George Sand

Gabriel
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FAUSTINA.

Je ne te demande pas d'être galant. Fais seulement comme si tu m'aimais.
Être aimée, c'est un rêve que j'ai fait quelquefois, hélas!

ASTOLPHE.

Malheureuse créature! j'aurais pu t'aimer, moi! car j'étais un enfant,
et je ne savais pas ce que c'est qu'une femme comme toi... Tu mens quand
tu exprimes un pareil regret.

FAUSTINA.

Oh! Astolphe! je ne mens pas. Que toute ma vie me soit reprochée au jour
du jugement, excepté cet instant où nous sommes et cette parole que je
te dis: Je t'aime!

ASTOLPHE.

Toi?... Et moi, comme un sot, je t'écoute partagé entre
l'attendrissement et le dégoût!

[Illustration: Appelez du secours.... ( Page 42.)]

FAUSTINA.

Astolphe, tu ne sais pas ce que c'est que la passion d'une courtisane.
Il est donné à peu d'hommes de le savoir, et pour le savoir il faut être
pauvre. Je viens de jeter tes derniers écus dans la rue. Tu ne peux te
méfier de moi, je pourrais gagner cette nuit cinq cents sequins.
Tiens, en voici la preuve. _(Elle tire un billet de sa poche et le lui
présente.)_

ASTOLPHE, _le lisant_.

Cette offre splendide est d'un cardinal tout au moins.

FAUSTINA.

Elle est de monsignor Gafrani.

ASTOLPHE.

Et tu l'as refusée?

FAUSTINA.

Oui, je t'ai vu passer dans la rue, et je t'ai fait dire de monter chez
moi. Ah! tu étais bien ému quand tu as su qu'une femme te demandait! Tu
croyais retrouver la dame de tes pensées; mais te voici du moins sur sa
trace, puisque je sais où elle est.

ASTOLPHE.

Tu le sais! que sais-tu?

FAUSTINA.

N'arrive-t-elle pas de Calabre?

ASTOLPHE.

O furies!... qui te l'a dit?

FAUSTINA.

Antonio. Quand il est ivre, il aime à se vanter à moi de ses bonnes
fortunes.

ASTOLPHE.

Mais son nom! A-t-il osé prononcer son nom?

FAUSTINA.

Je ne sais pas son nom, tu vois que je suis sincère; mais si tu veux
je feindrai d'admirer ses succès, et je lui offrirai généreusement mon
boudoir pour son premier rendez-vous. Je sais qu'il est forcé de prendre
beaucoup de précautions, car la dame est haut placée dans le monde. Il
sera donc charmé de pouvoir l'amener dans un lieu sûr et agréable.

ASTOLPHE.

Et il ne se méfiera pas de ton offre?

[Illustration: Giglio, se cachant dans l'ombre.... (Page 43.)]

FAUSTINA.

Il est trop grossier pour ne pas croire qu'avec un peu d'argent tout
s'arrange...

ASTOLPHE, _se cachant le visage dans les mains, et se laissant tomber
sur son siège._

Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

FAUSTINA.

Eh bien, es-tu décidé, Astolphe.

ASTOLPHE.

Et toi, es-tu décidée à me cacher dans ton alcôve quand ils y viendront
et à supporter toutes les suites de ma fureur?

FAUSTINA.

Tu veux tuer ta maîtresse? J'y consens, pourvu que tu n'épargnes pas ton
rival.

ASTOLPHE.

Mais il est riche, Faustina, et moi je n'ai rien.

FAUSTINA.

Mais je le hais, et je t'aime.

ASTOLPHE, _avec égarement_.

Est-ce donc un rêve? La femme pure que j'adorais le front dans la
poussière se précipite dans l'infamie, et la courtisane que je foulais
aux pieds se relève purifiée par l'amour! Eh bien! Faustina, je te
baignerai dans un sang qui lavera tes souillures!... Le pacte est fait?

FAUSTINA.

Viens donc le signer. Rien n'est fait si tu ne passes cette nuit dans
mes bras! Eh bien! que fais-tu?

ASTOLPHE, avalant précipitamment plusieurs verres de liqueur.

Tu le vois, je m'enivre afin de me persuader que je t'aime.

FAUSTINA.

Toujours l'injure à la bouche! N'importe, je supporterai tout de ta
part. Allons! _(Elle lui ôte son verre et l'entraîne. Astolphe la suit
d'un air égaré et s'arrêtant éperdu à chaque pas. Dès qu'ils sont
éloignés, le domino noir, qui peu à peu s'est rapproché d'eux et les a
observés derrière les rideaux de la tendine, sort de l'endroit où il
était caché, et se démasque.)_

GABRIEL, _en domino noir, le masque à la main_, ASTOLPHE et FAUSTINA,
_gagnant le fond de la rue_.

GABRIEL.

Je courrai me mettre en travers de son chemin, je l'empêcherai
d'accomplir ce sacrilège!... _(Elle fait un pas et s'arrête.)_

Mais me montrer à cette prostituée, lui disputer mon amant!... ma fierté
s'y refuse... O Astolphe!... ta jalousie est ton excuse; mais il y
avait dans notre amour quelque chose de sacré que cet instant vient de
détruire à jamais!...

ASTOLPHE, _revenant sur ses pas_.

Attends-moi, Faustina; j'ai oublié mon épée là-bas. _(Gabriel passe un
papier plié dans la poignée de l'épée d'Astolphe, remet son masque et
s'enfuit, tandis qu'Astolphe rentre sous sa tente.)_

ASTOLPHE, _reprenant son épée sur la table_.

