? Eh! allez donc! faites, si bon vous
semble; je ne me mêle plus de vous, et je n'ai plus rien à vous dire.
Je ne perdrai pas mon temps à causer davantage avec une personne qui ne
sait ni ce qu'elle dit, ni ce qu'elle veut. Vous n'avez pas le sens commun,
et je suis votre serviteur.»

En disant cela, le Porpora se mit à son clavecin et improvisa d'une main
ferme et sèche plusieurs modulations savantes pendant lesquelles Consuelo,
désespérant de l'amener ce jour-là à examiner le fond de la question,
réfléchit au moyen de le remettre au moins de meilleure  humeur. Elle y
réussit en lui chantant les airs nationaux qu'elle avait appris en Bohême,
et dont l'originalité transporta le vieux maître. Puis elle l'amena
doucement à lui faire voir les dernières compositions qu'il avait essayées.
Elle les lui chanta à livre ouvert avec une si grande perfection, qu'il
retrouva tout son enthousiasme,  toute sa tendresse pour elle. L'infortuné,
n'ayant plus d'élève habile auprès de lui, et se méfiant de tout ce qui
l'approchait, ne goûtait plus le plaisir de voir ses pensées rendues par
une belle voix et comprises par une belle âme. Il fut si touché de
s'entendre exprimé selon son coeur, par sa grande et toujours docile
Porporina, qu'il versa des larmes de joie et la pressa sur son sein en
s'écriant:

«Ah! tu es la première cantatrice du monde! Ta voix a doublé de volume et
d'étendue, et tu as fait autant de progrès que si je t'avais donné des
leçons tous les jours depuis un an. Encore, encore, ma fille; redis-moi ce
thème. Tu me donnes le premier instant de bonheur que j'aie goûté depuis
bien des mois!»

Ils dînèrent ensemble, bien maigrement, à une petite table, près de la
fenêtre. Le Porpora était mal logé; sa chambre, triste, sombre et toujours
en désordre, donnait sur un angle de rue étroite et déserte. Consuelo,
le voyant bien disposé, se hasarda à lui parler de Joseph Haydn. La seule
chose qu'elle lui eût cachée, c'était son long voyage pédestre avec ce
jeune homme, et les incidents bizarres qui avaient établi entre eux une
si douce et si loyale intimité. Elle savait que son maître prendrait en
grippe, selon sa coutume, tout aspirant à ses leçons dont on commencerait
par lui faire l'éloge. Elle raconta donc d'un air d'indifférence qu'elle
avait rencontré, dans une voiture aux approches de Vienne, un pauvre petit
diable qui lui avait parlé de l'école du Porpora avec tant de respect et
d'enthousiasme, qu'elle lui avait presque promis d'intercéder en sa faveur
auprès du Porpora lui-même.

«Eh! quel est-il, ce jeune homme? demanda le maestro; à quoi se
destine-t-il? A être artiste, sans doute, puisqu'il est pauvre diable!
Oh! je le remercie de sa clientèle. Je ne veux plus enseigner le chant qu'à
des fils de famille. Ceux-là paient, n'apprennent rien, et sont fiers de
nos leçons, parce qu'ils se figurent savoir quelque chose en sortant de
nos mains. Mais les artistes! tous lâches, tous ingrats, tous traîtres et
menteurs. Qu'on ne m'en parle pas. Je ne veux jamais en voir un franchir
le seuil de cette chambre. Si cela arrivait, vois-tu, je le jetterais par
la fenêtre à l'instant même.»

Consuelo essaya de le dissuader de ces préventions; mais elle les trouva
si obstinées, qu'elle y renonça, et, se penchant un peu à la fenêtre,
dans un moment où son maître avait le dos tourné, elle fit avec ses doigts
un premier signe, et puis un second. Joseph, qui rôdait dans la rue en
attendant ce signal convenu, comprit que le premier mouvement des doigts
lui disait de renoncer à tout espoir d'être admis comme élève auprès du
Porpora; le second l'avertissait de ne pas paraître avant une demi-heure.

Consuelo parla d'autre chose, pour faire oublier au Porpora ce qu'elle
venait de lui dire; et, la demi-heure écoulée, Joseph frappa à la porte.
Consuelo alla lui ouvrir, feignit de ne pas le connaître, et revint
annoncer au maestro que c'était un domestique qui se présentait pour
entrer à son service.

