George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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--O ma soeur! sois tranquille; s'écriait Joseph; si je suis assez heureux
pour te donner cette légère consolation, je supporterai tranquillement les
bourrasques du Porpora; je me laisserai même battre par lui, si cela peut
le distraire du besoin de te tourmenter et de t'affliger.

En devisant ainsi avec Joseph, Consuelo travaillait sans cesse, tantôt à
préparer avec lui les repas communs, tantôt à raccommoder les nippes du
Porpora. Elle introduisit, un à un, dans l'appartement, les meubles qui
étaient nécessaires à son maître. Un bon fauteuil bien large et bien bourré
de crin, remplaça la chaise de paille où il reposait ses membres affaissés
par l'âge; et quand il y eut goûté les douceurs d'une sieste, il s'étonna,
et demanda, en fronçant le sourcil, d'où lui venait ce bon siège.

«C'est la maîtresse de la maison qui l'a fait monter ici, répondit
Consuelo; ce vieux meuble l'embarrassait, et j'ai consenti à le placer
dans un coin, jusqu'à ce qu'elle le redemandât.»

Les matelas du Porpora furent changés; et il ne fit, sur la bonté de
son lit, d'autre remarque que de dire qu'il avait retrouvé le sommeil
depuis quelques nuits. Consuelo lui répondit qu'il devait attribuer cette
amélioration au café et à l'abstinence d'eau-de-vie. Un matin, le Porpora,
ayant endossé une excellente robe de chambre, demanda d'un air soucieux à
Joseph où il l'avait retrouvée. Joseph, qui avait le mot, répondit qu'en
rangeant une vieille malle, il l'avait trouvée au fond.

«Je croyais ne l'avoir pas apportée ici, reprit le Porpora. C'est pourtant
bien celle que j'avais à Venise; c'est la même couleur du moins.

--Et quelle autre pourrait-ce être? répondit Consuelo qui avait eu soin
d'assortir la couleur à celle de la défunte robe de chambre de Venise.

--Eh bien, je la croyais plus usée que cela! dit le maestro en regardant
ses coudes.

--Je le crois bien! reprit-elle; j'y ai remis des manches neuves.

--Et avec quoi?

--Avec un morceau de la doublure.

--Ah! les femmes sont étonnantes pour tirer parti de tout!»

Quand l'habit neuf fut introduit, et que le Porpora l'eut porté deux jours,
quoiqu'il fût de la même couleur que le vieux, il s'étonna de le trouver
si frais; et les boutons surtout, qui étaient fort beaux, lui donnèrent
à penser.

«Cet habit-là n'est pas à moi, dit-il d'un ton grondeur.

--J'ai ordonné à Beppo de le porter chez un dégraisseur, répondit Consuelo,
tu l'avais taché hier soir. On l'a repassé, et voilà pourquoi tu le trouves
plus frais.

--Je te dis qu'il n'est pas à moi, s'écria le maestro hors de lui. On me
l'a changé chez le dégraisseur. Ton Beppo est un imbécile.

--On ne l'a pas changé; j'y avais fait une marque.

--Et ces boutons-là? Penses-tu me faire avaler ces boutons-là?

--C'est moi qui ai changé la garniture et qui l'ai cousue moi-même.
L'ancienne était gâtée entièrement.

--Cela te fait plaisir à dire! elle était encore fort présentable. Voilà
une belle sottise! suis-je un Céladon pour m'attifer ainsi, et payer une
garniture de douze sequins au moins?

--Elle ne coûte pas douze florins, repartit Consuelo. je l'ai achetée de
hasard.

--C'est encore trop! murmura le maestro.»

Toutes les pièces de son habillement lui furent glissées de même, à l'aide
d'adroits mensonges qui faisaient rire Joseph et Consuelo comme deux
enfants. Quelques objets passèrent inaperçus, grâce à la préoccupation
du Porpora: les dentelles et le linge entrèrent discrètement par petites
portions dans son armoire, et lorsqu'il semblait les regarder sur lui avec
quelque attention, Consuelo s'attribuait l'honneur de les avoir reprisés
avec soin. Pour donner plus de vraisemblance au fait, elle raccommodait
sous ses yeux quelques-unes des anciennes hardes et les entremêlait avec
les autres.

«Ah ça, lui dit un jour le Porpora en lui arrachant des mains un jabot
qu'elle recousait, voilà assez de futilités! Une artiste ne doit pas être
une femme de ménage, et je ne veux pas te voir ainsi tout le jour courbée
en deux, une aiguille à la main. Serre-moi tout cela, ou je le jette au
feu! Je ne veux pas non plus te voir autour des fourneaux faisant la
cuisine, et avalant la vapeur du charbon. Veux-tu perdre la voix? veux-tu
te faire laveuse de vaisselle? veux-tu me faire damner?

--Ne vous damnez pas, répondit Consuelo; vos effets sont en bon état
maintenant, et ma voix est revenue.

--A la bonne heure! répondit le maestro; en ce cas, tu chantes demain chez
la comtesse Hoditz, margrave douairière de Bareith.»




LXXXVII.


La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, née
princesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, «avait
été belle comme un ange, à ce qu'on disait. Mais elle était si changée,
qu'il fallait étudier son visage pour trouver les débris de ses charmes.
Elle était grande et paraissait  avoir eu la taille belle; elle avait tué
plusieurs de ses enfants, en se faisant avorter, pour conserver cette belle
taille; son visage était fort long, ainsi que son nez, qui la défigurait
beaucoup, ayant été gelé, ce qui lui donnait une couleur de betterave fort
désagréable;  ses yeux, accoutumés à donner la loi, étaient grands, bien
fendus et bruns; mais si abattus, que leur vivacité en était beaucoup
diminuée; à défaut de sourcils naturels, elle en portait de postiches,
fort épais, et noirs comme de l'encre; sa bouche, quoique grande, était
bien façonnée et remplie d'agréments; ses dents, blanches comme de
l'ivoire, étaient bien rangées; son teint, quoique uni, était jaunâtre,
plombé et flasque; elle avait un bon air, mais un peu affecté. C'était la
Laïs de son siècle. Elle ne plut jamais que par sa figure; car, pour de
l'esprit, elle n'en avait pas l'ombre.»

Si vous trouvez ce portrait tracé d'une main un peu cruelle et cynique, ne
vous en prenez point à moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propre
main d'une princesse célèbre par ses malheurs, ses vertus domestiques, son
orgueil et sa méchanceté, la princesse Wilhelmine de Prusse, soeur du grand
Frédéric, mariée au prince héréditaire du margraviat de Bareith, neveu de
notre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sang
royal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en général, tracés de
main de maître, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croire
exacts.

