George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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--Vous êtes trop modeste, Mademoiselle, reprit Holzbaüer. Il n'est point
d'ambition trop vaste pour un talent comme le vôtre.

--Je prends cela pour un compliment plein de galanterie, répondit Consuelo;
mais je ne croirai vous avoir satisfait un peu que le jour où vous
m'inviterez à chanter sur le théâtre de la cour.»

Holzbaüer, pris au piège, malgré sa prudence, eut un accès de toux pour se
dispenser de répondre, et se tira d'affaire par une inclination de tête
courtoise et respectueuse. Puis, ramenant la conversation sur son premier
terrain:

«Vous êtes vraiment, dit-il, d'un calme et d'un désintéressement sans
exemple: vous n'avez pas seulement regardé le beau bracelet dont sa majesté
vous a fait cadeau.

--Ah! c'est la vérité,» dit Consuelo en le tirant de sa poche, et en le
passant à ses voisins qui étaient curieux de le voir et d'en estimer la
valeur. Ce sera de quoi acheter du bois pour le poêle de mon maître, si je
n'ai pas d'engagement cet hiver, pensait-elle; une toute petite pension
nous serait bien plus nécessaire que des parures et des colifichets.

«Quelle beauté céleste que sa majesté! dit Reuter avec un soupir de
componction, en lançant un regard oblique et dur à Consuelo.

--Oui, elle m'a semblé fort belle, répondit la jeune fille, qui ne
comprenait rien aux coups de coude du Porpora.

--Elle vous a _semblé_? reprit le Reuter. Vous êtes difficile!

--J'ai à peine eu le temps de l'entrevoir. Elle a passé si vite!

--Mais son esprit éblouissant, ce génie qui se révèle à chaque syllabe
sortie de ses lèvres!...

--J'ai à peine eu le temps de l'entendre: elle a parlé si peu!

--Enfin, Mademoiselle, vous êtes d'airain ou de diamant. Je ne sais ce
qu'il faudrait pour vous émouvoir.

--J'ai été fort émue en chantant votre Judith, répondit Consuelo, qui
savait être malicieuse dans l'occasion, et qui commençait à comprendre
la malveillance des maîtres viennois envers elle.

--Cette fille a de l'esprit, sous son air simple, dit tout bas Holzbaüer à
maître Reuter.

--C'est l'école du Porpora, répondit l'autre; mépris et moquerie.

--Si l'on n'y prend garde, le vieux récitatif et le style _osservato_ nous
envahiront de plus belle que par le passé, reprit Holzbaüer; mais soyez
tranquille, j'ai les moyens d'empêcher cette _Porporinaillerie_ d'élever la
voix.»

Quand on se leva de table, Caffariello dit à l'oreille de Consuelo:

«Vois-tu, mon enfant, tous ces gens-là, c'est de la franche canaille.
Tu auras de la peine à faire quelque chose ici. Ils sont tous contre toi.
Ils seraient tous contre moi s'ils l'osaient.

--Et que leur avons-nous donc fait? dit Consuelo étonnée.

--Nous sommes élèves du plus grand maître de chant qu'il y ait au monde.
Eux et leurs créatures sont nos ennemis naturels, ils indisposeront
Marie-Thérèse contre toi, et tout ce que tu dis ici lui sera répété avec
de malicieux commentaires. Ou lui dira que tu ne l'as pas trouvée belle,
et que tu as jugé son cadeau mesquin. Je connais toutes ces menées. Prends
courage, pourtant; je te protégerai envers et contre tous, et je crois que
l'avis de Caffariello en musique vaut bien celui de Marie-Thérèse.»

«Entre la méchanceté des uns et la folie des autres, me voilà fort
compromise, pensa Consuelo en s'en allant. O Porpora! disait-elle dans
son coeur, je ferai mon possible pour remonter sur le théâtre. O Albert!
j'espère que je n'y parviendrai pas.»

Le lendemain, maître Porpora, ayant affaire en ville pour toute la journée,
et trouvant Consuelo un peu pâle, l'engagea à faire un tour de promenade
hors ville à la _Spinnerin am Kreutz_, avec la femme de Keller, qui s'était
offerte pour l'accompagner quand elle le voudrait. Dès que le maestro fut
sorti:

«Beppo, dit la jeune fille, va vite louer une petite voiture, et
allons-nous-en tous deux voir Angèle et remercier le chanoine. Nous avions
promis de le faire plus tôt, mais mon rhume me servira d'excuse.

--Et sous quel costume vous présenterez-vous au chanoine? dit Beppo.

--Sous celui-ci, répondit-elle. Il faut bien que le chanoine me connaisse
et m'accepte sous ma véritable forme.

--Excellent chanoine! je me fais une joie de le revoir.

--Et moi aussi.

--Pauvre bon chanoine! je me fais une peine de songer...

--Quoi?

--Que la tête va lui tourner tout à fait.

--Et pourquoi donc? Suis-je une déesse? Je ne le pensais pas.

--Consuelo, rappelez-vous qu'il était aux trois quarts fou quand nous
l'avons quitté!

--Et moi je te dis qu'il lui suffira de me savoir femme et de me voir telle
que je suis, pour qu'il reprenne l'empire de sa volonté et redevienne ce
que Dieu l'a fait, un homme raisonnable.

--Il est vrai que l'habit fait quelque chose. Ainsi, quand je vous ai
revue ici transformée en demoiselle, après m'être habitué pendant quinze
jours à te traiter comme un garçon... j'ai éprouvé je ne sais quel effroi,
je ne sais quelle gêne dont je ne peux pas me rendre compte; et il est
certain que durant le voyage... s'il m'eût été permis d'être amoureux de
vous ... Mais tu diras que je déraisonne...

--Certainement, Joseph, lu déraisonnes; et, de plus, tu perds le temps
à babiller. Nous avons dix lieues à faire pour aller au prieuré et en
revenir. Il est huit heures du matin, et il faut que nous soyons rentrés
à sept heures du soir, pour le souper du maître.»

Trois heures après, Beppo et sa compagne descendirent à la porte du
prieuré. Il faisait une belle journée; le chanoine contemplait ses fleurs
d'un air mélancolique. Quand il vit Joseph, il fit un cri de joie et
s'élança à sa rencontre; mais il resta stupéfait en reconnaissant son
cher Bertoni sous des habits de femme.

«Bertoni, mon enfant bien-aimé, s'écria-t-il avec une sainte naïveté,
que signifie ce travestissement, et pourquoi viens-tu me voir déguisé de
la sorte? Nous ne sommes point au carnaval...

