George Sand

Consuelo, Tome 3 (1861)
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CONSUELO

PAR

GEORGE SAND




MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS, RUE VIVIENNE 2 BIS, PARIS
Tous droits réservés


1861


TOME TROISIÈME




[Note: l'orthographe originale de George Sand a été conservée tout au long
de ce document: ex.: poëte, rhythme, très-bien, etc.]


LXXIII.


Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentit
plus à l'aise et devint tout à fait communicatif. Sa manie favorite était
de trancher du maître de chapelle, et de jouer le rôle d'_impressario_.
Il voulut donc sur-le-champ commencer l'éducation de Consuelo.

«Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et l'on
n'écoute pas avec attention quand on est à une lieue les uns des autres.
Asseyez-vous aussi, dit-il à Joseph, et faites votre profit de la leçon.
Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s'adressant de nouveau
à la grande cantatrice. Écoutez bien; voici comment cela se fait.»

Et il chanta une phrase banale où il introduisit d'une manière fort
vulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s'amusa à redire la phrase
en faisant le trille en sens inverse.

«Ce n'est pas cela! cria le comte d'une voix de Stentor en frappant sur la
table. Vous n'avez pas écouté.»

Il recommença, et Consuelo tronqua l'ornement d'une façon plus baroque et
plus désespérante que la première fois, en gardant son sérieux et affectant
un grand effort d'attention et de volonté. Joseph étouffait, et feignait de
tousser pour cacher un rire convulsif.

«La, la, la, trala, tra la! chanta le comte en contrefaisant son écolier
maladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptômes d'une
indignation terrible qu'il n'éprouvait pas le moins du monde, mais qu'il
croyait nécessaire à la puissance et à l'entrain magistral de son
caractère.»

Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d'heure, et, quand elle en
eut assez, elle chanta le trille avec toute la netteté dont elle était
capable.

«Bravo! bravissimo! s'écria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin!
c'est parfait! Je savais bien que je vous le ferais faire! qu'on me donne
le premier paysan venu, je suis sûr de le former et de lui apprendre en un
jour ce que d'autres ne lui apprendraient pas dans un an! Encore cette
phrase, et marque bien toutes les notes. Avec légèreté, sans avoir l'air
d'y toucher ... C'est encore mieux, on ne peut mieux! Nous ferons quelque
chose de toi!»

Et le comte s'essuya le front quoiqu'il n'y eût pas une goutte de sueur.

«Maintenant, reprit-il, la cadence avec _chute et tour de gosier!_ Il lui
donna l'exemple avec cette facilité routinière que prennent les moindres
choristes à force d'entendre les premiers sujets, n'admirant dans leur
manière que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu'eux parce
qu'ils parviennent à les contrefaire. Consuelo se divertit encore à mettre
le comte dans une de ces grandes colères de sang-froid qu'il aimait à faire
éclater lorsqu'il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendre
une cadence si parfaite et si prolongée qu'il fut forcé de lui crier:

«Assez, assez! C'est fait; vous y êtes maintenant. J'étais bien sûr que
je vous en donnerais la clef! Passons donc à la roulade, vous apprenez
avec une facilité admirable, et je voudrais avoir toujours des élèves
comme vous.»

Consuelo, qui commençait à sentir le sommeil et la fatigue la gagner,
abrégea de beaucoup la leçon de roulade. Elle fit toutes celles que lui
prescrivit l'opulent pédagogue, avec docilité, de quelque mauvais goût
qu'elles fussent, et laissa même résonner naturellement sa belle voix, ne
craignant plus de se trahir, puisque le comte était résolu à s'attribuer
jusqu'à l'éclat subit et à la pureté céleste que prenait son organe de
moment en moment.

«Comme cela s'éclaircit, à mesure que je lui montre comment il faut ouvrir
la bouche et porter la voix! disait-il à Joseph en se retournant vers
lui d'un air de triomphe. La clarté de l'enseignement, la persévérance,
l'exemple, voilà les trois choses avec lesquelles on forme des chanteurs et
des déclamateurs en peu de temps. Nous reprendrons demain une leçon; car
nous avons dix leçons à prendre, au bout desquelles vous saurez chanter.
Nous avons _le coulé, le flatté, le port de voix tenu et le port de voix
achevé, la chute, l'inflexion tendre, le martèlement gai, le cadencé
feinte_, etc., etc. Allez prendre du repos; je vous ai fait préparer des
chambres, dans ce palais. Je m'arrête ici pour mes affaires jusqu'à midi.
Vous déjeunerez, et vous me suivrez jusqu'à Vienne. Considérez-vous dès à
présent comme étant à mon service. Pour commencer, Joseph, allez dire à mon
valet de chambre de venir m'éclairer jusqu'à mon appartement. Toi, dit-il
à Consuelo, reste, et recommence-moi la dernière roulade que je t'ai
enseignée. Je n'en suis pas parfaitement content.»

A peine Joseph fut-il sorti, que le comte, prenant les deux mains de
Consuelo avec des regards fort expressifs, essaya de l'attirer près de lui.
Interrompue dans sa roulade, Consuelo le regardait aussi avec beaucoup
d'étonnement, croyant qu'il voulait lui faire battre la mesure; mais elle
lui retira brusquement ses mains et se recula au bout de la table, en
voyant ses yeux enflammés et son sourire libertin.

«Allons! vous voulez faire la prude? dit le comte en reprenant son air
indolent et superbe. Eh bien, ma mignonne, nous avons un petit amant? Il
est fort laid, le pauvre hère, et j'espère qu'à partir d'aujourd'hui vous
y renoncerez. Votre fortune est faite, si vous n'hésitez pas; car je n'aime
pas les lenteurs. Vous êtes une charmante fille, pleine d'intelligence
et de douceur; vous me plaisez beaucoup, et, dès le premier coup d'oeil
que j'ai jeté sur vous, j'ai vu que vous n'étiez pas faite pour courir
la pretentaine avec ce petit drôle. J'aurai soin de lui pourtant; je
l'enverrai à Roswald, et je me charge de son sort. Quant à vous, vous
resterez à Vienne. Je vous y logerai convenablement, et même, si vous êtes
prudente et modeste, je vous produirai dans le monde. Quand vous saurez la
musique, vous serez la prima-donna de mon théâtre, et vous reverrez votre
petit ami de rencontre, quand je vous mènerai à ma résidence. Est-ce
entendu?