Lorsque Consuelo, coiffée par Keller, et parée, grâce à ses soins et à son
zèle, avec une élégante simplicité, fut introduite par le Porpora dans le
salon de la margrave, elle se plaça avec lui derrière le clavecin qu'on
avait rangé en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser la
compagnie. Il n'y avait encore personne d'arrivé, tant le Porpora était
ponctuel, et les valets achevaient d'allumer les bougies. Le maestro se mit
à essayer le clavecin, et à peine en eut-il tiré quelques sons qu'une dame
fort belle entra et vint à lui avec une grâce affable. Comme le Porpora
la saluait avec le plus grand respect, et l'appelait Princesse, Consuelo
la prit pour la margrave; et, selon l'usage, lui baisa la main. Cette main
froide et décolorée pressa celle de la jeune fille avec une cordialité
qu'on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suite
l'affection de Consuelo. La princesse paraissait âgée d'environ trente ans,
sa taille était élégante sans être correcte; on pouvait même y remarquer
certaines déviations qui semblaient le résultat de grandes souffrances
physiques. Son visage était admirable, mais d'une pâleur effrayante, et
l'expression d'une profonde douleur l'avait prématurément flétri et ravagé.
La toilette était exquise, mais simple, et décente jusqu'à la sévérité.
Un air de bonté, de tristesse et de modestie craintive était répandu dans
toute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chose
d'humble et d'attendrissant dont Consuelo se sentit pénétrée. Avant que
cette dernière eût le temps de comprendre que ce n'était point là la
margrave, la véritable margrave parut. Elle avait alors plus de la
cinquantaine, et si le portrait qu'on a lu en tête de ce chapitre, et
qui avait été fait dix ans auparavant, était alors un peu chargé, il ne
l'était certainement plus au moment où Consuelo la vit. Il fallait même
de l'obligeance pour s'apercevoir que la comtesse Hoditz avait été une
des beautés de l'Allemagne, quoiqu'elle fût peinte et parée avec une
recherche de coquetterie fort savante. L'embonpoint de l'âge mûr avait
envahi des formes sur lesquelles la margrave persistait à se faire
d'étranges illusions; car ses épaules et sa poitrine nues affrontaient
les regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher.
Elle était coiffée de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeune
femme, et sa robe ruisselait de pierreries.

«Maman, dit la princesse qui avait causé l'erreur de Consuelo, voici la
jeune personne que maître Porpora nous avait annoncée, et qui va nous
procurer le plaisir d'entendre la belle musique de son nouvel opéra.

--Ce n'est pas une raison, répondit la margrave en toisant Consuelo de
la tête aux pieds, pour que vous la teniez ainsi par la main. Allez vous
asseoir vers le clavecin, Mademoiselle, je suis fort aise de vous voir,
vous chanterez quand la société sera rassemblée. Maître Porpora, je vous
salue. Je vous demande pardon si je ne m'occupe pas de vous. Je m'aperçois
qu'il manque quelque chose à ma toilette. Ma fille, parlez un peu avec
maître Porpora. C'est un homme de talent, que j'estime.»

Ayant ainsi parlé d'une voix plus rauque que celle d'un soldat, la grosse
margrave tourna pesamment sur ses talons, et rentra dans ses appartements.

A peine eut-elle disparu, que la princesse, sa fille, se rapprocha de
Consuelo, et lui reprit la main avec une bienveillance délicate et
touchante, comme pour lui dire qu'elle protestait contre l'impertinence
de sa mère; puis elle entama la conversation avec elle et le Porpora,
et leur montra un intérêt plein de grâce et de simplicité. Consuelo fut
encore plus sensible à ces bons procédés, lorsque, plusieurs personnes
ayant été introduites, elle remarqua dans les manières habituelles de la
princesse une froideur, une réserve à la fois timide et fière, dont elle
s'était évidemment départie exceptionnellement pour le maestro et pour
elle.

Quand le salon fut à peu près rempli, le comte Hoditz, qui avait dîné
dehors, entra en grande toilette, et, comme s'il eût été un étranger dans
sa maison, alla baiser respectueusement la main et s'informa de la santé
de sa noble épouse. La margrave avait la prétention d'être d'une complexion
fort délicate; elle était à demi couchée sur sa causeuse, respirant à
tout instant un flacon contre les vapeurs, recevant les hommages d'un air
qu'elle croyait languissant, et qui n'était que dédaigneux; enfin, elle
était d'un ridicule si achevé, que Consuelo, d'abord irritée et indignée
de son insolence, finit par s'en amuser intérieurement, et se promit d'en
rire de bon coeur en faisant son portrait à l'ami Beppo.

La princesse s'était rapprochée du clavecin, et ne manquait pas une
occasion d'adresser, soit une parole, soit un sourire, à Consuelo, quand
sa mère ne s'occupait point d'elle. Cette situation permit à Consuelo de
surprendre une petite scène d'intérieur qui lui donna la clef du ménage.
Le comte Hoditz s'approcha de sa belle-fille, prit sa main, la porta à
Ses lèvres, et l'y tint pendant quelques secondes avec un regard fort
expressif. La princesse retira sa main, et lui adressa quelques mots de
froide déférence. Le comte ne les écouta pas, et, continuant de la couver
du regard:

«Eh quoi! mon bel ange, toujours triste, toujours austère, toujours
cuirassée jusqu'au menton! On dirait que vous voulez vous faire religieuse.

--Il est bien possible que je finisse par là, répondit la princesse à
demi-voix. Le monde ne m'a pas traitée de manière à m'inspirer beaucoup
d'attachement pour ses plaisirs.

--Le monde vous adorerait et serait à vos pieds, si vous n'affectiez, par
votre sévérité, de le tenir à distance; et quant au cloître, pourriez-vous
en supporter l'horreur à votre âge, et belle comme vous êtes?

--Dans un âge plus riant, et belle comme je ne le suis plus, répondit-elle,
j'ai supporté l'horreur d'une captivité plus rigoureuse: l'avez-vous
oublié? Mais ne me parlez pas davantage, monsieur le comte; maman vous
regarde.»

