George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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--Et c'est pourtant la même qu'on t'enseignait à la maîtrise. Est-ce qu'il
y a deux musiques, benêt! Il n'y a qu'une musique, comme il n'y a qu'un
Dieu.

--Oh! je vous demande bien pardon, Monsieur! il y a la musique de maître
Reuter, qui m'ennuie, et la vôtre, qui ne m'ennuie pas.

--C'est bien de l'honneur pour moi, seigneur Beppo,» dit en riant le
Porpora, à qui le compliment ne déplut point.

A partir de ce jour, Haydn reçut les leçons du Porpora, et bientôt ils
arrivèrent aux études du chant italien et aux idées mères de la composition
lyrique; c'était ce que le noble jeune homme avait souhaité avec tant
d'ardeur et poursuivi avec tant de courage. Il fit de si rapides progrès,
que le maître était à la fois charmé, surpris, et parfois effrayé. Lorsque
Consuelo voyait ses anciennes méfiances prêtes à renaître, elle dictait à
son jeune ami la conduite qu'il fallait tenir pour les dissiper. Un peu de
résistance, une préoccupation feinte, étaient parfois nécessaires pour que
le génie et la passion de l'enseignement se réveillassent chez le Porpora,
ainsi qu'il arrive toujours à l'exercice des hautes facultés, qu'un peu
d'obstacle et de lutte rendent plus énergique et plus puissant. Il arriva
souvent à Joseph d'être forcé de jouer la langueur et le dépit pour
obtenir, en feignant de s'y traîner à regret, ces précieuses leçons qu'il
tremblait de voir négliger. Le plaisir de contrarier et le besoin de
dompter émoustillaient alors l'âme taquine et guerroyante du vieux
professeur; et jamais Beppo ne reçut de meilleures notions que celles dont
la déduction fut arrachée, claire, éloquente et chaude, à l'emportement et
à l'ironie du maître.

Pendant que l'intérieur du Porpora était le théâtre de ces événements si
frivoles en apparence, et dont les résultats pourtant jouèrent un si grand
rôle dans l'histoire de l'art puisque le génie d'un des plus féconds et des
plus célèbres compositeurs du siècle dernier y reçut son développement et
sa sanction, des événements d'une influence plus immédiate sur le roman de
la vie de Consuelo se passaient au dehors. La Corilla, plus active pour
discuter ses propres intérêts, plus habile à les faire prévaloir, gagnait
chaque jour du terrain, et déjà, parfaitement remise de ses couches,
négociait les conditions de son engagement au théâtre de la cour. Virtuose
robuste et médiocre musicienne, elle plaisait beaucoup mieux que Consuelo
à monsieur le directeur et à sa femme. On sentait bien que la savante
Porporina jugerait de haut, ne fût-ce que dans le secret de ses pensées,
les opéras de maître Holzbaüer et le talent de madame son épouse. On savait
bien que les grands artistes, mal secondés et réduits à rendre de pauvres
idées, ne conservent pas toujours, accablés qu'ils sont de cette violence
faite à leur goût et à leur conscience, cet entrain routinier, cette verve
confiante que les médiocrités portent cavalièrement dans la représentation
des plus mauvais ouvrages, et à travers la douloureuse cacophonie des
oeuvres mal étudiées et mal comprises par leurs camarades.

Lors même que, grâce à des miracles de volonté et de puissance, ils
parviennent à triompher de leur rôle et de leur entourage, cet entourage
envieux ne leur en sait point gré; le compositeur devine leur souffrance
intérieure, et tremble sans cesse de voir cette inspiration factice se
refroidir tout à coup et compromettre son succès; le public lui-même,
étonné et troublé sans savoir pourquoi, devine cette anomalie monstrueuse
d'un génie asservi à une idée vulgaire, se débattant dans les liens étroits
dont il s'est laissé charger, et c'est presque en soupirant qu'il applaudit
à ses vaillants efforts. M. Holzbaüer se rendait fort bien compte, quant à
lui, du peu de goût que Consuelo avait pour sa musique. Elle avait eu le
malheur de le lui montrer, un jour que, déguisée en garçon et croyant avoir
affaire à une de ces figures qu'on aborde en voyage pour la première et la
dernière fois de sa vie, elle avait parlé franchement, sans se douter que
bientôt sa destinée d'artiste allait être pour quelque temps à la merci de
l'inconnu, ami du chanoine. Holzbaüer ne l'avait point oublié, et, piqué
jusqu'au fond de l'âme, sous un air calme, discret et courtois, il s'était
juré de lui fermer le chemin. Mais comme il ne voulait point que le Porpora
et son élève, et ce qu'il appelait leur coterie, pussent l'accuser d'une
vengeance mesquine et d'une lâche susceptibilité, il n'avait raconté
qu'à sa femme sa rencontre avec Consuelo et l'aventure du déjeuner au
presbytère. Cette rencontre paraissait donc n'avoir nullement frappé
monsieur le directeur; il semblait avoir oublié les traits du petit
Bertoni, et ne pas se douter le moins du monde que ce chanteur ambulant
et la Porporina fussent un seul et même personnage. Consuelo se perdait
en commentaires sur la conduite de Holzbaüer à son égard.

«J'étais donc bien parfaitement déguisée en voyage, disait-elle en
confidence à Beppo, et l'arrangement de mes cheveux changeait donc bien
ma physionomie, pour que cet homme, qui me regardait là-bas avec des yeux
si clairs et si perçants, ne me reconnaisse pas du tout ici?

--Le comte Hoditz ne vous a pas reconnue non plus la première fois qu'il
vous a revue chez l'ambassadeur, reprenait Joseph, et peut-être que s'il
n'eût pas reçu votre billet, il ne vous eût jamais reconnue.

--Bien! mais le comte Hoditz a une manière vague et nonchalamment superbe
de regarder les gens, qui fait qu'il ne voit réellement point. Je suis sûre
qu'il n'eût point pressenti mon sexe, à Passaw, si le baron de Trenk ne
l'en eût avisé; au lieu que le Holzbaüer, dès qu'il m'a revue ici, et
chaque fois qu'il me rencontre, me regarde avec ces mêmes yeux attentifs
et curieux que je lui ai trouvés au presbytère. Pour quel motif me
garde-t-il généreusement le secret sur une folle aventure qui pourrait
avoir pour ma réputation des suites fâcheuses s'il voulait l'interpréter
à mal, et qui pourrait même me brouiller avec mon maître, puisqu'il croit
que je suis venue à Vienne sans détresse, sans encombre et sans incidents
romanesques, tandis que ce même Holzbaüer dénigre sous main ma voix et
ma méthode, et me dessert le plus possible pour n'être point forcé à
m'engager! Il me hait et me repousse, et, ayant dans la main de plus fortes
armes contre moi, il n'en fait point usage! Je m'y perds!»