«Voyons ta figure! cria le Porpora au jeune homme tremblant; approche!
Qui t'a dit que j'eusse besoin d'un domestique? Je n'en ai aucun besoin.

--Si vous n'avez pas besoin de domestique, répondit  Joseph éperdu, mais
faisant bonne contenance comme Consuelo le lui avait recommandé, c'est bien
malheureux pour moi, Monsieur; car j'ai bien besoin de trouver un  maître.

--On dirait qu'il n'y a que moi qui puisse te faire gagner ta vie! Répliqua
le Porpora. Tiens, regarde mon appartement et mon mobilier; crois-tu que
j'aie besoin d'un laquais pour arranger tout cela?

--Eh! vraiment oui, Monsieur, vous en auriez besoin, reprit Haydn en
affectant une confiante simplicité; car tout cela est fort mal en ordre.»

En parlant ainsi, il se mit tout de suite à la besogne, et commença à
ranger la chambre avec une symétrie et un sang-froid apparent qui donnèrent
envie de rire au Porpora. Joseph jouait le tout pour le tout; car si son
zèle n'eût diverti le maître, il eût fort risqué d'être payé à coups de
canne.

Voilà un drôle de corps, qui veut me servir malgré moi, dit le Porpora en
le regardant faire. Je te dis, idiot, que je n'ai pas le moyen de payer un
domestique. Continueras-tu à faire l'empressé?

--Qu'à cela ne tienne, Monsieur! Pourvu que vous me donniez vos vieux
habits, et un morceau de pain tous les jours, je m'en contenterai. Je suis
si misérable, que je me trouverai fort heureux de ne pas mendier mon pain.

--Mais pourquoi n'entres-tu pas dans une maison riche?

--Impossible, Monsieur; on me trouve trop petit et trop laid. D'ailleurs,
je n'entends rien à la musique, et vous savez que tous les grands seigneurs
d'aujourd'hui veulent que leurs laquais sachent faire une petite partie de
viole ou de flûte pour la musique de chambre. Moi, je n'ai jamais pu me
fourrer une note de musique dans la tête.

--Ah! ah! tu n'entends rien à la musique. Eh bien, tu es l'homme qu'il
me faut. Si tu te contentes de la nourriture et des vieux habits, je te
prends; car, aussi bien, voilà ma fille qui aura besoin d'un garçon
diligent pour faire ses commissions. Voyons! que sais-tu faire? Brosser
les habits, cirer les souliers, balayer, ouvrir et fermer la porte?

--Oui, Monsieur, je sais faire tout cela.

--Eh bien, commence. Prépare-moi l'habit que tu vois étendu sur mon lit,
car je vais dans une heure chez  l'ambassadeur. Tu m'accompagneras,
Consuelo. Je veux te présenter à monsignor Corner, que tu connais déjà,
et qui vient d'arriver des eaux avec la signora. Il y a là-bas une petite
chambre que je te cède; va faire un peu de toilette aussi pendant que je me
préparerai.»

Consuelo obéit, traversa l'antichambre, et, entrant dans le cabinet sombre
qui allait devenir son appartement, elle endossa son éternelle robe noire
et son fidèle fichu blanc, qui avaient fait le voyage sur l'épaule de
Joseph.

«Pour aller à l'ambassade, ce n'est pas un très-bel équipage, pensa-t-elle;
mais on m'a vue commencer ainsi à Venise, et cela ne m'a pas empêchée de
bien chanter et d'être écoutée avec plaisir.»

Quand elle fut prête, elle repassa dans l'antichambre, et y trouva Haydn,
qui crêpait gravement la perruque du Porpora, plantée sur un bâton. En se
regardant, ils étouffèrent de part et d'autre un grand éclat de rire.

«Eh! comment fais-tu pour arranger cette belle perruque? lui dit-elle à
voix bien basse, pour ne pas être entendue du Porpora, qui s'habillait
dans la chambre voisine.

--Bah! répondit Joseph, cela va tout seul. J'ai souvent vu travailler
Keller! Et puis, il m'a donné une leçon ce matin, et il m'en donnera
encore, afin que j'arrive à la perfection du lissé et du crêpé.

--Ah! prends courage, mon pauvre garçon, dit Consuelo en lui serrant la
main; le maître finira par se laisser désarmer. Les routes de l'art sont
encombrées d'épines mais on parvient à y cueillir de belles fleurs.

