L'HÔTE.
C'est ce qu'il faut savoir. C'est à la justice d'en connaître.
Messieurs, faites votre devoir, ou je porte plainte.
LE CHEF DES SBIRES, _d'un air digne_.
La police sait ce qu'elle a à faire. Seigneur Astolphe, marchez avec
nous.
L'HÔTE.
Je n'ai rien à dire contre ces nobles seigneurs.
_(Montrant Gabriel et Marc.)_
GABRIEL, _aux sbires_.
Messieurs, je vous suis. Si votre devoir est d'arrêter le seigneur
Astolphe, mon devoir est de me remettre également entre les mains de
la justice. Je suis complice de sa faute, si c'est une faute que de
défendre sa vie contre des brigands. Un des cadavres qui gisaient ici
tout à l'heure a péri de ma main.
ASTOLPHE.
Brave cousin!
L'HÔTE.
Vous, son cousin? fi donc! Voyez l'insolence! un misérable qui ne paie
pas ses dettes!
GABRIEL.
Taisez-vous, monsieur, les dettes de mon cousin seront payées. Mon
intendant passera chez vous demain matin.
L'HÔTE, _s'inclinant_.
Il suffit, monseigneur.
ASTOLPHE.
Vous avez tort, cousin, cette dette-ci devrait être payée en coups
de bâton. J'en ai bien d'autres auxquelles vous eussiez dû donner la
préférence.
GABRIEL.
Toutes seront payées.
ASTOLPHE.
Je crois rêver... Est-ce que j'aurais fait mes prières ce matin? ou ma
bonne femme de mère aurait-elle payé une messe à mon intention?
LE CHEF DES SBIRES.
En ce cas les affaires peuvent s'arranger...
GABRIEL.
Non, monsieur, la justice ne doit pas transiger; conduisez-nous en
prison... Gardez l'argent, et traitez-nous bien.
LE CHEF DES SBIRES.
Passez, monseigneur.
MARC, _à Gabriel_.
Y songez-vous? en prison, vous, monseigneur?
GABRIEL.
Oui, je veux connaître un peu de tout.
MARC.
Bonté divine! que dira monseigneur votre grand-père?
GABRIEL.
Il dira que je me conduis comme un homme.
SCÈNE II.
En prison.
GABRIEL, ASTOLPHE, LE CHEF DES SBIRES, MARC.
_(Adolphe dort étendu sur un grabat. Marc est assoupi sur un banc au
fond. Gabriel se promène à pas lents, et chaque fois qu'il passe devant
Astolphe, il ralentit encore sa marche et le regarde.)_
GABRIEL.
Il dort comme s'il n'avait jamais connu d'autre domicile! Il n'éprouve
pas, comme moi, une horrible répugnance pour ces murs souillés de
blasphèmes, pour cette couche où des assassins et des parricides ont
reposé leur tête maudite. Sans doute, ce n'est pas la première nuit
qu'il passe en prison! Étrangement calme! et pourtant il a ôté la vie
à son semblable, il y a une heure! son semblable! un bandit? Oui, son
semblable. L'éducation et la fortune eussent peut-être fait de ce bandit
un brave officier, un grand capitaine. Qui peut savoir cela, et qui s'en
inquiète? celui-là seul à qui l'éducation et le caprice de l'orgueil ont
créé une destinée si contraire au voeu de la nature: moi! Moi aussi, je
viens de tuer un homme... un homme qu'un caprice analogue eût pu, au
sortir du berceau, ensevelir sous une robe et jeter à jamais dans la vie
timide et calme du cloître! _(Regardant Astolphe.)_ Il est étrange que
l'instant qui nous a rapprochés pour la première fois ait fait de chacun
de nous un meurtrier! Sombre présage! mais dont je suis le seul à me
préoccuper, comme si, en effet, mon âme était d'une nature différente...
Non, je n'accepterai pas cette idée d'infériorité! les hommes seuls
l'ont créée, Dieu la réprouve. Ayons le même stoïcisme que ceux-là, qui
dorment après une scène de meurtre et de carnage.
_(Il se jette sur un autre lit.)_
ASTOLPHE, _rêvant._
Ah! perfide Faustina! tu vas souper avec Alberto, parce qu'il m'a gagné
mon argent!... Je te... méprise... _(Il s'éveille et s'assied sur son
lit.)_ Voilà un sot rêve! et un réveil plus sot encore! la prison! Eh!
compagnons?... Point de réponse; il parait que tout le monde dort. Bonne
nuit!
_(Il se recouche et se rendort.)_
GABRIEL, _se soulevant, le regarde_.
Faustina! Sans doute c'est le nom de sa maîtresse. Il rêve à sa
maîtresse; et moi, je ne puis songer qu'à cet homme dont les traits se
sont hideusement contractés quand ma balle l'a frappé... Je ne l'ai
pas vu mourir... il me semble qu'il râlait encore sourdement quand les
sbires l'ont emporté... J'ai détourné les yeux... je n'aurais pas eu le
courage de regarder une seconde fois cette bouche sanglante, cette tête
fracassée!... Je n'aurais pas cru la mort si horrible. L'existence de
ce bandit est-elle donc moins précieuse que la mienne? La mienne!
n'est-elle pas à jamais misérable? n'est-elle pas criminelle aussi? Mon
Dieu! pardonnez-moi. J'ai accordé la vie à l'autre... je n'aurais pas eu
le courage de la lui ôter... Et lui!... qui dort là si profondément, il
n'eût pas fait grâce; il n'en voulait laisser échapper aucun! Était-ce
courage? était-ce férocité?
ASTOLPHE, _rêvant_.
A moi! à l'aide! on m'assassine... _(Il s'agite sur son_ _lit.)_
Infâmes! six contre un!... Je perds tout mon sang!... Dieu, Dieu!
_(Il s'éveille en poussant des cris. Marc s'éveille en sursaut et court
au hasard; Astolphe se lève égaré et le prend à la gorge. Tous deux
crient et luttent ensemble. Gabriel se jette au milieu d'eux.)_
GABRIEL.
Arrêtez, Astolphe! revenez à vous: c'est un rêve!... Vous maltraitez mon
vieux serviteur.
_(Il le secoue et l'éveille.)_
ASTOLPHE _va tomber sur son lit et s'essuie le front_.
C'est un affreux cauchemar en effet! Oui, je vous reconnais bien
maintenant! Je suis couvert d'une sueur glacée. J'ai bu ce soir du vin
détestable. Ne faites pas attention à moi.
_(Il s'étend pour dormir. Gabriel jette son manteau sur Astolphe et va
se rasseoir sur son lit.)_
GABRIEL.
Ah! ils rêvent donc aussi, les autres!... Ils connaissent donc le
trouble, l'égarement, la crainte... du moins en songe! Ce lourd sommeil
n'est que le fait d'une organisation plus grossière... ou plus robuste;
ce n'est pas le résultat d'une âme plus ferme, d'une imagination plus
calme. Je ne sais pourquoi cet orage qui a passé sur lui m'a rendu une
sorte de sérénité; il me semble qu'à présent je pourrai dormir... Mon
Dieu, je n'ai pas d'autre ami que vous!... Depuis le jour fatal où
ce secret funeste m'a été dévoilé, je ne me suis jamais endormi sans
remettre mon âme entre vos mains, et sans vous demander la justice et
la vérité!... Vous me devez plus de secours et de protection qu'à tout
autre, car je suis une étrange victime!...
_ (Il s'endort.)_
ASTOLPHE, _se relevant_.