--Mon respectable ami, répondit Consuelo en lui baisant la main, il faut
que Votre Révérence me pardonne de l'avoir trompée. Je n'ai jamais été
garçon; Bertoni n'a jamais existé, et lorsque j'ai eu le bonheur de vous
connaître, j'étais véritablement déguisée.

--Nous pensions, dit Joseph qui craignait de voir la consternation du
chanoine se changer en mécontentement, que votre révérence n'était point la
dupe d'une innocente supercherie. Cette feinte n'avait point été imaginée
pour la tromper, c'était une nécessité imposée par les circonstances, et
nous avons toujours cru que monsieur le chanoine avait la générosité et la
délicatesse de s'y prêter.

--Vous l'avez cru? reprit le chanoine interdit et effrayé; et vous,
Bertoni... je veux dire mademoiselle, vous l'avez cru aussi!

--Non, monsieur le chanoine, répondit Consuelo; je ne l'ai pas cru un
instant. J'ai parfaitement vu que votre révérence ne se doutait nullement
de la vérité.

--Et vous me rendez justice, dit le chanoine d'un ton un peu sévère, mais
profondément triste; je ne sais point transiger avec la bonne foi, et si
j'avais deviné votre sexe, je n'aurais jamais songé à insister comme je
l'ai fait, pour vous engager à rester chez moi. Il a bien couru dans le
village voisin, et même parmi mes gens, un bruit vague, un soupçon qui me
faisait sourire, tant j'étais obstiné à me méprendre sur votre compte.
On a dit qu'un des deux petits musiciens qui avaient chanté la messe le
jour de la fête patronale, était une femme déguisée. Et puis, on a prétendu
que ce propos était une méchanceté du cordonnier Gottlieb, pour effrayer et
affliger le curé. Enfin, moi-même, j'ai démenti ce bruit avec assurance.
Vous voyez que j'étais votre dupe bien complètement, et qu'on ne saurait
l'être davantage.

--Il y a eu une grande méprise, répondit Consuelo avec l'assurance de
la dignité; mais il n'y a point eu de dupe, monsieur le chanoine. Je ne
crois pas m'être éloignée un seul instant du respect qui vous est dû, et
des convenances que la loyauté impose. J'étais la nuit sans gîte sur le
chemin, écrasée de soif et de fatigue, après une longue route à pied.
Vous n'eussiez pas refusé l'hospitalité à une mendiante. Vous me l'avez
accordée au nom de la musique, et j'ai payé mon écot en musique. Si je
ne suis pas partie malgré vous dès le lendemain, c'est grâce à des
circonstances imprévues qui me dictaient un devoir au-dessus de tous les
autres. Mon ennemie, ma rivale, ma persécutrice tombait des nues à votre
porte, et, privée de soins et de secours, avait droit à mes secours et à
mes soins. Votre révérence se rappelle bien le reste; elle sait bien que
si j'ai profité de sa bienveillance, ce n'est pas pour mon compte. Elle
sait bien aussi que je me suis éloignée aussitôt que mon devoir a été
accompli; et si je reviens aujourd'hui la remercier en personne des bontés
dont elle m'a comblée, c'est que la loyauté me faisait un devoir de la
détromper moi-même et de lui donner les explications nécessaires à notre
mutuelle dignité.

--Il y a dans tout ceci, dit le chanoine à demi vaincu, quelque chose de
mystérieux et de bien extraordinaire. Vous dites que la malheureuse dont
j'ai adopté l'enfant était votre ennemie, votre rivale... Qui êtes-vous
donc vous-même, Bertoni?... Pardonnez-moi si ce nom revient toujours sur
mes lèvres, et dites-moi comment je dois vous appeler désormais.

--Je m'appelle la Porporina, répondit Consuelo; je suis l'élève du Porpora,
je suis cantatrice. J'appartiens au théâtre.

--Ah! fort bien! dit le chanoine avec un profond soupir. J'aurais dû le
deviner à la manière dont vous avez joué votre rôle, et, quant à votre
talent prodigieux pour la musique, je ne dois plus m'en étonner; vous
avez été à bonne école. Puis-je vous demander si monsieur Beppo est votre
frère... ou votre mari?

--Ni l'un ni l'autre. Il est mon frère par le coeur, rien que mon frère,
monsieur le Chanoine; et si mon âme ne s'était pas sentie aussi chaste
que la vôtre, je n'aurais pas souillé de ma présence la sainteté de votre
demeure.»

Consuelo avait, pour dire la vérité, un accent irrésistible, et dont le
chanoine subit la puissance, comme les âmes pures et droites subissent
toujours celle de la sincérité. Il se sentit comme soulagé d'un poids
énorme, et, tout en marchant lentement entre ses deux jeunes protégés, il
interrogea Consuelo avec une douceur et un retour d'affection sympathique
qu'il oublia peu à peu de combattre en lui-même. Elle lui raconta
rapidement, et sans lui nommer personne, les principales circonstances
de sa vie; ses fiançailles au lit de mort de sa mère avec Anzoleto,
l'infidélité de celui-ci, la haine de Corilla, les outrageants desseins
de Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l'attachement
qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt,
ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants,
sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au
lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée
par le chanoine à l'enfant d'Anzoleto; enfin son retour à Vienne, et
jusqu'à l'entrevue qu'elle avait eue la veille avec Marie-Thérèse. Joseph
n'avait pas su jusque-là toute l'histoire de Consuelo; elle ne lui avait
jamais parlé d'Anzoleto, et le peu de mots qu'elle venait de dire de son
affection passée pour ce misérable ne le frappa pas très-vivement; mais
sa générosité à l'égard de Corilla, et sa sollicitude pour l'enfant, lui
firent une si profonde impression, qu'il se détourna pour cacher ses
larmes. Le chanoine ne retint pas les siennes. Le récit de Consuelo,
concis, énergique et sincère, lui fit le même effet qu'un beau roman qu'il
aurait lu, et justement il n'avait jamais lu un seul roman, et celui-là fut
le premier de sa vie qui l'initia aux émotions vives de la vie des autres.
Il s'était assis sur un banc pour mieux écouter, et quand la jeune fille
eut tout dit, il s'écria:

«Si tout cela est la vérité, comme je le crois, comme il me semble que
je le sens dans mon coeur, par la volonté du ciel, vous êtes une sainte
fille... Vous êtes sainte Cécile revenue sur la terre! Je vous avouerai
franchement que je n'ai jamais eu de préjugé contre le théâtre, ajouta-t-il
après un instant de silence et de réflexion, et vous me prouvez qu'on peut
faire son salut là comme ailleurs. Certainement, si vous persistez à être
aussi pure et aussi généreuse que vous l'avez été jusqu'à ce jour, vous
aurez mérité le ciel, mon cher Bertoni!... Je vous le dis comme je le
pense, ma chère Porporina!