--Merci de la métaphore, chère soeur Consuelo. Sois sûre que je ne me
rebuterai pas, et pourvu qu'en passant auprès de moi sur l'escalier ou
dans la cuisine tu me dises de temps en temps un petit mot d'encouragement
et d'amitié, je supporterai tout avec plaisir.

--Et je t'aiderai à remplir tes fonctions, reprit Consuelo en souriant.
Crois-tu donc que moi aussi je n'aie pas commencé comme toi? Quand j'étais
petite, j'étais souvent la servante du Porpora. J'ai plus d'une fois fait
ses commissions, battu son chocolat et repassé ses rabats. Tiens, pour
commencer, je vais t'enseigner à brosser cet habit, car tu n'y entends
rien; tu casses les boutons et tu fanes les revers.»

Elle lui prit la brosse des mains, et lui donna l'exemple avec adresse et
dextérité. Mais, entendant le Porpora qui approchait, elle lui repassa la
brosse précipitamment, et prit un air grave pour lui dire en présence du
maître:

--«Eh bien, petit, dépêchez-vous donc!»




LXXXIII.


Ce n'était point à l'ambassade de Venise, mais chez l'ambassadeur,
c'est-à-dire dans la maison de sa maîtresse,  que le Porpora conduisait
Consuelo. La Wilhelmine était une belle créature, infatuée de musique, et
dont tout le plaisir, dont toute la prétention était de rassembler chez
elle, en petit comité, les artistes et les dilettanti qu'elle pouvait y
attirer sans compromettre par trop d'apparat la dignité diplomatique de
monsignor Corner. A l'apparition de Consuelo, il y eut un moment de
surprise, de doute, puis un cri de joie et une effusion de cordialité dès
qu'on se fut assuré que c'était bien la Zingarella, la merveille de l'année
précédente à San-Samuel. Wilhelmine, qui l'avait vue tout enfant venir chez
elle, derrière le Porpora, portant ses cahiers, et le suivant comme un
petit chien, s'était beaucoup refroidie à son endroit, en lui voyant
ensuite recueillir tant d'applaudissements et d'hommages dans les salons
de la noblesse, et tant de couronnes sur la scène. Ce n'est pas que cette
belle personne fût méchante, ni qu'elle daignât être jalouse d'une fille
si longtemps réputée laide à faire peur. Mais la Wilhelmine aimait à faire
la grande dame, comme toutes celles qui ne le sont pas. Elle avait chanté
de grands airs avec le Porpora (qui, la traitant comme un talent d'amateur,
lui avait laissé essayer de tout), lorsque la pauvre Consuelo étudiait
encore cette fameuse petite feuille de carton où le maître renfermait toute
sa méthode de chant, et à laquelle il tenait ses élèves sérieux durant cinq
ou six ans. La Wilhelmine ne se figurait donc pas qu'elle pût avoir pour
la Zingarella un autre sentiment que celui d'un charitable intérêt. Mais
de ce qu'elle lui avait jadis donné quelques bonbons, ou de ce qu'elle lui
avait mis entre les mains un livre d'images pour l'empêcher de s'ennuyer
dans son antichambre, elle concluait qu'elle avait été une des plus
officieuses protectrices de ce jeune talent. Elle avait donc trouvé fort
extraordinaire et fort inconvenant que Consuelo, parvenue en un instant
au faîte du triomphe, ne se fût pas montrée humble, empressée, et remplie
de reconnaissance envers elle. Elle avait compté que lorsqu'elle aurait
de petites réunions d'hommes choisis, Consuelo ferait gracieusement et
gratuitement les frais de la soirée, en chantant pour elle et avec elle
aussi souvent et aussi longtemps qu'elle le désirerait, et qu'elle pourrait
la présenter à ses amis, en se donnant les gants de l'avoir aidée dans ses
débuts et quasi formée à l'intelligence de la musique. Les choses s'étaient
passées autrement: le Porpora, qui avait beaucoup plus à coeur d'élever
d'emblée son élève Consuelo au rang qui lui convenait dans  la hiérarchie
de l'art, que de complaire à sa protectrice Wilhelmine, avait ri, dans sa
barbe, des prétentions de cette dernière; et il avait défendu à Consuelo
d'accepter les invitations un peu trop familières d'abord, un peu trop
impérieuses ensuite, de madame l'ambassadrice _de la main gauche_.
Il avait su trouver mille prétextes pour se dispenser de la lui amener,
et la Wilhelmine en avait pris un étrange dépit contre la débutante,
jusqu'à dire qu'elle n'était pas assez belle pour avoir jamais des succès
incontestés; que sa voix, agréable dans un salon, à la vérité, manquait de
sonorité au théâtre, qu'elle ne tenait pas sur la scène tout ce qu'avait
promis son enfance, et autres malices de même genre connues de tout temps
et en tous pays.