Aussitôt le comte, comme poussé par un ressort, quitta sa belle-fille, et
s'approcha de Consuelo, qu'il salua fort gravement; puis, lui ayant adressé
quelques paroles d'amateur, à propos de la musique en général, il ouvrit le
cahier que Porpora avait posé sur le clavecin; et, feignant d'y chercher
quelque chose qu'il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha sur
le pupitre, et lui parla ainsi à voix basse:

«J'ai vu, hier matin le déserteur; et sa femme m'a remis un billet. Je
demande à la belle Consuelo d'oublier une certaine rencontre; et, en retour
de son silence, j'oublierai, un certain Joseph, que je viens d'apercevoir
dans mes antichambres.

--Ce certain Joseph, répondit Consuelo, que la découverte de la jalousie
et de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur les
suites de l'aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera pas
longtemps dans les antichambres. Il est mon frère, mon camarade et mon ami.
Je n'ai point à rougir de mes sentiments pour lui, je n'ai rien à cacher à
cet égard, et je n'ai rien à implorer de la générosité de Votre Seigneurie,
qu'un peu d'indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour les
futurs débuts de Joseph dans la carrière musicale.

--Mon intérêt est assuré audit Joseph comme mon admiration l'est déjà à
votre belle voix; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma part
n'a jamais été prise au sérieux.

--Je n'ai jamais eu cette fatuité, monsieur le comte, et d'ailleurs je sais
qu'une femme n'a jamais lieu de se vanter lorsqu'elle a été prise pour le
sujet d'une plaisanterie de ce genre.

--C'est assez, Signora, dit le comte que la douairière ne perdait pas de
vue, et qui avait hâte de changer d'interlocutrice pour ne pas lui donner
d'ombrage: la célèbre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose à
l'enjouement du voyage, et elle peut compter à l'avenir sur le respect et
le dévouement du comte Hoditz.»

Il replaça le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obséquieusement un
personnage qu'on venait d'annoncer avec pompe. C'était un petit homme qu'on
eût pris pour une femme travestie, tant il était rose, frisé, pomponné,
délicat, gentil, parfumé; c'était de lui que Marie-Thérèse disait qu'elle
voudrait pouvoir le faire monter en bague; c'était de lui aussi qu'elle
disait avoir fait un diplomate, n'en pouvant rien faire de mieux. C'était
le plénipotentiaire de l'Autriche, le premier ministre, le favori, on
disait même l'amant de l'impératrice; ce n'était rien moins enfin que le
célèbre Kaunitz, cet homme d'État qui tenait dans sa blanche main ornée de
bagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatie
européenne.

Il parut écouter d'un air grave des personnes soi-disant graves qui
passaient pour l'entretenir de choses graves. Mais tout à coup il
s'interrompit pour demander au comte Hoditz:

«Qu'est-ce que je vois là au clavecin? Est-ce la petite dont on m'a parlé,
la protégée du Porpora? Pauvre diable de Porpora! Je voudrais faire quelque
chose pour lui; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous les
artistes le craignent ou le haïssent. Quand on leur parle de lui, c'est
comme si on leur montrait la tête de Méduse. Il dit à l'un qu'il chante
faux, à l'autre que sa musique ne vaut rien, à un troisième qu'il doit son
succès à l'intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron qu'on l'écoute et
qu'on lui rende justice? Que diable! nous ne vivons pas dans les bois. La
franchise n'est plus de mode, et on ne mène pas les hommes par la vérité.
Elle n'est pas mal, cette petite; j'aime assez cette figure-là. C'est tout
jeune, n'est-ce pas? On dit qu'elle a eu du succès à Venise. Il faut que
Porpora me l'amène demain.

--Il veut, dit la princesse, que vous la fassiez entendre à l'impératrice,
et j'espère que vous ne lui refuserez pas cette grâce. Je vous la demande
pour mon compte.

--Il n'y a rien de si facile que de la faire entendre à Sa Majesté, et il
suffit que Votre Altesse le désire pour que je m'empresse d'y contribuer.
Mais il y a quelqu'un de plus puissant au théâtre que l'impératrice. C'est
madame Tesi; et lors même que Sa Majesté prendrait cette fille sous sa
protection, je doute que l'engagement fût signé sans l'approbation suprême
de la Tesi.

--On dit que c'est vous qui gâtez horriblement ces dames, monsieur le
comte, et que sans votre indulgence elles n'auraient pas tant de pouvoir.

--Que voulez-vous, princesse! chacun est maître dans sa maison; Sa Majesté
comprend fort bien que si elle intervenait par décret impérial dans les
affaires de l'Opéra, l'Opéra irait tout de travers. Or, Sa Majesté veut
que l'Opéra aille bien et qu'on s'y amuse. Le moyen, si la prima donna a
un rhume le jour où elle doit débuter, ou si le ténor, au lieu de se jeter
au beau milieu d'une scène de raccommodement dans les bras de la basse,
lui applique un grand coup de poing sur l'oreille? Nous avons bien assez
à faire d'apaiser les caprices de M. Caffariello. Nous sommes heureux
depuis que madame Tesi et madame Holzbaüer font bon ménage ensemble. Si on
nous jette sur les planches une pomme de discorde, voilà nos cartes plus
embrouillées que jamais.

--Mais une troisième femme est nécessaire absolument, dit l'ambassadeur de
Venise, qui protégeait chaudement le Porpora et son élève; et en voici une
Admirable qui se présente...

--Si elle est admirable, tant pis pour elle. Elle donnera de la jalousie
à madame Tesi, qui est admirable et qui veut l'être seule; elle mettra en
fureur madame Holzbaüer, qui veut être admirable aussi...

--Et qui ne l'est pas, repartit l'ambassadeur.

--Elle est fort bien née; c'est une personne de bonne maison, répliqua
finement M. de Kaunitz.

--Elle ne chantera pas deux rôles à la fois. Il faut bien qu'elle laisse
le mezzo-soprano faire sa partie dans les opéras.

--Nous avons une Corilla qui se présente, et qui est bien la plus belle
créature de la terre.

--Votre Excellence l'a déjà vue?

--Dès le premier jour de son arrivée. Mais je ne l'ai pas entendue. Elle
était malade.

--Vous allez entendre celle-ci, et vous n'hésiterez pas à lui donner la
préférence.

--C'est possible. Je vous avoue même que sa figure, moins belle que celle
de l'autre, me paraît plus agréable. Elle a l'air doux et décent: mais ma
préférence ne lui servira de rien, la pauvre enfant! Il faut qu'elle plaise
à madame Tesi, sans déplaire à madame Holzbaüer; et jusqu'ici, malgré la
tendre amitié qui unit ces deux dames, tout ce qui a été approuvé par l'une
a toujours eu le sort d'être vivement repoussé par l'autre.