--Maintenant, monsieur le chanoine, dit Consuelo en se levant, donnez-moi
des nouvelles d'Angèle avant que je prenne congé de Votre Révérence.

--Angèle se porte bien et vient à merveille, répondit le chanoine. Ma
jardinière en prend le plus grand soin, et je la vois à tout instant qui
la promène dans mon parterre. Elle poussera au milieu des fleurs, comme
une fleur de plus sous mes yeux, et quand le temps d'en faire une âme
chrétienne sera venu, je ne lui épargnerai pas la culture. Reposez-vous
sur moi de ce soin, mes enfants. Ce que j'ai promis à la face du ciel, je
l'observerai religieusement. Il paraît que madame sa mère ne me disputera
pas ce soin; car, bien qu'elle soit à Vienne, elle n'a pas envoyé une seule
fois demander des nouvelles de sa fille.

--Elle a pu le faire indirectement, et sans que vous l'ayez su, répondit
Consuelo; je ne puis croire qu'une mère soit indifférente à ce point. Mais
la Corilla brigue un engagement au théâtre de la cour. Elle sait que Sa
Majesté est fort sévère, et n'accorde point sa protection aux personnes
tarées. Elle a intérêt à cacher ses fautes, du moins jusqu'à ce que son
engagement soit signé. Gardons-lui donc le secret.

--Et elle vous fait concurrence cependant! s'écria Joseph; et on dit
qu'elle l'emportera, par ses intrigues; qu'elle vous diffame déjà dans la
ville; qu'elle vous a présentée comme la maîtresse du comte Zustiniani. On
a parlé de cela à l'ambassade, Keller me la dit... On en était indigné;
mais on craignait qu'elle ne persuadât M. de Kaunitz, qui écoute volontiers
ces sortes d'histoires, et qui ne tarit pas en éloges sur la beauté de
Corilla...

--Elle a dit de pareilles choses!» dit Consuelo en rougissant
d'indignation; puis elle ajouta avec calme: «Cela devait être, j'aurais dû
m'y attendre.

--Mais il n'y a qu'un mot à dire pour déjouer toutes ses calomnies, reprit
Joseph; et ce mot je le dirai, moi! Je dirai que...

--Tu ne diras rien, Beppo, ce serait une lâcheté et une barbarie. Vous ne
le direz pas non plus, monsieur le chanoine, et si j'avais envie de le
dire, vous m'en empêcheriez, n'est-il pas vrai?

--Ame vraiment évangélique! s'écria le chanoine. Mais songez que ce secret
n'en peut pas être un bien longtemps. Il suffit de quelques valets et de
quelques paysans qui ont constaté et qui peuvent ébruiter le fait, pour
qu'on sache avant quinze jours que la chaste Corilla est accouchée ici
d'un enfant sans père, qu'elle a abandonné par-dessus le marché.

--Avant quinze jours, la Corilla ou moi sera engagée. Je ne voudrais pas
l'emporter sur elle par un acte de vengeance. Jusque-là, Beppo, silence,
ou je te retire mon estime et mon amitié. Et maintenant, adieu, monsieur
le chanoine. Dites-moi que vous me pardonnez, tendez-moi encore une main
paternelle, et je me retire, avant que vos gens aient vu ma figure sous
cet habit.

--Mes gens diront ce qu'ils voudront, et mon bénéfice ira au diable, si
le ciel veut qu'il en soit ainsi! Je viens de recueillir un héritage qui
me donne le courage de braver les foudres de l'_ordinaire_. Ainsi, mes
enfants, ne me prenez pas pour un saint; je suis las d'obéir et de me
contraindre; je veux vivre honnêtement et sans terreurs imbéciles. Depuis
que je n'ai plus le spectre de Brigide à mes côtés, et depuis surtout que
je me vois à la tête d'une fortune indépendante, je me sens brave comme un
lion. Or donc, venez déjeuner avec moi; nous baptiserons Angèle après, et
puis nous ferons de la musique jusqu'au dîner.»

Il les entraîna au prieuré.

«Allons, André, Joseph! cria-t-il à ses valets en entrant; venez voir le
signor Bertoni métamorphosé en dame. Vous ne vous seriez pas attendus à
cela? ni moi non plus! Eh bien, dépêchez-vous de partager ma surprise,
et mettez-nous vite le couvert.»

Le repas fut exquis, et nos jeunes gens virent que si de graves
modifications s'étaient faites dans l'esprit du chanoine, ce n'était pas
sur l'habitude de la bonne chère qu'elles avaient opéré. On porta ensuite
l'enfant dans la chapelle du prieuré. Le chanoine quitta sa douillette,
endossa une soutane et un surplis, et fit la cérémonie. Consuelo et Joseph
firent l'office de parrain et de marraine, et le nom d'Angèle fut confirmé
à la petite fille. Le reste de l'après-midi fut consacré à la musique, et
les adieux vinrent ensuite. Le chanoine se lamenta de ne pouvoir retenir
ses amis à dîner; mais il céda à leurs raisons, et se consola à l'idée de
les revoir à Vienne, où il devait bientôt se rendre pour passer une partie
de l'hiver. Tandis qu'on attelait leur voiture, il les conduisit dans la
serre pour leur faire admirer plusieurs plantes nouvelles dont il avait
enrichi sa collection. Le jour baissait, mais le chanoine, qui avait
l'odorat fort exercé, n'eut pas plus tôt fait quelques pas sous les châssis
de son palais transparent qu'il s'écria:

«Je démêle ici un parfum extraordinaire! Le glaïeul-vanille aurait-il
fleuri? Mais non; ce n'est pas là l'odeur de mon glaïeul. Le strelitzia
est inodore... les cyclamens ont un arôme moins pur et moins pénétrant.
Qu'est-ce donc qui se passe ici? Si mon volkameria n'était point mort,
hélas! je croirais que c'est lui que je respire! Pauvre plante! je n'y veux
plus penser.»

Mais tout à coup le chanoine fit un cri de surprise et d'admiration en
voyant s'élever devant lui, dans une caisse, le plus magnifique volkameria
qu'il eût vu de sa  vie, tout couvert de ses grappes de petites roses
blanches doublées de rose, dont le suave parfum remplissait la serre et
dominait toutes les vulgaires senteurs éparses à l'entour.

«Est-ce un prodige? D'où me vient cet avant-goût du paradis, cette fleur
du jardin de Béatrix? s'écria-t-il dans un ravissement poétique.