Impossible de dormir en paix; d'épouvantables images assiègent mon
cerveau. Il vaudra mieux me tenir éveillé ou boire une bouteille de ce
vin que le charitable sbire, ému jusqu'aux larmes par la jeunesse et par
les écus de mon petit cousin, a glissée par là... _(Il cherche sous les
bancs, et se trouve près du lit de Gabriel.)_ Cet enfant dort du sommeil
des anges! Ma foi! c'est bien, à son âge, de dormir après une petite
aventure comme celle de ce soir. Il a pardieu! tué son homme plus
lestement que moi! et avec un petit air tranquille... C'est le sang du
vieux Jules qui coule dans ces fines veines bleues, sous cette peau si
blanche!... Un beau garçon, vraiment! élevé comme une demoiselle, au
fond d'un vieux château, par un vieux pédant hérissé de grec et
de latin; du moins c'est ce qu'on m'a dit... Il parait que cette
éducation-là en vaut bien une autre. Ah ça! vais-je m'attendrir comme le
cabaretier et comme le sbire parce qu'il a promis de payer mes dettes?
Oh, non pas! je garderai mon franc-parler avec lui. Pourtant je sens
que je l'aime, ce garçon-là; j'aime la bravoure dans une organisation
délicate. Beau mérite, à moi, d'être intrépide avec des muscles de
paysan! Il est capable de ne boire que de l'eau, lui! Si je le croyais,
j'en boirais aussi, ne fut-ce que pour avoir ce sommeil angélique! mais,
comme il n'y en a* pas ici... _(Il prend la bouteille et la quitte.)_
Eh bien! qu'ai-je donc à le regarder ainsi comme malgré moi? avec ses
quinze ou seize ans, et son menton lisse comme celui d'une femme, il me
fait illusion... Je voudrais avoir une maîtresse qui lui ressemblât.
Mais une femme n'aura jamais ce genre de beauté, cette candeur mêlée à
la force, ou du moins au sentiment de la force... Cette joue rosée est
celle d'une femme, mais ce front large et pur est celui d'un homme. _(Il
remplit son verre et s'assied, en se retournant à chaque instant pour
regarder Gabriel. Il boit.)_ La Faustina est une jolie fille... mais il
y a toujours dans cette créature, malgré ses minauderies, une impudence
indélébile... Son rire surtout me crispe les nerfs. Un rire de
courtisane! J'ai rêvé qu'elle soupait avec Alberto; elle en est, mille
tonnerres! bien capable. _(Regardant Gabriel.)_ Si je l'avais vue une
seule fois dormir ainsi, j'en serais véritablement amoureux. Mais elle
est laide quand elle dort! on dirait qu'il y a dans son âme quelque
chose de vil ou de farouche qui disparaît à son gré quand elle parle ou
quand elle chante, mais qui se montre quand sa volonté est enchaînée par
le sommeil... Pouah! ce vin est couleur de sang... il me rappelle mon
cauchemar... Décidément je me dégoûte du vin, je me dégoûte des femmes,
je me dégoûte du jeu... Il est vrai que je n'ai plus soif, que ma poche
est vide, et que je suis en prison. Mais je m'ennuie profondément de la
vie que je mène; et puis, ma mère l'a dit, Dieu fera un miracle et je
deviendrai un saint. Oh! qu'est-ce que je vois? c'est très-édifiant! mon
petit cousin porte un reliquaire; si je pouvais écarter tout doucement
le col de sa chemise, couper le ruban et voler l'amulette pour le lui
faire chercher à son réveil...
_(Il s'approche doucement du lit de Gabriel et avance la main. Gabriel
s'éveille brusquement et tire son poignard de son sein.)_
GABRIEL.
Que me voulez-vous? ne me touchez pas, monsieur, ou vous êtes mort!
ASTOLPHE.
Malepeste! que vous avez le réveil farouche, mon beau cousin! Vous avez
failli me percer la main.
GABRIEL, _sèchement et sautant à bas de son lit_.
Mais aussi, que me vouliez-vous? Quelle fantaisie vous prend de
m'éveiller en sursaut? C'est une fort sotte plaisanterie.
ASTOLPHE.
Oh! oh! cousin! ne nous fâchons pas. Il est possible que je sois un sot
plaisant, mais je n'aime pas beaucoup à me l'entendre dire. Croyez-moi,
ne nous brouillons pas avant de nous connaître. Si vous voulez que je
vous le dise, la relique que vous avez au cou me divertissait... J'ai eu
tort peut-être; mais ne me demandez pas d'excuses, je ne vous en ferai
pas.
GABRIEL.
Si ce colifichet vous fait envie, je suis prêt à vous le donner. Mon
père en mourant me le mit au cou, et longtemps il m'a été précieux;
mais, depuis quelque temps, je n'y tiens plus guère. Le voulez-vous?
ASTOLPHE.
Non! Que voulez-vous que j'en fasse? Mais savez-vous que ce n'est pas
bien, ce que vous dites là? La mémoire d'un père devrait vous être
sacrée.
GABRIEL.
C'est possible! mais une idée!... Chacun a les siennes!
ASTOLPHE.
Eh bien! moi, qui ne suis qu'un mauvais sujet, je ne voudrais pas parler
ainsi. J'étais bien jeune aussi quand je perdis mon père; mais tout ce
qui me vient de lui m'est précieux.
GABRIEL.
Je le crois bien!
ASTOLPHE.
Je vois que vous ne songez ni à ce que vous me dites ni à ce que je vous
réponds. Vous êtes préoccupé? à votre aise! fatigué peut-être! Buvez un
gobelet de vin. Il n'est pas trop mauvais pour du vin de prison.
GABRIEL.
Je ne bois jamais de vin.
ASTOLPHE.
J'en étais sûr! à ce régime-là votre barbe ne poussera jamais, mon cher
enfant.
GABRIEL.
C'est fort possible; la barbe ne fait pas l'homme.
ASTOLPHE.
Elle y contribue du moins beaucoup; cependant vous êtes en droit de
parler comme vous faites. Vous avez le menton comme le creux de ma main,
et vous êtes, je crois, plus brave que moi.
GABRIEL.
Vous croyez?
ASTOLPHE.
Drôle de garçon! c'est égal, un peu de barbe vous ira bien. Vous verrez
que les femmes vous regarderont d'un autre oeil.
GABRIEL, _haussant les épaules_.
Les femmes?
ASTOLPHE.
Oui. Est-ce que vous n'aimez pas non plus les femmes?
GABRIEL.
Je ne peux pas les souffrir.
ASTOLPHE, _riant_.
Ah! ah! qu'il est original! Alors qu'est-ce que vous aimez? le grec, la
rhétorique, la géométrie, quoi?
GABRIEL.
Rien de tout cela. J'aime mon cheval, le grand air, la musique, la
poésie, la solitude, la liberté avant tout.
ASTOLPHE.
Mais c'est très-joli, tout cela! Cependant je vous aurais cru tant soit
peu philosophe.
GABRIEL.
Je le suis un peu.
ASTOLPHE.
Mais j'espère que vous n'êtes pas égoïste?
GABRIEL.
Je n'en sais rien.
ASTOLPHE.
Quoi! n'aimez-vous personne? N'avez-vous pas un seul ami?
GABRIEL.
Pas encore; mais je désire vous avoir pour ami.
ASTOLPHE.
Moi! c'est très-obligeant de votre part; mais savez-vous si j'en suis
digne?
GABRIEL.