Mais bientôt la clameur enthousiaste du public avait étouffé ces petites
insinuations, et la Wilhelmine, qui se piquait d'être un bon juge, une
savante élève du Porpora, et une âme généreuse, n'avait osé poursuivre
cette guerre sourde contre la plus brillante élève du Maestro, et contre
l'idole du public. Elle avait mêlé sa voix à celle des vrais dilettanti
pour exalter Consuelo, et si elle l'avait un peu dénigrée encore pour
l'orgueil et l'ambition dont elle avait fait preuve en ne mettant pas
sa voix à la disposition de _madame l'ambassadrice_, c'était bien bas et
tout à fait à l'oreille de quelques-uns que _madame l'ambassadrice_ se
permettait de l'en blâmer.

Cette fois, lorsqu'elle vit Consuelo venir à elle dans sa petite toilette
des anciens jours, et lorsque le Porpora la lui présenta officiellement,
ce qu'il n'avait jamais fait auparavant, vaine et légère comme elle était,
la Wilhelmine pardonna tout, et s'attribua un rôle de grandeur généreuse.
Embrassant la Zingarella sur les deux joues,

«Elle est ruinée, pensa-t-elle; elle a fait quelque folie, ou perdu la
voix, peut-être; car on n'a pas entendu parler d'elle depuis longtemps.
Elle nous revient à discrétion. Voici le vrai moment de la plaindre, de la
protéger, et de mettre ses talents à l'épreuve ou à profit.»

Consuelo avait l'air si doux et si conciliant, que la Wilhelmine, ne
retrouvant pas ce ton de hautaine prospérité qu'elle lui avait supposé
à Venise, se sentit fort à l'aise avec elle et la combla de prévenances.
Quelques Italiens, amis de l'ambassadeur, qui se trouvaient là, se
joignirent à elle pour accabler Consuelo d'éloges et de questions, qu'elle
sut éluder avec adresse et enjouement. Mais tout à coup sa figure devint
sérieuse, et une certaine émotion s'y trahit, lorsqu'au milieu du groupe
d'Allemands qui la regardaient curieusement de l'autre extrémité du salon,
elle reconnut une figure qui l'avait déjà gênée ailleurs; celle de
l'inconnu, ami du chanoine, qui l'avait tant examinée et interrogée,
trois jours auparavant, chez le curé du village où elle avait chanté la
messe avec Joseph Haydn. Cet inconnu l'examinait encore avec une curiosité
extrême, et il était facile de voir qu'il questionnait ses voisins sur son
compte. La Wilhelmine s'aperçut de la préoccupation de Consuelo.

«Vous regardez M. Holzbaüer? lui dit-elle. Le connaissez-vous?

--Je ne le connais pas, répondit Consuelo, et j'ignore si c'est celui que
je regarde.

--C'est le premier à droite de la console, reprit l'ambassadrice. Il est
actuellement directeur du théâtre de la cour, et sa femme est première
cantatrice à ce même théâtre. Il abuse de sa position, ajouta-t-elle tout
bas, pour régaler la cour et la ville de ses opéras, qui, entre nous, ne
valent pas le diable. Voulez-vous que je vous fasse faire connaissance
avec lui? C'est un fort galant homme.

--Mille grâces, Signora; répondit Consuelo, je suis trop peu de chose ici
pour être présentée à ce personnage, et je suis certaine d'avance qu'il ne
m'engagera pas à son théâtre.

--Et pourquoi cela mon coeur? Cette belle voix, qui n'avait pas sa pareille
dans toute l'Italie, aurait-elle souffert du séjour de la Bohême? car vous
avez vécu tout ce temps en Bohême, nous dit-on; dans le pays le plus froid
et le plus triste du monde! C'est bien mauvais pour la poitrine, et je ne
m'étonne pas que vous en ayez ressenti les effets. Mais ce n'est rien, la
voix vous reviendra à notre beau soleil de Venise.»