--Nous l'avons apporté dans notre voiture avec tous les soins imaginables,
répondit Consuelo; permettez-nous de vous l'offrir en réparation d'une
affreuse imprécation sortie de ma bouche un certain jour, et dont je me
repentirai toute ma vie:

--Oh! ma chère fille! quel don, et avec quelle délicatesse il est offert!
dit le chanoine attendri. O cher volkameria! tu auras un nom particulier
comme j'ai coutume d'en donner aux individus les plus splendides de ma
collection; tu t'appelleras Bertoni, afin de consacrer le souvenir d'un
être qui n'est plus et que j'ai aimé avec des entrailles de père.

--Mon bon père, dit Consuelo en lui serrant la main, vous devez vous
habituer à aimer vos filles autant que vos fils. Angèle n'est point un
garçon...

--Et la Porporina est ma fille aussi! dit le chanoine; oui, ma fille, oui,
oui, ma fille!» répéta-t-il en regardant alternativement Consuelo et le
volkameria-Bertoni avec des yeux remplis de larmes.

A six heures, Joseph et Consuelo étaient rentrés au logis. La voiture les
avait laissés à l'entrée du faubourg, et rien ne trahit leur innocente
escapade. Le Porpora s'étonna seulement que Consuelo n'eût pas meilleur
appétit après une promenade dans les belles prairies qui entourent la
capitale de l'empire. Le déjeuner du chanoine avait peut-être rendu
Consuelo un peu friande ce jour-là. Mais le grand air et le mouvement lui
Procurèrent un excellent sommeil, et le lendemain elle se sentit en voix
et en courage plus qu'elle ne l'avait encore été à Vienne.




LXXXIX.


Dans l'incertitude de sa destinée, Consuelo, croyant trouver peut-être
une excuse ou un motif à celle de son coeur, se décida enfin à écrire au
comte Christian de Rudolstadt, pour lui faire part de sa position vis-à-vis
du Porpora, des efforts que ce dernier tentait pour la faire rentrer
au théâtre, et de l'espérance qu'elle nourrissait encore de les voir
échouer. Elle lui parla sincèrement, lui exposa tout ce qu'elle devait
de reconnaissance, de dévouement et de soumission à son vieux maître, et,
lui confiant les craintes qu'elle éprouvait à l'égard d'Albert, elle le
priait instamment de lui dicter la lettre qu'elle devait écrire à ce
dernier pour le maintenir dans un état de confiance et de calme. Elle
terminait en disant: «J'ai demandé du temps à Vos Seigneuries pour
m'interroger moi-même et me décider. Je suis résolue à tenir ma parole, et
je puis jurer devant Dieu que je me sens la force de fermer mon coeur et
mon esprit à toute fantaisie contraire, comme à toute nouvelle affection.
Et cependant, si je rentre au théâtre, j'adopte un parti qui est, en
apparence, une infraction à mes promesses, un renoncement formel à
l'espérance de les tenir. Que Votre Seigneurie me juge, ou plutôt qu'elle
juge le destin qui me commande et le devoir qui me gouverne. Je ne vois
aucun moyen de m'y soustraire sans crime. J'attends d'elle un conseil
supérieur à celui de ma propre raison; mais pourra-t-il être contraire à
celui de ma conscience?»

Lorsque cette lettre fut cachetée et confiée à Joseph pour qu'il la fit
partir, Consuelo se sentit plus tranquille, ainsi qu'il arrive dans une
situation funeste, lorsqu'on a trouvé un moyen de gagner du temps et de
reculer le moment de la crise. Elle se disposa donc à rendre avec Porpora
une visite, considérée par celui-ci comme importante et décisive, au
très-renommé et très-vanté poëte impérial, M. l'abbé Métastase.

--Ce personnage illustre avait alors environ cinquante ans; il était
d'une belle figure, d'un abord gracieux, d'une conversation charmante, et
Consuelo eût ressenti pour lui une vive sympathie, si elle n'eût eu, en se
rendant à la maison qu'habitaient, à différents étages, le poëte impérial
et le perruquier Keller, la conversation suivante avec Porpora:

«Consuelo (c'est le Porpora qui parle), tu vas voir un homme de bonne mine,
à l'oeil vif et noir, au teint vermeil, à la bouche fraîche et souriante,
qui veut, à toute force, être en proie à une maladie lente, cruelle et
dangereuse; un homme qui mange, dort, travaille et engraisse tout comme un
autre, et qui prétend être livré à l'insomnie, à la diète, à l'accablement,
au marasme. N'aie pas la maladresse, lorsqu'il va se plaindre devant toi
de ses maux, de lui dire qu'il n'y paraît point, qu'il a fort bon visage,
ou toute autre platitude semblable; car il veut qu'on le plaigne, qu'on
s'inquiète et qu'on le pleure d'avance. N'aie pas le malheur non plus de
lui parler de la mort, ou d'une personne morte; il a peur de la mort, et ne
veut pas mourir. Et cependant ne commets pas la balourdise de lui dire en
le quittant: «J'espère que votre précieuse santé sera bientôt meilleure;»
car il veut qu'on le croie mourant, et, s'il pouvait persuader aux autres
qu'il est mort, il en serait fort content, à condition toutefois qu'il ne
le crût pas lui-même.

--Voilà une sotte manie pour un grand homme, répondit Consuelo. Que
faudra-t-il donc lui dire, s'il ne faut lui parler ni de guérison, ni de
mort?

--Il faut lui parler de sa maladie, lui faire mille questions, écouter tout
le détail de ses souffrances et de ses incommodités, et, pour conclure, lui
dire qu'il ne se soigne pas assez, qu'il s'oublie lui-même, qu'il ne se
ménage point, qu'il travaille trop. De cette façon, nous le disposerons en
notre faveur.

--N'allons-nous pas lui demander pourtant de faire un poëme et de vous
le faire mettre en musique, afin que je puisse le chanter? Comment
pouvons-nous à la fois lui conseiller de ne point écrire et le conjurer
d'écrire pour nous au plus vite?

--Tout cela s'arrange dans la conversation; il ne s'agit que de placer les
choses à propos.»

Le maestro voulait que son élève sût se rendre agréable au poëte; mais, sa
causticité naturelle ne lui permettant point de dissimuler les ridicules
d'autrui, il commettait lui-même la maladresse de disposer Consuelo à
l'examen clairvoyant, et à cette sorte de mépris intérieur qui nous rend
peu aimables et peu sympathiques à ceux dont le besoin est d'être flattés
et admirés sans réserve. Incapable d'adulation et de tromperie, elle
souffrit d'entendre le Porpora caresser les misères du poëte, et le railler
cruellement sous les dehors d'une pieuse commisération pour des maux
imaginaires. Elle en rougit plusieurs fois, et ne put que garder un silence
pénible, en dépit des signes que lui faisait son maître pour qu'elle le
secondât.