--Voici une rude crise, et une affaire bien grave, dit la princesse avec un
peu de malice, en voyant l'importance que ces deux hommes d'État donnaient
aux débats de coulisse. Voici notre pauvre petite protégée en balance avec
madame Corilla, et c'est M. Caffariello, je le parie, qui mettra son épée
dans un des plateaux.»

Lorsque Consuelo eut chanté, il n'y eut qu'une voix pour déclarer que
depuis madame Basse on n'avait rien entendu de pareil; et M. de Kaunitz,
s'approchant d'elle, lui dit d'un air solennel:

«Mademoiselle, vous chantez mieux que madame Tesi; mais que ceci vous soit
dit ici par nous tous en confidence; car si un pareil jugement passe la
porte, vous êtes perdue, et vous ne débuterez pas cette année à Vienne.
Ayez donc de la prudence, beaucoup de prudence, ajouta-t-il en baissant la
voix et en s'asseyant auprès d'elle. Vous avez à lutter contre de grands
obstacles, et vous ne triompherez qu'à force d'habileté.»

Là-dessus, entrant dans les mille détours de l'intrigue théâtrale, et la
mettant minutieusement au courant de toutes les petites passions de la
troupe, le grand Kaunitz lui fit un traité complet de science diplomatique
à l'usage des coulisses.

Consuelo l'écouta avec ses grands yeux tout ouverts d'étonnement, et quand
il eut fini, comme il avait dit vingt fois dans son discours: «mon dernier
opéra, l'opéra que j'ai fait donner le mois passé,» elle s'imagina qu'elle
s'était trompée en l'entendant annoncer, et que ce personnage si versé
dans les arcanes de la carrière dramatique ne pouvait être qu'un directeur
d'Opéra ou un maestro à la mode. Elle se mit donc à son aise avec lui, et
lui parla comme elle eût fait à un homme de sa profession. Ce sans-gêne la
rendit plus naïve et plus enjouée que le respect dû au nom tout-puissant du
premier ministre ne le lui eût permis; M. de Kaunitz la trouva charmante.
Il ne s'occupa guère que d'elle pendant une heure. La margrave fut
fort scandalisée d'une pareille infraction aux convenances. Elle haïssait
la liberté des grandes cours, habituée qu'elle était aux formalités
solennelles des petites. Mais il n'y avait plus moyen de faire la margrave:
elle ne l'était plus. Elle était tolérée et assez bien traitée par
l'impératrice, parce qu'elle avait abjuré la foi luthérienne pour se faire
catholique. Grâce à cet acte d'hypocrisie, on pouvait se faire pardonner
toutes les mésalliances, tous les crimes même, à la cour d'Autriche; et
Marie-Thérèse suivait en cela l'exemple que son père et sa mère lui avaient
donné, d'accueillir quiconque voulait échapper aux rebuts et aux dédains de
l'Allemagne protestante, en se réfugiant dans le giron de l'église romaine.
Mais, toute princesse et toute catholique qu'elle était, la margrave
n'était rien à Vienne, et M. de Kaunitz était tout.

Aussitôt que Consuelo eut chanté son troisième morceau, le Porpora, qui
savait les usages, lui fit un signe, roula les cahiers, et sortit avec
elle par une petite porte de côté sans déranger par sa retraite les nobles
personnes qui avaient bien voulu ouvrir l'oreille à ses accents divins.

«Tout va bien, lui dit-il en se frottant les mains lorsqu'ils furent dans
la rue, escortés par Joseph qui leur portait le flambeau. Le Kaunitz est
un vieux fou qui s'y connaît, et qui te poussera loin.

--Et qui est le Kaunitz? je ne l'ai pas vu, dit Consuelo.

--Tu ne l'as pas vu, tête ahurie! Il t'a parlé pendant plus d'une heure.

--Mais ce n'est pas ce petit monsieur en gilet rose et argent, qui m'a fait
tant de commérages que je croyais entendre une vieille ouvreuse de loges?

--C'est lui-même. Qu'y a-t-il là d'étonnant?

--Moi, je trouve cela fort étonnant, répondit Consuelo, et ce n'était point
là l'idée que je me faisais d'un homme d'État.

--C'est que tu ne vois pas comment marchent les États. Si tu le voyais,
tu trouverais fort surprenant que les hommes d'État fussent autre chose
que de vieilles commères. Allons, silence là-dessus, et faisons notre
métier à travers cette mascarade du monde.

--Hélas! mon maître, dit la jeune fille, devenue pensive en traversant la
vaste esplanade du rempart pour se diriger vers le faubourg où était située
leur modeste demeure: je me demande justement ce que devient notre métier,
au milieu de ces masques si froids ou si menteurs.

--Eh! que veux-tu qu'il devienne? reprit le Porpora avec son ton brusque
et saccadé: il n'a point à devenir ceci ou cela. Heureux ou malheureux,
triomphant ou dédaigné, il reste ce qu'il est: le plus beau, le plus noble
métier de la terre!

--Oh oui! dit Consuelo en ralentissant le pas toujours rapide de son
maître et en s'attachant à son bras, je comprends que la grandeur et la
dignité de notre art ne peuvent pas être rabaissées ou relevées au gré du
caprice frivole ou du mauvais goût qui gouvernent le monde; mais pourquoi
laissons-nous ravaler nos personnes? Pourquoi allons-nous les exposer aux
dédains, ou aux encouragements parfois plus humiliants encore des profanes?
Si l'art est sacré, ne le sommes-nous pas aussi, nous ses prêtres et ses
lévites? Que ne vivons-nous au fond de nos mansardes, heureux de comprendre
et de sentir la musique, et qu'allons-nous faire dans ces salons où l'on
nous écoute en chuchotant, où l'on nous applaudit en pensant à autre chose,
et où l'on rougirait de nous regarder une minute comme des êtres humains,
après que nous avons fini de parader comme des histrions?