Je désire que vous le soyez. Il me semble que vous ne pourrez pas être
autrement d'après ce que je me propose d'être pour vous.
ASTOLPHE.
Oh! doucement, doucement, mon cousin. Vous avez parlé de payer mes
dettes; j'ai répondu: Faites, si cela vous amuse; mais maintenant, je
vous dis: Pas d'airs de protection, s'il vous plaît, et surtout pas de
sermons. Je ne tiens pas énormément à payer mes dettes; et si vous les
payez, je ne promets nullement de n'en pas faire d'autres. Cela regarde
mes créanciers. Je sais bien que, pour l'honneur de la famille, il
vaudrait mieux que je fusse un garçon rangé, que je ne hantasse point
les tavernes et les mauvais lieux, ou du moins que je me livrasse à mes
vices en secret...
GABRIEL.
Ainsi vous croyez que c'est pour l'honneur de la famille que je m'offre
à vous rendre service?
ASTOLPHE.
Cela peut être; on fait beaucoup de choses dans notre famille par
amour-propre.
GABRIEL.
Et encore plus par rancune.
ASTOLPHE.
Comment cela?
GABRIEL.
Oui; on se hait dans notre famille, et c'est fort triste.
ASTOLPHE.
Moi, je ne hais personne, je vous le déclare. Le ciel vous a fait riche
et raisonnable; il m'a fait pauvre et prodigue: il s'est montré trop
partial peut-être. Il eût mieux fait de donner au sang des Octave un peu
de l'économie et de la prudence des Jules, au sang des Jules un peu de
l'insouciance et de la gaieté des Octave. Mais enfin, si vous êtes,
comme vous le paraissez, mélancolique et orgueilleux, j'aime encore
mieux mon enjouement et ma bonhomie que votre ennui et vos richesses.
Vous voyez que je n'ai pas sujet de vous haïr, car je n'ai pas sujet de
vous envier.
GABRIEL.
Écoutez, Astolphe; vous vous trompez sur mon compte. Je suis
mélancolique par nature, il est vrai; mais je ne suis point orgueilleux.
Si j'avais eu des dispositions à l'être, l'exemple de mes parents m'en
aurait guéri. Je vous ai semblé un peu philosophe; je le suis assez pour
haïr et renier cette chimère qui met l'isolement, la haine et le malheur
à la place de l'union, des sympathies et du bonheur domestique.
ASTOLPHE.
C'est bien parler. A ce compte, j'accepte votre amitié. Mais ne vous
ferez-vous pas un mauvais parti avec le vieux prince mon grand-oncle, si
vous me fréquentez?
GABRIEL.
Très-certainement cela arrivera.
ASTOLPHE.
En ce cas, restons-en là, croyez-moi. Je vous remercie de vos bonnes
intentions: comptez que vous aurez en moi un parent plein d'estime,
toujours disposé à vous rendre service, et désireux d'en trouver
l'occasion; mais ne troublez pas votre vie par une amitié romanesque où
tout le profit et la joie seraient de mon côté, où toutes les luttes et
tous les chagrins retomberaient sur vous. Je ne ne le veux pas.
GABRIEL.
Et moi, je le veux, Astolphe; écoutez-moi. Il y a huit jours j'étais
encore un enfant: élevé au fond d'un vieux manoir avec un gouverneur,
une bibliothèque, des faucons et des chiens, je ne savais rien de
l'histoire de notre famille et des haines qui ont divisé nos pères;
j'ignorais jusqu'à votre nom, jusqu'à votre existence. Ou m'avait élevé
ainsi pour m'empêcher, je suppose, d'avoir une idée ou un sentiment
à moi; et l'on crut m'inoculer tout à coup la haine et l'orgueil
héréditaires, en m'apprenant, dans une grave conférence, que j'étais,
moi enfant, le chef, l'espoir, le soutien d'une illustre famille, dont
vous étiez, vous, l'ennemi, le fardeau, la honte.
ASTOLPHE.
Il a dit cela, le vieux Jules? O lâche insolence de la richesse!
GABRIEL.
Laissez en paix ce vieillard; il est assez puni par la tristesse, la
crainte et l'ennui qui rongent ses derniers jours. Quand on m'eut appris
toutes ces choses, quand on m'eut bien dit que, par droit de naissance,
je devais éternellement avoir mon pied sur votre tête, me réjouir de
votre abaissement et me glorifier de votre abjection, je fis seller mon
cheval, j'ordonnai à mon vieux serviteur de me suivre, et, prenant avec
moi les sommes que mon grand-père avait destinées à mes voyages dans les
diverses cours où il voulait m'envoyer apprendre le métier d'ambitieux,
je suis venu vous trouver afin de dépenser cet argent avec vous en
voyages d'instruction ou en plaisirs de jeune homme, comme vous
l'entendrez. Je me suis dit que ma franchise vous convaincrait et
lèverait tout vain scrupule de votre part; que vous comprendriez le
besoin que j'éprouve d'aimer et d'être aimé; que vous partageriez avec
moi en frère; qu'enfin vous ne me forceriez pas à me jeter dans la
vie des orgueilleux, en vous montrant orgueilleux vous-même, et en
repoussant un coeur sincère qui vous cherche et vous implore.
ASTOLPHE, _l'embrassant avec effusion_.
Ma foi! tu es un noble enfant; il y a plus de fermeté, de sagesse et de
droiture dans ta jeune tête qu'il n'y en a jamais eu dans toute notre
famille. Eh bien, je le veux: nous serons frères, et nous nous moquerons
des vieilles querelles de nos pères. Nous courrons le monde ensemble;
nous nous ferons de mutuelles concessions, afin d'être toujours
d'accord: je me ferai un peu moins fou, tu te feras un peu moins sage.
Ton grand-père ne peut pas te déshériter: tu le laisseras gronder, et
nous nous chérirons à sa barbe. Toute la vengeance que je veux tirer de
sa haine, c'est de t'aimer de toute mon âme.
GABRIEL, _lui serrant la main_.
Merci, Astolphe; vous m'ôtez un grand poids de la poitrine.
ASTOLPHE.
C'est donc pour me rencontrer que tu avais été ce soir à la taverne?
GABRIEL.
On m'avait dit que vous étiez là tous les soirs.
ASTOLPHE.
Cher Gabriel! et tu as failli être assassiné dans ce tripot! et je
l'eusse été, moi, peut-être, sans ton secours! Ah! je ne t'exposerai
plus jamais à ces ignobles périls; je sens que pour toi j'aurai la
prudence que je n'avais pas pour moi-même. Ma vie me semblera plus
précieuse unie à la tienne.
GABRIEL, _s'approchant de la grille de la fenêtre_.
Tiens! le jour est levé: regarde, Astolphe, comme le soleil rougit les
flots en sortant de leur sein. Puisse notre amitié être aussi pure,
aussi belle que le jour dont cette aurore est le brillant présage!
_(Le geôlier et le chef des sbires entrent.)_
LE CHEF DES SBIRES.
Messeigneurs, en apprenant vos noms, le chef de la police a ordonné que
vous fussiez mis en liberté sur-le-champ.
ASTOLPHE.
Tant mieux, la liberté est toujours agréable: elle est comme le bon vin,
on n'attend pas pour en boire que la soif soit venue.
GABRIEL.
Allons! vieux Marc, éveille-toi. Notre captivité est déjà terminée.
MARC, _bas à Gabriel_.