La réputation de Consuelo commençait à se répandre à Vienne; elle avait
chanté dans plusieurs salons, et son admission au théâtre italien était
une hypothèse qui agitait un peu la coterie musicale. Métastase était
tout-puissant; que Consuelo gagnât sa sympathie en caressant à propos son
amour-propre, et il pouvait confier au Porpora le soin de mettre en musique
son _Attilio Regolo_, qu'il gardait en portefeuille depuis plusieurs
années. Il était donc bien nécessaire que l'élève plaidât pour le maître,
car le maître ne plaisait nullement au poëte impérial. Métastase n'était
pas Italien pour rien, et les Italiens ne se trompent pas aisément les uns
les autres. Il avait trop de finesse et de pénétration pour ne point savoir
que Porpora avait une médiocre admiration pour son génie dramatique, et
qu'il avait censuré plus d'une fois avec rudesse (à tort ou à raison)
son caractère craintif, son égoïsme et sa fausse sensibilité. La réserve
glaciale de Consuelo, le peu d'intérêt qu'elle semblait prendre à sa
maladie, ne lui parurent point ce qu'ils étaient en effet, le malaise
d'une respectueuse pitié. Il y vit presque une insulte, et s'il n'eût été
esclave de la politesse et du savoir-faire, il eût refusé net de l'entendre
chanter; il y consentit pourtant après quelques minauderies, alléguant
l'excitation de ses nerfs et la crainte qu'il avait d'être ému. Il avait
entendu Consuelo chanter son oratorio de _Judith_; mais il fallait qu'il
prît une idée d'elle dans le genre scénique, et Porpora insistait beaucoup.

«Mais que faire, et comment chanter, lui dit tout bas Consuelo, s'il faut
craindre de l'émouvoir?

--Il faut l'émouvoir, au contraire, répondit de même le maestro. Il aime
beaucoup à être arraché à sa torpeur, parce que, quand il est bien agité,
il se sent en veine d'écrire.»

Consuelo chanta un air d'_Achille in Sciro_, la meilleure oeuvre dramatique
de Métastase, qui avait été mise en musique par Caldara, en 1736, et
représentée aux fêtes du mariage de Marie-Thérèse. Métastase fut aussi
frappé de sa voix et de sa méthode qu'il l'avait été à la première
audition; mais il était résolu à se renfermer dans le même silence froid
et gêné qu'elle avait gardé durant le récit de sa maladie. Il n'y réussit
point; car il était artiste en dépit de tout, le digne homme, et quand
un noble interprète fait vibrer dans l'âme du poëte les accents de sa muse
et le souvenir de ses triomphes, il n'est guère de rancune qui tienne.

L'abbé Métastase, essaya de se défendre contre ce charme tout-puissant.
Il toussa beaucoup, s'agita sur son fauteuil comme un homme distrait par
la souffrance, et puis, tout à coup reporté à des souvenirs plus émouvants
encore que ceux de sa gloire, il cacha son visage dans son mouchoir et se
mit à sangloter. Le Porpora, caché derrière son fauteuil, faisait signe à
Consuelo de ne pas le ménager, et se frottait les mains d'un air malicieux.

Ces larmes, qui coulaient abondantes et sincères, réconcilièrent tout à
coup la jeune fille avec le pusillanime abbé. Aussitôt qu'elle eut fini
son air, elle s'approcha pour lui baiser la main et pour lui dire cette
fois avec une effusion convaincante:

«Hélas! Monsieur, que je serais fière et heureuse de vous avoir ému ainsi,
s'il ne m'en coûtait un remords! La crainte de vous avoir fait du mal
empoisonne ma joie!

--Ah! ma chère enfant, s'écria l'abbé tout à fait gagné, vous ne savez pas,
vous ne pouvez pas savoir le bien et le mal que vous m'avez fait. Jamais
jusqu'ici je n'avais entendu une voix de femme qui me rappelât celle de ma
chère Marianna! et vous me l'avez tellement rappelée, ainsi que sa manière
et son expression, que j'ai cru l'entendre elle-même. Ah! vous m'avez brisé
le coeur!»

Et il recommença à sangloter.

«Sa Seigneurie parle d'une personne bien illustre, et que tu dois te
proposer constamment pour modèle, dit le Porpora à son élève, la célèbre
et incomparable Marianna Bulgarini.

--La _Romanina?_ s'écria Consuelo; ah! je l'ai entendue dans mon enfance
à Venise; c'est mon premier grand souvenir, et je ne l'oublierai jamais.

--Je vois bien que vous l'avez entendue, et qu'elle vous a laissé une
impression ineffaçable, reprit le Métastase. Ah! jeune fille, imitez-la
en tout, dans son jeu comme dans son chant, dans sa bonté comme dans sa
grandeur, dans sa puissance comme dans son dévouement! Ah! qu'elle était
belle lorsqu'elle représentait la divine Vénus, dans le premier opéra que
je fis à Rome! Celle à elle que je dus mon premier triomphe.

--Et c'est à Votre Seigneurie qu'elle a dû ses plus beaux succès, dit le
Porpora.

--Il est vrai que nous avons contribué à la fortune l'un de l'autre. Mais
rien n'a pu m'acquitter assez envers elle. Jamais tant d'affection, jamais
tant d'héroïque persévérance et de soins délicats n'ont habité l'âme d'une
mortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai éternellement, et je n'aspire
qu'à te rejoindre!»

Ici l'abbé pleura encore. Consuelo était fort émue, Porpora affecta de
l'être; mais, en dépit de lui-même, sa physionomie restait ironique et
dédaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cette
méfiance ou cette dureté. Quant à Métastase, il ne vit que l'effet qu'il
souhaitait produire, l'attendrissement et l'admiration de la bonne
Consuelo. Il était de la véritable espèce des poëtes: c'est-à-dire qu'il
pleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sa
chambre, et qu'il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleurs
que quand il les racontait avec éloquence. Entraîné par l'occasion, il fit
à Consuelo le récit de cette partie de sa jeunesse où la Romanina a joué
un si grand rôle; les services que cette généreuse amie lui rendit, le soin
filial qu'elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu'elle
accomplit en se séparant de lui pour l'envoyer faire fortune à Vienne;
et quand il en fut à la scène des adieux, quand il eut dit, dans les termes
les plus choisis et les plus tendres, de quelle manière sa chère Marianna,
le coeur déchiré et la poitrine gonflée de sanglots, l'avait exhorté à
l'abandonner pour ne songer qu'à lui-même, il s'écria:

«Oh! que si elle eût deviné l'avenir qui m'attendait loin d'elle, que si
elle eût prévu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, les
revers et jusqu'à l'affreuse maladie qui devaient être mon partage ici,
elle se fût bien épargné ainsi qu'à moi une si affreuse immolation! Hélas!
j'étais loin de croire que nous nous faisions d'éternels adieux, et que
nous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre!

