George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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--Je veux que tu l'entendes!» dit le Porpora qui brûlait du désir de
produire son élève devant Holzbaüer.

Et il poussa Consuelo au clavecin, un peu malgré elle; car il y avait
longtemps qu'elle n'avait affronté un auditoire savant, et elle ne s'était
nullement préparée à chanter ce soir-là.

«Vous me mystifiez, disait Caffariello. Ce n'est pas la même que j'ai vue
à Venise.

--Tu vas en juger, répondait le Porpora.

--En vérité, maître, c'est une cruauté de me faire chanter, quand j'ai
encore cinquante lieues de poussière dans le gosier, dit Consuelo
timidement.

--C'est égal, chante, répondit le maestro.

--N'ayez pas peur de moi, mon enfant, dit Caffariello; je sais l'indulgence
qu'il faut avoir, et, pour vous ôter la peur, je vais chanter avec vous,
si vous voulez.

--A cette condition-là, j'obéirai, répondit-elle, et le bonheur que j'aurai
de vous entendre m'empêchera de penser à moi-même.

--Que pouvons-nous chanter ensemble? dit Caffariello au Porpora. Choisis
un duo, toi.

--Choisis toi-même, répondit-il. Il n'y a rien qu'elle ne puisse chanter
avec toi.

--Eh bien donc, quelque chose de ta façon, je veux te faire plaisir
aujourd'hui, maestro; et d'ailleurs je sais que la signora Wilhelmine a
ici toute ta musique, reliée et dorée avec un luxe oriental.

--Oui, grommela Porpora entre ses dents, mes oeuvres sont plus richement
habillées que moi.»

Caffariello prit les cahiers, feuilleta, et choisit un duo de
l'_Eumène_, opéra que le maestro avait écrit à Rome pour Farinelli. Il
chanta le premier solo avec cette grandeur, cette perfection, cette
_maestria_, qui faisaient oublier en un instant tous ses ridicules pour
ne laisser de place qu'à l'admiration et à l'enthousiasme. Consuelo se
sentit ranimée et vivifiée de toute la puissance de cet homme
extraordinaire, et chanta, à son tour, le solo de femme, mieux peut-être
qu'elle n'avait chanté de sa vie. Caffariello n'attendit pas qu'elle eût
fini pour l'interrompre par des explosions d'applaudissements.

«Ah! _cara!_ s'écria-t-il à plusieurs reprises: c'est à présent que je te
reconnais. C'est bien l'enfant merveilleux que j'avais remarqué à Venise:
mais à présent _figlia mia_, tu es un prodige (_un portento_), c'est
Caffariello qui te le déclare.»

La Wilhelmine fut un peu surprise, un peu décontenancée, de retrouver
Consuelo plus puissante qu'à Venise. Malgré le plaisir d'avoir les débuts
d'un tel talent dans son salon à Vienne, elle ne se vit pas, sans un peu
d'effroi et de chagrin, réduite à ne plus oser chanter à ses habitués,
après une telle virtuose, Elle fit pourtant grand bruit de son admiration.
Holzbaüer, toujours souriant dans sa cravate, mais craignant de ne pas
Trouver dans sa caisse assez d'argent pour payer un si grand talent,
garda, au milieu de ses louanges, une réserve diplomatique; le Buononcini
déclara que Consuelo surpassait encore madame Hasse et madame Cuzzoni.
L'ambassadeur entra dans de tels transports, que la Wilhelmine en fut
effrayée, surtout quand elle le vit ôter de son doigt un gros saphir pour
le passer à celui de Consuelo, qui n'osait ni l'accepter ni le refuser.
Le duo fut redemandé avec fureur; mais la porte s'ouvrit, et le laquais
Annonça avec une respectueuse solennité M. le comte de Hoditz: tout le
monde se leva par ce mouvement de respect instinctif que l'on porte, non
au plus illustre, non au plus digne, mais au plus riche.

«Il faut que j'aie bien du malheur, pensa Consuelo, pour rencontrer ici
d'emblée, et sans avoir eu le temps de parlementer, deux personnes qui
m'ont vue en voyage avec Joseph, et qui ont pris sans doute une fausse
idée de mes moeurs et de mes relations avec lui. N'importe, bon et honnête
Joseph, au prix de toutes les calomnies que notre amitié pourra susciter,
je ne la désavouerai jamais dans mon coeur ni dans mes paroles.»

Le comte Hoditz, tout chamarré d'or et de broderies, s'avança vers
Wilhelmine, et, à la manière dont on baisait la main de cette femme
entretenue, Consuelo comprit la différence qu'on faisait entre une telle
maîtresse de maison et les fières patriciennes qu'elle avait vues à Venise.
On était plus galant, plus aimable et plus gai auprès de Wilhelmine;
mais on parlait plus vite, on marchait moins légèrement, on croisait
les jambes plus haut, on mettait le dos à la cheminée: enfin on était un
autre homme que dans le monde officiel. On paraissait se plaire davantage
à ce sans-gêne; mais il y avait au fond quelque chose de blessant et de
méprisant que Consuelo sentit tout de suite, quoique ce quelque chose,
masqué par l'habitude du grand monde et les égards qu'on devait à
l'ambassadeur, fût quasi imperceptible.

Le comte Hoditz était, entre tous, remarquable par cette fine nuance de
laisser-aller qui, loin de choquer Wilhelmine, lui semblait un hommage
de plus. Consuelo n'en souffrait que pour cette pauvre personne dont
la gloriole satisfaite lui paraissait misérable. Quant à elle-même,
elle n'en était pas offensée; Zingarella, elle ne prétendait à rien,
et, n'exigeant pas seulement un regard, elle ne se souciait guère d'être
saluée deux ou trois lignes plus haut ou plus bas. «Je viens ici faire mon
métier de chanteuse, se disait-elle, et, pourvu que l'on m'approuve quand
j'ai fini, je ne demande qu'à me tenir inaperçue dans un coin; mais
cette femme, qui mêle sa vanité à son amour (si tant est qu'elle mêle un
peu d'amour à toute cette vanité), combien elle rougirait si elle voyait
le dédain et l'ironie cachés sous des manières si galantes et si
complimenteuses!»