--Oui, monsieur le comte, répondit Consuelo avec beaucoup de gravité et en
faisant un grand salut; c'est parfaitement entendu.»

Joseph rentra en cet instant avec le valet de chambre, qui portait deux
flambeaux, et le comte sortit en donnant un petit coup sur la joue de
Joseph et en adressant à Consuelo un sourire d'intelligence.

«Il est d'un ridicule achevé, dit Joseph à sa compagne dès qu'il fut seul
avec elle.

--Plus achevé encore que tu ne penses, lui répondit-elle d'un air pensif.

--C'est égal, c'est le meilleur homme du monde, et il me sera fort utile à
Vienne.

--Oui, à Vienne, tant que tu voudras, Beppo; mais à Passaw, il ne le sera
pas le moins du monde, je t'en avertis. Où sont nos effets, Joseph?

--Dans la cuisine. Je vais les prendre pour les monter dans nos chambres,
qui sont charmantes, à ce qu'on m'a dit. Vous allez donc enfin vous
reposer!

--Bon Joseph, dit Consuelo en haussant les épaules. Allons, reprit-elle,
va vite chercher ton paquet, et renonce à ta jolie chambre et au bon lit
où tu prétendais si bien dormir. Nous quittons cette maison à l'instant
même; m'entends-tu? Dépêche-toi, car on va sûrement fermer les portes.»

Haydn crut rêver.

«Par exemple! s'écria-t-il: ces grands seigneurs seraient-ils aussi des
racoleurs?

--Je crains encore plus le Hoditz que le Mayer, répondit Consuelo avec
impatience. Allons, cours, n'hésite pas, ou je te laisse et je pars seule.»

Il y avait tant de résolution et d'énergie dans le ton et la physionomie de
Consuelo, que Haydn, éperdu et bouleversé, lui obéit à la hâte. Il revint
au bout de trois minutes avec le sac qui contenait les cahiers et les
hardes; et, trois minutes après, sans avoir été remarqués de personne, ils
étaient sortis du palais, et gagnaient le faubourg à l'extrémité de la
ville.

Ils entrèrent dans une chétive auberge, et louèrent deux petites chambres
qu'ils payèrent d'avance, afin de pouvoir partir d'aussi bonne heure qu'ils
voudraient sans éprouver de retard.

«Ne me direz-vous pas au moins le motif de cette nouvelle alerte? Demanda
Haydn à Consuelo en lui souhaitant le bonsoir sur le seuil de sa chambre.

--Dors tranquille, lui répondit-elle, et apprends en deux mots que nous
n'avons pas grand'chose à craindre maintenant. M. le comte a deviné avec
son coup d'oeil d'aigle que je ne suis point de son sexe, et il m'a fait
l'honneur d'une déclaration qui a singulièrement flatté mon amour-propre.
Bonsoir, ami Beppo; nous décampons avant le jour. Je secouerai ta porte
pour te réveiller.»

Le lendemain, le soleil levant éclaira nos jeunes voyageurs voguant sur le
Danube et descendant son cours rapide avec une satisfaction aussi pure et
des coeurs aussi légers que les ondes de ce beau fleuve. Ils avaient payé
leur passage sur la barque d'un vieux batelier qui portait des marchandises
à Lintz. C'était un brave homme, dont ils furent contents, et qui ne gêna
pas leur entretien. Il n'entendait pas un mot d'italien, et, son bateau
étant suffisamment chargé, il ne prit pas d'autres voyageurs, ce qui leur
donna enfin la sécurité et le repos de corps et d'esprit dont ils avaient
besoin pour jouir complètement du beau spectacle que présentait leur
navigation à chaque instant. Le temps était magnifique. Il y avait dans
le bateau une petite cale fort propre, où Consuelo pouvait descendre
pour reposer ses yeux de l'éclat des eaux; mais elle s'était si bien
habituée les jours précédents au grand air et au grand soleil, qu'elle
préféra passer presque tout le temps couchée sur les ballots, occupée
délicieusement à voir courir les rochers et les arbres du rivage, qui
semblaient fuir derrière elle. Elle put faire de la musique à loisir avec
Haydn, et le souvenir comique du mélomane Hoditz, que Joseph appelait
Le _maestromane_, mêla beaucoup de gaieté à leurs ramages. Joseph le
contrefaisait à merveille, et ressentait une joie maligne à l'idée de son
désappointement. Leurs rires et leurs chansons égayaient et charmaient le
vieux nautonier, qui était passionné pour la musique comme tout prolétaire
allemand. Il leur chanta aussi des airs auxquels ils trouvèrent une
physionomie aquatique, et que Consuelo apprit de lui, ainsi que les
paroles. Ils achevèrent de gagner son coeur en le régalant de leur mieux au
premier abordage où ils firent leurs provisions de bouche pour la journée,
et cette journée fut la plus paisible et la plus agréable qu'ils eussent
encore passée depuis le commencement de leur voyage.

«Excellent baron de Trenk! disait Joseph en échangeant contre de la monnaie
une des brillantes pièces d'or que ce seigneur lui avait données: c'est à
lui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina à la
fatigue, à la famine, aux dangers, à tous les maux que la misère traîne à
sa suite. Je ne l'aimais pourtant pas d'abord, ce noble et bienveillant
baron!

--Oui, dit Consuelo, vous lui préfériez le comte. Je suis heureuse
maintenant que celui-ci se soit borné à des promesses, et qu'il n'ait pas
souillé nos mains de ses bienfaits.

--Après tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu le
premier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs? c'est le
baron; le comte ne s'en souciait pas, et n'y allait que par complaisance et
par ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau, bien
près du crâne? encore le baron! Qui a blessé, et peut-être tué l'infâme
Pistola? le baron! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens peut-être, et en
s'exposant à la colère d'un maître terrible? Enfin, qui vous a respectée,
et n'a pas fait semblant de reconnaître votre sexe? qui a compris la beauté
de vos airs italiens, et le goût de votre manière?

--Et le génie de maître Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; le
baron, toujours le baron!

--Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et il
est bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j'ai entendu
parler, que la déclaration d'amour à la divine Porporina soit venue du
comte ridicule, au lieu d'être faite par le brave et séduisant baron.