Le mot de cette énigme fut bientôt révélé à Consuelo; mais avant de lire
ce qui lui arriva, il faut qu'on se rappelle qu'une nombreuse et puissante
coterie travaillait contre elle; que la Corilla était belle et galante;
que le grand ministre Kaunitz la voyait souvent; qu'il aimait à se mêler
au tripotage de coulisses, et que Marie-Thérèse, pour se délasser de ses
graves travaux, s'amusait à le faire babiller sur ces matières, raillant
intérieurement les petitesses de ce grand esprit, et prenant pour son
compte un certain plaisir à ces commérages, qui lui montraient en petit,
mais avec une franche effronterie, un spectacle analogue à celui que
présentaient à cette époque les trois plus importantes cours de l'Europe,
gouvernées par des intrigues de femmes: la sienne, celle de la czarine et
celle de madame de Pompadour.




XCI.


On sait que Marie-Thérèse donnait audience une fois par semaine à quiconque
voulait lui parler; coutume paternellement hypocrite que son fils Joseph II
observa toujours religieusement, et qui est encore en vigueur à la cour
d'Autriche. En outre, Marie-Thérèse accordait facilement des audiences
particulières à ceux qui voulaient entrer à son service, et jamais
souveraine ne fut plus aisée à aborder.

Le Porpora avait enfin obtenu cette audience musicale, où l'impératrice,
voyant de près l'honnête figure de Consuelo, pourrait peut-être prendre
quelque sympathie marquée pour elle. Du moins le maestro l'espérait.
Connaissant les exigences de Sa Majesté à l'endroit des bonnes moeurs et
de la tenue décente, il se disait qu'elle serait frappée, à coup sûr, de
l'air de candeur et de modestie qui brillait dans toute la personne de son
élève. On les introduisit dans un des petits salons du palais, où l'on
avait transporté un clavecin, et où l'impératrice arriva au bout d'une
demi-heure. Elle venait de recevoir des personnages d'importance, et elle
était encore en costume de représentation, telle qu'on la voit sur les
sequins d'or frappés à son effigie, en robe de brocart, manteau impérial,
la couronne en tête, et un petit sabre hongrois au côté. Elle était
vraiment belle ainsi, non imposante et d'une noblesse idéale, comme
ses courtisans affectaient de la dépeindre, mais fraîche, enjouée, la
physionomie ouverte et heureuse, l'air confiant et entreprenant.
C'était bien _le roi_ Marie-Thérèse que les magnats de Hongrie avaient
proclamé, le sabre au poing, dans un jour d'enthousiasme; mais c'était,
au premier abord, un bon roi plutôt qu'un grand roi. Elle n'avait point de
coquetterie, et la familiarité de ses manières annonçait une âme calme et
dépourvue d'astuce féminine. Quand on la regardait longtemps, et surtout
lorsqu'elle vous interrogeait avec insistance, on voyait de la finesse
et même de la ruse froide dans cette physionomie si riante et si affable.
Mais c'était de la ruse masculine, de la ruse impériale si l'on veut;
jamais de la galanterie.

«-Vous me ferez entendre votre élève tout à l'heure, dit-elle au Porpora;
je sais déjà qu'elle a un grand savoir, une voix magnifique, et je n'ai pas
oublié le plaisir qu'elle m'a fait dans l'oratorio de _Betulia liberata_.
Mais je veux d'abord causer un peu avec elle en particulier. J'ai plusieurs
questions à lui faire; et comme je compte sur sa franchise, j'ai bon espoir
de lui pouvoir accorder la protection qu'elle me demande.»

Le Porpora se hâta de sortir, lisant dans les yeux de Sa Majesté qu'elle
désirait être tout à fait seule avec Consuelo. Il se retira dans une
galerie voisine, où il eut grand froid; car la cour, ruinée par les
dépenses de la guerre, était gouvernée avec beaucoup d'économie, et le
caractère de Marie-Thérèse secondait assez à cet égard les nécessités de
sa position.

En. se voyant tête à tête avec la fille et la mère des Césars, l'héroïne de
la Germanie, et la plus grande femme qu'il y eût alors en Europe, Consuelo
ne se sentit pourtant ni troublée, ni intimidée. Soit que son insouciance
d'artiste la rendît indifférente à cette pompe armée qui brillait autour de
Marie-Thérèse et jusque sur son costume, soit que son âme noble et franche
se sentît à la hauteur de toutes les grandeurs morales, elle attendit dans
une attitude calme et dans une grande sérénité d'esprit qu'il plût à Sa
Majesté de l'interroger.

L'impératrice s'assit sur un sofa, tirailla un peu son baudrier couvert de
pierreries, qui gênait et blessait son épaule ronde et blanche, et commença
ainsi:

«Je te répète, mon enfant, que je fais grand cas de ton talent, et que je
ne mets pas en doute tes bonnes études et l'intelligence que tu as de ton
métier; mais on doit t'avoir dit qu'à mes yeux le talent n'est rien sans la
bonne conduite, et que je fais plus de cas d'un coeur pur et pieux que d'un
grand génie.»

Consuelo, debout, écouta respectueusement cet exorde, mais il ne lui
sembla pas que ce fût une provocation à faire l'éloge d'elle-même; et
comme elle éprouvait d'ailleurs une mortelle répugnance à se vanter des
vertus qu'elle pratiquait si simplement, elle attendit en silence que
l'impératrice l'interrogeât d'une manière plus directe sur ses principes
et ses résolutions. C'était pourtant bien le moment d'adresser à la
souveraine un madrigal bien tourné sur sa piété angélique, sur ses vertus
sublimes et sur l'impossibilité de se mal conduire quand on avait son
exemple sous les yeux. La pauvre Consuelo n'eut pas seulement l'idée de
mettre l'occasion à profit. Les âmes délicates craindraient d'insulter
à un grand caractère en lui donnant des louanges banales; mais les
souverains, s'ils ne sont pas dupes de cet encens grossier, ont du moins
une telle habitude de le respirer, qu'ils l'exigent comme un simple acte
de soumission et d'étiquette. Marie-Thérèse fut étonnée du silence de la
jeune fille, et prenant un ton moins doux et un air moins encourageant,
elle continua:

«Or, je sais, ma chère petite, que vous avez une conduite assez légère,
et que, n'étant pas mariée, vous vivez ici dans une étrange intimité avec
un jeune homme de votre profession dont je ne me rappelle pas le nom en ce
moment.