Encore un billet pour me dire d'espérer encore, peut-être! _(Il arrache
le papier, le jette à terre et veut le fouler sous son pied. Faustina,
qui l'a suivi, s'empare du papier et le déplie.)_

FAUSTINA.

Un billet doux? Sur ce grand papier et avec cette grosse écriture?
Impossible! Quoi! la signature du pape! Que diantre sa sainteté a-t-elle
à démêler avec toi?

ASTOLPHE.

Que dis-tu! rends-moi ce papier!

FAUSTINA.

Oh! la chose me paraît trop plaisante! Je veux voir ce que c'est et t'en
faire la lecture. _(Elle le lit.)_

«Nous, par la grâce de Dieu et l'élection du sacré collège, chef
spirituel de l'église catholique, apostolique et romaine... successeur
de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ sur la terre, seigneur
temporel des États romains, etc., etc., etc..., permettons à
Jules-Achille-Gabriel de Bramante, petit-fils, héritier présomptif et
successeur légitime du très-illustre et très-excellent prince Jules de
Bramante, comte de, etc., seigneur de, etc., etc..., de contracter, dans
le loisir de sa conscience ou devant tel prêtre et confesseur qu'il
jugera convenable, le voeu de pauvreté, d'humilité et de chasteté,
l'autorisant par la présente à entrer dans un couvent ou à vivre
librement dans le monde, selon qu'il se sentira appelé à travailler à
son salut, d'une manière ou de l'autre; et l'autorisant également par la
présente à faire passer, aussitôt après la mort de son illustre aïeul,
Jules de Bramante, la possession immédiate, légale et incontestable
de tous ses biens et de tous ses titres à son héritier légitime
Octave-Astolphe de Bramante, fils d'Octave de Bramante et cousin germain
de Gabriel de Bramante, à qui nous avons accordé cette licence et
cette promesse, afin de lui donner le repos d'esprit et la liberté de
conscience nécessaires pour contracter, en secret ou publiquement, un
voeu d'où il nous a déclaré faire dépendre le salut de son âme.

«En foi de quoi nous lui avons délivré cette autorisation revêtue de
notre signature et de notre sceau pontifical...»

Comment donc! mais il a un style charmant, le saint-père! Tu vois,
Astolphe? rien n'y manque!... Eh bien! cela ne te réjouit pas? Te voilà
riche, te voilà prince de Bramante!... Je n'en suis pas trop surprise,
moi; ce pauvre enfant était dévot et craintif comme une femme... Il a,
ma foi, bien fait; maintenant tu peux tuer Antonio et m'enlever dans le
repos de ton esprit et le loisir de ta conscience!

ASTOLPHE, _lui arrachant le papier_.

Si tu comptais là-dessus, tu avais grand tort. _(Il déchire le papier et
en fait brûler les morceaux à la bougie.)_

FAUSTINA, _éclatant de rire_.

Voilà du don Quichotte! Tu seras donc toujours le môme?

ASTOLPHE, _se parlant à lui-même_.

Réparer de pareils torts, effacer un tel outrage, fermer une telle
blessure avec de l'or et des titres... Ah! il faut être tombé bien bas
pour qu'on ose vous consoler de la sorte.

FAUSTINA.

Qu'est-ce que tu dis? Comment! ton cousin aussi t'avait... _(Elle fait
un geste significatif sur le front d'Astolphe.)_

Je vois que ta Calabraise n'en est pas avec Antonio à son début.

ASTOLPHE, _sans faire attention à Faustina_.

Ai-je besoin de cette concession insultante? Oh! maintenant rien ne
m'arrêtera plus, et je saurai bien faire valoir mes droits... Je
dévoilerai l'imposture, je ferai tomber le châtiment de la honte sur la
tête des coupables... Antonio sera appelé en témoignage...

FAUSTINA.

Mais que dis-tu? Je n'y comprends rien! Tu as l'air d'un fou! Écoute-moi
donc, et reprends tes esprits!

ASTOLPHE.

Que me veux-tu, toi? Laisse-moi tranquille, je ne suis ni riche ni
prince; ton caprice est déjà passé, je pense?

FAUSTINA.

Au contraire, je t'attends!

ASTOLPHE.

En vérité! il paraît que les femmes pratiquent un grand désintéressement
cette année: dames et prostituées préfèrent leur amant à leur fortune,
et, si cela continue, on pourra les mettre toutes sur la même ligne.

FAUSTINA, _remarquant Gabriel en domino et qui reparaît_.

Voilà un monsieur bien curieux!

ASTOLPHE.

C'est peut-être celui qui a apporté cette pancarte?... _(Il embrasse
Faustina.)_ Il pourra voir que je ne suis point, ce soir, aux affaires
sérieuses. Viens, ma chère Fausta. Auprès de toi je suis le plus heureux
des hommes.

_(Gabriel disparaît. Astolphe et Faustina se disposent à sortir.)_


SCÈNE V.

ANTONIO, FAUSTINA, ASTOLPHE.

_(Antonio, pâle et se tenant à peine, se présente devant eux au
moment où ils vont sortir.)_

FAUSTINA, _jetant un cri et reculant effrayée_.

Est-ce un spectre?...

ASTOLPHE.

Ah! le ciel me l'envoie! Malheur à lui!...

ANTONIO, _d'une voix éteinte_.

Que dites-vous? Reconnaissez-moi. Donnez-moi du secours, je suis prêt à
défaillir encore. _(Il se jette sur un banc.)_

FAUSTINA.