On la fit chanter encore; on la porta aux nues, et elle partagea
littéralement avec Caffariello les honneurs de la soirée. A chaque instant
elle s'attendait à se voir abordée par le comte Hoditz, et à soutenir le
feu de quelque malicieux éloge. Mais, chose étrange! le comte Hoditz ne
s'approcha pas du clavecin, vers lequel elle affectait de se tenir tournée
pour qu'il ne vît pas ses traits, et lorsqu'il  se fut enquis de son nom
et de son âge, il ne parut pas avoir jamais entendu parler d'elle. Le fait
est qu'il n'avait pas reçu le billet imprudent que, dans son audace
voyageuse, Consuelo lui avait adressé par la femme du déserteur. Il avait,
en outre, la vue fort basse; et comme ce n'était pas alors la mode de
lorgner en plein salon, il distinguait très-vaguement la pâle figure de
la cantatrice. On s'étonnera peut-être que, mélomane comme il se piquait
d'être, il n'eût pas la curiosité de voir de plus près une virtuose si
remarquable. Il faut qu'on se souvienne que le seigneur morave n'aimait
que sa propre musique, sa propre méthode et ses propres chanteurs. Les
grands talents ne lui inspiraient aucun intérêt et aucune sympathie; il
aimait à rabaisser dans son estime leurs exigences et leurs prétentions:
Et, lorsqu'on lui disait que la Faustina Bordoni gagnait à Londres
cinquante mille francs par an, et Farinelli cent cinquante mille francs,
il haussait les épaules et disait qu'il avait pour cinq cents francs de
gages, à son théâtre de Roswald, en Moravie, des chanteurs formés par lui
qui valaient bien Farinelli, Faustina, et M. Caffariello par-dessus le
marché.

Les grands airs de ce dernier lui étaient particulièrement antipathiques
et insupportables, par la raison que, dans sa sphère, M. le comte Hoditz
avait les mêmes travers et les mêmes ridicules. Si les vantards déplaisent
aux gens modestes et sages, c'est aux vantards surtout qu'ils inspirent le
plus d'aversion et de dégoût. Tout vaniteux déteste son pareil, et raille
en lui le vice qu'il porte en lui-même. Pendant qu'on écoutait le chant de
Caffariello, personne ne songeait à la fortune et au dilettantisme du comte
Hoditz. Pendant que Caffariello débitait ses hâbleries, le comte Hoditz ne
pouvait trouver place pour les siennes; enfin ils se gênaient l'un l'autre.
Aucun salon n'était assez vaste, aucun auditoire assez attentif, pour
contenir et contenter deux hommes dévorés d'une telle _approbativité_
(style phrénologique de nos jours).

Une troisième raison empêcha le comte Hoditz d'aller regarder et
reconnaître son Bertoni de Passaw: c'est qu'il ne l'avait presque pas
regardé à Passaw, et qu'il eût eu bien de la peine à le reconnaître ainsi
transformé. Il avait vu une petite fille _assez bien faite_, comme on
disait alors pour exprimer une personne passable; il avait entendu une
jolie voix fraîche et facile; il avait pressenti une intelligence assez
éducable; il n'avait senti et deviné rien de plus, et il ne lui fallait
rien de plus pour son théâtre de Roswald. Riche, il était habitué à acheter
sans trop d'examen et sans débat parcimonieux tout ce qui se trouvait à sa
convenance. Il avait voulu acheter le talent et la personne de Consuelo
comme nous achetons un couteau à Châtellerault et de la verroterie à
Venise. Le marché ne s'était pas conclu, et, comme il n'avait pas eu un
instant d'amour pour elle, il n'avait pas eu un instant de regret. Le dépit
avait bien un peu troublé la sérénité de son réveil à Passaw; mais les gens
qui s'estiment beaucoup ne souffrent pas longtemps d'un échec de ce genre.
Ils l'oublient vite; le monde n'est-il pas à eux, surtout quand ils sont
riches? Une aventure manquée, cent de retrouvées! s'était dit le noble
comte. Il chuchota avec la Wilhelmine durant le dernier morceau que chanta
Consuelo, et, s'apercevant que le Porpora lui lançait des regards furieux,
il sortit bientôt sans avoir trouvé aucun plaisir parmi ces musiciens
pédants et mal appris.




LXXXV.