--Eh! eh! gronda le Porpora en s'arrêtant, et en frappant sa canne sur le
pavé, quelles sottes vanités et quelles fausses idées nous trottent donc
par la cervelle aujourd'hui? Que sommes-nous, et qu'avons-nous besoin
d'être autre chose que des histrions? Ils nous appellent ainsi par mépris!
Eh! qu'importe si nous sommes histrions par goût, par vocation et par
l'élection du ciel, comme ils sont grands seigneurs par hasard, par
contrainte ou par le suffrage des sots? Oui-da! histrions! ne l'est pas
qui veut! Qu'ils essaient donc de l'être, et nous verrons comme ils s'y
prendront, ces mirmidons qui se croient si beaux! Que la margrave
douairière de Bareith endosse le manteau tragique, qu'elle mette sa
grosse vilaine jambe dans le cothurne, et qu'elle fasse trois pas sur les
planches; nous verrons une étrange princesse! Et que crois-tu qu'elle fit
dans sa petite cour d'Erlangen, au temps où elle croyait régner? Elle
essayait de se draper en reine, et elle suait sang et eau pour jouer un
rôle au-dessus de ses forces. Elle était née pour faire une vivandière,
et, par une étrange méprise, la destinée en avait fait une altesse. Aussi
a-t-elle mérité mille sifflets lorsqu'elle faisait l'altesse à contre-sens.
Et toi, sotte enfant, Dieu t'a faite reine; il t'a mis au front un diadème
de beauté, d'intelligence et de force. Que l'on te mène au milieu d'une
nation libre, intelligente et sensible (je suppose qu'il en existe de
telles!), et te voilà reine, parce que tu n'as qu'à te montrer et à
chanter pour prouver que tu es reine de droit divin. Eh bien, il n'en est
point ainsi! Le monde va autrement. Il est comme il est; qu'y veux-tu
faire? Le hasard, le caprice, l'erreur et la folie le gouvernent. Qu'y
pouvons-nous changer? Il a des maîtres contrefaits, malpropres, sots et
ignares pour la plupart. Nous y voilà, il faut se tuer ou s'accommoder
de son train. Alors, ne pouvant être monarques, nous sommes artistes, et
nous régnons encore. Nous chantons la langue du ciel, qui est interdite aux
vulgaires mortels; nous nous habillons en rois et en grands hommes, nous
montons sur un théâtre, nous nous asseyons sur un trône postiche, nous
jouons une farce, nous sommes des histrions! Par le corps de Dieu! le
monde voit cela, et n'y comprend goutte! Il ne voit pas que c'est nous qui
sommes les vraies puissances de la terre, et que notre règne est le seul
véritable, tandis que leur règne à eux, leur puissance, leur activité, leur
majesté, sont une parodie dont les anges rient là-haut, et que les peuples
haïssent et maudissent tout bas. Et les plus grands princes de la terre
viennent nous regarder, prendre des leçons à notre école; et, nous admirant
en eux-mêmes, comme les modèles de la vraie grandeur, ils tâchent de nous
ressembler quand ils posent devant leurs sujets. Va! le monde est renversé;
ils le sentent bien, eux qui le dominent, et s'ils ne s'en rendent pas
tout à fait compte, s'ils ne l'avouent pas, il est aisé de voir, au dédain
qu'ils affichent pour nos personnes et notre métier, qu'ils éprouvent une
jalousie d'instinct pour notre supériorité réelle. Oh! quand je suis au
théâtre, je vois clair, moi! L'esprit de la musique me dessille les yeux,
et je vois derrière la rampe une véritable cour, de véritables héros, des
inspirations de bon aloi; tandis que ce sont de véritables histrions et
de misérables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuils
de velours. Le monde est une comédie, voilà ce qu'il y a de certain, et
voilà pourquoi je te disais tout à l'heure: Traversons gravement, ma noble
fille, cette méchante mascarade qui s'appelle le monde.

«Peste soit de l'imbécile! s'écria le maestro en repoussant Joseph, qui,
avide d'entendre ses paroles exaltées, s'était rapproché insensiblement
jusqu'à le coudoyer; il me marche sur les pieds, il me couvre de résine
avec son flambeau! Ne dirait-on pas qu'il comprend ce qui nous occupe,
et qu'il veut nous honorer de son approbation?

--Passe à ma droite, Beppo, dit la jeune fille en lui faisant un signe
d'intelligence. Tu impatientes le maître avec tes maladresses. Puis
s'adressant au Porpora:

«Tout ce que vous dites là est l'effet d'un noble délire, mon ami,
reprit-elle; mais cela ne répond point à ma pensée, et les enivrements
de l'orgueil n'adoucissent pas la plus petite blessure du coeur. Peu
m'importe d'être née reine et de ne pas régner.» Plus je vois les grands,
plus leur sort m'inspire de compassion....

--Eh bien, n'est-ce pas là ce que je te disais?

--Oui, mais ce n'est pas là ce que je vous demandais. Ils sont avides de
paraître et de dominer. Là est leur folie et leur misère. Mais nous, si
nous sommes plus grands, et meilleurs, et plus sages qu'eux, pourquoi
luttons-nous d'orgueil à orgueil, de royauté à royauté avec eux? Si nous
possédons des avantages plus solides, si nous jouissons de trésors plus
désirables et plus précieux, que signifie cette petite lutte que nous leur
livrons, et qui, mettant notre valeur et nos forces à la merci de leurs
caprices, nous ravale jusqu'à leur niveau?

--La dignité, la sainteté de l'art l'exigent, s'écria le maestro. Ils ont
fait de la scène du monde une bataille et de notre vie un martyre. Il faut
que nous nous battions, que nous versions notre sang par tous les pores,
pour leur prouver, tout en mourant à la peine, tout en succombant sous
leurs sifflets et leurs mépris, que nous sommes des dieux, des rois
légitimes tout au moins, et qu'ils sont de vils mortels, des usurpateurs
effrontés et lâches!

--O mon maître! comme vous les haïssez! dit Consuelo en frissonnant de
surprise et d'effroi: et pourtant vous vous courbez devant eux, vous les
flattez, vous les ménagez, et vous sortez par la petite porte du salon
après leur avoir servi respectueusement deux ou trois plats de votre génie!

--Oui, oui, répondit-le maestro en se frottant les mains avec un rire amer;
je me moque d'eux, je salue leurs diamants et leurs cordons, je les écrase
avec trois accords de ma façon, et je leur tourne le dos, bien content de
m'en aller, bien pressé de me délivrer de leurs sottes figures.

--Ainsi, reprit Consuelo, l'apostolat de l'art est un combat?

--Oui, c'est un combat: honneur au brave!

--C'est une raillerie contre les sots?

--Oui, c'est une raillerie: honneur à l'homme d'esprit qui sait la faire
sanglante!

--C'est une colère concentrée, une rage de tous les instants?

--Oui, c'est une colère et une rage: honneur à l'homme énergique qui ne
s'en lasse pas et qui ne pardonne jamais!

--Et ce n'est rien de plus?

--Ce n'est rien de plus en cette vie. La gloire du couronnement ne vient
guère qu'après la mort pour le véritable génie.

--Ce n'est rien de plus en cette vie? Maître, tu en es bien sûr?

--Je te l'ai dit!