Il laisse après lui une trace de sang. Quelle horreur! que signifie
cela? Vous venez d'être assassiné, Antonio?

ANTONIO.

Non! blessé en duel... mais grièvement...

FAUSTINA.

Astolphe! appelez du secours...

ANTONIO.

Non, de grâce!... ne le faites pas... Je ne veux pas qu'on sache...
Donnez-moi un peu d'eau!... _(Astolphe lui présente de l'eau dans un
verre. Faustina lui fait respirer un flacon.)_

ANTONIO.

Vous me ranimez...

ASTOLPHE.

Nous allons vous reconduire chez vous. Sans doute vous y trouverez
quelqu'un qui vous soignera mieux que nous.

ANTONIO.

Je vous remercie. J'accepterai votre bras. Laissez-moi reprendre un peu
de force... Si ce sang pouvait s'arrêter...

FAUSTINA, _lui donnant son mouchoir, qu'il met sur sa poitrine_.

Pauvre Antonio! tes lèvres sont toutes bleues... Viens chez moi...

ANTONIO.

Tu es une bonne fille, d'autant plus que j'ai eu des torts envers toi.
Mais je n'en aurai plus... Va, j'ai été bien ridicule... Astolphe,
puisque je vous rencontre, quand je vous croyais bien loin d'ici, je
veux vous dire ce qui en est... car aussi bien... votre cousin vous le
dira, et j'aime autant m'accuser moi-même...

ASTOLPHE.

Mon cousin, ou ma cousine.

ANTONIO.

Ah! vous savez donc ma folie? Il vous l'a déjà racontée... Elle me coûte
cher! J'étais persuadé que c'était une femme...

FAUSTINA.

Que dit-il?

ANTONIO.

Il m'a donné des éclaircissements fort rudes: un affreux coup d'épée
dans les côtes.... J'ai cru d'abord que ce serait peu de chose, j'ai
voulu m'en revenir seul chez moi; mais, en traversant le Colisée, j'ai
été pris d'un étourdissement et je suis resté évanoui pendant... je ne
sais combien!... Quelle heure est-il?

FAUSTINA.

Près de minuit.

ANTONIO.

Huit heures venaient de sonner quand je rencontrai Gabriel Bramante
derrière le Colisée.

ASTOLPHE, _sortant comme d'un rêve_.

Gabriel! mon cousin? Vous vous êtes battu avec lui! Vous l'avez tué
peut-être?

ANTONIO.

Je ne l'ai pas touché une seule fois, et il m'a poussé une botte dont je
me souviendrai longtemps... _(Il boit de l'eau)_ Il me semble que mon
sang s'arrête un peu... Ah! quel compère que ce garçon-là!... A présent
je crois que je pourrai gagner mon logis... Vous me soutiendrez un peu
tous les deux... Je vous conterai l'affaire en détail.

ASTOLPHE, _à part_.

Est-ce une feinte? Aurait-il cette lâcheté?.. _(Haut.)_ Vous êtes donc
bien blessé? _(Il regarde la poitrine d'Antonio. A part.)_ C'est la
vérité, une large blessure. O Gabrielle. _(Haut.)_ Je courrai vous
chercher un chirurgien... dès que je vous aurai conduit chez vous...

FAUSTINA.

Non! chez moi, c'est plus près d'ici. _(Ils sortent en soutenant Antonio
de chaque côté.)_


SCÈNE VI.

Une petite chambre très-sombre.

GABRIEL, MARC.

_(Gabriel en costume noir avec son domino rejeté sur ses épaules. Il est
assis dans une attitude rêveuse et plongé dans ses pensées. Marc au fond
de la chambre.)_

MARC.

Il est deux heures du matin, monseigneur, est-ce que vous ne songez pas
à vous reposer?

GABRIEL.

Va dormir, mon ami, je n'ai plus besoin de rien.

MARC.

Hélas! vous tomberez malade! Croyez-moi, il vaudrait mieux vous
réconcilier avec le seigneur Astolphe, puisque vous ne pouvez pas
l'oublier...

GABRIEL.

Laisse-moi, mon bon Marc; je t'assure que je suis tranquille.

MARC.

Mais si je m'en vais, vous ne songerez pas à vous coucher, et je vous
retrouverai là demain matin, assis à la même place, et votre lampe
brûlant encore. Quelque jour, le feu prendra à vos cheveux... et, si
cela n'arrive pas, le chagrin vous tuera un peu plus tard. Si vous
pouviez voir comme vous êtes changé!

GABRIEL.

Tant mieux, ma fraîcheur trahissait mon sexe. A présent que je suis
garçon pour toujours, il est bon que mes joues se creusent... Qu'as-tu à
regarder cette porte?...

MARC.

Vous n'avez rien entendu? Quelque chose a gratté à la porte.

GABRIEL.

C'est ton épée. Tu as la manie d'être armé jusque dans la chambre.

MARC.

Je ne serai pas en repos tant que vous n'aurez pas fait la paix avec
votre grand-père... Tenez! encore! _(On entend gratter à la porte avec
un petit gémissement.)_

GABRIEL, _allant vers la porte_.

C'est quelque animal... Ceci n'est pas un bruit humain. _(Il veut ouvrir
la porte.)_

MARC, _l'arrêtant_.

Au nom du ciel! laissez-moi ouvrir le premier, et tirez votre épée...