--Beppo! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents n'ont
tort que dans les coeurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron, qui
est généreux et sincère, et qui est amoureux d'une mystérieuse beauté, ne
pouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à vous-même:
sacrifieriez-vous aussi facilement l'amour de votre fiancée et la fidélité
de votre coeur au premier caprice venu?»

Beppo soupira profondément.

«Vous ne pouvez être pour personne le _premier caprice venu_, dit-il,
et... le baron pourrait être fort excusable d'avoir oublié toutes ses
amours passées et présentes en vous voyant.

--Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez profité
dans la société de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais épouser une
margrave, et ne pas apprendre comment on traite l'amour quand on a fait un
mariage d'argent!»

Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci
du lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des chaussures,
du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, et
surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et _beau_, comme elle le
disait en plaisantant, pour courir la ville et les environs. Le vieux
batelier leur avait dit que s'il pouvait trouver une commission pour Moelk,
il les reprendrait à _son bord_ le jour suivant, et leur ferait faire
encore une vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passèrent donc cette
journée à Lintz, s'amusèrent à gravir la colline, à examiner le château
fort d'en bas et celui d'en haut, d'où ils purent contempler les majestueux
méandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l'Autriche. De là aussi
ils virent un spectacle qui les réjouit fort: ce fut la berline du comte
Hoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils reconnurent la
voiture et la livrée, et s'amusèrent à lui faire, de trop loin pour être
aperçus de lui, de grands saluts jusqu'à terre. Enfin, le soir, s'étant
rendus au rivage, ils y retrouvèrent leur bateau chargé de marchandises de
transport pour Moelk, et ils firent avec joie un nouveau marché avec leur
vieux pilote. Ils s'embarquèrent avant l'aube, et virent briller les
étoiles sereines sur leurs têtes, tandis que le reflet de ces astres
courait en longs filets d'argent sur la surface mouvante du fleuve. Cette
journée ne fut pas moins agréable que la précédente. Joseph n'eut qu'un
chagrin, ce fut de penser qu'il se rapprochait de Vienne, et que ce voyage,
dont il oubliait les souffrances et les périls pour ne se rappeler que ses
délicieux instants, allait bientôt toucher à son terme.

A Moelk, il fallut se séparer du brave pilote, et ce ne fut pas sans
regret. Ils ne trouvaient pas dans les embarcations qui s'offrirent pour
les mener plus loin les mêmes conditions d'isolement et de sécurité.
Consuelo se sentait reposée, rafraîchie, aguerrie contre tous les
accidents.  Elle proposa à Joseph de reprendre leur route à pied jusqu'à
nouvelle occurrence. Ils avaient encore vingt lieues à faire, et cette
manière d'aller n'était pas fort abréviative. C'est que Consuelo, tout en
se persuadant qu'elle était impatiente de reprendre les habits de son sexe
et les convenances de sa position, était au fond du coeur, il faut bien
l'avouer, aussi peu désireuse que Joseph de voir la fin de son expédition,
Elle était trop artiste par toutes les fibres de son organisation, pour ne
pas aimer la liberté, les hasards, les actes de courage et d'adresse, le
spectacle continuel et varié de cette nature que le piéton seul possède
entièrement, enfin toute l'activité romanesque de la vie errante et isolée.

Je l'appelle isolée, lecteur, pour exprimer une impression secrète et
mystérieuse qu'il est plus facile à vous de comprendre qu'à moi de définir.
C'est, je crois, un état de l'âme qui n'a pas été nommé dans notre langue,
mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyagé à pied, au loin,
et tout seul, ou avec un autre vous-même, ou enfin, comme Consuelo, avec
un compagnon facile, enjoué, complaisant, et monté à l'unisson de votre
cerveau. Dans ces moments-là, si vous étiez dégagé de toute sollicitude
immédiate, de tout motif inquiétant, vous avez, je n'en doute pas, ressenti
une sorte de joie étrange, peut-être égoïste tant soit peu, en vous disant:
A l'heure qu'il est, personne ne s'embarrasse de moi, et personne ne
m'embarrasse. Nul ne sait où je suis. Ceux qui dominent ma vie me
chercheraient en vain; ils ne peuvent me découvrir dans ce milieu inconnu
de tous, nouveau pour moi-même, où je me suis réfugié. Ceux que ma vie
impressionne et agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux.
Je m'appartiens entièrement, et comme maître et comme esclave. Car il n'est
pas un seul de nous, ô lecteur! qui ne soit à la fois, à l'égard d'un
certain groupe d'individus, tour à tour et simultanément, un peu esclave,
un peu maître, bon gré, mal gré, sans se l'avouer et sans y prétendre.

Nul ne sait où je suis! Certes c'est une pensée d'isolement qui a son
charme, un charme inexprimable, féroce en apparence, légitime et doux dans
le fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité. La route du
devoir est longue, rigide, et n'a d'horizon que la mort, qui est peut-être
à peine le repos d'une nuit. Marchons donc, et sans ménager nos pieds! Mais
si, dans des circonstances rares et bienfaisantes, où le repos peut être
inoffensif, et l'isolement sans remords, un vert sentier s'offre sous nos
pas, mettons à profit quelques heures de solitude et de contemplation. Ces
heures nonchalantes sont bien nécessaires à l'homme actif et courageux
pour retremper ses forces; et je dis que, plus votre coeur est dévoré du
zèle de la maison de Dieu (qui n'est autre que l'humanité), plus vous êtes
propre à apprécier quelques instants d'isolement pour rentrer en possession
de vous-même. L'égoïste est seul toujours et partout. Son âme n'est jamais
fatiguée d'aimer, de souffrir et de persévérer; elle est inerte et froide,
et n'a pas plus besoin de sommeil et de silence qu'un cadavre. Celui qui
aime est rarement seul, et, quand il l'est, il s'en trouve bien. Son âme
peut goûter une suspension d'activité qui est comme le profond sommeil d'un
corps vigoureux. Ce sommeil est le bon témoignage des fatigues passées, et
le précurseur des épreuves nouvelles auxquelles il se prépare. Je ne crois
guère à la véritable douleur de ceux qui ne cherchent pas à se distraire,
ni à l'absolu dévouement de ceux qui n'ont jamais besoin de se reposer.
Ou leur douleur est un accablement qui révèle qu'ils sont brisés, éteints,
Et qu'ils n'auraient plus la force d'aimer ce qu'ils ont perdu; ou leur
dévouement sans relâche et sans défaillance d'activité cache quelque
honteuse convoitise, quelque dédommagement égoïste et coupable, dont je me
méfie.