--En ce cas, c'est bien peu de chose, dit Consuelo en soupirant et en
levant les yeux vers les étoiles brillantes dans le ciel pur et profond.

--C'est peu de chose? Tu oses dire, misérable coeur, que c'est peu de
chose? s'écria le Porpora en s'arrêtant de nouveau et en secouant avec
force le bras de son élève, tandis que Joseph, épouvanté, laissait tomber
sa torche.

--Oui, je dis que c'est peu de chose, répondit Consuelo avec calme et
fermeté; je vous l'ai dit à Venise dans une circonstance de ma vie qui
fut bien cruelle et décisive. Je n'ai pas changé d'avis. Mon coeur n'est
pas fait pour la lutte, et il ne saurait porter le poids de la  haine
et de la colère; il n'y a pas un coin dans mon âme où la rancune et la
vengeance puissent trouver à se loger. Passez, méchantes passions!
brûlantes fièvres, passez loin de moi! Si c'est à la seule condition de
vous livrer mon sein que je dois posséder la gloire et le génie, adieu
pour jamais, génie et gloire! allez couronner d'autres fronts et embraser
d'autres poitrines; vous n'aurez même pas un regret de moi!»

Joseph s'attendait à voir le Porpora éclater d'une de ces colères à la fois
terribles et comiques que la contradiction prolongée soulevait en lui. Déjà
il tenait d'une main le bras de Consuelo pour l'éloigner du maître et la
soustraire  à un de ces gestes furibonds dont il la menaçait souvent, et
qui n'amenaient pourtant jamais rien... qu'un sourire ou une larme. Il en
fut de cette bourrasque comme des autres: le Porpora frappa du pied, gronda
sourdement comme un vieux lion dans sa cage, et serra le poing en l'élevant
vers le ciel avec véhémence; puis tout aussitôt il laissa retomber ses
bras, poussa un profond soupir, pencha sa tête sur sa poitrine, et garda
un silence obstiné jusqu'à la maison. La sérénité généreuse de Consuelo,
sa bonne foi énergique, l'avaient frappé d'un respect involontaire. Il fit
peut-être d'amers retours sur lui-même; mais il ne les avoua point, et il
était trop vieux, trop aigri et trop endurci dans son orgueil d'artiste
pour s'amender. Seulement, au moment où Consuelo lui donna le baiser du
bonsoir, il la regarda d'un air profondément triste et lui dit d'une voix
éteinte:

«C'en est donc fait! tu n'es plus artiste parce que la margrave de Bareith
est une vieille coquine, et le ministre Kaunitz une vieille bavarde!

--Non, mon maître, je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo en riant.
Je saurai prendre gaiement les impertinences et les ridicules du monde;
il ne me faudra pour cela ni haine ni dépit, mais ma bonne conscience et
ma bonne humeur. Je suis encore artiste et je le serai toujours. Je conçois
un autre but, une autre destinée à l'art que la rivalité de l'orgueil et
la vengeance de l'abaissement. J'ai un autre mobile, et il me soutiendra.

--Et lequel, lequel? s'écria le Porpora en posant sur la table de
l'antichambre son bougeoir, que Joseph venait de lui présenter. Je veux
savoir lequel.

--J'ai pour mobile de faire comprendre l'art et de le faire aimer sans
faire craindre et haïr la personne de l'artiste.»

Le Porpora haussa les épaules.

«Rêves de jeunesse, dit-il, je vous ai faits aussi!

--Eh bien, si c'est un rêve, reprit Consuelo, le triomphe de l'orgueil en
est un aussi. Rêve pour rêve, j'aime mieux le mien. Ensuite j'ai un second
mobile, maître: le désir de t'obéir et de te complaire.

--Je n'en crois rien, rien,» s'écria le Porpora en prenant son bougeoir
avec humeur et en tournant le dos; mais dès qu'il eut la main sur le
bouton de sa porte, il revint sur ses pas et alla embrasser Consuelo, qui
attendait en souriant cette réaction de sensibilité.

Il y avait dans la cuisine, qui touchait à la chambre de Consuelo, un petit
escalier en échelle qui conduisait à une sorte de terrasse de six pieds
carrés au revers du toit. C'était là qu'elle faisait sécher les jabots et
les manchettes du Porpora quand elle les avait blanchis. C'était là qu'elle
grimpait quelquefois le soir pour babiller avec Beppo, quand le maître
s'endormait de trop bonne heure pour qu'elle eût envie de dormir elle-même.
Ne pouvant s'occuper dans sa propre chambre, qui était trop étroite et trop
basse pour contenir une table, et craignant de réveiller son vieil ami en
s'installant dans l'antichambre, elle montait sur la terrasse, tantôt pour
y rêver seule en regardant les étoiles, tantôt pour raconter à son camarade
de dévouement et de servitude les petits incidents de sa journée. Ce
soir-là, ils avaient de part et d'autre mille choses à se dire. Consuelo
s'enveloppa d'une pelisse dont elle rabattit le capuchon sur sa tête pour
ne pas prendre d'enrouement, et alla rejoindre Beppo, qui l'attendait avec
impatience. Ces causeries nocturnes sur les toits lui rappelaient les
entretiens de son enfance avec Anzoleto; ce n'était pas la lune de Venise,
les toits pittoresques de Venise, les nuits embrasées par l'amour et
l'espérance; mais c'était la nuit allemande plus rêveuse et plus froide,
la lune allemande plus vaporeuse et plus sévère; enfin, c'était l'amitié
avec ses douceurs et ses bienfaits, sans les dangers et les frémissements
de la passion.

Lorsque Consuelo eut raconté tout ce qui l'avait intéressée, blessée ou
divertie chez la margrave, et que ce fut le tour de Joseph à parler:

«Tu as vu de ces secrets de cour, lui dit-il, les enveloppes et les cachets
armoriés; mais comme les laquais ont coutume de lire les lettres de leurs
maîtres, c'est à l'antichambre que j'ai appris le contenu de la vie des
grands. Je ne te raconterai pas la moitié des propos dont la margrave
douairière est le sujet. Tu en frémirais d'horreur et de dégoût. Ah! si les
gens du monde savaient comme les valets parlent d'eux! si, de ces beaux
salons où ils se pavanent avec tant de dignité, ils entendaient ce que l'on
dit de leurs moeurs et de leur caractère de l'autre côté de la cloison?
Tandis que le Porpora, tout à l'heure, sur les remparts, nous étalait sa
théorie de lutte et de haine contre les puissants de la terre, il n'était
pas dans la vraie dignité. L'amertume égarait son jugement. Ah! tu avais
bien raison de le lui dire, il se ravalait au niveau des grands seigneurs,
en prétendant les écraser de son mépris. Eh bien, il n'avait pas entendu
les propos des valets dans l'antichambre, et, s'il l'eût fait, il eût
compris que l'orgueil personnel et le mépris d'autrui, dissimulés sous les
apparences du respect et les formes de la soumission, sont le propre des
âmes basses et perverses. Ainsi le Porpora était bien beau, bien original,
bien puissant tout à l'heure; quand il frappait le pavé de sa canne en
disant: Courage, inimitié, ironie sanglante, vengeance éternelle! Mais ta
sagesse était plus belle que son délire, et j'en étais d'autant plus frappé
que je venais de voir des valets, des opprimés craintifs, des esclaves
dépravés, qui, eux aussi, disaient à mes oreilles avec une rage sourde et
profonde: Vengeance, ruse, perfidie, éternel dommage, éternelle inimitié
aux maîtres qui se croient nos supérieurs et dont nous trahissons les
turpitudes! Je n'avais jamais été laquais, Consuelo, et puisque je le suis,
à la manière dont tu as été garçon durant notre voyage, j'ai fait des
réflexions sur les devoirs de mon état présent, tu le vois.

--Tu as bien fait, Beppo, répondit la Porporina; la vie est une grande
énigme, et il ne faut pas laisser passer le moindre fait sans le commenter
et le comprendre. C'est toujours autant de deviné. Mais dis-moi donc si tu
as appris là-bas quelque chose de cette princesse, fille de la margrave,
qui, seule au milieu de tous ces personnages guindés, fardés et frivoles,
m'a paru naturelle, bonne et sérieuse.

--Si j'en ai entendu parler? oh! certes! non-seulement ce soir, mais
déjà bien des fois par Keller, qui coiffe sa gouvernante, et qui connaît
bien les faits. Ce que je vais te raconter n'est donc pas une histoire
d'antichambre, un propos de laquais; c'est une histoire véritable et de
notoriété publique. Mais c'est une histoire effroyable; auras-tu le courage
de l'entendre?

--Oui, car je m'intéresse à cette créature qui porte sur son front le sceau
du malheur. J'ai recueilli deux ou trois mots de sa bouche qui m'ont fait
voir en elle une victime du monde, une proie de l'injustice.

--Dis une victime de la scélératesse; et la proie d'une atroce perversité.
La princesse de Culmbach (c'est le titre qu'elle porte) a été élevée à
Dresde, par la reine de Pologne, sa tante, et c'est là que le Porpora
l'a connue et lui a même, je crois, donné quelques leçons, ainsi qu'à la
grande dauphine de France, sa cousine. La jeune princesse de Culmbach était
belle et sage; élevée par une reine austère, loin d'une mère débauchée,
elle semblait devoir être heureuse et honorée toute sa vie. Mais la
margrave douairière, aujourd'hui comtesse Hoditz, ne voulait point qu'il
en fût ainsi. Elle la fit revenir près d'elle, et feignit de vouloir la
marier, tantôt avec un de ses parents, margrave aussi de Bareith, tantôt
avec un autre parent, aussi prince de Culmbach; car cette principauté de
Bareith-Culmbach compte plus de princes et de margraves qu'elle n'a de
villages et de châteaux pour les apanager. La beauté et la pudeur de la
princesse causaient à sa mère une mortelle jalousie; elle voulait l'avilir,
lui ôter la tendresse et l'estime de son père, le margrave George-Guillaume
(troisième margrave); ce n'est pas ma faute s'il y en a tant dans cette
histoire: mais dans tous ces margraves, il n'y en eut pas un seul pour
la princesse de Culmbach. Sa mère promit à un gentilhomme de la chambre
de son époux, nommé Vobser, une récompense de quatre mille ducats pour
déshonorer sa fille; et elle introduisit elle-même ce misérable la nuit
dans la chambre de la princesse. Ses domestiques étaient avertis et
gagnés, le palais fut sourd aux cris de la jeune fille, la mère tenait
la porte... O Consuelo! tu frémis, et pourtant ce n'est pas tout. La
princesse de Culmbach devint mère de deux jumeaux: la margrave les prit
dans ses mains, les porta à son époux, les promena dans son palais, les
montra à toute sa valetaille, en criant: «Voyez, voyez les enfants que
cette dévergondée vient de mettre au monde!» Et au milieu de cette scène
affreuse, les deux jumeaux périrent presque dans les mains de la margrave.
Vobser eut l'imprudence d'écrire au margrave pour réclamer les quatre mille
ducats que la margrave lui avait promis. Il les avait gagnés, il avait
déshonoré la princesse. Le malheureux père, à demi imbécile déjà, le
devint tout à fait dans cette catastrophe, et mourut de saisissement et
de chagrin quelque temps après. Vobser, menacé par les autres membres de
la famille, prit la fuite. La reine de Pologne ordonna que la princesse
de Culmbach serait enfermée à la forteresse de Plassenbourg. Elle y entra,
à peine relevée de ses couches, y passa plusieurs années dans une
rigoureuse captivité, et y serait encore, si des prêtres catholiques,
s'étant introduits dans sa prison, ne lui eussent promis la protection de
l'impératrice Amélie, à condition qu'elle abjurerait la foi luthérienne.
Elle céda à leurs insinuations et au besoin de recouvrer sa liberté; mais
elle ne fut élargie qu'à la mort de la reine de Pologne; le premier usage
qu'elle fit de son indépendance fut de revenir à la religion de ses pères.
La jeune margrave de Bareith, Wilhelmine de Prusse, l'accueillit avec
aménité dans sa petite cour. Elle s'y est fait aimer et respecter par ses
vertus, sa douceur et sa sagesse. C'est une âme brisée, mais c'est encore
une belle âme, et quoiqu'elle ne soit point vue favorablement à la cour de
Vienne à cause de son luthéranisme, personne n'ose insulter à son malheur;
personne ne peut médire de sa vie, pas même les laquais. Elle est ici
en passant pour je ne sais quelle affaire; elle réside ordinairement à
Bareith.

--Voilà pourquoi, reprit Consuelo, elle m'a tant parlé de ce pays-là, et
tant engagée à y aller. Oh! Quelle histoire! Joseph! et quelle femme que
la comtesse Hoditz! Jamais, non jamais le Porpora ne me traînera plus chez
elle: jamais je ne chanterai plus pour elle!