_(Gabriel ouvre la porte malgré les efforts de Marc pour l'en empêcher.
Mosca entre et se jette dans les jambes de Gabriel avec des cris de
joie.)_

GABRIEL.

Beau sujet d'alarme! Un chien gros comme le poing! Eh quoi! c'est mon
pauvre Mosca! Comment a-t-il pu me venir trouver de si loin? Pauvre
créature aimante! _(Il prend Mosca sur ses genoux et le caresse.)_

MARC.

Ceci m'alarme en effet... Mosca n'a pu venir tout seul, il faut que
quelqu'un l'ait amené... Le prince Jules est ici! _(On frappe en bas...
Il prend des pistolets sur une table.)_

GABRIEL.

Quoi que ce soit, Marc, je te défends d'exposer ta vie en faisant
résistance. Vois-tu, je ne tiens plus du tout à la mienne... Quoi qu'il
arrive, je ne me défendrai pas. J'ai bien assez lutté, et, pour arriver
où j'en suis, ce n'était pas la peine. _(Il regarde à la croisée.)_ Un
homme seul?... Va lui parler au travers du guichet. Sache ce qu'il veut;
mais, si c'est Astolphe, je te défends d'ouvrir. _(Marc sort.)_ Qui donc
t'a conduit vers moi, mon pauvre Mosca? Un ennemi m'aurait-il fait ce
cadeau généreux du seul être qui me soit resté fidèle malgré l'absence?

MARC, _revenant_.

C'est monsieur l'abbé Chiavari, qui demande à vous parler. Mais ne vous
fiez point à lui, monseigneur, il peut être envoyé par votre grand-père.

GABRIEL, _sortant_.

Plutôt être cent fois victime de la perfidie que de faire injure à
l'amitié. Je vais à sa rencontre.

MARC.

Voyons si personne ne vient derrière lui dans la rue. _(Il arme ses
pistolets et se penche à la croisée.)_ Non, personne.


SCÈNE VII.

LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, MARC.

LE PRÉCEPTEUR.

O mon cher enfant! mon noble Gabriel! Je vous remercie de ne pas vous
être méfié de moi. Hélas! que de chagrins et de fatigues se peignent sur
votre visage!

MARC.

N'est-ce pas, monsieur l'abbé? C'est ce que je disais tout à l'heure.

GABRIEL.

Ce brave serviteur! Son dévouement est toujours le même. Va te jeter
sur ton lit, mon ami, je t'appellerai pour reconduire l'abbé quand il
sortira.

MARC.

J'irai pour vous obéir, mais je ne dormirai pas. _(Il sort.)_

LE PRÉCEPTEUR.

Oh! ce pauvre petit Mosca! que de chemin il m'a fait faire! Depuis le
Colisée, où il a découvert vos traces, jusqu'ici, il m'a promené durant
toute la soirée. D'abord il m'a mené au Vatican... puis à un cabaret,
vers la place Navone; là j'avais renoncé à vous trouver, et lui-même
s'était couché, harassé de fatigue, lorsque tout à coup il est parti en
faisant entendre ce petit cri que vous connaissez, et il s'est tellement
obstiné à votre porte, qu'à tout hasard je l'ai fait passer par le
guichet.

GABRIEL.

Je l'aime cent fois mieux depuis qu'il m'a fait retrouver un ami. Mais
qui vous amène à Rome, mon cher abbé?

LE PRÉCEPTEUR.

Le désir de vous porter secours et la crainte qu'il ne vous arrive
malheur.

GABRIEL.

Mon grand-père est fort irrité contre moi?

LE PRÉCEPTEUR.

Vous pouvez le penser. Mais vous êtes bien caché, et maintenant vous
êtes entouré de protecteurs dévoués. Astolphe est ici.

GABRIEL.

Je le sais bien.

LE PRÉCEPTEUR.

Je me suis lié avec lui; je voulais savoir si cet homme vous était
véritablement attaché... Il vous aime, j'en suis certain.

GABRIEL.

Je sais tout cela, mais ne me parlez pas de lui.

LE PRÉCEPTEUR.

Je veux vous en parler, au contraire, car il mérite son pardon à force
de repentir.

GABRIEL.

Oui, je sais qu'il se repent beaucoup!

LE PRÉCEPTEUR.

L'excès de l'amour a pu seul l'entraîner dans les fautes dont votre
abandon l'a trop sévèrement puni.

GABRIEL.

Écoutez, mon ami, je sais mieux que vous les moindres démarches, les
moindres discours, les moindres pensées d'Astolphe. Depuis trois mois,
j'erre autour de lui comme son ombre, je surveille toutes ses actions,
et j'ai même entendu mot pour mot de longs entretiens que vous avez eus
avec lui...

LE PRÉCEPTEUR.

Quoi! vous me saviez ici, et vous n'osiez pas vous confier à moi?

GABRIEL.

Pardonnez-moi, le malheur rend farouche...

LE PRÉCEPTEUR.

Et vous étiez ce soir au Colisée en même temps que nous?

GABRIEL.

Non, mais je vous écoutai la semaine dernière aux Thermes de Dioclétien.
Ce soir, j'ai bien été au Colisée, mais je n'y ai rencontré qu'Antonio
Vezzonila. Je me suis pris de querelle avec lui, parce qu'il avait à peu
près deviné mon sexe. Je ne sais s'il ne mourra pas du coup que je lui
ai porté. En toute autre circonstance, il m'eût ôté la vie; mais j'avais
quelque chose à accomplir, la destinée me protégeait. Je jouais mon
dernier coup de dé. J'ai gagné la partie contre le malencontreux
obstacle qui venait se jeter dans mon chemin. C'est une victime de plus
sur laquelle Astolphe assoira l'édifice de sa fortune.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne vous comprends pas, mon enfant!