Ces réflexions, un peu trop longues, ne sont pas hors de place dans le
récit de la vie de Consuelo, âme active et dévouée s'il en fut, qu'eussent
pu cependant accuser parfois d'égoïsme et de légèreté ceux qui ne savaient
pas la comprendre.




LXXIV.


Le premier jour de ce nouveau trajet, comme nos voyageurs traversaient une
petite rivière sur un pont de bois, ils virent une pauvre mendiante qui
tenait une petite fille dans ses bras, et qui était accroupie le long du
parapet pour tendre la main aux passants. L'enfant était pâle et souffrant,
la femme hâve et grelottant de la fièvre. Consuelo fut saisie d'un profond
sentiment de sympathie et de pitié pour ces malheureux, qui lui rappelaient
sa mère et sa propre enfance.

«Voilà comme nous étions quelquefois, dit-elle à Joseph, qui la comprit
à demi-mot, et qui s'arrêta avec elle à considérer et à questionner la
mendiante.

--Hélas! leur dit celle-ci, j'étais fort heureuse encore il y a peu de
jours. Je suis une paysanne des environs de Harmanitz en Bohême. J'avais
épousé, il y a cinq ans, un beau et grand cousin à moi, qui était le plus
laborieux des ouvriers et le meilleur des maris. Au bout d'un an de
mariage, mon pauvre Karl, étant allé faire du bois dans les montagnes,
disparut tout à coup et sans que personne pût savoir ce qu'il était devenu.
Je tombai dans la misère et dans le chagrin. Je croyais que mon mari avait
péri dans quelque précipice, ou que les loups l'avaient dévoré. Quoique
je trouvasse à me remarier, l'incertitude de son sort et l'amitié que
je lui conservais ne me permirent pas d'y songer. Oh! que j'en fus bien
récompensée, mes enfants! L'année dernière, on frappe un soir à ma porte;
j'ouvre, et je tombe à genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quel
état, bon Dieu! Il avait l'air d'un fantôme. Il était desséché, jaune,
l'oeil hagard, les cheveux hérissés par les glaçons, les pieds en sang,
ses pauvres pieds tout nus qui venaient de faire je ne sais combien de
cinquantaines de milles par les chemins les plus affreux et l'hiver le plus
cruel! Mais il était si heureux de retrouver sa femme et sa pauvre petite
fille, que bientôt il reprit le courage, la santé, son travail et sa bonne
mine. Il me raconta qu'il avait été enlevé par des brigands qui l'avaient
mené bien loin, jusque auprès de la mer, et qui l'avaient vendu au roi de
Prusse pour en faire un soldat. Il avait vécu trois ans dans le plus triste
de tous les pays, faisant un métier bien rude, et recevant des coups du
matin au soir. Enfin, il avait réussi à s'échapper, à déserter, mes bons
enfants! En se battant comme un désespéré contre ceux qui le poursuivaient,
il en avait tué un, il avait crevé un oeil à l'autre d'un coup de pierre;
enfin, il avait marché jour et nuit, se cachant dans les marais, dans les
bois, comme une bête sauvage; il avait traversé la Saxe et la Bohême, et
il était sauvé, il m'était rendu! Ah! Que nous fûmes heureux pendant tout
l'hiver, malgré notre pauvreté et la rigueur de la saison! Nous n'avions
qu'une inquiétude; c'était de voir reparaître dans nos environs ces oiseaux
de proie qui avaient été la cause de tous nos maux. Nous faisions le projet
d'aller à Vienne, de nous présenter à l'impératrice, de lui raconter nos
malheurs, afin d'obtenir sa protection, du service militaire pour mon mari,
et quelque subsistance pour moi et mon enfant; mais je tombai malade par
suite de la révolution que j'avais éprouvée en revoyant mon pauvre Karl, et
nous fûmes forcés de passer tout l'hiver et tout l'été dans nos montagnes,
attendant toujours le moment où je pourrais entreprendre le voyage, nous
tenant toujours sur nos gardes, et ne dormant jamais que d'un oeil. Enfin,
ce bienheureux moment était venu; je me sentais assez forte pour marcher,
et ma petite fille, qui était souffrante aussi, devait faire le voyage dans
les bras de son père. Mais notre mauvais destin nous attendait à la sortie
des montagnes. Nous marchions tranquillement et lentement au bord d'un
chemin peu fréquenté, sans faire attention à une voiture qui, depuis un
quart d'heure, montait lentement le même chemin que nous. Tout à coup la
voiture s'arrête, et trois hommes en descendent. «Est-ce bien lui? s'écrie
l'un.--Oui! répond l'autre qui était borgne; c'est bien lui! sus! sus!»
Mon mari se retourne à ces paroles, et me dit: «Ah! ce sont les Prussiens!
voilà le borgne que j'ai fait! Je le reconnais!--Cours! cours! lui dis-je,
sauve-toi.» Il commençait à s'enfuir, lorsqu'un de ces hommes abominables
s'élance sur moi, me renverse, place un pistolet sur ma tête et sur celle
de mon enfant. Sans cette idée diabolique, mon mari était sauvé; car il
courait mieux que ces bandits, et il avait de l'avance sur eux. Mais au
cri qui m'échappa en voyant ma fille sous la gueule du pistolet, Karl se
retourne, fait de grands cris pour arrêter le coup, et revient sur ses pas.
Quand le scélérat qui tenait son pied sur mon corps vit Karl à portée:
«Rends-toi! lui cria-t-il, ou je les tue! Fais un pas de plus pour te
sauver, et c'est fait!--Je me rends, je me rends; me voilà!» répond mon
pauvre homme; et il se mit à courir vers eux plus vite qu'il ne s'était
enfui, malgré les prières et les signes que je lui faisais pour qu'il
nous laissât mourir. Quand ces tigres le tinrent entre leurs mains, ils
l'accablèrent de coups et le mirent tout en sang. Je voulais le défendre;
ils me maltraitèrent aussi. En le voyant garrotter sous mes yeux, je
sanglotais, je remplissais l'air de mes gémissements. Ils me dirent qu'ils
allaient tuer ma petite si je ne gardais le silence, et ils l'avaient
déjà arrachée de mes bras, lorsque Karl me dit: «Tais-toi, femme, je te
l'ordonne; songe à notre enfant!» J'obéis; mais la violence que je me fis
en voyant frapper, lier et bâillonner mon mari, tandis que ces monstres
me disaient: «Oui, oui, pleure! Tu ne le reverras plus, nous le menons
pendre,» fut si violente, que je tombai comme morte sur le chemin. J'y
restai je ne sais combien d'heures, étendue dans la poussière. Quand,
j'ouvris les yeux, il faisait nuit; ma pauvre enfant, couchée sur moi,
se tordait en sanglotant d'une façon à fendre le coeur, il n'y avait plus
sur le chemin que le sang de mon mari, et la trace des roues de la voiture
qui l'avait emporté. Je restai encore là une heure ou deux, essayant de
consoler et de réchauffer Maria, qui était transie et moitié morte de peur.
Enfin, quand les idées me revinrent, je songeai que ce que j'avais de mieux
à faire ce n'était pas de courir après les ravisseurs, que je ne pourrais
atteindre, mais d'aller faire ma déclaration aux officiers de Wiesenbach,
qui était la ville la plus prochaine. C'est ce que je fis, et ensuite je
résolus de continuer mon voyage jusqu'à Vienne, et d'aller me jeter aux
pieds de l'impératrice, afin qu'elle empêchât du moins que le roi de Prusse
ne fît exécuter la sentence de mort contre mon mari. Sa majesté pouvait le
réclamer comme son sujet, dans le cas où l'on ne pourrait atteindre les
recruteurs. J'ai donc usé de quelques aumônes qu'on m'avait faites sur les
terres de l'évêque de Passaw, où j'avais raconté mon désastre, pour gagner
le Danube dans une charrette, et de là j'ai descendu en bateau jusqu'à la
ville de Moelk. Mais à présent mes ressources sont épuisées. Les personnes
auxquelles je dis mon aventure ne veulent guère me croire, et, dans le
doute si je ne suis pas une intrigante, me donnent si peu, qu'il faut que
je continue ma route à pied. Heureuse si j'arrive dans cinq ou six jours
sans mourir de lassitude! car la maladie et le désespoir m'ont épuisée.
Maintenant, mes chers enfants, si vous avez le moyen de me faire quelque
petite aumône, donnez-la-moi tout de suite, car je ne puis me reposer
davantage; il faut que je marche encore, et encore, comme le Juif errant,
jusqu'à ce que j'aie obtenu justice.