Eh quoi! mon cher maître, vous allez sortir bras dessus bras dessous
avec le seigneur Astolphe?... Que dira Son Altesse si on vient à lui
redire....
GABRIEL.
Son Altesse aura bien d'autres sujets de s'étonner. Je le lui ai promis:
je me comporterai en homme!
DEUXIÈME PARTIE.
Dans la maison d'Astolphe.
SCÈNE PREMIÈRE.
ASTOLPHE, LA FAUSTINA.
_(Astolphe, en costume de fantaisie très-riche, achève sa toilette
devant un grand miroir. La Faustina, très-parée, entre sur la pointe du
pied et le regarde. Astolphe essaie plusieurs coiffures tour à tour avec
beaucoup d'attention.)_
LA FAUSTINA, _à part_.
Jamais femme mit-elle autant de soin à sa toilette et de plaisir à se
contempler? Le fat!
ASTOLPHE, _qui voit Faustina dans la glace. A part._
Bon! je te vois fort bien, fléau de ma bourse, ennemi de mon salut? Ah!
tu reviens me trouver! Je vais te faire un peu damner à mon tour.
_(Il jette sa toque avec une affectation d'impatience et arrange sa
chevelure minutieusement.)_
FAUSTINA, _s'assied et le regarde. Toujours à part._
Courage! admire-toi, beau damoiseau! Et qu'on dise que les femmes sont
coquettes! Il ne daignera pas se retourner!
ASTOLPHE, _à part._
Je gage qu'on s'impatiente. Oh! je n'aurai pas fini de si tôt.
_(Il recommence à essayer ses toques.)_
FAUSTINA, _à part_.
Encore!... Le fait est qu'il est beau, bien plus beau qu'Antonio; et on
dira ce qu'on voudra, rien ne fait tant d'honneur que d'être au bras
d'un beau cavalier. Cela vous pare mieux que tous les joyaux du monde.
Quel dommage que tous ces Alcibiades soient si vite ruinés! En voilà
un qui n'a plus le moyen de donner une agrafe de ceinture ou un noeud
d'épaule à une femme!
ASTOLPHE, _feignant de se parler à lui-même_. Peut-on poser ainsi une
plume sur une barrette! Ces gens-là s'imaginent toujours coiffer des
étudiants de Pavie!
_(Il arrache la plume et la jette par terre. Faustina la ramasse.)_
FAUSTINA, _à part_.
Une plume magnifique! et le costumier la lui fera payer. Mais où
prend-il assez d'argent pour louer de si riches habits?
_(Regardant autour d'elle.)_
Eh mais! je n'y avais pas fait attention! Comme cet appartement est
changé! Quel luxe! C'est un palais aujourd'hui. Des glaces! des
tableaux!
_(Regardant le sofa où elle est assise.)_
Un meuble de velours tout neuf, avec des crépines d'or fin! Aurait-il
fait un héritage? Ah! mon Dieu, et moi qui depuis huit jours.... Faut-il
que je sois aveugle! Un si beau garçon!...
_(Elle tire de sa poche un petit miroir et arrange sa coiffure.)_
ASTOLPHE, _à part_.
Oh! c'est bien inutile! Je suis dans le chemin de la vertu.
FAUSTINA, _se levant et allant à lui_.
A votre aise, infidèle! Quand donc le beau Narcisse daignera-t-il
détourner la tête de son miroir?
ASTOLPHE, _sans se retourner_.
Ah! c'est toi, petite?
FAUSTINA.
Quittez ce ton protecteur, et regardez-moi.
ASTOLPHE, _sans se retourner_.
Que me veux-tu? Je suis pressé.
FAUSTINA, _le tirant par le bras_.
Mais, vraiment, vous ne reconnaissez pas ma voix, Astolphe? Votre miroir
vous absorbe!
ASTOLPHE, _se retourne lentement et la regarde d'un air indifférent_.
Eh bien! qu'y a-t-il? Je vous regarde. Vous n'êtes pas mal mise. Où
passez-vous la nuit?
FAUSTINA, _à part_.
Du dépit? La jalousie le rendra moins fier. Payons d'assurance.
_(Haut.)_ Je soupe chez Ludovic.
ASTOLPHE.
J'en suis bien aise; c'est là aussi que je vais tout à l'heure.
FAUSTINA.
Je ne m'étonne plus de ce riche déguisement. Ce sera une fête
magnifique. Les plus belles filles de la ville y sont conviées; chaque
cavalier amène sa maîtresse. Et tu vois que mon costume n'est pas de
mauvais goût.
ASTOLPHE.
Un peu mesquin! C'est du goût d'Antonio? Ah! je ne reconnais pas là sa
libéralité accoutumée. Il parait, ma pauvre Faustina, qu'il commence à
se dégoûter de toi?
FAUSTINA.
C'est moi plutôt qui commence à me dégoûter de lui.
ASTOLPHE, _essayant des gants_.
Pauvre garçon!
FAUSTINA.
Vous le plaignez?
ASTOLPHE.
Beaucoup, il est en veine de malheur. Son oncle est mort la semaine
passée, et ce matin à la chasse le sanglier a éventré le meilleur de ses
chiens.
FAUSTINA.
C'est juste comme moi: ma camériste a cassé ce matin mon magot de
porcelaine du Japon, mon perroquet s'est empoisonné avant-hier, et je ne
t'ai pas vu de la semaine.
ASTOLPHE, _feignant d'avoir mal entendu_.
Qu'est-ce que tu dis de Célimène? J'ai dîné chez elle hier. Et toi, où
dînes-tu demain?
FAUSTINA.
Avec toi.
ASTOLPHE.
Tu crois?
FAUSTINA.
C'est une fantaisie que j'ai.
ASTOLPHE.
Moi, j'en ai une autre.
FAUSTINA.
Laquelle?
ASTOLPHE.
C'est de m'en aller à la campagne avec une créature charmante dont j'ai
fait la conquête ces jours-ci.
FAUSTINA.
Ah! ah! Eufémia, sans doute?
ASTOLPHE.
Fi donc!
FAUSTINA.
Célimène?
ASTOLPHE.
Ah bah!
FAUSTINA.
Francesca?
ASTOLPHE.
Grand merci!
FAUSTINA.
Mais qui donc? Je ne la connais pas.
ASTOLPHE.
Personne ne la connaît encore ici. C'est une ingénue qui arrive de son
village. Belle comme les amours, timide comme une biche, sage et fidèle
comme...
FAUSTINA.
Comme toi?
ASTOLPHE.
Oui, comme moi; et c'est beaucoup dire, car je suis à elle pour la vie.
FAUSTINA.
Je t'en félicite... Et nous la verrons ce soir, j'espère?
ASTOLPHE.
Je ne crois pas... Peut-être cependant. (_A part_) Oh! la bonne idée!
(_Haut._) Oui, j'ai envie de la mener chez Ludovic. Ce brave artiste me
saura gré de lui montrer ce chef-d'oeuvre de la nature, et il voudra
faire tout de suite sa statue... Mais je n'y consentirai pas; je suis
jaloux de mon trésor.
FAUSTINA.
Prends garde que celui-là ne s'en aille comme ton argent s'en est allé.
En ce cas, adieu; je venais te proposer d'être mon cavalier pour ce
soir. C'est un mauvais tour que je voulais jouer à Antonio. Mais puisque
tu as une dame, je vais trouver Menrique, qui fait des folies pour moi.
ASTOLPHE, _un peu ému_.
Menrique? (_Se remettant aussitôt._) Tu ne saurais mieux faire. A
revoir, donc!