Le premier mouvement de Consuelo, en rentrant dans la chambre, fut
d'écrire à Albert; mais elle s'aperçut bientôt que cela n'était pas aussi
facile à faire qu'elle se l'était imaginé. Dans un premier brouillon, elle
commençait à lui raconter tous les incidents de son voyage, lorsque la
crainte lui vint de l'émouvoir trop violemment par la peinture des fatigues
et des dangers qu'elle lui mettait sous les yeux. Elle se rappelait
l'espèce de fureur délirante qui s'était emparée de lui lorsqu'elle lui
avait raconté dans le souterrain les terreurs qu'elle venait d'affronter
pour arriver jusqu'à lui. Elle déchira donc cette lettre, et, pensant
qu'à une âme aussi profonde et à une organisation aussi impressionnable
il fallait la manifestation d'une idée dominante et d'un sentiment unique,
elle résolut de lui épargner tout le détail émouvant de la réalité, pour
ne lui exprimer, en peu de mots, que l'affection promise et la fidélité
jurée. Mais ce peu de mots ne pouvait être vague; s'il n'était pas
complétement affirmatif, il ferait naître des angoisses et des craintes
affreuses. Comment pouvait-elle affirmer qu'elle avait enfin reconnu
en elle-même l'existence de cet amour absolu et de cette résolution
inébranlable dont Albert avait besoin pour exister en l'attendant? La
sincérité, l'honneur de Consuelo, ne pouvaient se plier à une demi-vérité.
En interrogeant sévèrement son coeur et sa conscience, elle y trouvait bien
la force et le calme de la victoire remportée sur Anzoleto. Elle y trouvait
bien aussi, au point de vue de l'amour et de l'enthousiasme, la plus
complète indifférence pour tout autre homme qu'Albert; mais cette sorte
d'amour, mais cet enthousiasme sérieux qu'elle avait pour lui seul, c'était
toujours le même sentiment qu'elle avait éprouvé auprès de lui. Il ne
suffisait pas que le souvenir d'Anzoleto fût vaincu, que sa présence fût
écartée, pour que le comte Albert devînt l'objet d'une passion violente
dans le coeur de cette jeune fille. Il ne dépendait pas d'elle de se
rappeler sans effroi la maladie mentale du pauvre Albert, la triste
solennité du château des Géants, les répugnances aristocratiques de la
chanoinesse, le meurtre de Zdenko, la grotte lugubre de Schreckenstein,
enfin toute cette vie sombre et bizarre qu'elle avait comme rêvée en
Bohême; car, après avoir humé le grand air du vagabondage sur les cimes
du Boehmerwald, et en se retrouvant en pleine musique auprès du Porpora,
Consuelo ne se représentait déjà plus la Bohême que comme un cauchemar.
Quoiqu'elle eût résisté aux sauvages aphorismes artistiques du Porpora,
elle se voyait retombée dans une existence si bien appropriée à son
éducation, à ses facultés, et à ses habitudes d'esprit, qu'elle ne
concevait plus la possibilité de se transformer en châtelaine de
Riesenburg. Que pouvait-elle donc annoncer à Albert? que pouvait-elle
lui promettre et lui affirmer de nouveau? N'était-elle pas dans les mêmes
irrésolutions, dans le même effroi qu'à son départ du château? Si elle
était venue se réfugier à Vienne plutôt qu'ailleurs, c'est qu'elle y était
sous la protection de la seule autorité légitime qu'elle eût à reconnaître
dans sa vie. Le Porpora était son bienfaiteur, son père, son appui et son
maître dans l'acception la plus religieuse du mot. Près de lui, elle ne
se sentait plus orpheline; et elle ne se reconnaissait plus le droit de
disposer d'elle-même suivant la seule inspiration de son coeur ou de sa
raison. Or, le Porpora blâmait, raillait, et repoussait avec énergie
l'idée d'un mariage qu'il regardait comme le meurtre d'un génie, comme
l'immolation d'une grande destinée à la fantaisie d'un dévouement
romanesque. A Riesenburg aussi, il y avait un vieillard généreux, noble
et tendre, qui s'offrait pour père à Consuelo; mais change-t-on de père
suivant les besoins de sa situation? Et quand le Porpora disait non,
Consuelo pouvait-elle accepter le oui du comte Christian? Cela ne se devait
ni ne se pouvait, et il fallait attendre ce que prononcerait le Porpora
lorsqu'il aurait mieux examiné les faits et les sentiments. Mais, en
attendant cette confirmation ou cette transformation de son jugement,
que dire au malheureux Albert pour lui faire prendre patience en lui
laissant l'espoir? Avouer la première bourrasque de mécontentement du
Porpora, c'était bouleverser toute la sécurité d'Albert; la lui cacher,
c'était le tromper, et Consuelo ne voulait pas dissimuler avec lui. La vie
de ce noble jeune homme eût-elle dépendu d'un mensonge, Consuelo n'eût pas
fait ce mensonge. Il est des êtres qu'on respecte trop pour les tromper,
même en les sauvant.

Elle recommença donc, et déchira vingt commencements de lettre, sans
pouvoir se décider à en continuer une seule. De quelque façon qu'elle s'y
prît, au troisième mot, elle tombait toujours dans une assertion téméraire
ou dans une dubitation qui pouvait avoir de funestes effets. Elle se mit
au lit, accablée de lassitude, de chagrin et d'anxiétés, et elle y souffrit
longtemps du froid et de l'insomnie, sans pouvoir s'arrêter à aucune
résolution, à aucune conception nette de son avenir et de sa destinée.
Elle finit par s'endormir, et resta assez tard au lit pour que le Porpora,
qui était fort matinal, fût déjà sorti pour ses courses. Elle trouva Haydn
occupé, comme la veille, à brosser les habits et à ranger les meubles de
son nouveau maître.

«Allons donc, belle dormeuse, s'écria-t-il en voyant enfin paraître son
amie, je me meurs d'ennui, de tristesse, et de peur surtout, quand je ne
vous vois pas, comme un ange gardien, entre ce terrible professeur et moi.
Il me semble qu'il va toujours pénétrer mes intentions, déjouer le
complot, et m'enfermer dans son vieux clavecin, pour m'y faire périr
d'une suffocation harmonique. Il me fait dresser les cheveux sur la tête,
ton Porpora; et je ne peux pas me persuader que ce ne soit pas un vieux
diable italien, le Satan de ce pays-là étant reconnu beaucoup plus méchant
et plus fin que le nôtre.

--Rassure-toi, ami, répondit Consuelo; notre maître n'est que malheureux;
il n'est pas méchant. Commençons par mettre tous nos soins à lui donner
un peu de bonheur, et nous le verrons s'adoucir et revenir à son vrai
caractère. Dans mon enfance, je l'ai vu cordial et enjoué; on le citait
pour la finesse et la gaîté de ses reparties: c'est qu'alors il avait des
succès, des amis et de l'espérance. Si tu l'avais connu à l'époque où l'on
chantait son _Polifeme_ au théâtre de San-Mose, lorsqu'il me faisait entrer
avec lui sur le théâtre, et me mettait dans la coulisse d'où je pouvais
voir le dos des comparses et la tête du géant! Comme tout cela me semblait
beau et terrible, de mon petit coin! Accroupie derrière un rocher de
carton, ou grimpée sur une échelle à quinquets, je respirais à peine; et,
malgré moi, je faisais, avec ma tête et mes petits bras, tous les gestes,
tous les mouvements que je voyais faire aux acteurs. Et quand le maître
était rappelé sur la scène et forcé, par les cris du parterre, à repasser
sept fois devant le rideau, le long de la rampe, je me figurais que c'était
un dieu: c'est qu'il était fier, il était beau d'orgueil et d'effusion de
coeur, dans ces moments-là! Hélas! il n'est pas encore bien vieux, et le
voilà si changé, si abattu! Voyons, Beppo, mettons-nous à l'oeuvre, pour
qu'en rentrant il retrouve son pauvre logis un peu plus agréable qu'il ne
l'a laissé. D'abord je vais faire l'inspection de ses nippes, afin de voir
ce qui lui manque.

--Ce qui lui manque sera un peu long à compter, et ce qu'il a, très-court
à voir, répondit Joseph; car je ne sache que ma garde-robe qui soit plus
pauvre et en plus mauvais état.