--Oh! ma bonne femme, ma pauvre femme! s'écria Consuelo en serrant la
pauvresse dans ses bras, et en pleurant de joie et de compassion; courage,
courage! Espérez, tranquillisez-vous, votre mari est délivré. Il galope
vers Vienne sur un bon cheval, avec une bourse bien garnie dans sa poche.

--Qu'est-ce que vous dites? s'écria la femme du déserteur dont les yeux
devinrent rouges comme du sang, et les lèvres tremblantes d'un mouvement
convulsif. Vous le savez, vous l'avez vu! O mon Dieu! grand Dieu! Dieu
de bonté!

--Hélas! que faites-vous? dit Joseph à Consuelo. Si vous alliez lui donner
une fausse joie; si le déserteur que nous avons contribué à sauver était un
autre que son mari!

--C'est lui-même, Joseph! Je te dis que c'est lui: rappelle-toi, le borgne,
rappelle-toi la manière de procéder du _Pistola_. Souviens-toi que le
déserteur a dit qu'il était père de famille, et sujet autrichien.
D'ailleurs il est bien facile de s'en convaincre. Comment est-il, votre
mari?

--Roux, les yeux verts, la figure large, cinq pieds huit pouces de haut;
le nez un peu écrasé, le front bas; un homme superbe.

--C'est bien cela, dit Consuelo en souriant: et quel habit?

--Une méchante casaque verte, un haut-de-chausses brun, des bas gris.

--C'est encore cela; et les recruteurs, avez-vous fait attention à eux?

--Oh! si j'y ai fait attention, sainte Vierge! Leurs horribles figures ne
s'effaceront jamais de devant mes yeux.»

La pauvre femme fit alors avec beaucoup de fidélité le signalement de
Pistola, du borgne et du silencieux.

«Il y en avait, dit-elle, un quatrième qui restait auprès du cheval et
qui ne se mêlait de rien. Il avait une grosse figure indifférente qui
me paraissait encore plus cruelle que les autres; car, pendant que je
pleurais et qu'on battait mon mari, en l'attachant avec des cordes comme
un assassin, ce gros-là chantait, et faisait la trompette avec sa bouche
comme s'il eût sonné une fanfare: broum, broum, broum, broum. Ah! Quel
coeur de fer!

--Eh bien, c'est Mayer, dit Consuelo à Joseph. En doutes-tu encore?
n'a-t-il pas ce tic de chanter et de faire la trompette à tout moment?

--C'est vrai, dit Joseph. C'est donc Karl que nous avons vu délivrer?
Grâces soient rendues à Dieu!

--Ah! oui, grâces au bon Dieu avant tout! dit la pauvre femme en se jetant
à genoux. Et toi, Maria, dit-elle à sa petite fille, baise la terre avec
moi pour remercier les anges gardiens et la sainte Vierge. Ton papa est
retrouvé, et nous allons bientôt le revoir.

--Dites-moi, chère femme, observa Consuelo, Karl a-t-il aussi l'habitude
de baiser la terre quand il est bien content?

--Oui, mon enfant; il n'y manque pas. Quand il est revenu après avoir
déserté, il n'a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoir
baisé le seuil.

--Est-ce une coutume de votre pays?

--Non; c'est une manière à lui, qu'il nous a enseignée, et qui nous a
toujours réussi.

--C'est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo; car nous lui
avons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l'avaient délivré.
Tu l'as remarqué, Beppo?

--Parfaitement! C'est lui; il n'y a plus de doute possible.

--Venez donc que je vous presse contre mon coeur, s'écria la femme de Karl,
ô vous deux, anges du paradis, qui m'apportez une pareille nouvelle. Mais
contez-moi donc cela!»

Joseph raconta tout ce qui était arrivé; et quand la pauvre femme eut
exhalé tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le ciel
et envers Joseph et Consuelo qu'elle considérait avec raison comme les
premiers libérateurs de son mari, elle leur demanda ce qu'il fallait
faire pour le retrouver.

«Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre voyage.
C'est à Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez pas en
chemin. Son premier soin sera d'aller faire sa déclaration à sa souveraine,
et de demander dans les bureaux de l'administration qu'on vous signale
en quelque lieu que vous soyez. Il n'aura pas manqué de faire les mêmes
déclarations dans chaque ville importante où il aura passé, et de prendre
des renseignements sur la route que vous avez tenue. Si vous arrivez à
Vienne avant lui, ne manquez pas de faire savoir à l'administration où vous
demeurez, afin que Karl en soit informé aussitôt qu'il s'y présentera.

--Mais quels bureaux, quelle administration? Je ne connais rien à tous ces
usages-là. Une si grande ville! Je m'y perdrai, moi, pauvre paysanne!

--Tenez, dit Joseph, nous n'avons jamais eu d'affaire qui nous ait mis
au courant de tout cela non plus; mais demandez au premier venu de vous
conduire à l'ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de...

--Prends garde à ce que tu vas dire, Beppo! dit Consuelo tout bas à Joseph
pour lui rappeler qu'il ne fallait pas compromettre le baron dans cette
aventure.

--Eh bien, le comte de Hoditz? reprit Joseph.

--Oui, le comte! il fera par vanité ce que l'autre eût fait par dévouement.
Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et présentez à
son mari le billet que je vais vous remettre.»

Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traça ces mots
au crayon:

«Consuelo Porporina, prima donna du théâtre de San Samuel, à Venise;
ex-signor Bertoni, chanteur ambulant à Passaw, recommande au noble coeur
du comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le déserteur que sa seigneurie
a tiré des mains des recruteurs et comblé de ses bienfaits. La Porporina
se promet de remercier monsieur le comte de sa protection, en présence de
madame la margrave, si monsieur le comte veut bien l'admettre à l'honneur
de chanter dans les petits appartements de son altesse.»

Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph: il la comprit,
et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d'un mouvement spontané,
ils donnèrent à la pauvre femme les deux pièces d'or qui leur restaient du
présent de Trenk, afin qu'elle pût faire la route en voiture, et ils la
conduisirent jusqu'au village voisin où ils l'aidèrent à faire son marché
pour un modeste voiturin. Après qu'ils l'eurent fait manger et qu'ils lui
eurent procuré quelques effets, dépense prise sur le reste de leur petite
fortune, ils embarquèrent l'heureuse créature qu'ils venaient de rendre
à la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au fond de la
bourse. Joseph prit son violon, le secoua auprès de son oreille, et
répondit:

«Rien que du son!»

Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade, et
s'écria:

«Il reste beaucoup de son!»

Puis elle tendit joyeusement la main à son confrère, et la serra avec
effusion, en lui disant:

«Tu es un brave garçon, Beppo!

--Et toi aussi!» répondit Joseph en essuyant une larme et en faisant un
grand éclat de rire.




LXXV.


Il n'est pas fort inquiétant de se trouver sans argent quand on touche au
terme d'un voyage; mais eussent-ils été encore bien loin de leur but, nos
jeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu'ils ne le furent
lorsqu'ils se virent tout à fait à sec. Il faut s'être trouvé ainsi sans
ressources en pays inconnu (Joseph était presque aussi étranger que
Consuelo à cette distance de Vienne) pour savoir quelle sécurité
merveilleuse, quel génie inventif et entreprenant se révèlent comme
par magie à l'artiste qui vient de dépenser son dernier sou. Jusque-là,
c'est une sorte d'agonie, une crainte continuelle de manquer, une
noire appréhension de souffrances, d'embarras et d'humiliations qui
s'évanouissent dès que la dernière pièce de monnaie a sonné. Alors, pour
les âmes poétiques, il y a un monde nouveau qui commence, une sainte
confiance en la charité d'autrui, beaucoup d'illusions charmantes; mais
aussi une aptitude au travail et une disposition à l'aménité qui font
aisément triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dans
ce retour à l'indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisir
romanesque, et qui se sentait heureuse d'avoir fait le bien en se
dépouillant, trouva tout de suite un expédient pour assurer le repas et
le gîte du soir.

«C'est aujourd'hui dimanche, dit-elle à Joseph; tu vas jouer des airs de
danse en traversant la première ville que nous rencontrerons. Nous ne
ferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser, et
nous ferons les ménétriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau?
J'aurais bientôt appris à m'en servir, et pourvu que j'en tire quelques
sons, ce sera assez pour t'accompagner.

--Si je sais faire un pipeau! s'écria Joseph; vous allez voir!»

On eut bientôt trouvé au bord de la rivière une belle tige de roseau,
qui fut percée industrieusement, et qui résonna à merveille. L'accord
parfait fut obtenu, la répétition suivit, et nos gens s'en allèrent bien
tranquilles jusqu'à un petit hameau à trois milles de distance où ils
firent leur entrée au son de leurs instruments, et en criant devant chaque
porte: «Qui veut danser? Qui veut sauter? Voilà la musique, voilà le bal
qui commence!»

Ils arrivèrent sur une petite place plantée de beaux arbres: ils étaient
escortés d'une quarantaine d'enfants qui les suivaient au pas de marche, en
criant et en battant des mains. Bientôt de joyeux couples vinrent enlever
la première poussière en ouvrant la danse; et avant que le sol fût battu,
toute la population se rassembla, et fit cercle autour d'un bal champêtre
improvisé sans hésitation et sans conditions. Après les premières valses,
Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo, montant sur sa chaise,
fit un discours aux assistants pour leur prouver que des artistes à jeun
avaient les doigts mous et l'haleine courte. Cinq minutes après, ils
avaient à discrétion pain, laitage, bière et gâteaux. Quant au salaire,
on fut bientôt d'accord: on devait faire une collecte où chacun donnerait
ce qu'il voudrait.

Après avoir mangé, ils remontèrent donc sur un tonneau qu'on roula
triomphalement au milieu de la place, et les danses recommencèrent; mais
au bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle qui
mit tout le monde en émoi, et arriva, de bouche en bouche, jusqu'aux
ménétriers; le cordonnier de l'endroit, en achevant à la hâte une paire
de souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter son alène
dans le pouce.