FAUSTINA, _à part, en sortant_.
Bah! il est plus ruiné que jamais. Il aura engagé le dernier morceau de
son patrimoine pour sa nouvelle passion. Dans huit jours, le seigneur
sera en prison et la fille dans la rue.
(_Elle sort._)
SCÈNE II.
ASTOLPHE, _seul_.
Avec Menrique! à qui j'ai eu la sottise d'avouer que j'avais pris
cette fille presque au sérieux... Je n'aurais qu'un mot à dire pour la
retenir... (_Il va vers la porte, et revient._) Oh! non, pas de lâcheté.
Gabriel me mépriserait, et il aurait raison. Bon Gabriel! le charmant
caractère! l'aimable compagnon! comme il cède à tous mes caprices, lui
qui n'en a aucun, lui si sage, si pur! Il me voit sans humeur et sans
pédanterie continuer cette folle vie. Il ne me fait jamais de reproche,
et je n'ai qu'à manifester une fantaisie pour qu'aussitôt il aille
au-devant de mes désirs en me procurant argent, équipage, maîtresse,
luxe de toute espèce. Je voudrais du moins qu'il prit sa part de mes
plaisirs; mais je crains bien que tout cela ne l'amuse pas, et que
l'enjouement qu'il me montre parfois ne soit l'héroïsme de l'amitié.
Oh! si j'en étais sûr, je me corrigerais sur l'heure; j'achèterais
des livres, je me plongerais dans les auteurs classiques; j'irais à
confesse; je ne sais pas ce que ne ferais pas pour lui!... Mais il
est bien longtemps à sa toilette. (_Il va frapper à la porte de
l'appartement de Gabriel._) En bien! ami, es-tu prêt? Pas encore.
Laisse-moi entrer, je suis seul. Non? Allons! comme tu voudras. (_Il
revient._) Il s'enferme vraiment comme une demoiselle. Il veut que je le
voie dans tout l'éclat de son costume. Je suis sûr qu'il sera charmant
en fille; la Faustina ne l'a pas vu, elle y sera prise, et toutes en
crèveront de jalousie. Il a eu pourtant bien de la peine à se décider
à cette folie. Cher Gabriel! c'est moi qui suis un enfant, et lui un
homme, un sage, plein d'indulgence et de dévouement! (_Il se frotte les
mains._) Ah! je vais me divertir aux dépens de la Faustina! Mais quelle
impudente créature! Antonio la semaine dernière, Menrique aujourd'hui!
Comme les pas de la femme sont rapides dans la carrière du vice! Nous
autres, nous savons, nous pouvons toujours nous arrêter; mais elles,
rien ne les retient sur cette pente fatale, et quand nous croyons la
leur faire remonter, nous ne faisons que hâter leur chute au fond de
l'abîme. Mes compagnons ont raison; moi qui passe pour le plus mauvais
sujet de la ville, je suis le moins roué de tous. J'ai des instincts de
sentimentalité, je rêve des amours romanesques, et, quand je presse
dans mes bras une vile créature, je voudrais m'imaginer que je l'aime.
Antonio a dû bien se moquer de moi avec cette misérable folle! J'aurais
dû la retenir ce soir, et m'en aller avec Gabriel déguisé et avec elle,
en chantant le couplet: _Deux femmes valent mieux qu'une_. J'aurais
donné du dépit à Antonio par Faustina, à Faustina par Gabriel... Allons!
il est peut-être temps encore... Elle a menti, elle n'aurait pas
osé aller trouver ainsi Menrique... Elle n'est pas si effrontée! En
attendant que Gabriel ait fini de se déguiser, je puis courir chez elle;
c'est tout près d'ici. (_Il s'enveloppe de son manteau._) Une femme
peut-elle descendre assez bas pour n'être plus pour nous qu'un objet
dont notre vanité fait parade comme d'un meuble ou d'un habit!
(_Il sort._)
SCÈNE III.
GABRIEL, _en habit de femme très-élégant, sort lentement de sa chambre;
PÉRINNE le suit d'un air curieux et avide_.
GABRIEL.
C'est assez, dame Périnne, je n'ai plus besoin de vous. Voici pour la
peine que vous avez prise.
(_Il lui donne de l'argent._)
PÉRINNE.
Monseigneur, c'est trop de bonté. Votre Seigneurie plaira à toutes les
femmes, jeunes et vieilles, riches et pauvres; car, outre que le ciel a
tout fait pour elle, elle est d'une magnificence...
GABRIEL.
C'est bien, c'est bien, dame Périnne. Bonsoir!
PÉRINNE, _mettant l'argent dans sa poche_.
C'est vraiment trop! Votre Altesse ne m'a pas permis de l'aider... je
n'ai fait qu'attacher la ceinture et les bracelets. Si j'osais donner
un dernier conseil à Votre Excellence, je lui dirais que son collier de
dentelle monte trop haut; elle a le cou blanc et rond comme celui d'une
femme, les épaules feraient bon effet sous ce voile transparent.
(_Elle veut arranger le fichu, Gabriel la repousse._)
GABRIEL.
Assez, vous dis-je; il ne faut pas qu'un divertissement devienne une
occupation si sérieuse. Je me trouve bien ainsi.
PÉRINNE.
Je le crois bien! Je connais plus d'une grande dame qui voudrait avoir
la fine ceinture et la peau d'albâtre de Votre Altesse!
(_Gabriel fait un mouvement d'impatience. Périnne fait de grandes
révérences ridicules. A part, en se retirant._)
Je n'y comprends rien. Il est fait au tour; mais quelle pudeur farouche!
Ce doit être un huguenot!
[Illustration: Je voudrais avoir une maîtresse qui lui ressemblât. (Page
12)]
SCÈNE IV.
GABRIEL, _seul, s'approchant de la glace._
Que je souffre sous ce vêtement! Tout me gêne et m'étouffe. Ce corset
est un supplice, et je me sens d'une gaucherie!... je n'ai pas encore
osé me regarder. L'oeil curieux de cette vieille me glaçait de
crainte!... Pourtant, sans elle, je n'aurais jamais su m'habiller. (_Il
se place devant le miroir et jette un cri de surprise_.) Mon Dieu!
est-ce moi? Elle disait que je ferais une belle fille... Est-ce vrai?
(_Il se regarde longtemps en silence._) Ces femmes-là donnent des
louanges pour qu'on les paie... Astolphe ne me trouvera-t-il pas
gauche et ridicule? Ce costume est indécent... Ces manches sont trop
courtes!... Ah! j'ai des gants!... (_Il met ses gants et les tire
au-dessus des coudes_.) Quelle étrange fantaisie que la sienne! elle lui
paraît toute simple, à lui!... Et moi, insensé qui, malgré ma répugnance
à prendre de tels vêtements, n'ai pu résister au désir imprudent de
faire cette expérience!... Quel effet vais-je produire sur lui? Je dois
être sans grâce!... (_Il essaie de faire quelques pas devant la glace_.)
Il me semble que ce n'est pas si difficile, pourtant. (_Il essaie de
faire jouer son éventail et le brise_.) Oh! pour ceci, je n'y comprends
rien. Mais, est-ce qu'une femme ne pourrait pas plaire sans ces
minauderies?
(_Il reste absorbé devant la glace_.)
[Illustration: Nous sommes trop d'une ici... (Page 18.)]
SCÈNE V.
GABRIEL, _devant la glace_; ASTOLPHE _rentre doucement_.
ASTOLPHE, _à part_.