Consuelo, voyant que la Wilhelmine était fort pressée de décréter
l'altération de sa voix, s'abstint de démentir cette opinion, d'autant plus
que son interlocutrice avait fait elle-même la question et la réponse. Elle
ne se tourmentait pas de cette charitable supposition, mais de l'antipathie
qu'elle devait s'attendre à rencontrer chez Holzbaüer à cause d'une réponse
un peu brusque et un peu sincère qui lui était échappée sur sa musique
au déjeuner du presbytère. Le maestro de la cour ne manquerait pas de se
venger en racontant dans quel équipage et en quelle compagnie il l'avait
rencontrée sur les chemins, et Consuelo craignait que cette aventure,
arrivant aux oreilles du Porpora, ne l'indisposât contre elle, et surtout
contre le pauvre Joseph.

Il en fut autrement: Holzbaüer ne dit pas un mot de l'aventure, pour
des raisons que l'on saura par la suite; et loin de montrer la moindre
animosité à Consuelo, il s'approcha d'elle, et lui adressa des regards dont
la malignité enjouée n'avait rien que de bienveillant. Elle feignit de ne
pas les comprendre. Elle eût craint de paraître lui demander le secret, et
quelles que pussent être les suites de leur rencontre, elle était trop
fière pour ne pas les affronter tranquillement.

Elle fut distraite de cet incident par la figure d'un vieillard à l'air
Dur et hautain, qui montrait cependant beaucoup d'empressement à lier
conversation avec le Porpora; mais celui-ci, fidèle à sa mauvaise humeur,
lui répondait à peine, et à chaque instant faisait un effort et cherchait
un prétexte pour se débarrasser de lui.

«Celui-ci, dit Wilhelmine, qui n'était pas fâchée de faire à Consuelo la
liste des célébrités qui ornaient son salon, c'est un maître illustre,
c'est le Buononcini. Il arrive de Paris, où il a joué lui-même une partie
de violoncelle dans un motet de sa composition en présence du roi; vous
savez que c'est lui qui a fait fureur si longtemps à Londres, et qui, après
une lutte obstinée de théâtre à théâtre contre Haendel, a fini par vaincre
ce dernier dans l'opéra.

--Ne dites pas cela, signora, dit avec vivacité le Porpora qui venait de
se débarrasser du Buononcini, et, qui, se rapprochant des deux femmes,
avait entendu les dernières paroles de Wilhelmine; oh! ne dites pas un
pareil blasphème! Personne n'a vaincu Haendel, personne ne le vaincra.
Je connais mon Haendel, et vous ne le connaissez pas encore. C'est le
premier d'entre nous, et je le confesse, quoique j'aie eu l'audace de
lutter aussi contre lui dans des jours de folle jeunesse; j'ai été écrasé,
cela devait être, cela est juste. Buononcini, plus heureux, mais non
plus modeste ni plus habile que moi, a triomphé aux yeux des sots et aux
oreilles des barbares.  Ne croyez donc pas ceux qui vous parlent de ce
triomphe-là; ce sera l'éternel ridicule de mon confrère Buononcini, et
l'Angleterre rougira un jour d'avoir préféré ses opéras à ceux d'un génie,
d'un géant tel que Haendel. La mode, la _fashion_, comme ils disent là-bas,
le mauvais goût, l'emplacement favorable du théâtre, une coterie, des
intrigues et, plus que tout cela, le talent de prodigieux chanteurs que
le Buononcini avait pour interprètes, l'ont emporté en apparence. Mais
Haendel prend dans la musique sacrée une revanche formidable... Et, quant à
M. Buononcini, je n'en fais pas grand cas. Je n'aime pas les escamoteurs,
et je dis qu'il a escamoté son succès dans l'opéra tout aussi légitimement
que dans la cantate.»

Le Porpora faisait allusion à un vol scandaleux qui avait mis en émoi tout
le monde musical; le Buononcini s'étant attribué en Angleterre la gloire
d'une composition  que Lotti avait faite trente ans auparavant, et qu'il
avait réussi à prouver sienne d'une manière éclatante, après un long débat
avec l'effronté maestro. La Wilhelmine  essaya de défendre le Buononcini,
et cette contradiction ayant enflammé la bile du Porpora:

«Je vous dis, je vous soutiens, s'écria-t-il sans se soucier d'être entendu
de Buononcini, que Haendel est supérieur, même dans l'opéra, à tous les
hommes du passé et du présent. Je veux vous le prouver sur l'heure.
Consuelo, mets-toi au piano, et chante-nous l'air que je te désignerai.