«C'est un événement grave, un grand malheur! Leur dit un vieillard appuyé
contre le tonneau qui leur servait de piédestal. C'est Gottlieb, le
cordonnier, qui est l'organiste de notre village; et c'est justement demain
notre fête patronale. Oh! la grande fête, la belle fête! Il ne s'en fait
pas de pareille à dix lieues à la ronde. Notre messe surtout est une
merveille, et l'on vient de bien loin pour l'entendre. Gottlieb est un vrai
maître de chapelle: il tient l'orgue, il fait chanter les enfants, il
chante lui-même; que ne fait-il pas, surtout ce jour-là? Il se met en
quatre; sans lui, tout est perdu. Et que dira M. le chanoine, M. le
chanoine de Saint-Etienne! qui vient lui-même officier à la grand'messe,
et qui est toujours si content de notre musique? Car il est fou de musique,
ce bon chanoine, et c'est un grand honneur pour nous que de le voir à notre
autel, lui qui ne sort guère de son bénéfice et qui ne se dérange pas pour
peu.

--Eh bien, dit Consuelo, il y a moyen d'arranger tout cela: mon camarade ou
moi, nous nous chargeons de l'orgue, de la maîtrise, de la messe en un mot;
et si M. le chanoine n'est pas content, on ne nous donnera rien pour notre
peine.

--Eh! eh! dit le vieillard, vous en parlez bien à votre aise, jeune homme:
notre messe ne se dit pas avec un violon et une flûte. Oui-da! c'est une
affaire grave, et vous n'êtes pas au courant de nos partitions.

--Nous nous y mettrons dès ce soir, dit Joseph en affectant un air de
supériorité dédaigneuse qui imposa aux auditeurs groupés autour de lui.

--Voyons, dit Consuelo, conduisez-nous à l'église; que quelqu'un souffle
l'orgue, et si vous n'êtes pas content de notre manière d'en jouer, vous
serez libres de refuser notre assistance.

--Mais la partition, le chef-d'oeuvre d'arrangement de Gottlieb!

--Nous irons trouver Gottlieb, et s'il ne se déclare pas content de nous,
nous renonçons à nos prétentions. D'ailleurs, une blessure au doigt
n'empêchera pas Gottlieb de faire marcher ses choeurs et de chanter sa
partie.»

Les anciens du village, qui s'étaient rassemblés autour d'eux, tinrent
conseil, et résolurent de tenter l'épreuve. Le bal fut abandonné: la messe
du chanoine était un bien autre amusement, une bien autre affaire que la
danse!

Haydn et Consuelo, après s'être essayés alternativement sur l'orgue, et
après avoir chanté ensemble et séparément, furent jugés des musiciens fort
passables, à défaut de mieux. Quelques artisans osèrent même avancer que
leur jeu était préférable à celui de Gottlieb, et que les fragments de
Scarlatti, de Pergolèse et de Bach, qu'on venait de leur faire entendre,
étaient pour le moins aussi beaux que la musique de Holzbaüer, dont
Gottlieb ne voulait pas sortir. Le curé, qui était accouru pour écouter,
alla jusqu'à déclarer que le chanoine préférerait beaucoup ces chants à
ceux dont on le régalait ordinairement. Le sacristain, qui ne goûtait
pas cet avis, hocha tristement la tête; et pour ne pas mécontenter ses
paroissiens, le curé consentit à ce que les deux virtuoses envoyés par
la Providence s'entendissent, s'il était possible, avec Gottlieb, pour
accompagner la messe.

On se rendit en foule à la maison du cordonnier: il fallut qu'il montrât
sa main enflée à tout le monde pour qu'on le tînt quitte de remplir ses
fonctions d'organiste. L'impossibilité n'était que trop réelle à son gré.
Gottlieb était doué d'une certaine intelligence musicale, et jouait de
l'orgue passablement; mais gâté par les louanges de ses concitoyens et
l'approbation un peu railleuse du chanoine, il mettait un amour-propre
épouvantable à sa direction et à son exécution. Il prit de l'humeur quand
on lui proposa de le faire remplacer par deux artistes de passage: il
aimait mieux que la fête fût manquée, et la messe patronale privée de
musique, que de partager les honneurs du triomphe. Cependant, il fallut
céder: il feignit longtemps de chercher la partition, et ne consentit à
la retrouver que lorsque le curé le menaça d'abandonner aux deux jeunes
artistes le choix et le soin de toute la musique. Il fallut que Consuelo
et Joseph fissent preuve de savoir, en lisant à livre ouvert les passages
réputés les plus difficiles de celle des vingt-six messes de Holzbaüer
qu'on devait exécuter le lendemain. Cette musique, sans génie et sans
originalité, était du moins bien écrite, et facile à saisir, surtout pour
Consuelo, qui avait surmonté tant d'autres épreuves plus importantes. Les
auditeurs furent émerveillés, et Gottlieb qui devenait de plus en plus
soucieux et morose, déclara qu'il avait la  fièvre, et qu'il allait se
mettre au lit, enchanté que tout le monde fût content.

Aussitôt les voix et les instruments se rassemblèrent dans l'église, et
nos deux petits maîtres de chapelle improvisés dirigèrent la répétition.
Tout alla au mieux. C'était le brasseur, le tisserand, le maître d'école
et le boulanger du village qui tenaient les quatre violons. Les enfants
faisaient les choeurs avec leurs parents, tous bons paysans ou artisans,
pleins de flegme, d'attention et de bonne volonté. Joseph avait entendu
déjà de la musique de Holzbaüer à Vienne, où elle était en faveur à
cette époque. Il n'eut pas de peine à s'y mettre, et Consuelo, faisant
alternativement sa partie dans toutes les reprises du chant, mena les
choeurs si bien qu'ils se surpassèrent eux-mêmes. Il y avait deux solos
que devaient dire le fils et la nièce de Gottlieb, ses élèves favoris, et
les premiers chanteurs de la paroisse; mais ces deux coryphées ne parurent
point, sous prétexte qu'ils étaient sûrs de leur affaire.

Joseph et Consuelo allèrent souper au presbytère, où un appartement leur
avait été préparé. Le bon curé était dans la joie de son âme, et l'on
voyait qu'il tenait extrêmement à la beauté de sa messe, pour plaire à
M. le chanoine.