--Je ne puis répondre à Votre Majesté Impériale qu'une seule chose, dit
enfin Consuelo animée par l'injustice de cette brusque accusation; c'est
que je n'ai jamais commis une seule faute dont le souvenir m'empêche de
soutenir le regard de Votre Majesté avec un doux orgueil et une joie
reconnaissante.»

Marie-Thérèse fut frappée de l'expression fière et forte que la physionomie
de Consuelo prit en cet instant. Cinq ou six ans plus tôt, elle l'eût sans
doute remarquée avec plaisir et sympathie; mais déjà Marie-Thérèse était
reine jusqu'au fond de l'âme, et l'exercice de sa force lui avait donné
cette sorte d'enivrement réfléchi qui fait qu'on veut tout plier et tout
briser devant soi. Marie-Thérèse voulait être le seul être fort qui
respirât dans ses États, et comme souveraine et comme femme. Elle fut donc
choquée du sourire fier et du regard franc de cette enfant qui n'était
qu'un vermisseau devant elle, et dont elle croyait pouvoir s'amuser un
instant comme d'un esclave qu'on fait causer par curiosité.

«Je vous ai demandé, Mademoiselle, le nom de ce jeune homme qui demeure
avec vous chez maître Porpora, reprit-elle d'un ton glacial, et vous ne me
l'avez point dit.

--Son nom est Joseph Haydn, répondit Consuelo sans s'émouvoir.

--Eh bien, il est entré, par inclination pour vous, au service de maître
Porpora en qualité de valet de chambre, et maître Porpora ignore les vrais
motifs de la conduite de ce jeune homme, tandis que vous les encouragez,
vous qui ne les ignorez point.

--On m'a calomniée auprès de Votre Majesté; ce jeune homme n'a jamais
eu d'inclination pour moi (Consuelo croyait dire la vérité), et je sais
même que ses affections sont ailleurs. S'il y a eu une petite tromperie
envers mon respectable maître, les motifs en sont innocents et peut-être
estimables. L'amour de l'art a pu seul décider Joseph Haydn à se mettre au
service du Porpora; et puisque Votre Majesté daigne peser la conduite de
ses moindres sujets, comme je crois impossible que rien échappe à son
équité clairvoyante, je suis certaine qu'elle rendra justice à ma sincérité
dès qu'elle voudra descendre jusqu'à examiner ma cause.»

Marie-Thérèse était trop pénétrante pour ne pas reconnaître l'accent de la
vérité. Elle n'avait pas encore perdu tout l'héroïsme de sa jeunesse, bien
qu'elle fût en train de descendre cette pente fatale du pouvoir absolu,
qui éteint peu à peu la foi dans les âmes les plus généreuses.

«Jeune fille, je vous crois vraie et je vous trouve l'air chaste; mais je
démêle en vous un grand orgueil, et une méfiance de ma bonté maternelle qui
me fait craindre de ne pouvoir rien pour vous.

--Si c'est à la bonté maternelle de Marie-Thérèse que j'ai affaire,
répondit Consuelo attendrie par cette expression dont la pauvrette, hélas!
ne connaissait pas l'extension banale, me voici prête à m'agenouiller
devant elle et à l'implorer: mais si c'est...

--Achevez, mon enfant, dit Marie-Thérèse, qui, sans trop s'en rendre
compte, eût voulu mettre à ses genoux cette personne étrange: dites toute
votre pensée.

--Si c'est à la justice impériale de Votre Majesté, n'ayant rien à
confesser, comme une haleine pure ne souille pas l'air que les Dieux même
respirent, je me sens tout l'orgueil nécessaire pour être digne de sa
protection.

--Porporina, dit l'impératrice, vous êtes une fille d'esprit, et votre
originalité, dont une autre s'offenserait, ne vous messied pas auprès de
moi. Je vous l'ai dit, je vous crois franche et cependant je sais que vous
avez quelque chose à me confesser. Pourquoi hésitez-vous à le faire?
Vous aimez Joseph Haydn, votre liaison est pure, je n'en veux pas douter.
Mais vous l'aimez, puisque, pour le seul charme de le voir plus souvent
(supposons même que ce soit pour la seule sollicitude de ses progrès en
musique avec le Porpora), vous exposez intrépidement votre réputation,
qui est la chose la plus sacrée, la plus importante de notre vie de femme.
Mais vous craignez peut-être que votre maître, votre père adoptif, ne
consente pas à votre union avec un artiste pauvre et obscur. Peut-être
aussi, car je veux croire à toutes vos assertions, le jeune homme aime-t-il
ailleurs; et vous, fière comme je vois bien que vous l'êtes, vous cachez
votre inclination, et vous sacrifiez généreusement votre bonne renommée,
sans retirer de ce dévouement aucune satisfaction personnelle. Eh bien,
ma chère petite, à votre place, si j'avais l'occasion qui se présente en
cet instant, et qui ne se présentera peut-être plus; j'ouvrirais mon coeur
à ma souveraine, et je lui dirais: «Vous qui pouvez tout, et qui voulez le
bien, je vous confie ma destinée, levez tous les obstacles. D'un mot vous
pouvez changer les dispositions de mon tuteur et celles de mon amant;
vous pouvez me rendre heureuse, me réhabiliter dans l'estime publique, et
me mettre dans une position assez honorable pour que j'ose prétendre à
entrer au service de la cour.» Voilà la confiance que vous deviez avoir
dans l'intérêt maternel de Marie-Thérèse, et je suis fâchée que vous ne
l'ayez pas compris.

--Je comprends fort bien, dit Consuelo en elle-même, que par un caprice
bizarre, par un despotisme d'enfant gâté, tu veux, grande reine, que la
Zingarella embrasse tes genoux, parce qu'il te semble que ses genoux sont
raides devant toi, et que c'est pour toi un phénomène inobservé. Eh bien,
tu n'auras pas cet amusement-là, à moins de me bien prouver que tu mérites
mon hommage.»

Elle avait fait rapidement ces réflexions, et d'autres encore pendant
que Marie-Thérèse la sermonnait. Elle s'était dit qu'elle jouait en cet
instant la fortune du Porpora sur un coup de dé, sur une fantaisie de
l'impératrice, et que l'avenir de son maître valait bien la peine qu'elle
s'humiliât un peu. Mais elle ne voulait pas s'humilier en vain. Elle
ne voulait pas jouer la comédie avec une tête couronnée qui en savait
certainement autant qu'elle sur ce chapitre-là. Elle attendait que
Marie-Thérèse se fit véritablement grande à ses yeux, afin qu'elle-même
pût se montrer sincère en se prosternant.