--Eh bien, je m'occuperai aussi de remonter la tienne, car je suis ton
débiteur, Joseph; tu m'as nourrie et vêtue tout le long du voyage. Songeons
d'abord au Porpora. Ouvre-moi cette armoire. Quoi! un seul habit? celui
qu'il avait hier soir chez l'ambassadeur?

--Hélas! oui! un habit marron à boutons d'acier taillés, et pas très-frais,
encore! L'autre habit, qui est mûr et délabré à faire pitié, il l'a mis
pour sortir; et quant à sa robe de chambre, je ne sais si elle a jamais
existé; mais je la cherche en vain depuis une heure.»

Consuelo et Joseph s'étant mis à fureter partout, reconnurent que la robe
de chambre du Porpora était une chimère de leur imagination, de même que
son _pardessus_ et son manchon. Compte fait des chemises, il n'y en avait
que trois en haillons; les manchettes tombaient en ruines, et ainsi du
reste.

«Joseph, dit Consuelo, voilà une belle bague qu'on m'a donnée hier soir
en paiement de mes chansons; je ne veux pas la vendre, cela attirerait
l'attention sur moi, et indisposerait peut-être contre ma cupidité les
gens qui m'en ont gratifiée. Mais je puis la mettre en gage, et me faire
prêter dessus l'argent qui nous est nécessaire. Keller est honnête et
intelligent: il saura bien évaluer ce bijou, et connaîtra certainement
quelque usurier qui, en le prenant en dépôt, m'avancera une bonne somme.
Va vite et reviens.

--Ce sera bientôt fait, répondit Joseph. Il y a une espèce de bijoutier
israélite dans la maison de Keller, et ce dernier étant pour ces sortes
d'affaires secrètes le factotum de plus d'une belle dame, il vous fera
compter de l'argent d'ici à une heure; mais je ne veux rien pour moi,
entendez-vous, Consuelo! Vous-même, dont l'équipage a fait toute la route
sur mon épaule, vous avez grand besoin de toilette, et vous serez forcée
de paraître demain, ce soir peut-être, avec une robe un peu moins fripée
que celle-ci.

--Nous réglerons nos comptes plus tard, et comme je l'entendrai, Beppo.
N'ayant pas refusé tes services, j'ai le droit d'exiger que tu ne refuses
pas les miens. Allons! cours chez Keller.»

Au bout d'une heure, en effet, Haydn revint avec Keller et mille cinq
cents florins; Consuelo lui ayant expliqué ses intentions, Keller ressortit
et ramena bientôt un tailleur de ses amis, habile et expéditif, qui,
ayant pris la mesure de l'habit du Porpora et des autres pièces de
son habillement, s'engagea à rapporter dans peu de jours deux autres
habillements complets, une bonne robe de chambre ouatée, et même du linge
et d'autres objets nécessaires à la toilette, qu'il se chargea de commander
à des ouvrières _recommandables_.

«Maintenant dit Consuelo à Keller quand le tailleur fut parti, il me faut
le plus grand secret sur tout ceci. Mon maître est aussi fier qu'il est
pauvre, et certainement il jetterait mes pauvres dons par la fenêtre s'il
soupçonnait seulement qu'ils viennent de moi.

--Comment ferez-vous donc, signora, observa Joseph, pour lui faire endosser
ses habits neufs et abandonner les vieux sans qu'il s'en aperçoive?

--Oh! je le connais, et je vous réponds qu'il ne s'en apercevra pas.
Je sais comment il faut s'y prendre!

--Et maintenant, signora, reprit Joseph, qui, hors du tête-à-tête, avait
le bon goût de parler très-cérémonieusement à son amie, pour ne pas donner
une fausse opinion de la nature de leur amitié, ne penserez-vous pas aussi
à vous-même? Vous n'avez presque rien apporté avec vous de la Bohême, et
vos habits, d'ailleurs, ne sont pas à la mode de ce pays-ci.

--J'allais oublier cette importante affaire! Il faut que le bon monsieur
Keller soit mon conseil et mon guide.

--Oui-da! reprit Keller, je m'y entends, et si je ne vous fais pas
confectionner une toilette du meilleur goût, dites que je suis un ignorant
et un présomptueux.

--Je m'en remets à vous, bon Keller; seulement je vous avertis, en général,
que j'ai l'humeur simple, et que les choses voyantes, les couleurs
tranchées, ne conviennent ni à ma pâleur habituelle ni à mes goûts
tranquilles.

--Vous me faites injure, signora, en présumant que j'aie besoin de cet
avis. Ne sais-je pas, par état, les couleurs qu'il faut assortir aux
physionomies, et ne vois-je pas dans la vôtre l'expression de votre
naturel? Soyez tranquille, vous serez contente de moi, et bientôt vous
pourrez paraître à la cour, si bon vous semble, sans cesser d'être modeste
et simple comme vous voilà. Orner la personne, et non point la changer,
tel est l'art du coiffeur et celui du costumier.

--Encore un mot à l'oreille, cher monsieur Keller, dit Consuelo en
éloignant le perruquier de Joseph. Vous allez aussi faire habiller de neuf
maître Haydn des pieds à la tête, et, avec le reste de l'argent, vous
offrirez de ma part à votre fille une belle robe de soie pour le jour de
ses noces avec lui. J'espère qu'elles ne tarderont pas; car si j'ai du
succès ici, je pourrai être utile à notre ami et l'aider à se faire
connaître. Il a du talent, beaucoup de talent, soyez-en certain.

--En a-t-il réellement, signora? Je suis heureux de ce que vous me dites;
je m'en étais toujours douté. Que dis-je? j'en étais certain dès le premier
jour où je l'ai remarqué, tout petit enfant de choeur, à la maîtrise.

--C'est un noble garçon, reprit Consuelo, et vous serez récompensé par sa
reconnaissance et sa loyauté de ce que vous avez fait pour lui; car vous
aussi, Keller, je le sais, vous êtes un digne homme et un noble
coeur... Maintenant, dites-nous, ajouta-t-elle en se rapprochant de
Joseph avec Keller, si vous avez fait déjà ce dont nous étions convenus à
l'égard des protecteurs de Joseph. L'idée était venue de vous: l'avez-vous
mise à exécution?