La malheureuse m'avait menti! elle ira avec Antonio! Je ne voudrais pas
que Gabriel sût que j'ai fait cette sottise! (_Après avoir fermé la
porte avec précaution il se retourne et aperçoit Gabriel qui lui
tourne le dos_.) Que vois-je! quelle est cette belle fille?... Tiens!
Gabriel!... je ne te reconnaissais pas, sur l'honneur! (_Gabriel
très-confus, rougit et perd contenance_.) Ah! mon Dieu! mais c'est un
rêve! que tu es _belle_!... Gabriel, est-ce toi?... As-tu une soeur
jumelle? ce n'est pas possible... mon enfant!... ma chère!...
GABRIEL, _très-effrayé_.
Qu'as-tu donc, Astolphe? tu me regardes d'une manière étrange.
ASTOLPHE.
Mais comment veux-tu que je ne sois pas troublé? Regarde-toi. Ne te
prends-tu pas toi-même pour une fille?
GABRIEL, _ému_.
Cette Périnne m'a donc bien déguisé?
ASTOLPHE.
Périnne est une fée. D'un coup de baguette, elle t'a métamorphosé en
femme. C'est un prodige, et, si je t'avais vu ainsi la première fois, je
ne me serais jamais douté de ton sexe... Tiens! je serais tombé amoureux
à en perdre la tête.
GABRIEL, _vivement_.
En vérité, Astolphe?
ASTOLPHE.
Aussi vrai que je suis à jamais ton frère et ton ami, tu serais à
l'heure même ma maîtresse et ma femme si... Comme tu rougis, Gabriel!
mais sais-tu que tu rougis comme une jeune fille?... Tu n'as pas mis de
fard, j'espère? (_Il lui touche les joues._) Non! Tu trembles?
GABRIEL.
J'ai froid ainsi, je ne suis pas habitué à ces étoffes légères.
ASTOLPHE.
Froid! tes mains sont brûlantes!... Tu n'es pas malade?... Que tu es
enfant, mon petit Gabriel! ce déguisement te déconcerte. Si je ne savais
que tu es philosophe, je croirais que tu es dévot, et que tu penses
faire un gros péché... Oh! comme nous allons nous amuser! tous les
hommes seront amoureux de toi, et les femmes voudront, par dépit,
t'arracher les yeux. Ils sont si beaux ainsi, vos yeux noirs! Je ne
sais où j'en suis. Tu me fais une telle illusion, que je n'ose plus
te tutoyer!... Ah! Gabriel! pourquoi n'y a-t-il pas une femme qui te
ressemble?
GABRIEL.
Tu es fou, Astolphe; tu ne penses qu'aux femmes.
ASTOLPHE.
Et à quoi diable veux-tu que je pense à mon âge? Je ne conçois point que
tu n'y penses pas encore, toi!
GABRIEL.
Pourtant tu me disais encore ce matin que tu les détestais.
ASTOLPHE.
Sans doute, je déteste toutes celles que je connais; car je ne connais
que des filles de mauvaise vie.
GABRIEL.
Pourquoi ne cherches-tu pas une fille honnête et douce? une personne que
tu puisses épouser, c'est-à-dire aimer toujours?
ASTOLPHE.
Des filles honnêtes! ah! oui, j'en connais; mais, rien qu'à les voir
passer pour aller à l'église, je bâille. Que veux-tu que je fasse d'une
petite sotte qui ne sait que broder et faire le signe de la croix? Il en
est de coquettes et d'éveillées qui, tout en prenant de l'eau bénite,
vous lancent un coup d'oeil dévorant. Celles-là sont pires que nos
courtisanes; car elles sont de nature vaniteuse, par conséquent vénale;
dépravée, par conséquent hypocrite; et mieux vaut la Faustina, qui vous
dit effrontément: Je vais chez Menrique ou chez Antonio, que la femme
réputée honnête qui vous jure un amour éternel, et qui vous a trompé la
veille en attendant qu'elle vous trompe le lendemain.
GABRIEL.
Puisque tu méprises tant ce sexe, tu ne peux l'aimer!
ASTOLPHE.
Mais je l'aime par besoin. J'ai soif d'aimer, moi! J'ai dans
l'imagination, j'ai dans le coeur une femme idéale! Et c'est une femme
qui te ressemble, Gabriel. Un être intelligent et simple, droit et fin,
courageux et timide, généreux et fier. Je vois cette femme dans mes
rêves, et je la vois grande, blanche, blonde, comme te voilà avec ces
beaux yeux noirs et cette chevelure soyeuse et parfumée. Ne te moque pas
de moi, ami; laisse-moi déraisonner, nous sommes en carnaval. Chacun
revêt l'effigie de ce qu'il désire être ou désire posséder: le valet
s'habille en maître, l'imbécile en docteur; moi je t'habille en femme.
Pauvre que je suis, je me crée un trésor imaginaire, et je te contemple
d'un oeil à demi triste, à demi enivré. Je sais bien que demain tes
jolis pieds disparaîtront dans des bottes, et que ta main secouera
rudement et fraternellement la mienne. En attendant, si je m'en croyais,
je la baiserais, cette main si douce... Vraiment ta main n'est pas plus
grande que celle d'une femme, et ton bras... Laisse-moi baiser ton
gant!... ton bras est d'une rondeur miraculeuse... Allons, ma chère
belle, vous êtes d'une vertu farouche!... Tiens! tu joues ton rôle
comme un ange: tu remontes tes gants, tu frémis, tu perds contenance! A
merveille! Voyons, marche un peu, fais de petits pas.
GABRIEL, _essayant de rire_.
Tu me feras marcher et parler le moins possible; car j'ai une grosse
voix, et je dois avoir aussi une bien mauvaise grâce.
ASTOLPHE.
Ta voix est pleine, mais douce; peu de femmes l'ont aussi agréable; et,
quant à ta démarche, je t'assure qu'elle est d'une gaucherie adorable.
Je te vois passer pour une ingénue; ne t'inquiète donc pas de tes
manières.
GABRIEL.
Mais certainement ta femme idéale en a de meilleures?
ASTOLPHE.
Eh bien! pas du tout. En te voyant, je reconnais que cette gaucherie est
un attrait plus puissant que toute la science des coquettes. Ton costume
est charmant! Est-ce la Périnne qui l'a choisi?
GABRIEL.
Non! elle m'avait apporté l'autre jour un attirail de bohémienne; je lui
ai fait faire exprès pour moi cette robe de soie blanche.
ASTOLPHE.
Et tu seras plus paré, avec cette simple toilette et ces perles, que
toutes les femmes bigarrées et empanachées qui s'apprêtent à te disputer
la palme. Mais qui a posé sur ton front cette couronne de roses
blanches? Sais-tu que tu ressembles aux anges de marbre de nos
cathédrales? Qui t'a donné l'idée de ce costume si simple et si
recherché en même temps?
GABRIEL.
Un rêve que j'ai fait... il y a quelque temps.
ASTOLPHE.
Ah! ah! tu rêves aux anges, toi? Eh bien! ne t'éveille pas, car tu
ne trouveras dans la vie réelle que des femmes! Mon pauvre Gabriel,
continue, si tu peux, à ne point aimer. Quelle femme serait digne de
toi? Il me semble que le jour où tu aimeras je serai triste, je serai
jaloux.
GABRIEL.
Eh! mais, ne devrais-je pas être jaloux des femmes après lesquelles tu
cours?
ASTOLPHE.