Quand l'impératrice eut fini son homélie, Consuelo répondit:

«Je répondrai à tout ce que Votre Majesté a daigné me dire, si elle veut
bien me l'ordonner.

--Oui, parlez, parlez! dit l'impératrice dépitée de cette contenance
impassible.

--Je dirai donc à Votre Majesté que, pour la première fois de ma vie,
j'apprends, de sa bouche impériale, que ma réputation est compromise par
la présence de Joseph Haydn dans la maison de mon maître. Je me croyais
trop peu de chose pour attirer sur moi les arrêts de l'opinion publique;
et si l'on m'eût dit, lorsque je me rendais au palais impérial, que
l'impératrice elle-même jugeait et blâmait ma situation, j'aurais cru
faire un rêve.»

Marie-Thérèse l'interrompit; elle crut trouver de l'ironie dans cette
réflexion de Consuelo.

«Il ne faut pas vous étonner, dit-elle d'un ton un peu emphatique, que je
m'occupe des détails les plus minutieux de la vie des êtres dont j'ai la
responsabilité devant Dieu.

--On peut s'étonner de ce qu'on admire, répondit adroitement Consuelo;
et si les grandes choses sont les plus simples, elles sont du moins assez
rares pour nous surprendre au premier abord.

--Il faut que vous compreniez, en outre, reprit l'impératrice, le soin
particulier qui me préoccupe à votre égard, et à l'égard de tous les
artistes dont j'aime à orner ma cour. Le théâtre est, en tout pays, une
école de scandale, un abîme de turpitudes. J'ai la prétention, louable
certainement, sinon réalisable, de réhabiliter devant les hommes et de
purifier devant Dieu la classe des comédiens, objet des mépris aveugles
et même des proscriptions, religieuses de plusieurs nations. Tandis qu'en
France l'Église leur ferme ses portes, je veux, moi, que l'Église leur
ouvre son sein. Je n'ai jamais admis, soit à mon théâtre italien, soit
pour ma comédie française, soit encore à mon théâtre national, que des
gens d'une moralité éprouvée, ou bien des personnes résolues de bonne foi
à réformer leur conduite. Vous devez savoir que je marie mes comédiens,
et que je tiens même leurs enfants sur les fonts de baptême, résolue à
encourager par toutes les faveurs possibles la légitimité des naissances,
et la fidélité des époux.»

«Si nous avions su cela, pensa Consuelo, nous aurions prié Sa Majesté
d'être la marraine d'Angèle à ma place.»

«Votre Majesté sème pour recueillir, reprit-elle tout haut; et si j'avais
une faute sur la conscience, je serais bien heureuse de trouver en elle un
confesseur aussi miséricordieux que Dieu même. Mais...

--Continuez ce que vous vouliez dire tout à l'heure, répondit Marie-Thérèse
avec hauteur.

--Je disais, repartit Consuelo, qu'ignorant le blâme déversé sur moi à
propos du séjour de Joseph Haydn dans la maison que j'habite, je n'avais
pas fait un grand effort de dévouement envers lui en m'y exposant.

--J'entends, dit l'impératrice, vous niez tout!

--Comment pourrais-je confesser le mensonge? reprit Consuelo; je n'ai ni
inclination pour l'élève de mon maître, ni désir aucun de l'épouser; et
s'il en était autrement, pensa-t-elle, je ne voudrais pas accepter son
coeur par décret impérial.

--Ainsi vous voulez rester fille? dit l'impératrice en se levant. Eh bien,
je vous déclare que c'est une position qui n'offre pas à ma sécurité
sur le chapitre de l'honneur, toutes les garanties désirables. Il est
inconvenant d'ailleurs qu'une jeune personne paraisse dans certains rôles,
et représente certaines passions quand elle n'a pas la sanction du mariage
et la protection d'un époux. Il ne tenait qu'à vous de l'emporter dans mon
esprit sur votre concurrente, madame Corilla, dont on m'avait dit pourtant
beaucoup de bien, mais qui ne prononce pas l'italien à beaucoup près aussi
bien que vous. Mais madame Corilla est mariée et mère de famille, ce qui la
place dans des conditions plus recommandables à mes yeux que celles où vous
vous obstinez à rester.

--Mariée! ne put s'empêcher de murmurer entre ses dents la pauvre Consuelo,
bouleversée de voir quelle personne vertueuse, la très-vertueuse et
très-clairvoyante impératrice lui préférait.

--Oui, mariée, répondit l'impératrice d'un ton absolu et courroucée déjà
de ce doute émis sur le compte de sa protégée. Elle a donné le jour
dernièrement à un enfant qu'elle a mis entre les mains d'un respectable
et laborieux ecclésiastique, monsieur le chanoine***, afin qu'il lui
donnât une éducation chrétienne; et, sans aucun doute, ce digne personnage
ne se serait point chargé d'un tel fardeau, s'il n'eût reconnu que la mère
avait droit à toute son estime.

--Je n'en fais aucun doute non plus,» répondit la jeune fille, consolée,
au milieu de son indignation, de voir que le chanoine était approuvé,
au lieu d'être censuré pour cette adoption qu'elle lui avait elle-même
arrachée.

«C'est ainsi qu'on écrit l'histoire, et c'est ainsi qu'on éclaire les rois,
se dit-elle lorsque l'impératrice fut sortie de l'appartement d'un grand
air, et en lui faisant, pour salut, un léger signe de tête. Allons! au fond
des plus mauvaises choses, il se fait toujours quelque bien; et les erreurs
des hommes ont parfois un bon résultat. On n'enlèvera pas au chanoine son
bon prieuré; on n'enlèvera pas à Angèle son bon chanoine; la Corilla se
convertira, si l'impératrice s'en mêle; et moi, je ne me suis pas mise à
genoux devant une femme qui ne vaut pas mieux que moi.»

«Eh bien, s'écria d'une voix étouffée le Porpora, qui l'attendait dans
la galerie en grelottant et en se tordant les mains d'inquiétude et
d'espérance; j'espère que nous l'emportons!

--Nous échouons au contraire, mon bon maître.

--Avec quel calme tu dis cela! Que le diable t'emporte!

--Il ne faut pas dire cela ici, maître! Le diable est fort mal vu à la
cour. Quand nous aurons franchi la dernière porte du palais, je vous dirai
tout.

--Eh bien, qu'est ce? reprit le Porpora avec impatience lorsqu'ils furent
sur le rempart.

--Rappelez-vous, maître, répondit Consuelo, ce que nous avons dit du grand
ministre Kaunitz en sortant de chez la margrave.