--Si je l'ai fait, signora! répondit Keller. Dire et faire sont tout un
pour votre serviteur. En allant accommoder mes pratiques ce matin, j'ai
averti d'abord monseigneur l'ambassadeur de Venise (je n'ai pas l'honneur
de le coiffer en personne, mais je frise monsieur son secrétaire),
ensuite M. l'abbé de Métastase, dont je fais la barbe tous les matins,
et mademoiselle Marianne Martinez, sa pupille, dont la tête est également
dans mes mains. Elle demeure, ainsi que lui, dans ma maison... c'est-à-dire
que je demeure dans leur maison: n'importe! Enfin j'ai pénétré chez deux
ou trois autres personnes qui connaissent également la figure de Joseph,
et qu'il est exposé à rencontrer chez maître Porpora. Celles dont je
n'avais pas la pratique, je les abordais sous un prétexte quelconque:
«J'ai ouï dire que madame la baronne faisait chercher chez mes confrères
de la véritable graisse d'ours pour les cheveux, et je m'empresse de lui en
apporter que je garantis. Je l'offre gratis comme échantillon aux personnes
du grand monde, et ne leur demande que leur clientèle pour cette fourniture
si elles en sont satisfaites.» Ou bien: «Voici un livre d'église qui a été
trouvé à Saint-Etienne, dimanche dernier; et comme je coiffe la cathédrale
(c'est-à-dire la maîtrise de la cathédrale), j'ai été chargé de demander
à Votre Excellence si ce livre ne lui appartient pas.» C'était un vieux
bouquin de cuir doré et armorié, que j'avais pris dans le banc de quelque
chanoine pour le présenter, sachant bien que personne ne le réclamerait.
Enfin, quand j'avais réussi à me faire écouter un instant sous un prétexte
ou sous un autre, je me mettais à babiller avec l'aisance et l'esprit que
l'on tolère chez les gens de ma profession. Je disais, par exemple:
«J'ai beaucoup entendu parler de Votre Seigneurie à un habile musicien
de mes amis, Joseph Haydn; c'est ce qui m'a donné l'assurance de me
présenter dans la respectable maison de Votre Seigneurie.--Comment, me
disait-on, le petit Joseph? Un charmant talent, un jeune homme qui promet
beaucoup.--Ah! vraiment, répondais-je alors tout content de venir au fait,
Votre Seigneurie doit s'amuser de ce qui lui arrive de singulier et
d'avantageux dans ce moment-ci.--Que lui arrive-t-il donc? Je l'ignore
absolument.--Eh! il n'y a rien de plus comique et de plus  intéressant
à la fois.--Il s'est fait valet de chambre.--Comment, lui, valet? Fi,
quelle dégradation! quel malheur  pour un pareil talent! Il est donc
bien misérable? Je veux le secourir.--Il ne s'agit pas de cela, Seigneurie,
répondais-je; c'est l'amour de l'art qui lui a fait prendre cette
singulière résolution. Il voulait à toute force avoir des leçons de
l'illustre maître Porpora...--Ah! oui, je sais cela, et le Porpora refusait
de l'entendre et de l'admettre. C'est un homme de génie bien quinteux
et bien morose.--C'est un grand homme, un grand coeur, répondais-je
conformément aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas que
son maître soit raillé et blâmé dans tout ceci. Soyez sûr, ajoutais-je,
qu'il reconnaîtra bientôt la grande capacité du petit Haydn, et qu'il
lui donnera tous ses soins: mais, pour ne pas irriter sa mélancolie, et
pour s'introduire auprès de lui sans l'effaroucher,  Joseph n'a rien trouvé
de plus ingénieux que  d'entrer à son service comme valet, et de feindre la
plus complète ignorance en musique.--L'idée est touchante, charmante, me
répondait-on tout attendri; c'est l'héroïsme d'un véritable artiste; mais
il faut qu'il se dépêche d'obtenir les bonnes grâces du Porpora avant qu'il
soit reconnu et signalé à ce dernier comme un artiste déjà remarquable; car
le jeune Haydn est déjà aimé et protégé de quelques personnes, lesquelles
fréquentent précisément ce Porpora.--Ces personnes, disais-je alors d'un
air insinuant, sont trop généreuses, trop grandes, pour ne pas garder
à Joseph son petit secret tant qu'il sera nécessaire, et pour ne pas
feindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance.--Oh!
s'écriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon,
l'habile musicien Joseph! vous pouvez lui en donner ma parole, et défense
sera faite à mes gens de laisser échapper un mot imprudent aux oreilles du
maestro.» Alors on me renvoyait avec un petit présent ou une commande de
graisse d'ours, et, quant à monsieur le secrétaire d'ambassade, il s'est
vivement intéressé à l'aventure et m'a promis d'en régaler monseigneur
Corner à son déjeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulièrement,
se tienne tout le premier sur ses gardes vis-à-vis du Porpora. Voilà ma
mission diplomatique remplie. Êtes-vous contente, signora?

--Si j'étais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, répondit
Consuelo. Mais j'aperçois dans la rue le maître qui revient. Sauvez-vous,
cher Keller, qu'il ne vous voie pas!

--Et pourquoi me sauverais-je, Signora! Je vais me mettre à vous coiffer,
et vous serez censée avoir envoyé chercher le premier perruquier venu par
votre valet Joseph.

--Il a plus d'esprit cent fois que nous, dit Consuelo à Joseph;» et elle
abandonna sa noire chevelure aux mains légères de Keller, tandis que Joseph
reprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesamment
l'escalier en fredonnant une phrase de son futur opéra.




LXXXVI.


Comme il était naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant au
front sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenait
par les cheveux, et se mit à chercher dans sa musique le fragment écrit
de la phrase qui lui trottait par la cervelle. Ce fut en voyant ses
papiers, ordinairement épars sur le clavecin dans un désordre incomparable,
rangés en piles symétriques, qu'il sortit de sa préoccupation en s'écriant:

«Malheureux drôle! il s'est permis de toucher à mes manuscrits. Voilà bien
les valets! Ils croient ranger quand ils entassent! J'avais bien besoin,
ma foi, de prendre un valet! Voilà le commencement de mon supplice.