--Et pourtant vous y pourriez rencontrer les femmes les plus pures et les
plus respectables de la cour. Le monde marche ainsi, à ce qu'on assure.
Le nom et la richesse couvrent tout, et, pourvu qu'on aille à l'église,
on trouve ici une admirable tolérance.

--Cette cour de Vienne est donc bien hypocrite? dit Consuelo.

--Je crains, entre nous soit dit, répondit Joseph en baissant la voix,
que notre grande Marie-Thérèse ne le soit un peu.»




LXXXVIII.


Peu de jours après, le Porpora ayant beaucoup remué, beaucoup intrigué
à sa manière, c'est-à-dire en menaçant, en grondant ou en raillant à
droite et à gauche, Consuelo, conduite à la chapelle impériale par maître
Reuter (l'ancien maître et l'ancien ennemi du jeune Haydn), chanta devant
Marie-Thérèse la partie de Judith, dans l'_oratorio: Betulia liberata_,
poëme de Métastase, musique de ce même Reuter. Consuelo fut magnifique, et
Marie-Thérèse daigna être satisfaite. Quand le sacré concert fut terminé,
Consuelo fut invitée, avec les autres chanteurs (Caffariello était du
nombre), à passer dans une des salles du palais, pour faire une collation
présidée par Reuter. Elle était à peine assise entre ce maître et le
Porpora, qu'un bruit, à la fois, rapide et solennel, partant de la
galerie voisine, fit tressaillir tous les convives, excepté Consuelo
et Caffariello, qui s'étaient engagés dans une discussion animée sur le
mouvement d'un certain choeur que l'un eût voulu plus vif et l'autre plus
lent. «Il n'y a que le Maestro lui-même qui puisse trancher la question,»
dit Consuelo en se retournant vers le Reuter. Mais, elle ne trouva plus ni
le Reuter à sa droite, ni le Porpora à sa gauche: tout le monde s'était
levé de table, et rangé en ligne, d'un air pénétré. Consuelo se trouva
face à face avec une femme d'une trentaine d'années, belle de fraîcheur
et d'énergie, vêtue de noir (tenue de chapelle), et accompagnée de sept
enfants, dont elle tenait un par la main. Celui-là, c'était l'héritier du
trône, le jeune César Joseph II; et cette belle femme, à la démarche aisée,
à l'air affable et pénétrant, c'était Marie-Thérèse.

«_Ecco la Giuditta?_ demanda l'impératrice en s'adressant à Reuter. Je suis
fort contente de vous, mon enfant, ajouta-t-elle en regardant Consuelo des
pieds à la tête; vous m'avez fait vraiment plaisir, et jamais je n'avais
mieux senti la sublimité des vers de notre admirable poëte que dans votre
bouche harmonieuse. Vous prononcez parfaitement bien, et c'est à quoi
je tiens par-dessus tout. Quel âge avez-vous, Mademoiselle? Vous êtes
Vénitienne? Élève du célèbre Porpora, que je vois ici avec intérêt? Vous
désirez entrer au théâtre de la cour? Vous êtes faite pour y briller;
et M. de Kaunitz vous protège.»

Ayant ainsi interrogé Consuelo, sans attendre ses réponses, et en regardant
tour à tour Métastase et Kaunitz, qui l'accompagnaient, Marie-Thérèse fit
un signe à un de ses chambellans, qui présenta un bracelet assez riche à
Consuelo. Avant que celle-ci eût songé à remercier, l'impératrice avait
déjà traversé la salle; elle avait déjà dérobé à ses regards l'éclat du
front impérial. Elle s'éloignait avec sa royale couvée de princes et
d'archiduchesses, adressant un mot favorable et gracieux à chacun des
musiciens qui se trouvaient à sa portée, et laissant derrière elle comme
une trace lumineuse dans tous ces yeux éblouis de sa gloire et de sa
puissance.

Caffariello fut le seul qui conserva ou qui affecta de conserver son
sang-froid: il reprit sa discussion juste où il l'avait laissée; et
Consuelo, mettant le bracelet dans sa poche, sans songer à le regarder,
recommença à lui tenir tête, au grand étonnement et au grand scandale
des autres musiciens, qui, courbés sous la fascination de l'apparition
impériale, ne concevaient pas qu'on pût songer à autre chose tout le reste
de la journée. Nous n'avons pas besoin de dire que le Porpora faisait seul
exception dans son âme, et par instinct et par système, à cette fureur
de prosternation. Il savait se tenir convenablement incliné devant les
souverains; mais, au fond du coeur, il raillait et méprisait les esclaves.
Maître Reuter, interpellé par Caffariello sur le véritable mouvement du
choeur en litige, serra les lèvres d'un air hypocrite; et, après s'être
laissé interroger plusieurs fois, il répondit enfin d'un air très-froid:

«Je vous avoue, Monsieur, que je ne suis point à votre conversation. Quand
Marie-Thérèse est devant mes yeux, j'oublie le monde entier; et longtemps
après qu'elle a disparu, je demeure sous le coup d'une émotion qui ne me
permet pas de penser à moi-même.

--Mademoiselle ne paraît point étourdie de l'insigne honneur qu'elle
vient de nous attirer, dit M. Holzbaüer, qui se trouvait là, et dont
l'aplatissement avait quelque chose de plus contenu que celui de Reuter.
C'est affaire à vous, Signora, de parler avec les têtes couronnées. On
dirait que vous n'avez fait autre chose toute votre vie.

--Je n'ai jamais parlé avec aucune tête couronnée, répondit tranquillement
Consuelo, qui n'entendait point malice aux insinuations de Holzbaüer;
et sa majesté ne m'a point procuré un tel avantage; car elle semblait,
en m'interrogeant, m'interdire l'honneur ou m'épargner le trouble de lui
répondre.

--Tu aurais peut-être souhaité faire la conversation avec l'impératrice?
dit le Porpora d'un air goguenard..

--Je ne l'ai jamais souhaité, repartit Consuelo naïvement.

--C'est que Mademoiselle a plus d'insouciance que d'ambition, apparemment,
reprit le Reuter avec un dédain glacial.

--Maître Reuter, dit Consuelo avec confiance et candeur, êtes-vous
mécontent de la manière dont j'ai chanté votre musique?»

Reuter avoua que personne ne l'avait mieux chantée, même sous le règne de
l'_auguste et à jamais regretté_ Charles VI.

«En ce cas, dit Consuelo, ne me reprochez pas mon insouciance. J'ai
l'ambition de satisfaire mes maîtres, j'ai l'ambition de bien faire mon
métier; quelle autre puis-je avoir? quelle autre ne serait ridicule et
déplacée de ma part?
                
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