--Nous avons dit que c'était une vieille commère. Eh bien, il nous a
desservis?

--Sans aucun doute; et je vous dis maintenant: Sa Majesté l'impératrice,
reine de Hongrie, est aussi une commère.»




XCII.


Consuelo ne raconta au Porpora que ce qu'il devait savoir des motifs de
Marie-Thérèse dans l'espèce, de disgrâce où elle venait de faire tomber
notre héroïne. Le reste eût affligé, inquiété et irrité peut-être le
maestro contre Haydn sans remédier à rien. Consuelo ne voulut pas dire non
plus à son jeune ami ce qu'elle taisait au Porpora. Elle méprisait avec
raison quelques vagues accusations qu'elle savait bien avoir été forgées
à l'impératrice par deux ou trois personnes ennemies, et qui n'avaient
nullement circulé dans le public. L'ambassadeur Corner, à qui elle jugea
utile de tout confier, la confirma dans cette opinion; et, pour éviter
que la méchanceté ne s'emparât de ces semences de calomnie, il arrangea
sagement et généreusement les choses. Il décida le Porpora à demeurer dans
son hôtel avec Consuelo, et Haydn entra au service de l'ambassade et
fut admis à la table des secrétaires particuliers. De cette manière le
vieux maestro échappait aux soucis de la misère, Joseph continuait à
rendre au Porpora quelques services personnels, qui le mettaient à même
de l'approcher souvent et de prendre ses leçons, et Consuelo était à
couvert des malignes imputations.

Malgré ces précautions, la Corilla fut engagée à la place de Consuelo au
théâtre impérial. Consuelo n'avait pas su plaire à Marie-Thérèse. Cette
grande reine, tout en s'amusant des intrigues de coulisses que Kaunitz et
Métastase lui racontaient à moitié et toujours avec un esprit charmant,
voulait jouer le rôle d'une Providence incarnée et couronnée au milieu de
ces cabotins qui, devant elle, jouaient celui de pécheurs repentants et
de démons convertis. On pense bien qu'au nombre de ces hypocrites, qui
recevaient de petites pensions et de petits cadeaux pour leur soi-disant
piété, ne se trouvaient ni Caffariello, ni Farinelli, ni la Tesi, ni
madame Hasse, ni aucun de ces grands virtuoses que Vienne possédait
alternativement, et à qui leur talent et leur célébrité faisaient pardonner
bien des choses. Mais les emplois vulgaires étaient brigués par des gens
décidés à flatter la fantaisie, dévote et moralisante de Sa Majesté; et
Sa Majesté, qui portait en toute chose son esprit d'intrigue politique,
faisait du tripotage diplomatique à propos du mariage ou de la conversion
de ses comédiens. On a pu lire dans les Mémoires de Favart (cet intéressant
roman réel qui se passa historiquement dans les coulisses) les difficultés
qu'il éprouvait pour envoyer à Vienne des actrices et des chanteuses
d'opéra dont on lui avait confié la fourniture. On les voulait à bon
marché, et, de plus, sages comme des vestales. Je crois que ce spirituel
fournisseur breveté de Marie-Thérèse, après avoir bien cherché à Paris,
finit par n'en pas trouver une seule, ce qui fait plus d'honneur à la
franchise qu'à la vertu de nos _filles d'opéra_, comme on disait alors.

Ainsi Marie-Thérèse voulait donner à l'amusement qu'elle prenait à tout
ceci un prétexte édifiant et digne de la majesté bienfaisante de son
caractère. Les monarques posent toujours, et les grands monarques plus
peut-être que tous les autres; le Porpora le disait sans cesse, et il ne
se trompait pas. La grande impératrice, zélée catholique, mère de famille
exemplaire, n'avait aucune répugnance à causer avec une prostituée, à la
catéchiser, à provoquer ses étranges confidences, afin d'avoir la gloire
d'amener une Madeleine repentante aux pieds du Seigneur. Le trésor
particulier de Sa Majesté, placé entre le vice et la contrition, rendait
nombreux et infaillibles ces miracles de la grâce entre les mains de
l'impératrice. Ainsi Corilla pleurante et prosternée, sinon en personne
(je doute qu'elle pût rompre son farouche caractère à cette comédie), mais
par procuration passée à M. de Kaunitz, qui se portait caution de sa vertu
nouvelle, devait l'emporter infailliblement sur une petite fille décidée,
fière et forte comme l'immaculée Consuelo. Marie-Thérèse n'aimait, dans ses
protégés dramatiques, que les vertus dont elle pouvait se dire l'auteur.
Les vertus qui s'étaient faites ou gardées elles-mêmes ne l'intéressaient
pas beaucoup; elle n'y croyait pas comme sa propre vertu eût dû la porter
à y croire. Enfin, l'attitude de Consuelo l'avait piquée; elle l'avait
trouvée esprit fort et raisonneuse. C'était trop de présomption et
d'outre-cuidance de la part d'une petite bohémienne, que de vouloir être
estimable et sage sans que l'impératrice s'en mêlât. Lorsque M. de Kaunitz,
qui feignait d'être très impartial tout en desservant l'une au profit
de l'autre, demanda à Sa Majesté si elle avait agréé la supplique de
_cette petite_, Marie-Thérèse répondit: «Je n'ai pas été contente de ses
principes; ne me parlez plus d'elle.» Et tout fut dit. La voix, la figure
et jusqu'au nom de la Porporina furent même complètement oubliés.

Un seul mot avait été nécessaire et en même temps péremptoire pour
expliquer au Porpora la cause de la disgrâce où il se trouvait enveloppé.
Consuelo avait été obligé de lui dire que sa position de demoiselle
paraissait inadmissible à l'impératrice. «Et la Corilla? s'était écrié
le Porpora en apprenant l'admission de cette dernière, est-ce que Sa
Majesté vient de la marier?--Autant que j'ai pu le comprendre, ou le
deviner dans les paroles de Sa Majesté, la Corilla passe ici pour veuve.
--Oh! trois fois veuve, dix fois, cent fois veuve, en effet! disait le
Porpora avec un rire amer. Mais que dira-t-on quand on saura ce qu'il en
est, et quand on la verra procéder ici à de nouveaux et innombrables
veuvages? Et cet enfant dont on m'a parlé, qu'elle vient de laisser auprès
de Vienne, chez un chanoine; cet enfant, qu'elle voulait faire accepter au
comte Zustiniani, et que le comte Zustiniani lui a conseillé de recommander
à la tendresse paternelle d'Anzoleto?--Elle se moquera de tout cela avec
ses camarades; elle le racontera, suivant sa coutume, dans des termes
cyniques, et rira, dans le secret de son alcôve, du bon tour qu'elle a joué
à l'impératrice.--Mais si l'impératrice apprend la vérité?--L'impératrice
ne l'apprendra pas. Les souverains sont entourés, je m'imagine, d'oreilles
qui servent de portiques aux leurs propres. Beaucoup de choses restent
dehors, et rien n'entre dans le sanctuaire de l'oreille impériale que ce
que les gardiens ont bien voulu laisser passer.--D'ailleurs, reprenait le
Porpora, la Corilla aura toujours la ressource d'aller à confesse, et ce
sera M. de Kaunitz qui sera chargé de faire observer la pénitence.»