GABRIEL.

Astolphe vous expliquera tout ceci demain matin. Demain je quitterai
Rome.

LE PRÉCEPTEUR.

Avec lui, sans doute?

GABRIEL.

Non, mon ami; je quitte Astolphe pour toujours.

LE PRÉCEPTEUR.

Ne savez-vous point pardonner? C'est vous-même que vous allez punir le
plus cruellement.

GABRIEL.

Je le sais, et je lui pardonne dans mon coeur ce que je vais souffrir.
Un jour viendra où je pourrai lui tendre une main fraternelle;
aujourd'hui je ne saurais le voir.

LE PRÉCEPTEUR.

Laissez-moi l'amener à vos pieds: quoique l'heure soit fort avancée,
je sais que je le trouverai debout; il a pris un déguisement pour vous
chercher.

[Illustration: Marc... une lanterne à la main.... (Page 47.)]

GABRIEL.

A l'heure qu'il est, il ne me cherche pas. Je suis mieux informé
que vous, mon cher abbé; et, lorsque vous entendez ses paroles, moi
j'entends ses pensées. Écoutez bien ce que je vais vous dire. Astolphe
ne m'aime plus. La première fois qu'il m'outragea par un soupçon
injuste, je compris qu'il blasphémait contre l'amour, parce que son
coeur était las d'aimer. Je luttai longtemps contre cette horrible
certitude. A présent, je ne puis plus m'y soustraire. Avec le doute,
l'ingratitude est entrée dans le coeur d'Astolphe, et, à mesure qu'il
tuait notre amour par ses méfiances, d'autres passions sont venues chez
lui peu à peu, et presque à son insu, prendre la place de celle qui
s'éteignait. Aujourd'hui son amour n'est plus qu'un orgueil sauvage,
une soif de vengeance et de domination; son désintéressement n'est plus
qu'une ambition mal satisfaite, qui méprise l'argent parce qu'elle
aspire à quelque chose de mieux... Ne le défendez pas! Je sais qu'il
se fait encore illusion à lui-même, et qu'il n'a pas encore envisagé
froidement le crime qu'il veut commettre; mais je sais aussi que son
inaction et son obscurité lui pèsent. Il est homme! une vie toute
d'amour et de recueillement ne pouvait lui suffire. Cent fois dans notre
solitude il a rêvé, malgré lui, à ce qu'eût été son rôle dans le monde
si notre grand-père ne m'eût substitué à lui; et aujourd'hui, quand il
songe à m'épouser, quand il songe à proclamer mon sexe, il ne songe pas
tant à s'assurer ma fidélité qu'à reconquérir une place brillante dans
la société, un grand titre, des droits politiques, la puissance, en un
mot dont les hommes sont plus jaloux que de l'argent. Je sais qu'encore
hier, encore ce matin peut-être, il repoussait la tentation et
frémissait à l'idée de commettre une lâcheté; mais demain, mais ce soir
peut-être il a déjà franchi ce pas, et le plus grossier appât offert à
sa jalousie lui servira de prétexte pour fouler aux pieds son amour et
pour écouter son ambition. J'ai vu venir l'orage, et, voulant préserver
son honneur d'un crime et ma liberté d'un joug, j'ai trouvé un
expédient. J'ai été trouver le pape; j'ai feint une grande exaltation
de piété chrétienne; je lui ai déclaré que je voulais vivre dans le
célibat, et j'ai obtenu de lui que, pour ne pas exposer mon héritage à
sortir de la famille, Astolphe serait mis en possession à ma place à la
mort de mon grand-père. Le pape m'a écouté avec bienveillance; il a bien
voulu tenir compte des préventions de mon grand-père contre Astolphe, et
de la nécessité de ménager ces préventions. Il m'a promis le secret, et
m'a donné une garantie pour l'avenir. Ce papier, signé ce soir même, est
déjà dans les mains d'Astolphe.

LE PRÉCEPTEUR.

Astolphe n'en fera point usage, et viendra le lacérer

GABRIEL.

à vos pieds. Laissez-moi l'aller chercher, vous dis-je. Il est possible
que vos prévisions soient justes, et qu'un jour vienne où vous aurez
raison de vous armer d'un grand courage et d'une rigueur inflexible.
Mais en attendant, ne devez-vous pas tenter tous les moyens de relever
cette âme abattue, et de reconquérir ce bonheur si chèrement disputé
jusqu'à présent? L'amour, mon enfant, est une chose plus grave à mes
yeux (aux yeux d'un pauvre prêtre qui ne l'a pas connu!) qu'à ceux de
tous les hommes que j'ai rencontrés dans ma vie. Je vous dirais presque,
à vous autres qui êtes aimés, ce que le Seigneur disait à ses disciples:
«Vous avez charge d'âmes.» Non, vous n'avez pas possédé l'âme d'un autre
sans contracter envers elle des devoirs sacrés, et vous aurez un jour à
rendre compte à Dieu des mérites ou des fautes de cette âme troublée,
dont vous étiez vous-même devenu le juge, l'arbitre et la divinité! Usez
donc de toute votre influence pour la tirer de l'abîme où elle s'égare;
remplissez cette tâche comme un devoir, et ne l'abandonnez que lorsque
vous aurez épuisé tous les moyens de la relever.

GABRIEL.