--Pardonnez-lui, maître, répondit Consuelo; votre musique était dans
le chaos...

--Je me reconnaissais dans ce chaos! je pouvais me lever la nuit et prendre
à tâtons dans l'obscurité n'importe quel passage de mon opéra; à présent
je ne sais plus rien, je suis perdu; j'en ai pour un mois avant de me
reconnaître.

--Non, maître, vous allez vous y retrouver tout de suite. C'est moi qui ai
fait la faute d'ailleurs, et quoique les pages ne fussent pas numérotées,
je crois avoir mis chaque feuillet à sa place. Regardez! je suis sûre que
vous lirez plus aisément dans le cahier que j'en ai fait que dans toutes
ces feuilles volantes qu'un coup de vent pouvait emporter par la fenêtre.

--Un coup de vent! prends-tu ma chambre pour les lagunes Fusine?

--Sinon un coup de vent, du moins un coup de plumeau, un coup de balai.

--Eh! qu'y avait-il besoin de balayer et d'épousseter ma chambre? Il y a
quinze jours que je l'habite, et je n'ai permis à personne d'y entrer.

--Je m'en suis bien aperçu, pensa Joseph.

--Eh bien, maître, il faut que vous me permettiez de changer cette
habitude. Il est malsain de dormir dans une chambre qui n'est pas aérée
et nettoyée tous les jours. Je me chargerai de rétablir méthodiquement
chaque jour le désordre que vous aimez, après que Beppo aura balayé et
rangé.

--Beppo! Beppo! qu'est-ce que cela? Je ne connais pas Beppo.

--Beppo, c'est lui, dit Consuelo en montrant Joseph. Il avait un nom si dur
à prononcer, que vous en auriez eu les oreilles déchirées à chaque instant.
Je lui ai donné le premier nom vénitien qui m'est venu. Beppo est bien;
c'est court; cela peut se chanter.

--Comme tu voudras! répondit le Porpora qui commençait à se radoucir en
feuilletant son opéra, et en le retrouvant parfaitement réuni et cousu en
un seul livre.

--Convenez, maître, dit Consuelo en le voyant sourire, que c'est plus
commode ainsi.

--Ah! tu veux toujours avoir raison, toi, reprit le maestro; tu seras
opiniâtre toute ta vie.

--Maître, avez-vous déjeuné? reprit Consuelo que Keller venait de rendre
à la liberté.

--As-tu déjeuné toi-même, répondit Porpora avec un mélange d'impatience et
de sollicitude.

--J'ai déjeuné. Et vous, maître?

--Et ce garçon, ce... Beppo, a-t-il mangé quelque chose?

--Il a déjeuné. Et vous, maître?

--Vous avez donc trouvé quelque chose ici? Je ne me souviens pas si j'avais
quelques provisions.

--Nous avons très-bien déjeuné. Et vous, maître?

--Et vous, maître! et vous, maître! Va au diable avec les questions.
Qu'est-ce cela te fait?

--Maître, tu n'as pas déjeuné! reprit Consuelo, qui se permettait
quelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarité vénitienne.

--Ah! je vois bien que le diable est entré dans ma maison. Elle ne me
laissera pas tranquille! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase.
Attention, je te prie.»

Consuelo s'approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller,
qui était un dilettante renforcé, restait à l'autre bout de la chambre,
le peigne à la main et la bouche entr'ouverte. Le maestro, qui n'était
pas content de sa phrase, se la fit répéter trente fois de suite, tantôt
faisant appuyer sur certaines notes, tantôt sur certaines autres, cherchant
la nuance qu'il rêvait avec une obstination que pouvaient seules égaler la
patience et la soumission  de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur un
signe de cette dernière, avait été chercher le chocolat qu'elle avait
préparé elle-même pendant les courses de Keller. Il l'apporta, et, devinant
les intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sans
éveiller l'attention  du maître, qui, au bout d'un instant, le prit
machinalement, le versa dans la tasse, et l'avala avec grand appétit.
Une seconde tasse fut apportée et avalée de même avec renfort de pain et
de beurre, et Consuelo, qui était un peu taquine, lui dit en le voyant
manger avec plaisir: «Je le savais bien, maître, que tu n'avais pas
déjeuné.

--C'est vrai! répondit-il sans humeur; je crois que je l'avais oublié;
cela m'arrive souvent quand je compose, et je ne m'en aperçois que dans
la journée, quand j'éprouve des tiraillements d'estomac et des spasmes.

--Et alors, tu bois de l'eau-de-vie, maître?

--Qui t'a dit cela, petite sotte?

--J'ai trouvé la bouteille.

--Eh bien, que t'importe? Ne vas-tu pas m'interdire l'eau-de-vie?

--Oui, je te l'interdirai! Tu étais sobre à Venise, et tu te portais bien.

--Cela, c'est la vérité, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait que
tout allait au plus mal, et qu'ici tout irait mieux. Cependant tout va de
mal en pis pour moi. La fortune, la santé, les idées... tout!» Et il pencha
sa tête dans ses mains.

«Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine à travailler ici? reprit
Consuelo qui voulait le distraire, par des choses de détail, de l'idée de
découragement qui le dominait. C'est que tu n'as pas ton bon café à la
vénitienne, qui donne tant de force et de gaieté. Tu veux t'exciter à la
manière des Allemands, avec de la bière et des liqueurs; cela ne te va pas.

--Ah! c'est encore la vérité; mon bon café de Venise! c'était une source
intarissable de bons mots et de grandes idées. C'était le génie, c'était
l'esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout ce
qu'on boit ici rend triste ou fou.

--Eh bien, maître, prends ton café!

--Ici? du café? je n'en veux pas. Cela fait trop d'embarras. Il faut du
feu, une servante, une vaisselle qu'on lave, qu'on remue, qu'on casse avec
un bruit discordant au milieu d'une combinaison harmonique! Non, pas de
tout cela! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes; c'est plus commode,
c'est plus tôt fait.

--Cela se casse aussi. Je l'ai cassée ce matin, en voulant la mettre dans
l'armoire.

--Tu m'as cassé ma bouteille! je ne sais à quoi tient, petite laide, que
je ne te casse ma canne sur les épaules.