Le pauvre maestro exhalait sa bile dans ces âcres plaisanteries; mais
il était profondément chagrin. Il perdait l'espoir de faire représenter
l'opéra qu'il avait en portefeuille, d'autant plus qu'il l'avait écrit
sur un libretto qui n'était pas de Métastase, et que Métastase avait le
monopole de la poésie de cour. Il n'était pas sans quelque pressentiment
du peu d'habileté que Consuelo avait mis à capter les bonnes grâces de la
souveraine, et il ne pouvait s'empêcher de lui en témoigner de l'humeur.
Pour surcroît de malheur, l'ambassadeur de Venise avait eu l'imprudence,
un jour qu'il le voyait enflammé de joie et d'orgueil pour le rapide
développement que prenait entre ses mains l'intelligence musicale de Joseph
Haydn, de lui apprendre toute la vérité sur ce jeune homme, et de lui
montrer ses jolis essais de composition instrumentale, qui commençaient à
circuler et à être remarqués chez les amateurs. Le maestro s'écria qu'il
avait été trompé, et entra dans une fureur épouvantable. Heureusement
il ne soupçonna pas que Consuelo fût complice de cette ruse, et M. Corner,
voyant l'orage qu'il avait provoqué, se hâta de prévenir ses méfiances à
cet égard par un bon mensonge. Mais il ne put empêcher que Joseph fût
banni pendant plusieurs jours de la chambre du maître; et il fallut tout
l'ascendant que sa protection et ses service lui donnaient sur ce dernier,
pour que l'élève rentrât en grâce. Porpora ne lui en garda pas moins
rancune pendant longtemps, et l'on dit même qu'il se plut à lui faire
acheter ses leçons par l'humiliation d'un service de valet plus minutieux
et plus prolongé qu'il n'était nécessaire, puisque les laquais de
l'ambassadeur étaient à sa disposition. Haydn ne se rebuta pas, et, à force
de douceur, de patience et de dévouement, toujours exhorté et encouragé par
la bonne Consuelo, toujours studieux et attentif à ses leçons, il parvint à
désarmer le rude professeur et à recevoir de lui tout ce qu'il pouvait et
voulait s'assimiler.

Mais le génie d'Haydn rêvait une route différente de celle qu'on avait
tentée jusque-là, et le père futur de la symphonie confiait à Consuelo
ses idées sur la partition instrumentale développée dans des proportions
gigantesques. Ces proportions gigantesques, qui nous paraissent si simples
et si discrètes aujourd'hui, pouvaient passer, il y a cent ans, pour
l'utopie d'un fou aussi bien que pour la révélation d'une nouvelle ère
ouverte au génie. Joseph doutait encore de lui-même, et ce n'était pas sans
terreur qu'il confessait bien bas à Consuelo l'ambition qui le tourmentait.
Consuelo en fut aussi un peu effrayée d'abord. Jusque-là, l'instrumentation
n'avait eu qu'un rôle secondaire, ou, lorsqu'elle s'isolait de la voix
humaine, elle agissait sans moyens compliqués. Cependant il y avait tant de
calme et de douceur persévérante chez son jeune confrère, il montrait dans
toute sa conduite, dans toutes ses opinions une modestie si réelle et une
recherche si froidement consciencieuse de la vérité, que Consuelo, ne
pouvant se décider à le croire présomptueux, se décida à le croire sage et
à l'encourager dans ses projets. Ce fut à cette époque que Haydn composa
une sérénade à trois instruments, qu'il alla exécuter avec deux de ses amis
sous les fenêtres des _dilettanti_ dont il voulait attirer l'attention
sur ses oeuvres. Il commença par le Porpora, qui, sans savoir le nom de
l'auteur ni celui des concertants, se mit à sa fenêtre, écouta avec plaisir
et battit des mains sans réserve. Cette fois l'ambassadeur, qui écoutait
aussi, et qui était dans le secret, se tint sur ses gardes, et ne trahit
pas le jeune compositeur. Porpora ne voulait pas qu'en prenant ses leçons
de chant on se laissât distraire par d'autres pensées.

A cette époque, le Porpora reçut une lettre de l'excellent contralto
Hubert, son élève, celui qu'on appelait le Porporino, et qui était attaché
au service de Frédéric le Grand. Cet artiste éminent n'était pas, comme
les autres élèves du professeur, infatué de son propre mérite, au point
d'oublier tout ce qu'il lui devait. Le Porporino avait reçu de lui un
genre de talent qu'il n'avait jamais cherché à modifier, et qui lui avait
toujours réussi: c'était de chanter d'une manière large et pure, sans
créer d'ornements, et sans s'écarter des saines traditions de son maître.
Il était particulièrement admirable dans l'adagio. Aussi le Porpora
avait-il pour lui une prédilection qu'il avait bien de la peine à cacher
devant les admirateurs fanatiques de Farinelli et Caffariello. Il convenait
bien que l'habileté, le brillant, la souplesse de ces grands virtuoses
jetaient plus d'éclat, et devaient transporter plus soudainement un
auditoire avide de merveilleuses difficultés; mais il disait tout bas
que son Porporino ne sacrifiait jamais au mauvais goût, et qu'on ne se
lassait jamais de l'entendre, bien qu'il chantât toujours de la même
manière. Il paraît que la Prusse ne s'en lassa point en effet, car il y
brilla pendant toute sa carrière musicale, et y mourut fort vieux, après
un séjour de plus de quarante ans.