--Comment! vous ne vous êtes point revus? dit Consuelo dont les yeux
étaient baignés de larmes, car la parole du Métastase avait un charme
extraordinaire: elle n'est point venue à Vienne?

--Elle n'y est jamais venue! répondit l'abbé d'un air accablé.

--Après tant de dévouement, elle n'a pas eu le courage de venir ici vous
retrouver? reprit Consuelo, à qui le Porpora faisait en vain des yeux
terribles.»

Le Métastase ne répondit rien: il paraissait absorbé dans ses pensées.

«Mais elle pourrait y venir encore? poursuivit Consuelo avec candeur, et
elle y viendra certainement. Cet heureux événement vous rendra la santé.»

L'abbé pâlit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute sa
force, et Consuelo, se rappelant tout à coup que la Romanina était morte
depuis plus de dix ans, s'aperçut de l'énorme maladresse qu'elle commettait
en rappelant l'idée de la mort à cet ami, qui n'aspirait, selon lui, qu'à
rejoindre sa bien-aimée dans la tombe. Elle se mordit les lèvres, et se
retira bientôt avec son maître, lequel n'emportait de cette visite que de
vagues promesses et force civilités, comme à l'ordinaire.

«Qu'as-tu fait, tête de linotte? dit-il à Consuelo dès qu'ils furent
dehors.

--Une grande sottise, je le vois bien. J'ai oublié que la Romanina ne
vivait plus; mais croyez-vous bien, maître, que cet homme si aimant et
si désolé soit attaché à la vie autant qu'il vous plaît de le dire?
Je m'imagine, au contraire, que le regret d'avoir perdu son amie est la
seule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui fait
redouter l'heure suprême, il n'en est pas moins horriblement et sincèrement
las de vivre.

--Enfant! dit le Porpora, on n'est jamais las de vivre quand on est riche,
honoré, adulé et bien portant; et quand on n'a jamais eu d'autres soucis
et d'autres passions que celle-là, on ment et on joue la comédie quand on
maudit l'existence.

--Ne dites pas qu'il n'a jamais eu d'autres passions. Il aimé la Marianna,
et je m'explique pourquoi il a donné ce nom chéri à sa filleule et à sa
nièce Marianna Martiez...»

Consuelo avait failli dire l'élève de Joseph; mais elle s'arrêta
brusquement.

«Achève, dit le Porpora, sa filleule, sa nièce ou sa fille.

--On le dit; mais que m'importe?

--Cela prouverait, du moins, que le cher abbé s'est consolé assez vite
de l'absence de sa bien-aimée; mais lorsque tu lui demandais (que Dieu
confonde ta stupidité!) pourquoi sa chère Marianna n'était pas venue le
rejoindre ici, il ne t'a pas répondu, et je vais répondre à sa place.
La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu'un
homme puisse accepter d'une femme. Elle l'avait bien nourri, logé, habillé,
secouru, soutenu en toute occasion; elle l'avait bien aidé à se faire
nommer _poeta cesareo_. Elle s'était bien faite la servante, l'amie, la
garde-malade, la bienfaitrice de ses vieux-parents. Tout cela est exact.
La Marianna avait un grand coeur: je l'ai beaucoup connue; mais ce qu'il
y a de vrai aussi, c'est qu'elle désirait ardemment se réunir à lui, en
se faisant admettre au théâtre de la cour. Et ce qu'il y a de plus vrai
encore, c'est que monsieur l'abbé ne s'en souciait pas du tout et ne le
permit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plus
tendres du monde. Je ne doute pas que celles du poëte ne fussent des
chefs-d'oeuvre. On les imprimera: il le savait bien. Mais tout en disant
à sa _dilettissima amica_ qu'il soupirait après le jour de leur réunion,
et qu'il travaillait sans cesse à faire luire ce jour heureux sur leur
existence, le maître renard arrangeait les choses de manière à ce que
la malencontreuse cantatrice ne vînt pas tomber au beau milieu de ses
illustres et lucratives amours avec une troisième Marianna (car ce nom-là
est une heureuse fatalité dans sa vie), la noble et toute-puissante
comtesse d'Althan, favorite du dernier César. On dit qu'il en est résulté
un mariage secret; je le trouve donc fort mal venu à s'arracher les cheveux
pour cette pauvre Romanina, qu'il a laissée mourir de chagrin tandis qu'il
faisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.

--Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon cher
maître, reprit Consuelo attristée.

--Je parle comme tout le monde; je n'invente rien; c'est la voix publique
qui affirme tout cela: Va, tous les comédiens ne sont pas au théâtre; c'est
un vieux proverbe.

--La voix publique n'est pas toujours la plus éclairée, et, en tous cas,
ce n'est jamais la plus charitable. Tiens, maître, je ne puis pas croire
qu'un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu'un comédien
en scène. Je l'ai vu pleurer des larmes véritables, et quand même il aurait
à se reprocher d'avoir trop vite oublié sa première Marianna, ses remords
ne feraient qu'ajouter à la sincérité de ses regrets d'aujourd'hui. En tout
ceci, j'aime mieux le croire faible que lâche. On l'avait fait abbé, on
le comblait de bienfaits; la cour était dévote; ses amours avec une
comédienne y eussent fait grand scandale. Il n'a pas voulu précisément
trahir et tromper la Bulgarini: il a eu peur, il a hésité, il a gagné du
temps,... elle est morte...

--Et il en a remercié la Providence, ajouta l'impitoyable maestro. Et
maintenant notre impératrice lui envoie des boîtes et des bagues avec son
chiffre en brillants; des plumes de lapis avec des lauriers en brillants;
des pots en or massif remplis de tabac d'Espagne, des cachets faits d'un
seul gros brillant, et tout cela brille si fort, que les yeux du poëte sont
toujours baignés de larmes.

--Et tout cela peut-il le consoler d'avoir brisé le coeur de la Romanina?

--Il se peut bien que non. Mais le désir de ces choses l'a décidé à le
faire.