--Bah! il y a quinze ans que vous me dites cela, et vous ne m'avez pas
encore donné une chiquenaude! Je n'ai pas peur du tout.

--Babillarde! chanteras-tu? me tireras-tu de cette phrase maudite? Je
parie que tu ne la sais pas encore, tant tu es distraite ce matin.

--Vous allez voir si je ne la sais pas par coeur,» dit Consuelo en fermant
le cahier brusquement.

Et elle la chanta comme elle la concevait, c'est-à-dire autrement que
Le Porpora. Connaissant son humeur, bien qu'elle eût compris, dès le
premier essai, qu'il s'était embrouillé dans son idée, et qu'à force de
la travailler il en avait dénaturé le sentiment, elle n'avait pas voulu
se permettre de lui donner un conseil. Il l'eût rejeté par esprit de
contradiction: mais en lui chantant cette phrase à sa propre manière,
tout en feignant de faire une erreur de mémoire, elle était bien sûre
qu'il en serait frappé. A peine l'eut-il entendue, qu'il bondit sur sa
chaise en frappant dans ses deux mains et en s'écriant:

«La voilà! la voilà! voilà ce que je voulais, et ce que je ne pouvais pas
trouver! Comment diable cela t'est-il venu?

--Est-ce que ce n'est pas ce que vous avez écrit? ou bien est-ce que le
hasard?... Si fait, c'est votre phrase.

--Non, c'est la tienne, fourbe! s'écria le Porpora qui était la candeur
même, et qui, malgré son amour maladif et immodéré de la gloire, n'eût
jamais rien fardé par vanité; c'est toi qui l'as trouvée! Répète-la-moi.
Elle est bonne, et j'en fais mon profit.»

Consuelo recommença plusieurs fois, et le Porpora écrivit sous sa dictée;
puis il pressa son élève sur son coeur en disant:

«Tu es le diable! J'ai toujours pensé que tu étais le diable!

--Un bon diable, croyez-moi, maître, répondit Consuelo en souriant.»

Le Porpora, transporté de joie d'avoir sa phrase, après une matinée
entière d'agitations stériles et de tortures musicales, chercha par terre
machinalement le goulot de sa bouteille, et, ne le trouvant pas, il se
remit à tâtonner sur le pupitre, et avala au hasard ce qui s'y trouvait.
C'était du café exquis, que Consuelo lui avait savamment et patiemment
préparé en même temps que le chocolat, et que Joseph venait d'apporter
tout brûlant, à un nouveau signe de son amie.

«O nectar des dieux! ô ami des musiciens! s'écria le Porpora en le
savourant: quel est l'ange, quelle est la fée qui t'a apporté de Venise
sous son aile?

--C'est le diable, répondit Consuelo.

--Tu es un ange et une fée, ma pauvre enfant, dit le Porpora avec douceur
en retombant sur son pupitre. Je vois bien que tu m'aimes, que tu me
soignes, que tu veux me rendre heureux! Jusqu'à ce pauvre garçon, qui
s'intéresse à mon sort! ajouta-t-il en apercevant Joseph qui, debout au
seuil de l'antichambre, le regardait avec des yeux humides et brillants!
Ah! mes pauvres enfants, vous voulez adoucir une vie bien déplorable!
Imprudents! vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis voué à la
désolation, et quelques jours de sympathie et de bien-être me feront
sentir plus vivement l'horreur de ma destinée, quand ces beaux jours
seront envolés!

--Je ne te quitterai jamais, je serai toujours ta fille et ta servante,»
dit Consuelo en lui jetant ses bras autour du cou.

Le Porpora enfonça sa tête chauve dans son cahier et fondit en larmes.
Consuelo et Joseph pleuraient aussi, et Keller, que la passion de la
musique avait retenu jusque-là, et qui, pour motiver sa présence,
s'occupait à arranger la perruque du maître dans l'antichambre, voyant,
par la porte entr'ouverte, le tableau respectable et déchirant de sa
douleur, la piété filiale de Consuelo, et l'enthousiasme qui commençait
à faire battre le coeur de Joseph pour l'illustre vieillard, laissa tomber
son peigne, et prenant la perruque du Porpora pour un mouchoir, il la porta
à ses yeux, plongé qu'il était dans une sainte distraction.

Pendant quelques jours Consuelo fut retenue à la maison par un rhume. Elle
avait bravé, pendant ce long et aventureux voyage, toutes les intempéries
de l'air, tous les caprices de l'automne, tantôt brûlant, tantôt pluvieux
et froid, suivant les régions diverses qu'elle avait traversées. Vêtue à
la légère, coiffée d'un chapeau de paille, n'ayant ni manteau ni habits de
rechange lorsqu'elle était mouillée, elle n'avait pourtant pas eu le plus
léger enrouement. A peine fut-elle claquemurée dans ce logement sombre,
humide et mal aéré du Porpora, qu'elle sentit le froid et le malaise
paralyser son énergie et sa voix. Le Porpora eut beaucoup d'humeur de
ce contretemps. Il savait que pour obtenir à son élève un engagement au
théâtre Italien, il fallait se hâter; car madame Tesi, qui avait désiré
se rendre à Dresde, paraissait hésiter, séduite par les instances de
Caffariello et les brillantes propositions de Holzbaüer, jaloux d'attacher
au théâtre impérial une cantatrice aussi célèbre. D'un autre côté, la
Corilla, encore retenue au lit par les suites de son accouchement, faisait
intriguer auprès des directeurs ceux de ses amis qu'elle avait retrouvés à
Vienne, et se faisait fort de débuter dans huit jours si on avait besoin
d'elle. Le Porpora désirait ardemment que Consuelo fût engagée, et pour
elle-même, et pour le succès de l'opéra qu'il espérait faire accepter avec
elle.