La lettre d'Hubert annonçait au Porpora que sa musique était fort goûtée
à Berlin, et que s'il voulait venir l'y rejoindre, il se faisait fort de
faire admettre et représenter ses compositions nouvelles. Il l'engageait
beaucoup à quitter Vienne, où les artistes étaient en butte à de
perpétuelles intrigues de coteries et à _recruter_ pour la cour de Prusse
une cantatrice distinguée qui pût chanter avec lui les opéras du maestro.
Il faisait un grand éloge du goût éclairé de son roi, et de la protection
honorable qu'il accordait aux musiciens. «Si ce projet vous sourit,
disait-il en finissant sa lettre, répondez-moi promptement quelles sont
vos prétentions, et d'ici à trois mois, je vous réponds de vous faire
obtenir des conditions qui vous procureront enfin une existence paisible.
Quant à la gloire, mon cher maître, il suffira que vous écriviez pour que
nous chantions de manière à vous faire apprécier, et j'espère que le bruit
en ira jusqu'à Dresde.»

Cette dernière phrase fit dresser les oreilles au Porpora comme à un vieux
cheval de bataille. C'était une allusion aux triomphes que Hasse et ses
chanteurs obtenaient à la cour de Saxe. L'idée de contre-balancer l'éclat
de son rival dans le nord de la Germanie sourit tellement au maestro, et il
éprouvait en ce moment tant de dépit contre Vienne, les Viennois et leur
cour, qu'il répondit sans balancer au Porporino, l'autorisant à faire des
démarches pour lui à Berlin. Il lui traça son _ultimatum_, et il le fit
le plus modeste possible, afin de ne pas échouer dans son espérance. Il lui
parla de la Porporina avec les plus grands éloges, lui disant, qu'elle
était sa soeur, et par l'éducation, et par le génie, et par le coeur,
comme elle l'était par le surnom, et l'engagea à traiter de son engagement
dans les meilleures conditions possibles; le tout sans consulter Consuelo,
qui fut informée de cette nouvelle résolution après le départ de la lettre.

La pauvre enfant fut fort effrayée au seul nom de la Prusse, et celui du
grand Frédéric lui donna le frisson. Depuis l'aventure du déserteur,
elle ne se représentait plus ce monarque si vanté que comme un ogre et un
vampire. Le Porpora la gronda beaucoup du peu de joie qu'elle montrait à
l'idée de ce nouvel engagement; et, comme elle ne pouvait pas lui raconter
l'histoire de Karl et les prouesses de M. Mayer, elle baissa la tête et se
laissa morigéner.

Lorsqu'elle y réfléchit cependant, elle trouva dans ce projet quelque
soulagement à sa position: c'était un ajournement à sa rentrée au théâtre,
puisque l'affaire pouvait échouer, et que, dans tous les cas, le Porporino
demandait trois mois pour la conclure. Jusque-là elle pouvait rêver à
l'amour du comte Albert, et trouver en elle-même la forte résolution d'y
répondre. Soit qu'elle en vînt à reconnaître la possibilité de s'unir à
lui, soit qu'elle se sentît incapable de s'y déterminer, elle pouvait tenir
avec honneur et franchise l'engagement qu'elle avait pris d'y songer sans
distraction et sans contrainte.

Elle résolut d'attendre, pour annoncer ces nouvelles aux hôtes de
Riesenburg, que le comte Christian répondît à sa première lettre; mais
cette réponse n'arrivait pas, et Consuelo commençait à croire que le vieux
Rudolstadt avait renoncé à cette mésalliance, et travaillait à y faire
renoncer Albert, lorsqu'elle reçut furtivement de la main de Keller une
petite lettre ainsi conçue:

«Vous m'aviez promis de m'écrire; vous l'avez fait indirectement en
confiant à mon père les embarras de votre situation présente. Je vois que
vous subissez un joug auquel je me ferais un crime de vous soustraire;
je vois que mon bon père est effrayé pour moi des conséquences de votre
soumission au Porpora. Quant à moi, Consuelo, je ne suis effrayé de rien
jusqu'à présent, parce que vous témoignez à mon père du regret et de
l'effroi pour le parti qu'on vous engage à prendre; ce m'est une preuve
suffisante de l'intention où vous êtes de ne pas prononcer légèrement
l'arrêt de mon éternel désespoir. Non, vous ne manquerez pas à votre
parole, vous tâcherez de m'aimer! Que m'importe où vous soyez, et ce qui
vous occupe, et le rang que la gloire ou le préjugé vous feront parmi les
hommes, et le temps, et les obstacles qui vous retiendront loin de moi, si
j'espère et si vous me dites d'espérer? Je souffre beaucoup, sans doute,
mais je puis souffrir encore sans défaillir, tant que vous n'aurez pas
éteint en moi l'étincelle de l'espérance.

«J'attends, je sais attendre! Ne craignez pas de m'effrayer en prenant du
temps pour me répondre; ne m'écrivez pas sous l'impression d'une crainte ou
d'une pitié auxquelles je ne veux devoir aucun ménagement. Pesez mon destin
dans votre coeur et mon âme dans la vôtre, et quand le moment sera venu,
quand vous serez sûre de vous-même, que vous soyez dans une cellule de
religieuse ou sur les planches d'un théâtre, dites-moi de ne jamais vous
importuner ou d'aller vous rejoindre... Je serai à vos pieds, ou je serai
muet pour jamais, au gré de votre volonté.

«ALBERT.»

«O noble Albert! s'écria Consuelo en portant ce papier à ses lèvres, je
sens que je t'aime! Il serait impossible de ne pas t'aimer, et je ne veux
pas hésiter à te le dire; je veux récompenser par ma promesse la constance
et le dévouement de ton amour.»

Elle se mit sur-le-champ à écrire; mais la voix du Porpora lui fit cacher
à la hâte dans son sein, et la lettre d'Albert, et la réponse qu'elle avait
commencée. De toute la journée elle ne retrouva pas un instant de loisir et
de sécurité. Il semblait que le vieux sournois eût deviné le désir qu'elle
avait d'être seule, et qu'il prît à tâche de s'y opposer. La nuit venue,
Consuelo se sentit plus calme, et comprit qu'une détermination aussi grave
demandait une plus longue épreuve de ses propres émotions. Il ne fallait
pas exposer Albert aux funestes conséquences d'un retour sur elle-même;
elle relut cent fois la lettre du jeune comte, et vit qu'il craignait
également de sa part la douleur d'un refus et la précipitation d'une
promesse. Elle résolut de méditer sa réponse pendant plusieurs jours;
Albert lui-même semblait l'exiger.