Vous avez raison, l'abbé, vous parlez comme un chrétien, mais non comme
un homme! Vous ignorez que, là où l'on a régné par l'amour, on ne peut
plus régner par la raison ou la morale. Cette puissance qu'on avait
alors, c'était l'amour qu'on ressentait soi-même, c'est-à-dire la foi,
et l'enthousiasme qui la donnait et qui la rendait infaillible. Cet
amour, transformé en charité chrétienne ou en éloquence philosophique,
perd toute sa puissance, et l'on ne termine pas froidement l'oeuvre
qu'on a commencée dans la fièvre. Je sens que je n'ai plus en moi les
moyens de persuader Astolphe, car je sens que le but du ma vie n'est
plus de le persuader. Son âme est tombée au-dessous de la mienne; si je
la relevais, ce serait mon ouvrage. Je l'aimerais peut-être comme vous
m'aimez; mais je ne serais plus prosternée devant l'être accompli,
devant l'idéal que Dieu avait créé pour moi. Sachez, mon ami, que
l'amour n'est pas autre chose que l'idée de la supériorité de l'être
qu'on possède, et, cette idée détruite, il n'y a plus que l'amitié.

LE PRÉCEPTEUR.

L'amitié impose encore des devoirs austères; elle est capable
d'héroïsme, et vous ne pouvez abjurer dans le même jour l'amour et
l'amitié!

GABRIEL.

Je respecte votre avis. Cependant vous m'accorderez le reste de la nuit
pour réfléchir à ce que vous me demandez. Donnez-moi votre parole de ne
point informer Astolphe du lieu de ma retraite.

LE PRÉCEPTEUR.

J'y consens, si vous me donnez la vôtre de ne point quitter Rome sans
m'avoir revu. Je reviendrai demain matin.

GABRIEL.

Oui, mon ami, je vous le promets. L'heure est avancée, les rues sont mal
fréquentées, permettez que Marc vous accompagne.

LE PRÉCEPTEUR.

Non, mon enfant, cette nuit de carnaval tient la moitié de la population
éveillée; il n'y a pas de danger. Marc a probablement fini par
s'endormir. N'éveillez pas ce bon vieillard. A demain! que Dieu vous
conseille!...

GABRIEL.

Que Dieu vous accompagne! A demain! (Le précepteur sort. Gabriel
l'accompagne jusqu'à la porte et revient. )


SCÈNE VIII

GABRIEL, _seul_.

Réfléchir à quoi? A l'étendue de mon malheur, à l'impossibilité du
remède? A cette heure, Astolphe oublie tout dans une honteuse ivresse!
et moi, pourrais-je jamais oublier que son sein, le sanctuaire où je
reposais ma tête, a été profané par d'impures étreintes? Eh quoi!
désormais chacun de ses soupçons pourra ramener ce besoin de délires
abjects et l'autoriser à souiller ses lèvres aux lèvres des prostituées?
Et moi, il veut me souiller aussi! il veut me traiter comme elles! il
veut m'appeler devant un tribunal, devant une assemblée d'hommes; et là,
devant les juges, devant la foule, faire déchirer mon pourpoint par des
sbires, et, pour preuve de ses droits à la fortune et à la puissance,
dévoiler à tous les regards ce sein de femme que lui seul a vu palpiter!
Oh! Astolphe, tu n'y songes pas sans doute; mais quand l'heure viendra,
emporté sur une pente fatale, tu ne voudras pas t'arrêter pour si peu de
chose! Eh bien! moi, je dis: Jamais! Je me refuse à ce dernier outrage,
et, plutôt que d'en subir l'affront, je déchirerai cette poitrine, je
mutilerai ce sein jusqu'à le rendre un objet d'horreur à ceux qui le
verront, et nul ne sourira à l'aspect de ma nudité... O mon Dieu!
protégez-moi! préservez-moi! j'échappe avec peine à la tentation du
suicide!...

_(Elle se jette à genoux et prie.)_


SCÈNE IX.

Sur le pont Saint-Ange. Quatre heures du matin.

GABRIEL, suivi de Mosca, GIGLIO.

GABRIEL, _marchant avec agitation et s'arrêtant au milieu au pont_.

Le suicide!... Cette pensée ne me sort pas de l'esprit. Pourtant je
me sens mieux ici!... J'étouffais dans cette petite chambre, et je
craignais à chaque instant que mes sanglots ne vinssent à réveiller mon
pauvre Marc, fidèle serviteur dont mes malheurs avancent la décrépitude,
et que ma tristesse a vieilli plus que les années! _(Mosca fait entendre
un hurlement prolongé.)_ Tais-toi, Mosca! je sais que tu m'aimes aussi.
Un vieux valet et un vieux chien, voilà tout ce qui me reste!... _(Il
fait quelques pas.)_ Cette nuit est belle! et cet air pur me fait un
bien!... O splendeur des étoiles! ô murmure harmonieux du Tibre!...
_(Mosca pousse un second hurlement.)_ Qu'as-tu donc, frêle créature?
Dans mon enfance, on me disait que, lorsque le même chien hurle trois
fois de la même manière, c'est signe de mort dans la famille!... Je ne
pensais pas qu'un jour viendrait où ce présage ne me causerait aucun
effroi pour moi-même... _(Il fait encore quelques pas et s'appuie sur le
parapet.)_

GIGLIO, _se cachant dans l'ombre que le château Saint-Ange projette sur
le pont, s'approche de Gabriel_.