--Je meurs d'envie d'entendre l'admirable Porporina, reprit la Wilhelmine;
mais je vous supplie, qu'elle ne  débute pas ici, en présence du Buononcini
et de M. Holzbaüer, par du Haendel. Ils ne pourraient être flattés d'un
pareil choix...

--Je le crois bien, dit Porpora, c'est leur condamnation vivante, leur
arrêt de mort!

--Eh bien, en ce cas, reprit-elle, faites chanter quelque chose de vous,
maître!

--Vous savez, sans doute, que cela n'exciterait la jalousie de personne!
mais moi, je veux qu'elle chante du Haendel! je le veux!

--Maître, n'exigez pas que je chante aujourd'hui, dit Consuelo, j'arrive
d'un long voyage...

--Certainement, ce serait abuser de son obligeance,  et je ne lui demande
rien, moi, reprit Wilhelmine. En présence des juges qui sont ici, et de
M. Holzbaüer surtout, qui a la direction du théâtre impérial, il ne faut
pas compromettre votre élève; prenez-y garde!

--La compromettre! à quoi songez-vous? dit brusquement Porpora en haussant
les épaules; je l'ai entendue ce matin, et je sais si elle risque de se
compromettre devant vos Allemands!»

Ce débat fût heureusement interrompu par l'arrivée d'un nouveau personnage.
Tout le monde  s'empressa pour lui faire accueil, et Consuelo, qui avait vu
et entendu à Venise, dans son enfance, cet homme grêle, efféminé de visage
avec des manières rogues et une tournure bravache, quoiqu'elle le retrouvât
vieilli, fané, enlaidi, frisé ridiculement et habillé avec le mauvais goût
d'un Céladon suranné, reconnut à l'instant même, tant elle en avait gardé
un profond souvenir, l'incomparable, l'inimitable sopraniste Majorano, dit
Caffarelli ou plutôt Caffariello, comme on l'appelle partout, excepté en
France.

Il était impossible de voir un fat plus impertinent que ce bon Caffariello.
Les femmes l'avaient gâté par leurs engouements, les acclamations du public
lui avaient fait tourner la tête. Il avait été si beau, ou, pour mieux
dire, si joli dans sa jeunesse, qu'il avait débuté en Italie dans les rôles
de femme; maintenant qu'il tirait sur la cinquantaine (il paraissait même
beaucoup plus vieux que son âge, comme la plupart des sopranistes), il
était difficile de le se représenter en Didon, ou en Galathée, sans avoir
grande envie de rire. Pour racheter ce qu'il y avait de bizarre dans sa
personne, il se donnait de grands airs de matamore, et à tout propos
élevait sa voix claire et douce, sans pouvoir en changer la nature. Il y
avait dans toutes ces affectations, et dans cette exubérance de vanité,
un bon côté cependant. Caffariello sentait trop la supériorité de son
talent pour être aimable; mais aussi il sentait trop la dignité de son rôle
d'artiste pour être courtisan. Il tenait tête follement et crânement aux
plus importants personnages, aux souverains même, et pour cela il n'était
point aimé des plats adulateurs, dont son impertinence faisait par trop la
critique. Les vrais amis de l'art lui pardonnaient tout, à cause de son
génie de virtuose; et malgré toutes les lâchetés qu'on lui reprochait
comme homme, on était bien forcé de reconnaître qu'il y avait dans sa vie
des traits de courage et de générosité comme artiste.

Ce n'était point volontairement, et de propos délibéré, qu'il avait montré
de la négligence et une sorte d'ingratitude envers le Porpora. Il se
souvenait bien d'avoir étudié huit ans avec lui, et d'avoir appris de lui
tout ce qu'il savait; mais il se souvenait encore davantage du jour où
son maître lui avait dit: «A présent je n'ai plus rien à t'apprendre:
_Va, figlio mio, tu sei il primo musico del mondo_.» Et, de ce jour,
Caffariello, qui était effectivement (après Farinelli) le premier chanteur
Du monde, avait cessé de s'intéresser à tout ce qui n'était pas lui-même.
«Puisque je suis le premier, s'était-il dit, apparemment je suis le seul.
Le monde a été créé pour moi; le ciel n'a donné le génie aux poëtes et aux
Compositeurs que pour faire chanter Caffariello. Le Porpora n'a été le
premier maître de chant de l'univers que parce qu'il était destiné à former
Caffariello. Maintenant l'oeuvre du Porpora est finie, sa mission est
achevée, et pour la gloire, pour le bonheur, pour l'immortalité du Porpora,
il suffit que Caffariello vive et chante.» Caffariello avait vécu et
chanté, il était riche et triomphant, le Porpora était pauvre et délaissé;
mais Caffariello était fort tranquille, et se disait qu! il avait amassé
assez d'or et de célébrité pour que son maître fût bien payé d'avoir lancé
dans le monde un prodige tel que lui.