Oh! pour cela, tu aurais grand tort! il n'y a pas de quoi! On frappe en
bas!... Vite à ton rôle.
(_Il écoute les voix qui se font entendre sur l'escalier._)
Vive Dieu! c'est Antonio avec la Faustina. Ils viennent nous chercher.
Mets vite ton masque!... ton manteau!... un manteau de satin rose doublé
de cygne! c'est charmant!... Allons, cher Gabriel! à présent que je
ne vois plus ton visage ni tes bras, je me rappelle que tu es mon
camarade... Viens!... égaie-toi un peu. Allons, vive la joie! (_Ils
sortent._)
SCÈNE VI.
Chez Ludovic.--Un boudoir à demi éclairé, donnant sur une galerie
très-riche, et au fond un salon étincelant.
GABRIEL, _déguisé en femme, est assis sur un sofa_; ASTOLPHE _entre,
donnant le bras à la FAUSTINA._
FAUSTINA, _d'un ton aigre_.
Un boudoir? Oh! qu'il est joli! mais nous sommes trop d'une ici.
GABRIEL, _froidement_.
Madame a raison, et je lui cède la place. (_Il se lève._)
FAUSTINA.
Il paraît que vous n'êtes pas jalouse!
ASTOLPHE.
Elle aurait grand tort! Je le lui ai dit, elle peut être bien
tranquille.
GABRIEL.
Je ne suis ni très-jalouse ni très-tranquille; mais je baisse pavillon
devant madame.
FAUSTINA.
Je vous prie de rester, madame...
ASTOLPHE.
Je te prie de l'appeler mademoiselle, et non pas madame.
FAUSTINA, _riant aux éclats_.
Ah bien! oui, mademoiselle! Tu serais un grand sot, mon pauvre
Astolphe!...
ASTOLPHE.
Ris tant que tu voudras; si je pouvais t'appeler mademoiselle, je
t'aimerais peut-être encore.
FAUSTINA.
Et j'en serais bien fâchée, car ce serait un amour à périr d'ennui. (_A
Gabriel._) Est-ce que cela vous amuse, l'amour platonique? (_A part._)
Vraiment, elle rougit comme si elle était tout à fait innocente. Où
diable Astolphe l'a-t-il pêchée?
ASTOLPHE.
Faustina, tu crois à ma parole d'honneur?
FAUSTINA.
Mais, oui.
ASTOLPHE.
Eh bien! je te jure sur mon honneur (non pas sur le tien) qu'elle n'est
pas ma maîtresse, et que je la respecte comme ma soeur.
FAUSTINA.
Tu comptes donc en faire ta femme? En ce cas, tu es un grand sot de
l'amener ici; car elle y apprendra beaucoup de choses qu'elle est censée
ne pas savoir.
ASTOLPHE.
Au contraire, elle y prendra l'horreur du vice en vous voyant, toi et
tes semblables.
FAUSTINA.
C'est sans doute pour lui inspirer cette horreur bien profondément que
tu m'amenais ici avec des intentions fort peu vertueuses? Madame... ou
mademoiselle... vous pouvez m'en croire, il ne comptait pas vous trouver
sur ce sofa. Je n'ai pas de parole d'honneur, moi, mais monsieur votre
fiancé en a une; faites-la lui donner!... qu'il ose dire pourquoi
il m'amène ici! Or, vous pouvez rester; c'est une leçon de vertu
qu'Astolphe veut vous donner.
GABRIEL, _à Astolphe_.
Je ne saurais souffrir plus longtemps l'impudence de pareils discours;
je me retire.
ASTOLPHE, _bas_.
Comme tu joues bien la comédie! On dirait que tu es une jeune lady bien
prude.
GABRIEL, _bas à Astolphe_.
Je t'assure que je ne joue pas la comédie. Tout ceci me répugne,
laisse-moi m'en aller. Reste; ne te dérange pas de tes plaisirs pour
moi.
ASTOLPHE.
Non, par tous les diables! Je veux châtier l'impertinence de cette
pécore! _(Haut.)_ Faustina, va-t'en, laisse-nous. J'avais envie de me
venger d'Antonio; mais j'ai vu ma fiancée; je ne songe plus qu'à elle.
Grand merci pour l'intention; bonsoir.
FAUSTINA, _avec fureur_.
Tu mériterais que je foulasse aux pieds la couronne de fleurs de cette
prétendue fiancée, déjà veuve sans doute de plus de maris que tu n'as
trahi de femmes.
_(Elle s'approche de Gabriel d'un air menaçant.)_
ASTOLPHE, _la repoussant_.
Faustina! si tu avais le malheur de toucher à un de ses cheveux, je
t'attacherais les mains derrière le dos, j'appellerais mon valet de
chambre, et je te ferais raser la tête.
_(Faustina tombe sur le canapé, en proie à des convulsions. Gabriel
s'approche d'elle.)_
GABRIEL.
Astolphe, c'est mal de traiter ainsi une femme. Vois comme elle souffre!
ASTOLPHE.
C'est de colère, et non de douleur. Sois tranquille, elle est habituée à
cette maladie.
GABRIEL.
Astolphe, cette colère est la pire de toutes les souffrances. Tu l'as
provoquée, tu n'as plus le droit de la réprimer avec dureté. Dis-lui un
mot de consolation. Tu l'avais amenée ici pour le plaisir, et non pour
l'outrage.
_(La Faustina feint de s'évanouir.)_
Madame, remettez-vous; tout ceci est une plaisanterie. Je ne suis point
une femme; je suis le cousin d'Astolphe.
ASTOLPHE.
Mon bon Gabriel, tu es vraiment fou!
FAUSTINA, _reprenant lentement ses esprits_.
Vraiment! vous êtes le prince de Bramante? ce n'est pas possible!...
Mais si fait, je vous reconnais. Je vous ai vu passer à cheval l'autre
jour, et vous montez à cheval mieux qu'Astolphe, mieux qu'Antonio
lui-même, qui pourtant m'avait plu rien que pour cela.
ASTOLPHE.
Eh bien! voici une déclaration. J'espère que tu comprends, Gabriel, et
que tu sauras profiter de les avantages. Ah çà! Faustina, tu es une
bonne fille, ne va pas trahir le secret de notre mascarade. Tu en as été
dupe Tâche de n'être pas la seule, ce serait honteux pour toi.
FAUSTINA.
Je m'en garderai bien! je veux qu'Antonio soit mystifié, et le plus
cruellement possible; car il est déjà éperdument amoureux de monsieur.
_(A Gabriel.)_ Bon! je l'aperçois qui vous lorgne du fond du salon. Je
vais vous embrasser pour le confirmer dans son erreur.
GABRIEL, _reculant devant l'embrassade_.
Grand merci! je ne vais pas sur les brisées de mon cousin.
FAUSTINA.
Oh! qu'il est vertueux! Est-ce qu'il est dévot? Eh bien, ceci me plaît à
la folie. Mon Dieu, qu'il est joli! Astolphe, tu es encore amoureux de
moi, car tu ne me l'avais pas présenté; tu savais bien qu'on ne peut le
voir impunément. Est-ce que ces beaux cheveux sont à vous? et quelles
mains! c'est un amour!
ASTOLPHE, _à Faustina_.
Bon! tâche de le débaucher. Il est trop sage, vois-tu! _(A Gabriel.)_ Eh
bien! voyons! Elle est belle, et tu es assez beau pour ne pas craindre
qu'on t'aime pour ton argent, je vous laisse ensemble.
GABRIEL, _s'attachant à Astolphe_.