C'était bien sa demeure, et c'est bien lui; je ne l'ai pas perdu de vue
depuis qu'il est sorti. Ce n'est pas le vieux serviteur dont on m'a
parlé... Celui-ci est un jeune homme.

_(Mosca hurle pour la troisième fois en se serrant contre Gabriel.)_

GABRIEL.

Décidément, c'est le mauvais présage. Qu'il s'accomplisse, ô mon Dieu!
Je sais que, pour moi, il n'est plus de malheur possible..

GIGLIO, _se rapprochant encore_.

Le diable de chien! Heureusement il ne paraît pas y faire attention...
Par le diable! c'est si facile, que je n'ai pas le courage!... Si je
n'avais pas femme et enfants, j'en resterais là!

GABRIEL.

Cependant avec la liberté... (et ma démarche auprès du pape doit me
mettre à l'abri de tout), la solitude pourrait être belle encore. Que
de poésie dans la contemplation de ces astres dont mon désir prend
possession librement, sans qu'aucune vile passion l'enchaîne aux
choses de la terre! O liberté de l'âme! qui peut t'aliéner sans folie?
_(Étendant les bras vers le ciel.)_ Rends-moi cette liberté, mon Dieu!
mon âme se dilate rien qu'à prononcer ce mot: liberté!...

GIGLIO, _le frappant d'un coup de poignard_.

Droit au coeur, c'est fait!

GABRIEL.

C'est bien frappé, mon maître. Je demandais la liberté, et tu me l'as
donnée. _(Il tombe, Mosca remplit l'air de ses hurlements.)_

GIGLIO.

Le voilà mort! Te tairas-tu, maudite bête? (Il veut le prendre, Mosca
s'enfuit en aboyant.) Il m'échappe! Hâtons-nous d'achever la besogne.
_(Il s'approche de Gabriel, et essaie de le soulever.)_ Ah! courage
de lièvre! Je tremble comme une feuille! Je n'étais pas fait pour ce
métier-là.

GABRIEL.

Tu veux me jeter dans le Tibre? Ce n'est pas la peine. Laissez-moi
mourir en paix à la clarté des étoiles. Tu vois bien que je n'appelle
pas au secours, et qu'il m'est indifférent de mourir.

GIGLIO.

Voilà un homme qui me ressemble. A l'heure qu'il est, si ce n'était
l'affaire de comparaître au jugement d'en haut, je voudrais être mort.
Ah! j'irai demain à confesse!... Mais, par tous les diables! j'ai déjà
vu ce jeune homme quelque part... Oui, c'est lui! Oh! je me briserai
la tête sur le pavé! _(Il se jette à genoux auprès de Gabriel et veut
retirer le poignard de son sein.)_

GABRIEL.

Que fais-tu, malheureux? Tu es bien impatient de me voir mourir!

GIGLIO.

Mon maître! mon ange!... mon Dieu! Je voudrais te rendre la vie. Ah!
Dieu du ciel et de la terre, empêchez qu'il ne meure!...

GABRIEL.

Il est trop tard, que t'importe!

GIGLIO, _à part_.

Il ne me reconnaît pas! Ah! tant mieux! S'il me maudissait à cette
heure, je serais damné sans rémission!

GABRIEL.

Qui que tu sois, je ne t'en veux pas, tu as accompli la volonté du ciel.

GIGLIO.

Je ne suis pas un voleur, non. Tu le vois, maître, je ne veux pas te
dépouiller.

GABRIEL.

Qui donc t'envoie? Si c'est Astolphe... ne me le dis pas... Achève-moi
plutôt...

GIGLIO.

Astolphe? Je ne connais pas cela...

GABRIEL.

Merci! Je meurs en paix. Je sais d'où part le coup... Tout est bien.

GIGLIO.

Il meurt! Ah! Dieu n'est pas juste! Il meurt! Je ne peux pas lui rendre
la vie... _(Mosca revient et lèche la figure et les mains de Gabriel.)_
Ah! cette pauvre bête elle a plus de coeur que moi.

GABRIEL.

Ami, ne tue pas mon pauvre chien...

GIGLIO.

Ami! il m'appelle ami! (Il se frappe la tête avec les poings.)

GABRIEL.

On peut venir... Sauve-toi!... Que fais-tu là?... Je ne peux en revenir.
Va recevoir ton salaire... de mon grand-père!

GIGLIO.

Son grand-père! Ah! voilà les gens qui nous emploient! voilà comme nos
princes se servent de nous!...

GABRIEL.

Écoute!... je ne veux pas que mon corps soit insulté par les passants...
Attache-moi à une pierre... et jette-moi dans l'eau...

GIGLIO.

Non! tu vis encore, tu parles, tu peux en revenir. O mon Dieu! mon Dieu!
personne ne viendra-t-il à ton secours?

GABRIEL.

L'agonie est trop longue... Je souffre. Arrache-moi ce fer de la
poitrine. _(Giglio retire le poignard.)_ Merci, je me sens mieux... je
me sens... libre!... mon rêve me revient. Il me semble que je m'envole
là-haut! tout en haut! _(Il expire.)_

GIGLIO.

Il ne respire plus! J'ai hâté sa mort en voulant le soulager... Sa
blessure ne saigne pas... Ah! tout est dit!... C'était sa volonté... Je
vais le jeter dans la rivière!... _(Il essaie de relever le cadavre de
Gabriel.)_ La force me manque, mes yeux se troublent, le pavé s'enfuit
sous mes pieds!... Juste Dieu!... l'ange du château agite ses ailes et
sonne la trompette... C'est la voix du jugement dernier! Ah! voici les
morts, les morts qui viennent me chercher. _(Il tombe la face sur le
pavé et se bouche les oreilles.)_


SCÈNE X.