--Triste vanité! Pour moi, j'ai eu bien de la peine à m'empêcher de rire
quand il nous a montré son chandelier d'or à chapiteau d'or, avec la devise
ingénieuse que l'impératrice y a fait graver:

_Perche possa risparamiare i suoi occhi!_

Voilà, en effet, qui est bien délicat et qui le faisait s'écrier avec
emphase: _Affettuosa espressione valutabile più assai dell' oro!_ Oh! le
pauvre homme!

--O l'homme malheureux!» dit Consuelo en soupirant.

Et elle rentra fort triste, car elle avait fait involontairement un
rapprochement terrible entre la situation de Métastase à l'égard de
Marianna et la sienne propre à l'égard d'Albert. «Attendre et mourir!
se disait-elle: est-ce donc là le sort de ceux qui aiment passionnément?
Faire attendre et faire mourir, est-ce donc là la destinée de ceux qui
poursuivent la chimère de la gloire?»

«Qu'as-tu à rêver ainsi? lui dit le maestro; il me semble que tout va bien,
et que, malgré tes gaucheries, tu as conquis le Métastase.

--C'est une maigre conquête que celle d'une âme faible, répondit-elle, et
je ne crois pas que celui qui a manqué de  courage pour faire admettre
Marianna au théâtre impérial en retrouve un peu pour moi.

--Le Métastase, en fait d'art, gouverne désormais l'impératrice.

--Le Métastase, en fait d'art, ne conseillera jamais à l'impératrice que
ce qu'elle paraîtra désirer, et on a beau parler des favoris et des
conseillers de Sa Majesté... J'ai vu les traits de Marie-Thérèse, et je
vous le dis, mon maître, Marie-Thérèse est trop politique pour avoir des
amants, trop absolue pour avoir des amis.

--Eh bien, dit le Porpora soucieux, il faut gagner l'impératrice elle-même,
il faut que tu chantes dans ses appartements un matin, et qu'elle te
parle, qu'elle cause avec toi. On dit qu'elle n'aime que les personnes
vertueuses. Si elle a ce regard d'aigle qu'on lui prête, elle te jugera
et te préférera. Je vais tout mettre en oeuvre pour qu'elle te voie en
tête-à-tête.»




XC.


Un matin, Joseph, étant occupé à frotter l'antichambre du Porpora, oublia
que la cloison était mince et le sommeil du maestro léger; il se laissa
aller machinalement à fredonner une phrase musicale qui lui venait à
l'esprit, et qu'accompagnait rhythmiquement le mouvement de sa brosse sur
le plancher. Le Porpora, mécontent d'être éveillé avant l'heure, s'agite
dans son lit, essaie de se rendormir, et, poursuivi par cette voix belle
et fraîche qui chante avec justesse et légèreté une phrase fort gracieuse
et fort bien faite, il passe sa robe de chambre et va regarder par le trou
de la serrure, moitié charmé de ce qu'il entend, moitié courroucé contre
l'artiste qui vient sans façon composer chez lui avant son lever. Mais
quelle surprise! c'est Beppo qui chante et qui rêve, et qui poursuit son
idée tout en vaquant d'un air préoccupé aux soins du ménage.

«Qu'est-ce que tu chantes là? dit le maestro d'une voix tonnante en ouvrant
la porte brusquement.»

Joseph, étourdi comme un homme éveillé en sursaut, faillit jeter balai
et plumeau, et quitter la maison à toutes jambes; mais s'il n'avait plus,
depuis longtemps, l'espoir de devenir l'élève du Porpora, il s'estimait
encore bien heureux d'entendre Consuelo travailler avec le maître et de
recevoir les leçons de cette généreuse amie en cachette, quand le maître
était absent. Pour rien au monde il n'eût donc voulu être chassé, et il se
hâta de mentir pour éloigner les soupçons.

«Ce que je chante, dit-il tout décontenancé; hélas! maître, je l'ignore.

--Chante-t-on ce qu'on ignore? Tu mens!

--Je vous assure, maître, que je ne sais ce que je chantais. Vous m'avez
tant effrayé que je l'ai déjà oublié. Je sais bien que j'ai fait une grande
faute de chanter auprès de votre chambre. Je suis distrait, je me croyais
bien loin d'ici, tout seul; je me disais: A présent tu peux chanter;
personne n'est là pour te dire: Tais-toi, ignorant, tu chantes faux.
Tais-toi, brute, tu n'as  pas pu apprendre la musique.

--Qui t'a dit que tu chantais faux?

--Tout le monde.

--Et moi, je te dis, s'écria le maestro d'un ton sévère, que tu ne chantes
pas faux. Et qui a essayé de t'enseigner la musique?

--Mais... par exemple, maître Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe,
et qui m'a chassé de la leçon, disant que je ne serais jamais qu'un âne.»

Joseph connaissait déjà assez les antipathies du maestro pour savoir qu'il
faisait peu de cas du Reuter, et même il avait compté sur ce dernier pour
lui gagner les bonnes grâces du Porpora, la première fois qu'il essaierait
de le desservir auprès de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu'il
avait rendues au maestro, n'avait pas daigné reconnaître son ancien élève
dans l'antichambre.

--Maître Reuter est un âne lui-même, murmura le Porpora entre ses dents;
mais il ne s'agit pas de cela, reprit-il tout haut; je veux que tu me dises
où tu as pêché cette phrase.»

Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suite
par mégarde.

--Ah! cela? dit Haydn qui commençait à mieux augurer des dispositions du
maître, mais qui ne s'y fiait pas encore; c'est quelque chose que j'ai
entendu chanter à la signora.

--A la Consuelo? à ma fille? Je ne connais pas cela. Ah çà, tu écoutes
donc aux portes?

--Oh non, Monsieur! mais la musique, cela arrive de chambre en chambre
jusqu'à la cuisine, et on l'entend, malgré soi.

--Je n'aime pas à être servi par des gens qui ont tant de mémoire, et
qui vont chanter nos idées inédites dans la rue. Vous ferez votre paquet
aujourd'hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition.»

Cet arrêt tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il alla
pleurer dans la cuisine où bientôt Consuelo vint écouter le récit de sa
mésaventure, et le rassurer en lui promettant d'arranger ses affaires.

«Comment, maître, dit-elle au Porpora en lui présentant son café, tu veux
chasser ce pauvre garçon, qui est laborieux et fidèle, parce que pour la
première fois de sa vie il lui est arrivé de chanter juste!