LXXXIV.


Caffariello, en entrant, salua fort peu tout le monde, mais alla baiser
tendrement et respectueusement la main de Wilhelmine: après quoi, il
accosta son directeur Holzbaüer avec un air d'affabilité protectrice, et
secoua la main de son maître Porpora avec une familiarité insouciante.
Partagé entre l'indignation que lui causaient ses manières et la nécessité
de le ménager (car en demandant un opéra de lui au théâtre, et en se
chargeant du premier rôle, Caffariello pouvait rétablir les affaires du
maestro), le Porpora se mit à le complimenter et à le questionner sur les
triomphes qu'il venait d'avoir en France, d'un ton de persiflage trop fin
pour que sa fatuité ne prît pas le change.

«La France?, répondit Caffariello; ne me parlez pas de la France! c'est le
pays de la petite musique, des petits musiciens, des petits amateurs, et
des petits grands seigneurs. Imaginez un faquin comme Louis XV, qui me fait
remettre par un de ses premiers gentilshommes, après m'avoir entendu dans
une demi-douzaine de concerts spirituels, devinez quoi? une mauvaise
tabatière!

--Mais en or, et garnie de diamants de prix, sans doute? dit le Porpora
en tirant avec ostentation la sienne qui n'était qu'en bois de figuier.

--Eh! sans doute, reprit le soprano; mais voyez l'impertinence! point de
portrait! A moi, une simple tabatière, comme si j'avais besoin d'une boîte
pour priser! Fi! quelle bourgeoisie royale! J'en ai été indigné.

--Et j'espère, dit le Porpora en remplissant de tabac son nez malin, que
tu auras donné une bonne leçon à ce petit roi-là?

--Je n'y ai pas manqué, par le corps de Dieu! Monsieur, ai-je dit au
premier gentilhomme en ouvrant un tiroir sous ses yeux éblouis; voilà
trente tabatières, dont la plus chétive vaut trente fois celle que vous
m'offrez; et vous voyez, en outre, que les autres souverains n'ont pas
dédaigné de m'honorer de leurs miniatures. Dites cela au roi votre maître,
Caffariello n'est pas à court de tabatières, Dieu merci!

--Par le sang de Bacchus! voilà un roi qui a dû être bien penaud! reprit
le Porpora.

--Attendez! ce n'est pas tout! Le gentilhomme a eu l'insolence de me
répondre qu'en fait d'étrangers Sa Majesté ne donnait son portrait qu'aux
ambassadeurs!

--Oui-da! le paltoquet! Et qu'as tu répondu?

--Écoutez bien, Monsieur, ai-je dit; apprenez qu'avec tous les ambassadeurs
du monde on ne ferait pas un Caffariello!

--Belle et bonne réponse! Ah! que je reconnais bien là mon Caffariello!
et tu n'as pas accepté sa tabatière?

--Non, pardieu! répondit Caffariello en tirant de sa poche par
préoccupation, une tabatière d'or enrichie de brillants.

--Ce ne serait pas celle-ci, par hasard? dit le Porpora en regardant
la boîte d'un air indifférent. Mais, dis-moi, as-tu vu là notre jeune
princesse de Saxe? Celle à qui j'ai mis pour la première fois les doigts
sur le clavecin, à Dresde, alors que la reine de Pologne, sa mère,
m'honorait de sa protection? C'était une aimable petite princesse!

--Marie-Joséphine?

--Oui, la grande dauphine de France.

--Si je l'ai vue? dans l'intimité! C'est une bien bonne personne. Ah!
la bonne femme! Sur mon honneur, nous sommes les meilleurs amis du monde.
Tiens! c'est elle qui m'a donné cela!»

Et il montra un énorme diamant qu'il avait au doigt.

«Mais on dit aussi qu'elle a ri aux éclats de ta réponse au roi sur son
présent.

--Sans doute, elle a trouvé que j'avais fort bien répondu, et que le roi
son beau-père avait agi avec moi comme un cuistre.