ASTOLPHE, LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, _mort_, GIGLIO, _étendu à terre_.

ASTOLPHE, _en marchant_.

Eh bien! ce n'est pas vous qui aurez manqué à votre promesse. Ce sera
moi qui aurai forcé votre volonté!

LE PRÉCEPTEUR, _s'arrêtant irrésolu_.

Je suis trop faible... Gabriel ne voudra plus se fier à moi.

ASTOLPHE, _l'entraînant_.

Je veux la voir, la voir! embrasser ses pieds. Elle me pardonnera!
Conduisez-moi.

MARC, _venant à leur rencontre, une lanterne à la main, l'épée dans
l'autre_.

Monsieur l'abbé, est-ce vous?

LE PRÉCEPTEUR.

Où cours-tu, Marc? ta figure est bouleversée! Où est ton maître?

MARC.

Je le cherche! il est sorti... sorti pendant que je m'étais endormi!
Malheureux que je suis!... J'allais voir chez vous.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne l'ai pas rencontré... Mais il est sorti armé, n'est-ce pas?

MARC.

Il est sorti sans armes pour la première fois de sa vie, il a oublié
jusqu'à son poignard. Ah! je n'ose vous dire mes craintes. Il avait tant
de chagrin! Depuis quelques jours il ne mangeait plus, il ne dormait
plus, il ne lisait plus, il ne restait pas un instant à la même place.

ASTOLPHE.

Tais-toi, Marc, tu m'assassines. Cherchons-le!... Que vois-je ici?..
_(Il lui arrache la lanterne, et l'approche de Giglio.)_ Que fait là cet
homme?

GIGLIO.

Tuez-moi! tuez-moi!

LE PRÉCEPTEUR.

Et ici un cadavre!

MARC, _d'une voix étouffée par les cris_.

Mosca... voici Mosca qui lui lèche les mains! _(Le précepteur tombe à
genoux. Marc, en pleurant et en criant, relève le cadavre de Gabriel.
Astolphe reste pétrifié. )_

GIGLIO, _au précepteur_.

Donnez-moi l'absolution, monsieur le prêtre! Messieurs, tuez-moi. C'est
moi qui ai tué ce jeune homme, un brave, un noble jeune homme qui
m'avait accordé la vie, une nuit que, pour le voler, j'avais déjà tenté,
avec plusieurs camarades, de l'assassiner. Tuez-moi! J'ai femme et
enfants, mais c'est égal, je veux mourir!

ASTOLPHE, _le prenant à la gorge_.

Misérable! tu l'as assassiné!

LE PRÉCEPTEUR.

Ne le tuez pas. Il n'a pas agi de son fait. Je reconnais ici la main du
prince de Bramante. J'ai vu cet homme chez lui.

GIGLIO.

Oui, j'ai été à son service.

ASTOLPHE.

Et c'est lui qui t'a chargé d'accomplir ce crime?

GIGLIO.

J'ai femme et enfants, monsieur; j'ai porté l'argent que j'ai reçu à la
maison. A présent livrez-moi à la justice; j'ai tué mon sauveur, mon
maître, mon Jésus! Envoyez-moi à la potence; vous voyez bien que je me
livre moi-même. Monsieur l'abbé, priez pour moi!

ASTOLPHE.

Ah! lâche, fanatique! je t'écraserai sur le pavé.

LE PRÉCEPTEUR.

Les révélations de ce malheureux seront importantes; épargnez-le, et ne
doutez pas que le prince ne prenne dès demain l'initiative pour vous
accuser. Du courage, seigneur Astolphe! Vous devez à la mémoire de celle
qui vous a aimé, de purger votre honneur de ces calomnies.

ASTOLPHE, _se tordant les bras_.

Mon honneur! que m'importe mon honneur? _(Il se jette sur le corps de
Gabriel. Marc le repousse.)_

MARC.

Ah! laissez-la tranquille à présent! C'est vous qui l'avez tuée.

ASTOLPHE, _se relevant avec égarement_.

Oui, c'est moi! oui, c'est moi! Qui ose dire le contraire? C'est moi qui
suis son assassin!

LE PRÉCEPTEUR.

Calmez-vous et venez! Il faut soustraire cette dépouille sacrée aux
outrages de la publicité. Le jour est loin de paraître, emportons-la.
Nous la déposerons dans le premier couvent. Nous l'ensevelirons
nous-mêmes, et nous ne la quitterons que quand nous aurons caché dans le
sein de la terre ce secret qui lui fut si cher.

ASTOLPHE.

Oh! oui, qu'elle l'emporte dans la tombe, ce secret que j'ai voulu
violer!

LE PRÉCEPTEUR, _à Giglio_.

Suivez-nous, puisque vous éprouvez des remords salutaires. Je tâcherai
de faire votre paix avec le ciel; et, si vous voulez faire des
révélations sincères, on pourra vous sauver la vie.

GIGLIO.

Je confesserai tout, mais je ne veux pas de la vie, pourvu que j'aie
l'absolution.

ASTOLPHE, _en délire_.

Oui, tu auras l'absolution, et tu seras mon ami, mon compagnon! Nous ne
nous séparerons plus, car nous sommes deux assassins!

_(Marc et Giglio emportent le cadavre, l'abbé entraîne Astolphe.)_


FIN DE GABRIEL.
                
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