--Je te dis que ce garçon-là est un intrigant et un menteur effronté;
qu'il a été envoyé chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre le
secret de mes compositions et se les approprier avant qu'elles aient vu
le jour. Je gage que le drôle sait déjà par coeur mon nouvel opéra, et
qu'il copie mes manuscrits quand j'ai le dos tourné! Combien de fois
n'ai-je pas été trahi ainsi! Combien de mes idées n'ai-je pas retrouvées
dans ces jolis opéras qui faisaient courir tout Venise, tandis qu'on
bâillait aux miens et qu'on disait: Ce vieux radoteur de Porpora nous
donne pour du neuf des motifs qui traînent dans les carrefours! Tiens!
le sot s'est trahi; il a chanté ce matin une phrase qui n'est certainement
pas d'un autre que de _meinherr_ Hasse, et que j'ai fort bien retenue;
j'en prendrai note, et, pour me venger, je la mettrai dans mon nouvel
opéra, afin de lui rendre le tour qu'il m'a joué si souvent.

--Prenez garde, maître! cette phrase-là n'est peut-être pas inédite.
Vous ne savez pas par coeur toutes les productions contemporaines.

--Mais je les ai entendues, et je te dis que c'est une phrase trop
remarquable pour qu'elle ne m'ait pas encore frappé.

--Eh bien, maître, grand merci! je suis fière du compliment; car la phrase
est de moi.»

Consuelo mentait, la phrase en question était bien éclose le matin-même
dans le cerveau d'Haydn; mais elle avait le mot, et déjà elle l'avait
apprise par coeur, afin de n'être pas prise au dépourvu par les méfiantes
investigations du maître. Le Porpora ne manqua pas de la lui demander.
Elle la chanta sur-le-champ, et prétendit que la veille elle avait essayé
de mettre en musique, pour complaire à l'abbé Métastase, les premières
strophes de sa jolie pastorale:

  Già riede la primavera
  Col suo florito aspetto;
  Già il grato zeffiretto
  Scherza fra l'erbe e i flor.
  Tornan le frondi algli alberi,
  L'herbette al prato tornano;
  Sol non ritorna a me
  La pace del mio cor.

«J'avais répété ma première phrase bien des fois, ajouta-t-elle, lorsque
j'ai entendu dans l'antichambre maître Beppo qui, comme un vrai serin des
Canaries, s'égosillait à la répéter tout de travers; cela m'impatientait,
je l'ai prié de se taire. Mais, au bout d'une heure, il la répétait sur
l'escalier, tellement défigurée, que cela m'a ôté l'envie de continuer mon
air.

--Et d'où vient qu'il la chante si bien aujourd'hui? que s'est-il passé
durant son sommeil?

--Je vais t'expliquer cela, mon maître; je remarquais que ce garçon avait
la voix belle et même juste, mais qu'il chantait faux, faute d'oreille, de
raisonnement et de mémoire. Je me suis amusée à lui faire poser la voix et
à chanter la gamme d'après ta méthode, pour voir si cela réussirait, même
sur une pauvre organisation musicale.

--Cela doit réussir sur toutes les organisations, s'écria le Porpora.
Il n'y a point de voix fausse, et jamais une oreille exercée...

--C'est ce que je me disais, interrompit Consuelo, qui avait hâte d'en
venir à ses fins, et c'est ce qui est arrivé. J'ai réussi, avec le système
de ta première leçon, à faire comprendre à ce butor ce que, dans toute sa
vie, le Reuter et tous les Allemands ne lui eussent pas fait soupçonner.
Après cela, je lui ai chanté ma phrase, et, pour la première fois, il l'a
entendue exactement. Aussitôt il a pu la dire, et il en était si étonné,
si émerveillé, qu'il a bien pu n'en pas dormir de la nuit; c'était pour
lui comme une révélation. Oh! Mademoiselle, me disait-il, si j'avais été
enseigné ainsi, j'aurais pu apprendre peut-être aussi bien qu'un autre.
Mais je vous avoue que je n'ai jamais rien pu comprendre de ce qu'on
enseignait à la maîtrise de Saint-Etienne.

--Il a donc été à la maîtrise, réellement?

--Et il en a été chassé honteusement; tu n'as qu'à parler de lui à
maître Reuter! il te dira que c'est un mauvais sujet, et un sujet musical
impossible à former.

--Viens ça, ici, toi! cria le Porpora à Beppo qui pleurait derrière la
porte; et mets-toi près de moi: je veux voir si tu as compris la leçon que
tu as reçue hier».

Alors le malicieux maestro commença à enseigner les éléments de la
musique à Joseph, de la manière diffuse, pédantesque et embrouillée
qu'il attribuait ironiquement aux maîtres allemands.

Si Joseph, qui en savait trop pour ne pas comprendre ces éléments, en dépit
du soin qu'il prenait pour les lui rendre obscurs, eût laissé voir son
intelligence, il était perdu. Mais il était assez fin pour ne pas tomber
dans le piège, et il montra résolument une stupidité qui, après une longue
épreuve tentée avec obstination par le maître, rassura complètement ce
dernier.

«Je vois bien que tu es fort borné, lui dit-il en se levant et en
continuant une feinte dont les deux autres n'étaient pas dupes. Retourne
à ton balai, et tâche de ne plus chanter, si tu veux rester à mon service.»

Mais, au bout de deux heures, n'y pouvant plus tenir, et se sentant
aiguillonné par l'amour d'un métier qu'il négligeait après l'avoir exercé
sans rivaux pendant si longtemps, le Porpora redevint professeur de chant,
et rappela Joseph pour le remettre sur la sellette. Il lui expliqua les
mêmes principes, mais cette fois avec cette clarté, cette logique puissante
et profonde qui motive et classe toutes choses, en un mot, avec cette
incroyable simplicité de moyens dont les hommes de génie s'avisent seuls.

Cette fois, Haydn comprit qu'il pouvait avoir l'air de comprendre; et
Porpora fut enchanté de son triomphe. Quoique le maître lui enseignât
des choses qu'il avait longtemps étudiées et qu'il savait aussi bien que
possible, cette leçon eut pour lui un puissant intérêt et une utilité bien
certaine: il y apprit à enseigner; et comme aux heures où le Porpora ne
l'employait pas, il allait encore donner quelques leçons en ville pour
ne pas perdre sa mince clientèle, il se promit de mettre à profit, sans
tarder, cette excellence démonstration.

«A la bonne heure, monsieur le professeur! dit-il au Porpora en continuant
à jouer la niaiserie à la fin de la leçon; j'aime mieux cette musique-là
que l'autre, et je crois que je pourrais l'apprendre; mais quant à celle
de ce matin, j'aimerais mieux retourner à la maîtrise que d'essayer d'y
mordre.
                
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