Consuelo, pour sa part, ne savait à quoi se résoudre. Prendre un
engagement, c'était reculer le moment possible de sa réunion avec Albert;
c'était porter l'épouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui ne
s'attendaient certes pas à ce qu'elle reparût sur la scène; c'était, dans
leur opinion, renoncer à l'honneur de leur appartenir, et signifier au
jeune comte qu'elle lui préférait la gloire et la liberté. D'un autre
côté, refuser cet engagement, c'était détruire les dernières espérances
du Porpora; c'était lui montrer, à son tour, cette ingratitude qui avait
fait le désespoir et le malheur de sa vie; c'était enfin lui porter un coup
de poignard. Consuelo, effrayée de se trouver dans cette alternative, et
voyant qu'elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu'elle pût
prendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la préserva
d'une indisposition sérieuse; mais durant ces quelques jours d'angoisse
et d'effroi, en proie à des frissons fébriles, à une pénible langueur,
accroupie auprès d'un maigre feu, ou se traînant d'une chambre à l'autre
pour vaquer aux soins du ménage, elle désira et espéra tristement qu'une
maladie grave vînt la soustraire aux devoirs et aux anxiétés de sa
situation.

L'humeur du Porpora, qui s'était épanouie un instant, redevint sombre,
querelleuse et injuste dès qu'il vit Consuelo, la source de son espoir
et le siège de sa force, tomber tout à coup dans l'abattement et
l'irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l'enthousiasme
et la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva de
la consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irascible
vieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-Jacques
Rousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats,
sans s'apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injustices
provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions
et les mauvais procédés qu'il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux
qu'il blessait ainsi était de le considérer comme fou; le second, de le
croire méchant; le troisième, de se détacher, de se préserver, ou de se
venger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie,
il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n'arriva
jamais.

Consuelo, après avoir tenté d'inutiles efforts, voyant qu'il était moins
disposé que jamais à lui permettre l'amour et le mariage, se résigna à
ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les
préventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d'Albert,
et se tint prête à signer l'engagement qui lui serait imposé par le
Porpora. Lorsqu'elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvait
quelque soulagement à lui ouvrir son coeur.

«Quelle destinée bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le ciel
m'a donné des facultés et une âme pour l'art, des besoins de liberté,
l'amour d'une fière et chaste indépendance; mais en même temps, au lieu
de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force
nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les
séductions de la vie, cette volonté céleste m'a mis dans la poitrine un
coeur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que
d'affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires,
ma vie s'use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquer
le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l'amour de l'art, la
poésie, et l'instinct de la liberté, qui font de mes dévouements un
supplice et une agonie; si je suis née pour l'art et pour la liberté,
qu'il ôte donc de mon coeur la pitié, l'amitié, la sollicitude et la
crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et
entraveront ma carrière!

--Si j'avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn,
ce serait d'écouter la voix de ton génie et d'étouffer le cri de ton coeur.
Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.

--Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai
jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange
et malheureux! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et
tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon coeur me pousse,
sans briser ce coeur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme de
la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j'abandonne et laisse périr
celui-là. J'ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme
sans tuer mon père adoptif; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de
fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et
sa mère pour suivre son époux; mais je ne suis, en réalité, ni épouse ni
fille. La loi n'a rien prononcé pour moi, la société ne s'est pas occupée
de mon sort. Il faut que mon coeur choisisse. La passion d'un homme ne le
gouverne pas, et, dans l'alternative où je suis, la passion du devoir et
du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont
également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie.
Je suis aussi nécessaire à l'un qu'à l'autre... Il faut que je sacrifie
l'un des deux.

--Et pourquoi? Si vous épousiez le comte, le Porpora n'irait-il pas vivre
près de vous deux? Vous l'arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez
par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.

--S'il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à
l'art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora; c'est de gloire
et non de bien-être et de sécurité qu'il est avide. Il est dans la misère,
et il ne s'en aperçoit pas; il en souffre sans savoir d'où lui vient son
mal. D'ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l'admiration des hommes,
il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse
est, en grande partie, l'ouvrage de son incurie et de son orgueil. S'il
disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours; mais,
outre qu'il n'a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien
vu qu'il n'en sait pas davantage à l'égard dé son estomac), il aimerait
mieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d'aller chercher l'aumône
d'un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s'il
laissait soupçonner que le Porpora a besoin d'autre chose que de son génie,
de son clavecin et de sa plume. Aussi l'ambassadeur et sa maîtresse, qui
le chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénûment
où il se trouve. S'ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée,
ils pensent que c'est parce qu'il aime l'obscurité et le désordre. Lui-même
ne leur dit-il pas qu'il ne saurait composer ailleurs? Moi je sais le
contraire; je l'ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s'inspirer
des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habits
malpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faire
acte d'obligeance. «Il aime la saleté, se dit-on; c'est le travers des
vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne saurait
marcher dans des chaussures neuves.» Lui-même l'affirme; mais moi, je l'ai
vu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouant
avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l'orgue ou le clavecin;
c'est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien à
personne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré au
fond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n'y resterait pas trois mois
sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l'on conspire sa perte
et que ses ennemis l'ont fait enfermer pour l'empêcher de publier et de
faire représenter ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouant
la poussière de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, son
clavecin rongé des rats, sa fatale bouteille et les chers manuscrits.

--Et vous ne voyez pas la possibilité d'amener à Vienne, ou à Venise, ou à
Dresde, ou à Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert?
Riche, vous pourriez vous établir partout, vous y entourer de musiciens,
cultiver l'art d'une certaine façon, et laisser le champ libre à l'ambition
du Porpora, sans cesser de veiller sur lui?

--Après ce que je t'ai raconté du caractère et de la santé d'Albert,
comment peux-tu me faire une pareille question? Lui, qui ne peut supporter
la figure d'un indifférent, comment affronterait-il cette foule de méchants
et de sots qu'on appelle le monde? Et quelle ironie, quel éloignement,
quel mépris, le monde ne prodiguerait-il pas à cet homme saintement
fanatique, qui ne comprend rien à ses lois, à ses moeurs et à ses
habitudes! Tout cela est aussi hasardeux à tenter sur Albert que ce que
j'essaie maintenant en cherchant à me faire oublier de lui.

--Soyez certaine cependant que tous les maux lui paraîtraient plus légers
que votre absence. S'il vous aime véritablement, il supportera tout; et
s'il ne vous aime pas assez pour tout supporter et tout accepter, il vous
oubliera.

--Aussi j'attends et ne décide rien. Donne-moi du courage, Beppo, et reste
près de moi, afin que j'aie du moins un coeur où je puisse répandre ma
peine, et à qui je puisse demander de chercher avec moi l'espérance.
                
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