Le lendemain, tout était en rumeur dans le village dès avant le jour.
Les cloches sonnaient à grande volée; les chemins se couvraient de fidèles
arrivés du fond des campagnes environnantes, pour assister à la solennité.
Le carrosse du chanoine approchait avec une majestueuse lenteur. L'église
était revêtue de ses plus beaux ornements.  Consuelo s'amusait beaucoup
de l'importance que chacun s'attribuait. Il y avait là presque autant
d'amour propre et de rivalités en jeu que dans les coulisses d'un théâtre.
Seulement les choses se passaient plus naïvement, et il y avait plus à rire
qu'à s'indigner.

Une demi-heure avant la messe, le sacristain tout effaré vint leur révéler
un grand complot tramé par le jaloux et perfide Gottlieb. Ayant appris que
la répétition avait été excellente, et que tout le personnel musical de
la paroisse était engoué des nouveaux venus, il se faisait très-malade
et défendait à sa nièce et à son fils, les deux coryphées principaux, de
quitter le chevet de son lit, si bien qu'on n'aurait ni la présence de
Gottlieb, que tout le monde jugeait indispensable pour se mettre en train,
ni les solos, qui étaient le plus bel endroit de la messe. Les concertants
étaient découragés, et c'était avec bien de la peine que lui, sacristain
précieux et affairé, les avait réunis dans l'église pour tenir conseil.

Consuelo et Joseph coururent les trouver, firent répéter les endroits
périlleux, soutinrent les parties défaillantes, et rendirent à tous
confiance et courage. Quant au remplacement des solos, ils s'entendirent
bien vite ensemble pour s'en charger. Consuelo chercha et trouva dans sa
mémoire un chant religieux du Porpora qui s'adaptait au ton et aux paroles
du solo exigé. Elle l'écrivit sur son genou, et le répéta à la hâte avec
Haydn, qui se mit ainsi en mesure de l'accompagner. Elle lui trouva aussi
un fragment de Sébastien Bach qu'il connaissait, et qu'ils arrangèrent
tant bien que mal, à eux deux, pour la circonstance.

La messe sonna, qu'ils répétaient encore et s'entendaient en dépit du
vacarme de la grosse cloche. Quand M. le chanoine, revêtu de ses ornements,
parut à l'autel, les choeurs étaient déjà partis et galopaient le style
fugué du germanique compositeur, avec un aplomb de bon augure. Consuelo
prenait plaisir à voir et à entendre ces bons prolétaires allemands avec
leurs figures sérieuses, leurs voix justes, leur ensemble méthodique et
leur verve toujours soutenue, parce qu'elle est toujours contenue dans de
certaines limites.

«Voilà, dit-elle à Joseph dans un intervalle, les exécutants qui
conviennent à cette musique-là: s'ils avaient le feu qui a manqué au
maître, tout irait de travers; mais ils ne l'ont pas, et les pensées
forgées à la mécanique sont rendues par des pièces de mécanique. Pourquoi
l'illustre maestro Hoditz-Roswald n'est-il pas ici pour faire fonctionner
ces machines? Il se donnerait beaucoup de mal, ne servirait à rien, et
serait le plus content du monde.

Le solo de voix d'homme inquiétait bien des gens, Joseph s'en tira à
merveille: mais quand vint celui de Consuelo, cette manière italienne
les étonna d'abord, les scandalisa un peu, et finit par les enthousiasmer.
La cantatrice se donna la peine de chanter de son mieux, et l'expression
de son chant large et sublime transporta Joseph jusqu'aux cieux.

«Je ne peux croire, lui dit-il, que vous ayez jamais pu mieux chanter que
vous venez de le faire pour cette  pauvre messe de village.

--Jamais, du moins, je n'ai chanté avec plus d'entrain et de plaisir, lui
répondit-elle. Ce public m'est plus  sympathique que celui d'un théâtre.
Maintenant laisse-moi regarder de la tribune si M. le chanoine est content.
Oui, il a tout à fait l'air béat, ce respectable chanoine; et à la manière
dont tout le monde cherche sur sa physionomie la récompense de ses efforts,
je vois bien que le bon Dieu est le seul ici dont personne ne songe à
s'occuper.

--Excepté vous, Consuelo! la foi et l'amour divin peuvent seuls inspirer
des accents comme les vôtres.»

Quand les deux virtuoses sortirent de l'église après la messe, il s'en
fallut de peu que la population ne les portât en triomphe jusqu'au
presbytère, où un bon déjeuner les attendait. Le curé les présenta à
M. le chanoine, qui les combla d'éloges et voulut entendre encore
_après-boire_ le solo du Porpora. Mais Consuelo, qui s'étonnait avec
raison que personne n'eût reconnu sa voix de femme, et qui craignait
l'oeil du chanoine, s'en défendit, sous prétexte que les répétitions et
sa coopération active à toutes les parties du choeur l'avaient beaucoup
fatiguée.

L'excuse ne fut pas admise, et il fallut comparaître au déjeuner du
chanoine.

M. le chanoine était un homme de cinquante ans, d'une belle et bonne
figure, fort bien fait de sa personne, quoique un peu chargé d'embonpoint.
Ses manières étaient distinguées, nobles même; il disait à tout le monde
en confidence qu'il avait du sang royal dans les veines, étant un des
quatre cents bâtards d'Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne.

Il se montra gracieux et affable autant qu'homme du monde et personnage
ecclésiastique doit l'être. Joseph remarqua à ses côtés un séculier, qu'il
paraissait traiter à la fois avec distinction et familiarité. Il sembla à
Joseph avoir vu ce dernier à Vienne; mais il ne put mettre, comme on dit,
son nom sur sa figure.

«Hé bien! mes chers enfants, dit le chanoine, vous me refusez une seconde
audition du thème de Porpora? Voici pourtant un de mes amis, encore plus
musicien, et cent fois meilleur juge que moi, qui a été bien frappé de
votre manière de dire ce morceau. Puisque vous êtes fatigué, ajouta-t-il
en s'adressant à Joseph, je ne vous tourmenterai pas davantage; mais il
faut que vous ayez l'obligeance de nous dire comment on vous appelle et où
vous avez appris la musique.»

Joseph vit qu'on lui attribuait l'exécution du solo que Consuelo avait
chanté, et un regard expressif de celle-ci lui fit comprendre qu'il devait
confirmer le chanoine dans cette méprise.

«Je m'appelle Joseph, répondit-il brièvement, et j'ai étudié à la maîtrise
de Saint-Etienne.
                
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