--Elle t'a dit cela, vraiment?

--Elle me l'a fait entendre, et m'a remis un passe-port qu'elle avait fait
signer par le roi lui-même.»

Tous ceux qui écoutaient ce dialogue se détournèrent pour rire sous cape.
Le Buononcini, en parlant des forfanteries de Caffariello en France,
Avait raconté, une heure auparavant, que la dauphine, en lui remettant
ce passe-port, illustré de la griffe du maître, lui avait fait remarquer
qu'il n'était valable que pour dix jours, ce qui équivalait clairement à
un ordre de sortir du royaume dans le plus court délai.

Caffariello, craignant peut-être qu'on ne l'interrogeât sur cette
circonstance, changea de conversation.

«Eh bien, maestro! dit-il au Porpora, as-tu fait beaucoup d'élèves à
Venise, dans ces derniers temps? En as-tu produit quelques-uns qui te
donnent de l'espérance?

--Ne m'en parle pas! répondit le Porpora. Depuis toi, le ciel a été avare,
et mon école stérile. Quand Dieu eut fait l'homme, il se reposa. Depuis que
le Porpora a fait le Caffariello, il se croise les bras et s'ennuie.

--Bon maître! reprit Caffariello charmé du compliment, qu'il prit tout
à fait en bonne part, tu as trop d'indulgence pour moi. Mais tu avais
pourtant quelques élèves qui promettaient, quand je t'ai vu à la _Scuola
dei Mendicanti?_ Tu y avais déjà formé la petite Corilla qui était goûtée
du public; une belle créature, par ma foi!

--Une belle créature, rien de plus.

--Rien de plus, en vérité? demanda M. Holzbaüer, qui avait l'oreille au
guet.


--Rien de plus, vous dis-je, répliqua le Porpora d'un ton d'autorité.

--Cela est bon à savoir, dit Holzbaüer en lui parlant à l'oreille. Elle est
arrivée ici hier soir, assez malade à ce qu'on m'a dit: et pourtant, dès ce
matin, j'ai reçu des propositions de sa part pour entrer au théâtre de la
cour.

--Ce n'est pas ce qu'il vous faut, reprit le Porpora. Votre femme
chante... dix fois mieux qu'elle!» Il avait failli dire moins mal, mais
il sut se retourner à temps.

«Je vous remercie de votre avis, répondit le directeur.

--Eh quoi! pas d'autre élève que la grosse Corilla? reprit Caffariello.
Venise est à sec? J'ai envie d'y aller le printemps prochain avec la Tesi.

--Pourquoi non?

--Mais la Tesi est entichée de Dresde. Ne trouverai-je donc pas un chat
pour miauler à Venise? Je ne suis pas bien difficile, moi, et le public
ne l'est pas, quand il a un primo-uomo de ma qualité pour enlever tout
l'opéra. Une jolie voix, docile et intelligente, me suffirait pour les
duos. Ah! à propos, maître! qu'as-tu fait d'une petite moricaude que je
t'ai vue?

--J'ai enseigné beaucoup de moricaudes.

--Oh! celle-là avait une voix prodigieuse, et je me souviens que je t'ai
dit en l'écoutant: Voilà une petite laideron qui ira loin! Je me suis
même amusé à lui chanter quelque chose. Pauvre petite! elle en a pleuré
d'admiration.

--Ah! ah! dit Porpora en regardant Consuelo, qui devint rouge comme le nez
du maestro.

--Comment diable s'appelait-elle? reprit Caffariello. Un nom
bizarre... Allons, tu dois t'en souvenir, maestro; elle était laide
comme tous les diables.

--C'était moi,» répondit Consuelo, qui surmonta avec franchise et bonhomie
son embarras, pour venir saluer gaiement et respectueusement Caffariello.

Caffariello ne se déconcerta pas pour si peu.

«Vous? lui dit-il lestement en lui prenant la main. Vous mentez; car vous
êtes une fort belle fille, et celle dont je parle...

--Oh! c'était bien moi! reprit Consuelo. Regardez-moi bien! Vous devez me
reconnaître. C'est bien la même Consuelo!

--Consuelo! oui, c'était son diable de nom. Mais je ne vous reconnais pas
du tout; et j'ai bien peur qu'on ne vous ait changée. Mon enfant, si, en
acquérant de la beauté, vous avez perdu la voix et le talent que vous
annonciez, vous auriez mieux fait de rester laide.
                
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