Non, Astolphe, ce serait inutilement; je ne sais pas ce que c'est que
d'offenser une femme, et je ne pourrais pas la mépriser assez pour
l'accepter ainsi.
FAUSTINA.
Ne le tourmente pas, Astolphe, je saurai bien l'apprivoiser quand je
voudrai. Maintenant songeons à mystifier Antonio. Le voilà, brûlant
d'amour et palpitant d'espérance, qui erre autour de cette porte. Qu'il
a l'air lourd et souffrant! Allons un peu vers lui.
GABRIEL, _à Astolphe_.
Laisse-moi me retirer. Cette plaisanterie me fatigue. Cette robe me
gêne, et ton Antonio me déplaît!
FAUSTINA.
Raison de plus pour te moquer de lui, mon beau chérubin! Oh! Astolphe,
si tu avais vu comme Antonio poursuivait ton cousin pendant que tu
dansais la tarentelle! Il voulait absolument l'embrasser, et cet ange se
défendait avec une pudeur si bien jouée!
ASTOLPHE.
Allons, tu peux bien te laisser embrasser un peu pour rire; qu'est-ce
que cela te fait? Ah! Gabriel, je t'en prie, ne nous quitte pas encore.
Si tu t'en vas, je m'en vais aussi; et ce serait dommage, j'ai si bonne
envie de me divertir!
GABRIEL.
Alors je reste.
FAUSTINA.
L'aimable enfant!
_(Ils sortent. Antonio les accoste dans la galerie. Après quelques mots
échangés, Astolphe passe le bras de Gabriel sous celui d'Antonio et les
suit avec Faustina en se moquant. Ils s'éloignent.)_
SCÈNE VII.
Toujours chez Ludovic.--Un jardin; illumination dans le fond.
ASTOLPHE, _très-agité_; GABRIEL, _courant après lui_.
GABRIEL, _toujours en femme, avec une grande mantille de dentelle
blanche_.
Astolphe, où vas-tu? qu'as-tu? pourquoi sembles-tu me fuir?
ASTOLPHE.
Mais rien, mon enfant; je veux respirer un peu d'air pur, voilà tout.
Tout ce bruit, tout ce vin, tous ces parfums échauffés me portent à la
tête, et commencent à me causer du dégoût. Si tu veux te retirer, je ne
te retiens plus. Je te rejoindrai bientôt.
GABRIEL.
Pourquoi ne pas rentrer tout de suite avec moi?
ASTOLPHE.
J'ai besoin d'être seul ici un instant.
GABRIEL.
Je comprends. Encore quelque femme?
ASTOLPHE.
Eh bien! non; une querelle, puisque tu veux le savoir. Si tu n'étais pas
déguisé, tu pourrais me servir de témoin: mais j'ai appelé Menrique.
GABRIEL.
El tu crois que je te quitterai? Mais avec qui t'es-tu donc pris de
querelle?
ASTOLPHE.
Tu le sais bien: avec Antonio.
GABRIEL.
Alors c'est une plaisanterie, et il faut que je reste pour lui apprendre
que je suis ton cousin, et non pas une femme.
ASTOLPHE.
Il n'en sera que plus furieux d'avoir été mystifié devant tout le monde,
et je n'attendrai pas qu'il me provoque, car c'est à lui de me rendre
raison.
GABRIEL.
Et de quoi, mon Dieu?
ASTOLPHE.
Il t'a offensé, il m'a offensé aussi. Il t'a embrassé de force devant
moi, quand je jouais le rôle de jaloux, et que je lui ordonnais de te
laisser tranquille.
GABRIEL.
Mais, puisque tout cela est une comédie inventée par toi, tu n'as pas le
droit de prendre la chose au sérieux.
ASTOLPHE.
Si fait, je prends celle-ci au sérieux.
GABRIEL.
S'il a été impertinent, c'est avec moi, et c'est à moi de lui demander
raison.
ASTOLPHE, _très-ému, lui prenant le bras_.
Toi! jamais tu ne te battras tant que je vivrai! Mon Dieu! si je voyais
un homme tirer l'épée contre toi, je deviendrais assassin, je le
frapperais par derrière. Ah! Gabriel, tu ne sais pas comme je t'aime, je
ne le sais pas moi-même.
GABRIEL, _troublé_.
Tu es très-exalté aujourd'hui, mon bon frère.
ASTOLPHE.
C'est possible. J'ai été pourtant très-sobre au souper. Tu l'as
remarqué? Eh bien, je me sens plus ivre que si j'avais bu pendant trois
nuits.
GABRIEL.
Cela est étrange! quand tu as provoqué Antonio, tu étais hors de toi, et
j'admirais, moi aussi, comme tu joues bien la comédie.
ASTOLPHE.
Je ne la jouais pas, j'étais furieux! Je le suis encore. Quand j'y
pense, la sueur me coule du front.
GABRIEL.
Il ne t'a pourtant rien dit d'offensant. Il riait; tout le monde riait.
ASTOLPHE.
Excepté toi. Tu paraissais souffrir le martyre.
GABRIEL.
C'était dans mon rôle.
ASTOLPHE.
Tu l'as si bien joué que j'ai pris le mien au sérieux, je te le répète.
Tiens, Gabriel, je suis un peu fou cette nuit. Je suis sous l'empire
d'une étrange illusion. Je me persuade que tu es une femme, et, quoique
je sache le contraire, cette chimère s'est emparée de mon imagination
comme ferait la réalité, plus peut-être; car, sous ce costume, j'éprouve
pour toi une passion enthousiaste, craintive, jalouse, chaste, comme je
n'en éprouverai certainement jamais. Cette fantaisie m'a enivré toute la
soirée. Pendant le souper, tous les regards étaient sur toi; tous les
hommes partageaient mon illusion, tous voulaient toucher le verre où
tu avais posé tes lèvres, ramasser les feuilles de rose échappées à la
guirlande qui ceint ton front. C'était un délire! Et moi j'étais ivre
d'orgueil, comme si en effet tu eusses été ma fiancée! On dit que
Benvenuto, à un souper chez Michel-Ange, conduisit son élève Ascanio,
ainsi déguisé, parmi les plus belles filles de Florence, et qu'il eut
toute la soirée le prix de la beauté. Il était moins beau que toi,
Gabriel, j'en suis certain... Je te regardais à l'éclat des bougies,
avec ta robe blanche et tes beaux bras languissants dont tu semblais
honteux, et ton sourire mélancolique dont la candeur contrastait avec
l'impudence mal replâtrée de toutes ces bacchantes!... J'étais ébloui!
O puissance de la beauté et de l'innocence! cette orgie était devenue
paisible et presque chaste! Les femmes voulaient imiter ta réserve,
les hommes étaient subjugués par un secret instinct de respect; on ne
chantait plus les stances d'Arélin, aucune parole obscène n'osait plus
frapper ton oreille... J'avais oublié complètement que tu n'es pas une
femme... J'étais trompé tout autant que les autres. Et alors ce fat
d'Antonio est venu, avec son oeil aviné et ses lèvres toutes souillées
encore des baisers de Faustina, te demander un baiser que, moi, je
n'aurais pas osé prendre... Alors mille furies se sont allumées dans mon
sein: je l'aurais tué certainement, si on ne m'eût tenu de force, et je
l'ai provoqué... Et à présent que je suis dégrisé, tout en m'étonnant
de ma folie, je sens qu'elle serait prête à renaître, si je le voyais
encore auprès de toi.