La vie que Consuelo menait alors à l'ambassade était fort douce et fort
réglée. Pour ne pas donner lieu à de méchantes suppositions, Corner eut
la délicatesse de ne jamais lui rendre de visites dans son appartement et
de ne jamais l'attirer, même en société du Porpora, dans le sien. Il ne la
rencontrait que chez madame Wilhelmine, où il pouvait lui parler sans la
compromettre, et où elle chantait obligeamment en petit comité. Joseph
aussi fut admis à y faire de la musique. Caffariello y venait souvent,
le comte Hoditz quelquefois, et l'abbé Métastase rarement. Tous trois
déploraient que Consuelo eût échoué, mais aucun d'eux n'avait eu le courage
ou la persévérance de lutter pour elle. Le Porpora s'en indignait et avait
bien de la peine à le cacher. Consuelo s'efforçait de l'adoucir et de lui
faire accepter les hommes avec leurs travers et leurs faiblesses. Elle
l'excitait à travailler, et, grâce à elle, il retrouvait de temps à autre
quelques lueurs d'espoir et d'enthousiasme. Elle l'encourageait seulement
dans le dépit qui l'empêchait de la mener dans le monde pour y faire
entendre sa voix. Heureuse d'être oubliée de ces grands qu'elle avait
aperçus avec effroi et répugnance, elle se livrait à de sérieuses études,
à de douces rêveries, cultivait l'amitié devenue calme et sainte du bon
Haydn, et se disait chaque jour, en soignant son vieux professeur, que la
nature, si elle ne l'avait pas faite pour une vie sans émotion et sans
mouvement, l'avait faite encore moins pour les émotions de la vanité et
l'activité de l'ambition. Elle avait bien rêvé, elle rêvait bien encore
malgré elle, une existence plus animée, des joies de coeur plus vives,
des plaisirs d'intelligence plus expansifs et plus vastes; mais le monde
de l'art qu'elle s'était créé si pur, si sympathique et si noble, ne se
manifestant à ses regards que sous des dehors affreux, elle préférait une
vie obscure et retirée, des affections douces, et une solitude laborieuse.

Consuelo n'avait point de nouvelles réflexions à faire sur l'offre des
Rudolstadt. Elle ne pouvait concevoir aucun doute sur leur générosité, sur
la sainteté inaltérable de l'amour du fils, sur la tendresse indulgente du
père. Ce n'était plus sa raison et sa conscience qu'elle devait interroger.
L'une et l'autre parlaient pour Albert. Elle avait triomphé cette fois sans
effort du souvenir d'Anzoleto. Une victoire sur l'amour donne de la force
pour toutes les autres. Elle ne craignait donc plus la séduction, elle se
sentait désormais à l'abri de toute fascination... Et, avec tout cela,
la passion ne parlait pas énergiquement pour Albert dans son âme.
Il s'agissait encore et toujours d'interroger ce coeur au fond duquel
un calme mystérieux accueillait l'idée d'un amour complet. Assise à sa
fenêtre, la naïve enfant regardait souvent passer les jeunes gens de la
ville. Étudiants hardis, nobles seigneurs, artistes mélancoliques, fiers
cavaliers, tous étaient l'objet d'un examen chastement et sérieusement
enfantin de sa part. «Voyons, se disait-elle, mon coeur est-il fantasque
et frivole? Suis-je capable d'aimer soudainement, follement et
irrésistiblement à la première vue, comme bon nombre de mes compagnes de
la _Scuola_ s'en vantaient ou s'en confessaient devant moi les unes aux
autres? L'amour est-il un magique éclair qui foudroie notre être et
qui nous détourne violemment de nos affections jurées, ou de notre paisible
ignorance? Y a-t-il chez ces hommes qui lèvent les yeux quelquefois vers
ma fenêtre un regard qui me trouble et me fascine? Celui-ci, avec sa grande
taille et sa démarche orgueilleuse, me semble-t-il plus noble et plus
beau qu'Albert? Cet autre, avec ses beaux cheveux et son costume élégant,
efface-t-il en moi l'image de mon fiancé? Enfin voudrais-je être la dame
parée que je vois passer là, dans sa calèche, avec un superbe monsieur qui
tient son éventail et lui présente ses gants? Quelque chose de tout cela me
fait-il trembler, rougir, palpiter ou rêver? Non... non, en vérité! parle,
mon coeur, prononce-toi, je te consulte et je te laisse courir. Je te
connais à peine, hélas! j'ai eu si peu le temps de m'occuper de toi depuis
que je suis née! je ne t'avais pas habitué à être contrarié. Je te livrais
l'empire de ma vie, sans examiner la prudence de tes élans. On t'a brisé,
mon pauvre coeur, et à présent que la conscience t'a dompté, tu n'oses plus
vivre, tu ne sais plus répondre. Parle donc, éveille-toi et choisis!
Eh bien! tu restes tranquille! et tu ne veux rien de tout ce qui est là!
--Non!--Tu ne veux plus d'Anzoleto?--Encore non!--Alors, c'est donc Albert
que tu appelles?--Il me semble que tu dis oui.» Et Consuelo se retirait
chaque jour de sa fenêtre, avec un frais sourire sur les lèvres et un feu
clair et doux dans les yeux.

Au bout d'un mois, elle répondit à Albert, à tête reposée, bien lentement
et presque en se tâtant le pouls à chaque lettre que traçait sa plume:

«Je n'aime rien que vous, et je suis presque sûre que je vous aime.
Maintenant laissez-moi rêver à la possibilité de notre union. Rêvez-y
vous-même; trouvons ensemble les moyens de n'affliger ni votre père, ni
mon maître, et de ne point devenir égoïstes en devenant heureux.»

Elle joignit à ce billet une courte lettre pour le comte Christian,
dans laquelle elle lui disait la vie tranquille qu'elle menait, et lui
annonçait le répit que les nouveaux projets du Porpora lui avaient laissé.
Elle demandait qu'on cherchât et qu'on trouvât les moyens de désarmer
le Porpora, et qu'on lui en fit part dans un mois. Un mois lui resterait
encore pour y préparer le maestro, avant le résultat de l'affaire entamée
à Berlin.

Consuelo, ayant cacheté ces deux billets, les mit sur sa table, et
s'endormit. Un calme délicieux était descendu dans son âme, et jamais,
depuis longtemps, elle n'avait goûté un si profond et si agréable sommeil.
Elle s'éveilla tard, et se leva à la hâte pour voir Keller, qui avait
promis de revenir chercher sa lettre à huit heures. Il en était neuf; et,
tout en s'habillant en grande hâte, Consuelo vit avec terreur que cette
lettre n'était plus a l'endroit où elle l'avait mise. Elle la chercha
partout sans la trouver. Elle sortit pour voir si Keller ne l'attendait
pas dans l'antichambre. Ni Keller ni Joseph ne s'y trouvaient; et comme
elle rentrait chez elle pour chercher encore, elle vit le Porpora approcher
de sa chambre et la regarder d'un air sévère.
                
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